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                PUISSANCE | 
                  
                
                
                  
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                       Véronèse, La Résurrection de la fille de Jaïre, 1546, Musée du Louvre 
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                Marc, 5 : 25-34 : «  Et une femme, qui avait un
                  écoulement de sang depuis douze ans/…/toucha son manteau./…/Et
                  aussitôt la source de son sang sécha./…/ Aussitôt Jésus reconnut en lui même
                  qu’une force était sortie de lui. /…/Alors il lui dit : « Ma fille,
                  ta foi t’a sauvée .»
                  
              
                
                   
                
                 Après
                  la journée des paraboles, Jésus en voyage accomplit quatre gestes de puissance qui
                  mettent en évidence une nouvelle économie de la parole.  La formule de Jean « le Verbe s’est
                  fait chair» (1,14) résume  cette
                  révolution du parlêtre  qui va marquer l’histoire des humains. Mais
                  c’est Marc, dans ce que les commentateurs appellent la « structure
                  enveloppante de son texte, si caractéristique de la pensée sémite », qui
                  analyse  finement son impact
                  anthropologique.
  
                
                 Jésus
                  le guérisseur de l’étape antérieure avait déjà attiré l’attention sur sa
                  manière de s’exprimer : il n’explique pas, mais procède par « images»
                  qui culminent  dans  la parabole du   SEMEUR. Comme le grain « donne
                  des fruits en montant » (en écho à Isaïe 55,10-11), SA parole à lui va
                  FERTILISER l’auditoire, à condition que celui-ci l’écoute d’une certaine façon.
                  Il ne s’agit pas de comprendre  un
                  message comme  une « com », mais de se laisser d’abord  ébranler par le paradoxe : les mots
                  sont des grains, le Maitre est un semeur.   Vous êtes sidérés, cascade
                  de rêveries, de sensations.  Puis
                  vous  transformez  la sidération  en curiosité, en désir de sens.  Vous associez votre vie à la parole
                  entendue, vous  racontez,  vous vous raconter,  c’est vivre,  c’est agir.  En hébreu, DIBBER   veut bien dire
                  simultanément  « Dire» et « Faire » !   Mais c’est dans l’intimité  la plus secrète, la plus
                  tempétueuse,  que Jésus va
                  distiller  cette dynamique du dire/faire.
                  Ses paraboles   atteignent  l’homme et la femme dans les catastrophes
                  psychiques, physiques, mortelles  de
                  leur vie. Comment ?
  
                
                Après avoir « clôt la bouche » de
                  la mer démontée, au point que la puissance de ce miracle effraye ses disciples
                  (le Maître  ne serait-il pas le Béelzéboul (3,20-35), il calme un aliéné  qui habite les tombes en chassant la
                  légion de ses démons  hors de cet
                  homme, dans « deux mille porcs ».
  
                
                     Et c’est dans le
                  contact avec deux femmes que se dévoile  l’intense profondeur affective sous-jacente
  à sa puissance verbale.  Le toucher,
                  la  levée et  la force  structurent  ici le récit  de Marc.
  
                
                Alors que la foule se presse  autour de Jésus jusqu’à l’écraser, après
                  qu’il ait guéri  l’aliéné, une femme
                  affligée depuis douze ans  ( 12
                  comme les apôtres)  d’incurable
  écoulement de sang, s’approche « de derrière » et « touche son
                  manteau ». Geste singulier s’il en est, impur et lourd de désir
                  (l’hémorragique est  attirée par le
                  pouvoir de cet homme qui excite l’opinion), de défi obscène (toucher le Maître
                  alors qu’elle saigne : double transgression), de peur et de confiance.
                  Comme il a sorti des tombes le déséquilibré  en l’appelant à s’identifier (« Quel
                  est ton nom ? »), Jésus   formule en mots  le  trouble rapport  charnel  que la femme hémorragique  tente  avec lui : « Qui a touché mon vêtement? »  La question amorce déjà une
                  interprétation du contact entre  une
                  personne inconnue (Qui êtes-vous ?) et,  non pas le Maître, mais un élément de
                  son intimité : « mon vêtement ». Va-t-il se dénuder ?
  
                
                  Surprenant
                  pour les disciples, cet appel  qui
                  nomme le désir confus de l’impétrante fait plus que la sortir de la foule. Acte
                  de reconnaissance d’autrui, la parole de Jésus révèle aussi la puissance de son
                  propre ressenti qui le transcende. « Une force était sortie de lui. » , commente Marc en révélant  le secret de cette séquence en quatre
                  gestes de paroles.
  
                
                    De quelle
  « force » s’agit-il ?  Dynamis grecque, virtus latine ?  En hébreu, la racine  shadad , « être puissant »,
  « capable », évoquant l’akkadien « montagne  , désigne la
  « montée », l’ « élévation ». Le Dieu des
                  patriarches  et de Job est  shaddaï,  « Tout-puissant ». La virilité fertilisante du semeur (4.2-23)
                  en passe de devenir  élan psychique,
                  signifiance, élévation subliminale ? Et transmissible. Une Foi qui sauve.
                  La sienne, la mienne, la nôtre.  Omnipotens Deus. « Ta foi t’a sauvée. »
  
                
                La « force » (montée, la semence) de
                  Jésus  partage donc l’excitation de
                  ceux qui se portent vers lui.  Sans
                  satisfaire leur désir en panne,  il se
                  contente de le nommer avec une justesse telle que la pulsion  se transmue en curiosité psychique, en
                  quête de rencontre et de survie, en amour.  L’excitation muette et sans emploi  disloquait l’aliéné. Elle s’écoulait dans
                  l’impuissance esseulée de la femme intouchable. Elle saturait d’angoisse  la supplication paternelle de Jaïre et  sa
                  fille pubertaire de douze ans (encore 12) que  Jésus  fera se lever de son coma  (épileptique, incestueux ?)   en lui
  « tenant la main » (encore le contact) et en lui enjoignant tendrement :  « Talitha, koumi », « Fillette, je te dis de te
                  lever ». Comme le grain, comme une plante qui  pousse, qui lève, qui monte… Moi et Toi,
                  moi et vous : dans la rencontre entre votre poussée insensée et la mienne/la
                  nôtre que je formule. Par ce contact nommé, la jouissance dévastatrice devient
                  un tact, le degré zéro de la communion, une force de l’amour.
  
                
                       Au
                  carrefour de l’excitation sans nom et de la puissance sublimatoire : le
                  toucher.    Aristote
                  savait que,  générique de tous les
                  sens,  le  toucher les fonde et les dépasse. Tandis
                  que  les disciples de Loyola
                  devaient en faire  une
                  conséquence  de l’amour (« De
                  l’union de la charité vient le toucher, de la joie qu’elle procure vient le
                  goût »), Thérèse d’Avila parvenait à le diffracter  en subtiles  immersions dans pas moins de quatre
                  espèces d’eaux (la pluie, la rivière, la noria, le puits), pour transmuer le
                  trop plein de désir en baptêmes extatiques.   
  
                
                   Touchant la peau qui touche la chair, le manteau : protection ou
                  passerelle de ces plaisirs qu’on nomme à la légère physiques ? Proust
                  semble amplifier le ressenti de la femme hémorragique palpant l’étoffe du
                  Maître, et/ou celui de l’homme  qui
                  sent monter  en lui sa
                  jouissance :  il regarda «  le
                  manteau/…/son velouté encore doux/…/sentit le velours  fondre sous  sa main et crut qu’il embrassait sa
                  mère. » Et Joyce le diabolique, complice de Molly Bloom, à moins que ce ne soit de Jésus lui-même : «  est-ce que nous
                  avons trop de sang dans le corps ou quoi O sainte patience c’est comme une mer
                  qui coule en moi/…/ O Jésus que je me lève /.../ de ce vieux lit infernal aussi
                  qui fait une musique de diable.»
                  
                
                          Plus qu’un Maître guérisseur, Jésus est en train d’inviter  les communautés juive et païennes à une
                  nouvelle vie de l’esprit fait corps, du corps fait esprit. Par l’intensité de
                  l’investissement réciproque  dans ce
                  lien que sera la Foi où le Verbe est Amour.  Il ne l’accomplira pleinement qu’au
                  Golgotha et par la résurrection. Fin de l’histoire.
  
                
                       Freud  fonde la psychanalyse sur ce geste de la
                  parole qu’il appelle un amour de  transfert. Une autre histoire, sans fin.
  
                
                JULIA KRISTEVA
                  
                
                Le Monde des religions, hors série, décembre 2011 - Le message de Jésus.
                  
                
