Julia Kristeva / Jean Vanier :

un vrai regard sur le handicap

JK Jean Vanier

l'article au format PDF dans La vie


Marie Chaudey - La Vie 27/01/2011


La psychanalyste et le fondateur de l'Arche confrontent leur expérience dans un livre, et en appellent à un nouvel humanisme.

Elle est l'une des figures intellectuelles contemporaines majeures. Il est l'un des grands aventuriers spirituels d'aujourd'hui.
Julia Kristeva et Jean Vanier, défricheurs, penseurs, esprits aiguisés et cœurs généreux, devaient forcément se croiser un jour. Leurs parcours respectifs transcendent les frontières, et pas seulement géographiques… Elle, essayiste, romancière, philosophe et psychanalyste, a métissé toutes les disciplines de la pensée moderne. Lui, philosophe et théologien, a su allier élan spirituel et cadre réglementaire pour accueillir les personnes déficientes mentales.

Julia Kristeva a grandi dans la Bulgarie communiste, élevée par des parents orthodoxes pratiquants et francophiles. Lui, né à Genève de parents diplomates canadiens, est devenu jeune officier de la marine royale britannique. Elle, débarquée à Paris en 1965 avec une bourse d'études littéraires, a fait son chemin entre structuralisme, linguistique et psychanalyse, compagne de route des Barthes, Foucault, Derrida, et compagne tout court du romancier Philippe Sollers. Avec lui, elle aura un fils, David, lequel est atteint d'une maladie neurologique orpheline.

Jean Vanier, lui, quittera la Royal Navy pour suivre un maître spirituel, le père dominicain Thomas Philippe.
Il se lance alors dans des études de théologie et de philosophie, fait sa thèse sur Aristote, enseigne à l'université de Toronto. Et c'est en 1964 qu'il décide de s'installer dans l'Oise, pour partager le quotidien de deux handicapés mentaux. Ainsi naît l'Arche, qui a essaimé en un réseau de 135 communautés de vie à travers le monde, mêlant gens « ordinaires » et handicapés. De son côté, Julia Kristeva s'est vue chargée en 2002 par le président Chirac d'une mission sur « les citoyens en situation de handicap ». Trois ans plus tard étaient organisés à son initiative des États généraux des personnes handicapées.

Julia Kristeva et Jean Vanier ont une préoccupation commune : changer le regard des gens valides sur les plus vulnérables des vulnérables. Début 2009, la psychanalyste a rendu visite à l'Arche. Ainsi est née l'envie d'un échange épistolaire, aujourd'hui publié chez Fayard, sous le titre Leur regard perce nos ombres. Le but ? Réfléchir ensemble à une manière féconde d'aborder l'expérience du handicap. Approche caritative et spirituelle pour l'un, approche citoyenne et sociale pour l'autre. L'Évangile à l'appui pour lui. Les Lumières en référence pour elle. Celui qui a mis ses pas dans ceux du Christ et celle qui se dit « extérieure à la foi » n'ont pas peur de la confrontation. Pour mieux appeler de concert à un nouvel humanisme.


Deux esprits aiguisés
Julia Kristeva
1941 Naissance à Sofia.
1965 Études de lettres à Paris.
1979 Devient psychanalyste.
2005 Initie les États généraux du handicap.

Jean Vanier
1928 Naissance à Genève.
1964 Professeur de philosophie à Toronto.
1964 Création de la communauté de l'Arche.
1970 Création de Foi et lumière, pour la spiritualité des handicapés.

Fragilités interdites
• Retrouvez Julia Kristeva et Jean Vanier, les 19 et 20 février, au Centre des congrès de Lyon, pour le colloque Fragilités interdites ? Tous fragiles, tous humains, organisé par l'Arche. Ils participeront aux débats avec d'autres personnalités éminentes : Axel Kahn, Jean-Marie Petitclerc, Jean-Paul Delevoye et Michela Marzano. Tél. : 04 72 13 93 81.
www.fragilites-interdites.org

• Une célébration présidée par Mgr Barbarin suivra le colloque, dimanche 20 février, à 15 heures, à la cathédrale.


Lettre de Julia à Jean
10 août 2009

« L'approche caritative du handicap – la tienne tout particulièrement, qui dépasse le respect en développant l'"amitié" jusqu'à l'"amour" et le "plaisir" (dis-tu) avec les personnes en situation de handicap – opère une véritable révolution dans les mentalités, on ne le reconnaîtra jamais assez : c'est le fondement même de l'humanisme. Cette révolution n'a pas seulement du mal à devenir universelle autrement que comme un vœu pieux, elle risque de s'effondrer totalement sous la poussée des techniques reproductives. Dans dix ans, l'utérus arti­ficiel produira des "enfants parfaits" et on ne verra pas pourquoi tous les "ratés" de naissance ou par accident auraient droit à l'aide sociale : est-il vraiment logique de donner de notre argent et de notre temps pour entretenir l'irréparable ? Ce genre de raisonnement existe, nous le savons. (...)
En France, nous n'en sommes pas là, pas encore, et heureusement. Après Diderot, l'humanisme moderne a ouvert la voie à l'accompagnement éducatif et psychologique, ainsi qu'à la recherche médicale, qui ne cesse de contribuer à mieux diagnostiquer les divers handicaps, à diversifier les soins qui permettent un meilleur épanouissement, voire des évolutions significatives des personnes et de leurs capacités d'interaction sociale, et à accroître le rôle de l'État et de la solidarité nationale dans ce domaine. On est loin du compte, de nouvelles menaces se profilent, mais les choses avancent aussi : restons optimistes !
Cependant, arrivé à ce stade, l'accompagnement moderne des handicaps se heurte aux mêmes difficultés que la révolution caritative – et ta propre innovation en elle – tente de surmonter. Pour nous tous, les deux problèmes majeurs sont les mêmes : – en toile de fond, c'est la question de l'"opinion générale" : peut-on ­changer le regard des valides sur les personnes en situation de handicap ? – au quotidien, la question est de savoir comment former ce que les bureaucrates appellent les "professionnels du handicap".
Les deux volets reviennent au fond au même : comment vivre avec les personnes handicapées pour qu'elles puissent avoir un "chez-soi" sécurisé ; créer des lieux de vie entre "copains", et pas seulement les faire "prendre en charge" ; tisser des liens familiaux, affectifs, et, pour certains, des liens sexuels ; éveiller des créativités qui pourraient déboucher sur des emplois ou des actions protégées, voire professionnalisantes, etc.
Chez toi, à l'Arche, on "vit avec" et dans "le plaisir" ! Je reprends la question que je t'ai déjà adressée dans ma première lettre : comment est-ce possible ? "J'ai vécu avec Éric", "il était si pauvre", "il avait besoin d'une relation vraie" : ce sont tes mots. Concrètement, comment faites-vous ?
"Plaisir spirituel", précises-tu. Pas de souffrance ? Ou bien la souffrance est-elle traversée, transformée ? Que devient l'angoisse de subir des déficiences analogues à celle d'Éric : surdité, mutisme, immobilité, carence de la pensée ? Que fais-tu de ton impuissance à l'aider à former des mots, à penser avec toi, comme toi ? Tu inventes un langage gestuel, musical, tactile ? Un "code privé" ? Comment es-tu sûr qu'Éric ou d'autres "copains" te déchiffrent ? Que tu ne projettes pas sur eux tes propres pensées et désirs ? Comment répondre aux besoins de tendresse, d'échanges affectifs, peut-être d'une vie érotique et familiale ? Où passe la limite entre suggestion, abus, respect, plaisir ?
Tu comprends, j'en suis sûre, que je formule ici exprès et brutalement des questions qui préoccupent de nombreux parents et proches, mais aussi des personnes extérieures au domaine du handicap, auxquelles ma propre expérience de psy et de mère ne manque pas d'être confrontée et pour lesquelles je cherche des réponses. (...)
Pour que la rencontre de mes vulnérabilités avec celles des autres soit en priorité au bénéfice de l'analysant – et, plus difficile encore, au bénéfice de la personne en situation de handicap qui m'a fait confiance ou qui m'a été confiée –, il me faut avoir fait une autre "rencontre" : la rencontre avec la mortalité. La mienne, la sienne : la mort. Il ne s'agit pas d'accepter la mortalité (...), mais d'intégrer son inéluctable présence jusque dans la panoplie des plaisirs dont il a été question. C'est à ce prix seulement que je finis par apprivoiser la dépression et la peur que provoquent les manques, les drames, les catastrophes des organes, du langage et de la pensée, les délires et les cauchemars… Par une sorte de sérénité : sans pathos ni enthousiasme ; la sérénité est, peut-être, la face modeste de ce que tu appelles un "plaisir". »

Lettre de Jean à Julia
7-25 septembre 2009

« À l'Arche, nous sommes souvent confrontés à la mort. Tous ceux que nous avons accueillis, provenant d'institutions douloureuses, d'hôpitaux psychiatriques ou de situations difficiles, ont souvent connu l'extinction de l'amour de leur famille, ils se sont sentis "moches" et ont même pensé être source de la mort du bonheur chez leurs parents. ­Horrible sentiment que de se sentir coupable d'exister, de ne pas avoir de place ici-bas. Oui, il existe bien toutes sortes de morts…
Éric, dont je t'ai parlé dans ma dernière lettre, était mort dans son cœur quand il est arrivé chez nous. Il est mort dans son corps sept ans plus tard, sur les genoux d'une assistante qui le conduisait à l'hôpital. Son souffle s'est envolé vers le ciel. Bien sûr, avec l'équipe qui l'entourait, on a mille fois interprété ses silences, ses gestes, ses angoisses, parfois aussi sa grande paix. Beaucoup de "code privé", mais pourtant si nécessaire ! En effet, comme tu le dis, où passe la limite entre "suggestion, abus, respect, plaisir", et j'ajouterai même "interprétation" ? Quand nous vivons avec l'intolérable souffrance, il faut savoir interpréter. Cela donne vie et courage. Quand on croit que derrière l'intolérable blessure et les déficiences bat un cœur humain, on cherche de petits signes qui manifestent une rencontre ou le désir d'une rencontre. L'important, pour nous, c'était qu'Éric devienne plus apaisé, plus vivant, que son visage se fasse plus doux, moins angoissé. À la prière du soir, il se reposait ou dormait sur nos genoux. Il aimait prendre un long bain dans de l'eau à bonne température. Dans ce domaine de la relation et des interprétations, les certitudes scientifiques n'existent pas, et il est bien sûr loisible de projeter nos propres désirs. Restent seulement les petits signes, les sourires esquissés, une paix, une vitalité plus grandes et, dans le cœur des assistants, une paix plus profonde. Nous, assistants, nous avons évidemment connu des moments de fatigue, d'énervement, de ras-le-bol, le sentiment d'impuissance, mais aussi des heures de grande joie qui nous ont donné "vie" à Éric, à moi, à l'équipe, au foyer et à l'Arche. (...)
Nous ne pouvons cependant pas, nous, assistants, remplacer la famille, nous ne sommes pas toujours parfaits en tant qu'amis ou thérapeutes. Nous sommes des êtres humains blessés, cherchant à vivre dans la joie avec d'autres humains blessés, ayant foi en chaque être humain et dans l'unité de la grande famille humaine. Dans cette "vie avec", de possibles déviances existent ; c'est pourquoi ces relations doivent être soutenues en communauté par diverses formes de supervision. Nous avons pour cela une équipe de professionnels dont la présence est nécessaire. »


Lettre de Julia à Jean
2 août 2010

« Me permettrais-tu de t'avouer que ton adorable sourire et tes généreux remerciements au Destin m'agacent ? Il doit se mettre hors du monde pour pavoiser de la sorte ! me dis-je souvent. Mais je finis par convenir que ton sourire comme tes remer­ciements à Jésus sont préférables à l'aigreur de tant d'humanistes agnostiques ou athées qui excellent en critiques, déconstructions, revendications et demandes en tout genre, mais "ne savent faire". Ne vont pas au feu. Ils ont toutes les raisons pour cela : rigueur, austérité, crise, intégrisme à combattre, globalisation à prendre en compte, délocalisation inévitable, progrès scientifique inéluctable – on ne peut pas tout faire, cela va de soi… Et, de fil en aiguille, ce sont toujours les plus vulnérables qui doivent consentir des sacrifices. »

livre

Leur regard perce nos ombres, un échange épistolaire autour du handicap, Fayard, 18 €.

 

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