La croix, jeudi 10 avril 2008La passion selon sainte Thérèse
Dans un multi-roman foisonnant, Julia Kristeva met le doigt sur tout ce que charrie la folie amoureuse paroxystique de Thérèse d'Avila en plein Siècle d'or espagnol En 1991, Denis Vasse publiait L’Autre du désir ou le Dieu de la foi, lire aujourd’hui Thérèse d’Avila (Seuil). Ce jésuite, théologien et psychanalyste se voulait, comme lors d’une cure, «une voix qui écoute» dans le texte de la sainte (Avila 1515, Alba de Tormes 1582). L’écoute avait été jugée par trop flottante par le P. Michel de Goedt, carme, qui n’avait guère goûté l’exercice et s’en était ouvert dans Le Christ de Thérèse de Jésus (Desclée, 1993). Comment sera reçu Thérèse mon amour de Julia Kristeva ? Elle est psychanalyste tout court (ni jésuite, ni théologienne), mais le temps, permissif, a passé. Son livre, éclaté, bouillonnant, empathique autant qu’érudit, semble répondre à un vœu émis entre les lignes voilà dix-sept ans par Marie-José d’Orazio, la préfacière de Denis Vasse, qui notait, à propos de la réformatrice castillane du Carmel : «Aucun texte, de façon si forte, n’invite et ne fait rêver, d’un rêve impossible, celui d’avoir une vie, un chemin “comme” celui de Thérèse, en même temps que nous ne cessons d’y faire obstacle.» Julia Kristeva poursuit donc un «rêve impossible» mais sans «obstacle» interne : coller au frémissement originel de Thérèse. Et non plaquer une grille d’analyse, qui donnerait fatalement au lecteur l’impression d’en passer par le parloir. Julia Kristeva poursuit là son évolution, qui l’arrime au sacré : elle analyse l’expérience religieuse comme radicalement impensée depuis que les Lumières passèrent de l’autre côté du miroir divin. Mais elle continue pourtant de creuser le même sillon, rarement perçu en tant que tel depuis quarante ans : la thérapie des âmes sur fond de frontières entre le corps et la pensée. Son recentrage sur Thérèse a la force d’un ouragan : «Le souffle de la grande marée se déchaîne aujourd’hui sur Le Martray, la bourrasque arrache les pétales de rose et de glycine qui volettent vers le Fier, les oiseaux ont disparu et je veille dans la véranda qui ose défier les vents comme si elle était le phare des Baleines.» Dans son île de Ré, sa narratrice, la psychanalyste Sylvia Leclercq(1), a cure de la Madre (c’est ainsi qu’on nomme la sainte, tant pis pour ceux qui entendent la madrée) au point de lui vouer un culte en forme de douce monomanie. Des amourettes contingentes et quelques fragments de vie sociale ne sauraient la détourner de celle qu’elle analyse et fore tout en lui bramant, par-delà plus de quatre siècles de distance : «Thérèse mon amour.» Sylvia n’est pas seulement un double romanesque de Julia, mais un truchement pour rapprocher Kristeva d’Avila, qui va jusqu’à noter, en une sorte de coquette mise en abyme, à propos d’une façon de s’exprimer à coups de néologismes : «Comme Julia Kristeva à ses débuts dans son polar métaphysique, Meurtre à Byzance. Bulgare d’origine, française de nationalité, citoyenne européenne et américaine d’adoption ? Journaliste, psy, sémioticienne, romancière et quoi encore ? Des mobiles, des kaléidoscopes, en elle aussi…» «En elle aussi» renvoie donc à Thérèse, à propos de laquelle Sylvia écrit : «Pourtant, dans ce jouissif kaléidoscope de votre âme permutant les attributs des uns et des autres, c’est le rôle maternel qui sera principalement le vôtre. Vous le perfectionnerez pendant les vingt ans qui vous restent à vivre, avant de voir l’Autre face à face : redoutée par les impies, la mort est pour vous l’événement absolu.» Ce livre océanique, en forme de Blitzkrieg analytique, place d’emblée l’auteur là où elle est le plus à son affaire : «Thérèse aimait lire, on l’a fait écrire. D’une plume émue, ferme, précise, elle décrit ce mélange de souffrance et de jubilation qu’elle éprouve, en insistant sur l’agent subtil de sa commotion : c’est Éros, armé d’un long dard, la pointe de fer de Dieu Lui-même. Prudentia carnis inimica Deo («La prudence de la chair est l’ennemie de Dieu»), enseignaient les Pères de l’Église.» Cette course-poursuite du for intérieur d’un être «sensorialisant à l’extrême» et qui «se défend contre son féroce appétit de goûter, de sentir, de connaître, d’écouter, de voir», dépasse donc l’aspect clinique trop souvent habituel : boulimie, anorexie, épilepsie… Ce livre, entre roman et traité (mais qui enchâsse aussi une pièce de théâtre en quatre actes et une lettre à Denis Diderot !), s’attache moins aux états de dépersonnalisation qu’à leur dépassement dans la foi et l’amour de l’Autre : «Les spécialistes s’accordent pour admettre que Moïse, peut-être, saint Paul, Mahomet et Dostoïevski, certainement, témoignent d’expériences analogues. Mais ô combien plus discrètement, plus abstraitement que Thérèse !» Dans cette cavalcade se déployant de l’histoire familiale de la carmélite à sa fondation du monastère Saint-Joseph et à l’instauration de règles dures et dépouillées, en passant par des parallèles osés entre psychanalyse et christianisme («l’enfant battu» et «le fils-père supplicié»), jamais il ne s’agit de «réduire la sainteté de Thérèse à son lobe temporal». Et pourtant la clinicienne use de tous les outils à sa disposition pour que nous découvrions ce qui se joue de plus haut, ce qui se tapit de plus grave, ce qui est à l’œuvre de plus sacré derrière l’indéniable hystérie : «Vous butez sur cette frontière sans nom où la pulsion érotique devient sens.» Thérèse mon amour tient à la fois du limon profus et du feu d’artifice étourdissant. Il semble répondre, à la lettre, aux mots de la sainte (Chemin de perfection), qui avait sans doute vu venir Kristeva : «Il est bien certain que Dieu n’éloignera personne ; au contraire, c’est publiquement, c’est à grands cris qu’il nous appelle.» ANTOINE PERRAUD (1) Peut-être un clin d’œil à la comédienne et psychanalyste Sylvia Bataille, aimée de Georges Bataille puis de Jacques Lacan, qui possédait aussi une maison sur l’île de Ré
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