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Le féminin et le sacré

 

Catherine Clément, Julia Kristeva

Existe-t-il un sacré spécifiquement féminin ? Deux femmes, toutes deux romancières et intellectuelles de premier plan, ont échangé une correspondance  autour de cette question. Leurs réflexions sont autant de voyages dans l'espace et dans le temps qui explorent des territoires laissés d'ordinaire à leur mystère. D'Inde ou d'Afrique, Catherine Clément rapporte les scènes stupéfiantes d'un sacré qui s'écrit corps et âmes, tandis que Julia Kristeva, revisitant  notamment  les œuvres des grandes mystiques chrétiennes, y décèle la mesure – et la démesure – féminine de l'expérience intérieure.

Dans la préface de cette nouvelle édition, Catherine Clément et Julia Kristeva  rappellent la barbarie dont sont victimes de nombreuses femmes dans le monde aujourd'hui. Mais face au péril, elles s'appuient sur l'intuition qu'en ce troisième millénaire, celles-ci s'éveilleront. Ce livre est le portrait exaltant de cet éveil, entre éternité et modernité.

Albin Michel, 2015

Le feminin et le sacré

 


PRÉFACE DE JULIA KRISTEVA À LA NOUVELLE ÉDITION

 

Paris, 17 juin 2015

 

 

Chère Catherine,

 

 

Les propos de Marianne, mon ancienne analysante, ouvrent avec force cette nouvelle édition de notre Féminin et le Sacré (1998). Dans ce choix que tu as fait, je retrouve l’acuité de la romancière qui sait capter le « pouvoir des mots » dans le « miroir du sujet », et la vigilance de la philosophe, qui scrute le « voyage de Théo » dans le « sang du monde ». Je ne peux qu’acquiescer au panorama que tu dresses du gangstéro-intégrisme qui a depuis deux décennies transformé le monde, dans lequel le féminin et le sacré, thème de notre livre il y a vingt ans, est devenu l’enjeu majeur d’une actualité tendue dont personne ne semble détenir la solution. Tu mentionnes la nécessité de remanier les frontières par un nouveau Yalta, tu évoques l’étrange choix de Catherine de Sienne qui veut en alliance le prépuce de Jésus, et ce jeune couple d’amoureux contrariés qui sont immolés par le feu en Inde, autant de touches sensibles qui ont suscité en moi trois préoccupations urgentes que je voudrais partager avec toi, au risque d’allonger cette préface : Charlie Hebdo ; le sacrifice des petites filles au nom de la « tradition sacrée » ; l’expérience intérieure face à Dieu.

 

À Elsa Cayat et à Delphine Horvilleur

 

La tuerie à Charlie Hebdo et à l’Hyper Cacher de la porte de Vincennes ont fait descendre dans la rue quatre millions de Français, qui ont revendiqué le droit au blasphème, proclamé en son temps par Voltaire et garanti aujourd’hui par la loi française. Beaucoup ont regretté que la dénonciation de l’abjection antisémite n’ait pas été à la hauteur de l’émotion et de la mobilisation pour défendre la liberté d’expression ; des déclinologues n’ont pas manqué de disqualifier cette grande marche en une « manif de bobos », voire de « cathos zombies » ; pour ma part, j’ai plaidé que l’esprit des Lumières n’a pas su trouver le soutien politique nécessaire pour rebondir et se rénover, en ouvrant un débat durable récusant la soumission à l’intégrisme et à la radicalisation.

 

Pourtant, les germes de ce renouveau humaniste ne manquaient pas, ne manquent pas. Parmi les victimes de la tuerie à Charlie Hebdo, Elsa Cayat, une psychanalyste, d’origine juive, qui venait d’achever un livre, La Capacité de s'aimer, publié de façon posthume. Cette femme aimait la lecture, les livres. « Tu dois lire au moins un livre par jour : Nietzsche, Heidegger, Freud. Peu importe », avait-elle conseillé  à sa sœur. Elle adorait les romans, surtout les polars « où l’on découvre toujours l’identité de l’assassin, et même son mobile » ; elle accueillait ses patients en leur disant : «Alors, racontez-moi... » ; elle s’exprimait en jeux de mots ; ni freudienne ni lacanienne, d’une « école à part », singulière, émancipée, inclassable, « cayatienne ». Son nom de famille « Cayat » signifie « couturier » en hébreu et en arabe ; Elsa tissait-cousait à vif son histoire de femme libre avec l’audace des interprétations psychanalytiques et le rire des sempiternels débats rabbiniques. Dans sa dernière rubrique, Eisa se révoltait contre les abus des codes sacrés : « La souffrance humaine dérive des abus. Cet abus dérive de la croyance, c’est-à-dire de tout ce qu’on a bu, de tout ce qu’on a cru. » En lui rendant hommage, lors de ses funérailles, le rabbin Delphine Horvilleur, une autre femme, rappelle le Talmud : un débat virulent se déroule entre grands sages. Rabbi Eliezer s’oppose à tous les autres, et lorsque celui-ci en appelle à la voix du ciel, étrangement celle-ci se manifeste en sa faveur, ce qui ne conduit pourtant pas à convaincre l’assemblée. Les sages apostrophent alors non sans insolence Dieu lui-même : « Tu nous as confié une loi, une responsabilité, maintenant elle est entre nos mains. Tiens-toi loin de nos débats. » Comble de l’étonnement, à ces mots Dieu se met à rire et dit avec tendresse : « Mes enfant m’ont vaincu. » Et le rabbin Delphine Horvilleur de conclure que les « textes (“sacrés ?”) sont là pour être interprétés, pour être digérés, parfois loin de leur sens littéral. Sans cela, ils nous aliènent, nous enferment dans la souffrance, nous imbibent de leurs abus. Ils nous condamnent. »

 

 

J’aimerais dédier à ces deux femmes, Elsa Cayat et Delphine Horvilleur, la présente réédition de nos échanges. Pour saluer leur courage, leur sens de la révolte par l’interprétation, leur innovation de la tradition. Car nos lettres tissent, elles aussi, des interprétations des croyances, et tentent de prolonger la découverte freudienne pour rejeter le « bu » des « abus », sans s’« imbiber » des dogmes, fussent-ils «psy». Les «fils de Freud sont fatigués»? Tu l’as dit, les filles le sont bien moins : la preuve ! Puisque la psychanalyse, au carrefour des pulsions de vie et des pulsions de mort, entre biologie et langage, nous semble mieux placée que les autres sciences de l’homme pour élucider le besoin de croire et le désir de savoir et réévaluer non seulement les abus, mais aussi les attraits du sacré. Aussi ai-je transféré mon séminaire sur Cet incroyable besoin de croire (Bayard, 2007) à la Maison de Solenn (Maison de l’adolescent, Hôpital Cochin), que dirige le professeur Marie-Rose Moro. Pour essayer d’ouvrir, à la longue, une véritable formation des personnels soignants, face à ce fléau qu’est la radicalisation des adolescentes, s’ajoutant désormais à la toxicomanie et à l’anorexie ; l’enseignement actuel, fermé à l’expérience intérieure, peine à aborder ces véritables « maladies d’idéalité » des jeunes gens, mais la psychanalyse se donne les moyens de les accompagner.

 

Un crime contre la féminité

 

Tandis que des femmes, ici et ailleurs, fraient des chemins nouveaux dans la compréhension, la clinique, la juridiction ou la gestion religieuse et politique  du féminin et du sacré, parfois au risque de leur vie ; tandis que le féminisme impose à la mondialisation le principe de la dignité et du respect des droits des femmes , le monde découvre, médusé, l’horreur du « mariage précoce » que des « traditions », mélangeant religion et prétendu « code d’honneur », imposent aux toutes petites filles. L’Inde que tu chéris, le Népal tout particulièrement, le Bangladesh, le Mozambique, la Zambie, le nord du Cameroun, le Nigeria avec Boko Haram, et j’en passe : dans ces pays, les fillettes sont entièrement soumises à la famille, au clan, privées d’éducation, de libre arbitre, et instrumentalisées ; butin de guerre, elles sont enlevées à leur famille, séquestrées, violées, envoyées dans des camps d’initiation sexuelle pour apprendre à « satisfaire un homme » et pour accélérer leurs règles, avant d’être livrées à un mari. Actuellement, plus de sept cents millions de femmes adultes en vie ont été mariées de force quand elles étaient enfants. Chaque année, quinze millions de filles sont victimes de ces pratiques.

À cela s’ajoute la fameuse « radicalisation » à laquelle succombent les fragiles candidates au mariage avec les djihadistes, ainsi que tu l’as rappelé. Le gangstéro- intégrisme alimente, organise et perpétue ces crimes contre les femmes, qu’on camoufle sous les termes « sacré » ou « honneur », sans qu’aucune sanction économique, juridique ou politique ne soit en mesure d’en endiguer l’horreur. De surcroît, lorsqu’elles s’attaquent aux croyances sur lesquelles prospèrent ces crimes contre la féminité, les ONG sont rejetées comme « discriminatoires » ou « racistes ».

En 2006, j’ai reçu le prix Hannah Arendt pour la pensée politique et j’ai offert la somme à l’ONG Humani-Terra, située à Herat, en Afghanistan ; elle prend en charge les femmes qui, pour échapper aux affres du mariage forcé, se sont immolées par le feu et ont survécu - survie où elles sont menacées de mort par les deux familles, ostracisées socialement et sans ressources. Loin de diminuer, ces mariages forcés prolifèrent en Afrique du Sud, en Asie du Sud, en Inde. Il est urgent de faire cesser le silence sur ce totalitarisme qui s’abat sur les jeunes filles, les femmes, au nom d’une « tradition sacrée ». J’aurais souhaité que le prix Simone de Beauvoir, que nous avons donné à Malala, la jeune écolière pakistanaise qui a miraculeusement survécu aux balles (tirées en pleine tête) des talibans, soit renforcé et attribué également à l’Organisation Girls not Brides (Filles pas Épouses) qui lutte contre cette barbarie mortifère.

 

L’expérience intérieure

 

On me dit souvent que, pour éviter que les Lumières ne s’effacent en archives de prescriptions mortes, il faudrait les développer en un nouveau code religieux. Mais je ne suis pas de ceux qui prophétisent que seule une religion peut encore nous sauver. Thérèse d’Avila, dont on fête cette année le 500e anniversaire, ne m’a pas « possédée », comme tu le crains : mon récit Thérèse mon amour (2008) se contente de lire sa foi baroque comme un précurseur des Lumières. La caricature que tu fais de moi en « conseillère officielle du pape » m’amuse : serait-ce ta ferveur laïque qui t’envoie des visions ? Le souverain pontife n’en avait nul besoin, et moi aucune envie ni capacité. Non, ma démesure, qui existe bel et bien, s’est contentée de proposer, au Forum interreligieux d’Assise en 2012, où j’ai parlé au nom des non-croyants, « Dix principes pour l’humanisme du xxie siècle ». Et puisque Benoît XVI a conclu le forum avec cette déclaration surprenante que « personne n’est propriétaire de la vérité », nous avons créé, après cette rencontre, au collège des Bernardins, le Cercle Montesquieu. En ces sombres temps, il regroupe des religieux de diverses croyances, des humanistes, des femmes aussi, pour bâtir des passerelles entre nos « traditions ».

 

Tu le sais, je m’interroge : que proposons-nous, nous les descendants des Lumières, face aux crispations identitaires, aux dogmatismes, aux intégrismes, aux fanatismes, au djihadisme... ? Pas grand-chose. Rien qu’un grand point d’interrogation aux endroits du plus grand sérieux : l’identité, l’homme, la femme, Dieu lui-même, le sacré - cela va de soi, le féminin aussi...

 

Regarde cette beauté secrète et nue, peinte par Giovanni Bellini (né en 1425), sur la couverture de cette réédition. Elle a le même regard tourné vers l’intérieur que les Madones qu’il a réalisées auparavant : ici, c’est la Vénus du monde gréco-latin, mais elle n’a rien d’une déesse : c’est une moderne à sa toilette, un nu qui s’examine. Grâce au miroir derrière sa nuque, son regard « fait le tour ». Et ce n’est pas son image de surface que la jeune femme scrute : elle décolle du spectacle, du narcissisme, traverse les apparences ; et sa descente vers l’intérieur est une plus-que-prière, la chair y participe, elle se voyage, corps et âme visionnés en des profondeurs où, comme l’écrit Marcel Proust, la « réalité n’est qu’un déchet ».  S’apprivoiser avec un  regard autre, à partir du regard de l’autre, s’« estranger » à soi en soi. S’approfondir, se connaître, se défaire et se refaire. Mourir à soi et renaître. En faire l’expérience, au sens où l’expérience serait un « vendredi saint absolu et permanent » (selon le sens donné à ce mot par Hegel et Heidegger). Et appliquer cette expérience à tout ce qui l’entoure : moi, toi, amant, enfant, mari, père, mère, monde. « Renaître n’a jamais été au-dessus de mes forces », pourrait-elle dire, en reprenant l’affirmation de la grande Colette, au sujet des femmes et du féminin. Quant au sacré, elle saurait faire sienne la formule de saint Augustin qui associait déjà le divin et l’étrangeté : « Dieu, grâce à qui nous apprenons que parfois ce que nous croyons nôtre nous est étranger, et que ce que nous croyons étranger est nôtre parfois » (soliloque). Sacrée femme ! Un pur produit de l’humanisme de la Renaissance, issu de l’arbre grec-juif-chrétien et sa greffe musulmane, ça oui, j’en suis sûre, et nous n’en sommes pas assez fiers, Européens déprimés que nous sommes.

Il me semble que nos lettres résonnent à l’unisson avec cette attitude et qu’elles mûrissent au contact de la dévastation qui menace l’époque moderne. Puissent nos lecteurs et nos lectrices les recevoir ainsi.

Je t’embrasse,

Julia


 

 

 

 

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