Le
langage comme antidépresseur
Après
l’essor de la linguistique du 20e siècle (qu’elle soit structurale
ou générative) sur fond de l’hyperconnexion numérique
qui inonde le début du 21e siècle d’éléments de langage, peut-on
dire encore que le langage est un inconnu ?
C’est pourtant le titre de mon livre (publié en 1969, repris dans la collection
Point en 1981) que je maintiens, plus fortement que jamais aujourd’hui.
Pourquoi ?
Si
l’expérience du langage est coextensive à l’être humain ; si être parlant est synonyme d’être humain,
il en découle que notre utilisation du langage d’une part, et notre
compréhension du langage d’autre part, sont au
cœur de l’idée que nous nous faisons de l’humain et par conséquent au cœur
de l’humanisme. Que ce dernier soit en crise, les crises financières nous le
font parfois oublier jusqu’à ce que leur incurable aggravation nous invite à
reprendre l’ambition de refonder cet humanisme lui-même et par conséquent de
revoir à fond nos pratiques et nos modèles du langage.
J’aborderai
aujourd’hui cet enjeu capital par un domaine qui, pour paraître marginal, n’en
est pas moins central non seulement comme pathologie qui frappe beaucoup
d’entre nous, mais qui semble être plus qu’un mal-être, une position psychique
inhérente à la vie humaine, parce que sous-jacente à l’avènement et à la
pratique même du langage : cette pathologie qui est aussi une position
structurale, c’est la dépression.
Quelle
est la place du langage dans la dépression et de la dépression dans le langage ?
En posant ces questions, je vous propose de considérer le langage non pas
seulement comme un outil de connaissance du monde, mais d’abord comme un instrument
efficace et précieux pour la connaissance de soi. Et en vous conduisant dans
cette problématique à partir de mon expérience de psychanalyste, d’écrivain et
de femme, c’est à l’expérience intérieure que je vous invite à penser et à sa place dans la nécessaire refondation de l’humanisme.
Le
dépressif : haineux ou blessé. L’« objet » et la
« chose » du deuil.
Selon
la théorie psychanalytique classique (Abraham, Freud, Klein), la dépression
comme le deuil, cache une agressivité contre l’objet perdu, et révèle ainsi
l’ambivalence du déprimé vis-à-vis de l’objet de son deuil. « Je l’aime
(semble dire le dépressif à propos d’un être ou d’un objet perdu), mais plus
encore je le hais ; parce que je l’aime, pour ne pas le perdre, je
l’installe en moi ; mais parce que je le hais, cet autre en moi est un
mauvais moi, je suis mauvais, je suis nul, je me tue. » La plainte contre
soi serait donc une plainte contre un autre et la mise à mort de soi, un
déguisement tragique du massacre d’un autre. Une telle logique suppose, on le
conçoit, un surmoi sévère et toute une dialectique complexe de l’idéalisation
et de la dévalorisation de soi et de l’autre, l’ensemble de ces mouvements
reposant sur le mécanisme de l’identification.
Car c’est de m’identifier avec l’autre aimé-haï, par incorporation-introprojection, que j’installe en moi sa part sublime qui
devient mon juge tyrannique et nécessaire, ainsi que sa part abjecte qui me
rabaisse et que je désire liquider. L’analyse de la dépression passe, par
conséquent, par la mise en évidence du fait que la plainte de soi est une haine
de l’autre et que celle-ci est, sans doute, l’onde porteuse d’un désir sexuel
insoupçonné. On comprend qu’un tel avènement de la haine dans le transfert
comporte ses risques pour l’analysant comme pour l’analyste, et que la thérapie
de la dépression (même de celle qu’on appelle névrotique) côtoie le
morcellement schizoïde.
(Mieux
marquer le fait qu’il s’agit de deux types de dépression ?) Mais il
existe, comme le traitement des personnalités narcissiques a permis aux
analystes de le comprendre, un autre type de dépression. Mais le traitement des
personnalités narcissiques a fait comprendre aux analystes modernes une autre
modalité de la dépression. Loin d’être une attaque cachée contre un autre
imaginé hostile parce que frustrant, la tristesse serait le signal d’un moi
primitif blessé, incomplet, vide. Un tel individu ne se considère pas lésé,
mais atteint d’un défaut fondamental, d’une carence congénitale. Son chagrin ne
cache pas la culpabilité ou la faute d’une vengeance ourdie en secret contre l’objet
ambivalent. Sa tristesse serait plutôt l’expression la plus archaïque d’une
blessure narcissique non symbolisable, innommable, si précoce qu’aucun agent
extérieur (sujet ou objet) ne peut lui être référé. Pour ce type de déprimé
narcissique, la tristesse est en réalité
le seul objet : elle est plus exactement un ersatz d’objet auquel il
s’attache, qu’il apprivoise et chérit, faute d’un autre. Dans ce cas, le
suicide n’est pas un acte de guerre camouflé, mais une réunion avec la
tristesse et, au-delà d’elle, avec cet impossible amour, jamais touché,
toujours ailleurs, telles les promesses du néant, de la mort.
Chose et objet.
Le
dépressif narcissique est alors en deuil non pas d’un Objet mais de la Chose.
Appelons ainsi le réel rebelle à la signification, le pôle d’attrait et de
répulsion, demeure de la sexualité de laquelle se détachera l’objet du désir.
Nerval
en donne une métaphore éblouissante, suggérant une insistance sans présence,
une lumière sans représentation : la Chose est un soleil rêvé, clair et
noir à la fois. « Chacun sait que
dans les rêves on ne voit jamais le soleil bien qu’on ait souvent la perception
d’une clarté beaucoup plus vive. »
Depuis
cet attachement archaïque, le dépressif a l’impression d’être déshérité d’un
suprême bien innommable, de quelque chose d’irreprésentable, que seule
peut-être une dévoration pourrait figurer, une invocation pourrait indiquer, mais qu’aucun mot ne saurait
signifier. L’« identification primaire » avec le « père de la
préhistoire personnelle » serait le moyen, le trait
d’union qui lui permettrait de faire le deuil de la Chose. L’identification
primaire amorce la compensation de la Chose, en même temps que l’arrimage du
sujet à une autre dimension, celle de l’adhésion imaginaire, qui n’est pas sans
rappeler le lien de la foi, lequel précisément s’écroule chez le dépressif.
Nous
avons supposé le dépressif athée – privé de sens, privé de valeur. Il se
déprécierait de redouter ou d’ignorer l’Au-delà. Cependant, quelque athée qu’il
soit, le désespéré est un mystique : il adhère à son pré-objet, non pas
croyant en Toi, mais adepte muet et inébranlable de son propre contenant
indicible. A cette orée de l’étrangeté, il consacre ses larmes et sa
jouissance.
L’affect
dépressif remplace l’interruption du sens et du langage, le permanent « ça
n’a pas de sens » du dépressif. En même temps, cette tristesse désolante
mais chérie et cultivée protège le sujet dépressif contre le passage à l’acte
suicidaire.
Cependant,
cette protection est fragile. Le déni dépressif qui annihile le sens du
symbolique annihile aussi le sens de l’acte et conduit le sujet à commettre le
suicide sans angoisse de désintégration, comme une réunion avec la non-intégration
archaïque aussi létale que jubilatoire, « océanique ».
L’humeur est-elle un langage ?
La
tristesse est l’humeur fondamentale de la dépression, et même si l’euphorie
maniaque alterne avec elle dans les formes bipolaires de cette affection, le
chagrin est la manifestation majeure qui trahit le désespéré. La tristesse nous
conduit dans le domaine énigmatique des affects :
angoisse, peur ou joie. Irréductible à ses
expressions verbales ou sémiologiques, la tristesse (comme tout affect) est la représentation psychique de déplacements
énergétiques provoqués par des traumatismes externes ou internes. Aucun
cadre conceptuel des sciences constituées (linguistique en particulier) ne
s’avère adéquat pour rendre compte de cette représentation apparemment très
rudimentaire, pré-signe et pré-langage.
Disons
que les représentations propres aux affects, et notamment la tristesse, sont
des investissements énergétiques fluctuants :
insuffisamment stabilisés pour coaguler en signes verbaux ou autres, agis par
des processus primaires de déplacement et condensation. Les humeurs sont des inscriptions, des ruptures énergétiques
et non seulement des énergies brutes. Elles nous conduisent dans une modalité
de la signifiance au seuil des équilibres bioénergétiques. Aux frontières de
l’animalité et de la symbolicité, les humeurs – et la tristesse en particulier
– sont les réactions ultimes à nos traumatismes, nos recours homéostasiques de base. Car s’il est vrai qu’une personne
esclave de ses humeurs, un être noyé dans sa tristesse, révèlent certaines
fragilités psychiques ou idéatoires, il est tout aussi
vrai qu’une diversification des humeurs, une tristesse en palette, un
raffinement dans le chagrin ou le deuil, sont la marque d’une humanité certes
non pas triomphante, mais subtile, combative et créatrice…
La
création littéraire est cette aventure du corps et des signes qui porte
témoignage de l’affect. Elle transpose l’affect dans les rythmes, les signes,
les formes. Le « sémiotique » et le « symbolique »
deviennent les marques communicables d’une réalité affective présente, sensible
au lecteur (j’aime ce livre parce qu’il me communique la tristesse, l’angoisse
ou la joie), et néanmoins dominée, écartée, vaincue.
Pour
rendre compte de cette hétérogénéité de l’expérience du sens, je l’appelle une signifiance :
le suffixe –iance suggérant le processus, le mouvement. Je propose que la signifiance dont résulte le langage advient au croisement de deux
modalités qui la constituent et qui sont : le sémiotique et le symbolique.
Un bref rappel technique de ces notions nous permettra de mieux entendre le
langage dépressif.
En
disant « sémiotique », nous reprenons l’acception grecque du terme « semeion » : marque distinctive, trace, indice,
signe précurseur, preuve, signe gravé ou écrit, empreinte, figuration. Il
s’agit de ce que la psychanalyse freudienne indique en postulant le frayage et la disposition structurante des pulsions mais aussi des processus dits primaires qui déplacent et condensent des énergies de même que leur
inscription. Des quantités discrètes d’énergie parcourent le corps de ce qui
sera plus tard un sujet et, dans la voie de son devenir, elles se disposent
selon les contraintes imposées à ce corps – toujours déjà sémiotisant – par la structure familiale et sociale.
Charges « énergétiques » en même temps que marques
« psychiques », les pulsions articulent ainsi ce que nous appelons
une chora : une totalité non expressive
constituée par ces pulsions et leurs stases en une motilité aussi mouvementée que réglementée.
En
revanche le symbolique est identifié
au jugement et à la phrase. Nous distinguerons le sémiotique (les pulsions et
leurs articulations) du domaine de la signification, qui est toujours celui
d’une proposition ou d’un jugement : c’est-à-dire un domaine de positions.
Cette positionnalité, que la phénoménologie
husserlienne orchestre à travers les concepts de doxa et de thèse, se
structure comme une coupure dans le procès de la signifiance, instaurant l’identification du sujet et des ses
objets comme conditions de la propositionnalité. Nous
appellerons cette coupure produisant la position de la signification une phase thétique, qu’elle soit énonciation de
mot ou de la phrase : toute énonciation exige une identification,
c’est-à-dire une séparation du sujet de et dans son image, en même temps que de
et dans ses objets ; elle exige au préalable leur position dans un espace
devenu désormais symbolique, du fait qu’il relie les deux positions ainsi
séparées pour les enregistrer ou les redistribuer dans une combinatoire de
positions désormais « ouvertes ».
Equivalents symboliques/ symboles.
A
supposer que l’affect soit l’inscription la plus archaïque des événements
internes et externes, comment en arriverait-on aux signes ? On suivra
l’hypothèse d’Hanna Segal selon laquelle, à partir de
la séparation (notons la nécessité d’un « manque » pour que le signe surgisse), l’enfant produit ou
utilise des objets ou des vocalises qui sont les équivalents symboliques de ce qui manque. Ultérieurement, et à
partir de la position dite dépressive par Mélanie Klein, il essaie de signifier la tristesse qui le submerge en
produisant dans son propre moi des éléments étrangers au monde extérieur qu’il
fait correspondre à cette extériorité perdue ou décalée : nous sommes
alors en présence non plus d’équivalences, mais de symboles à proprement parler.
Ajoutons
ceci à la position d’Hanna Segal : ce qui rend
possible un tel triomphe sur la tristesse, c’est la capacité du moi de s’identifier cette fois non plus avec
l’objet perdu, mais avec une instance
tierce – père, forme, schème. Condition d’une position de déni ou
maniaque (« non, je n’ai pas perdu ; j’évoque, je signifie, je fais
exister par l’artifice des signes et pour moi-même ce qui s’est séparé de
moi »), cette identification qu’on peut appeler phallique ou symbolique est
en effet une confiance, croyance, « investissement » au sens de credo, du sanskrit « kred », Glaubige Erwartungdit Freud. Elle assure l’entrée du sujet dans
l’univers des signes et de la création. Le père-appui de ce triomphe symbolique
n’est pas le père oedipien, mais bien ce « père imaginaire »,
« père de la préhistoire individuelle » selon Freud, qui garantit
l’identification primaire.
Dans
les circonstances toutes différentes de la création littéraire, par exemple, ce
moment essentiel de la formation du symbole qu’est la position maniaque en
doublure de la dépression peut se manifester par la constitution d’une
filiation symbolique (ainsi le recours à des noms propres relevant de
l’histoire réelle ou imaginaire du sujet dont celui-ci se présente comme
l’héritier ou l’égal et qui commémorent, en réalité, par-delà la défaillance
paternelle, l’adhésion nostalgique à la mère perdue).
Revenons
aux deux types de dépressions que j’ai relevés en commençant : dépression
objectale (implicitement agressive), dépression narcissique (logiquement antérieure à la relation libidinale d’objet).
Affectivité aux prises avec les signes, les débordant, les menaçant, ou les
modifiant. A partir de ce tableau, l’interrogation que nous suivrons pourra se
résumer ainsi : la création esthétique et notamment littéraire, mais aussi
le discours religieux dans son essence imaginaire, fictionnelle, proposent un
dispositif dont l’économie prosodique, la dramaturgie des personnages et le
symbolisme implicite sont une représentation sémiologique très fidèle de la
lutte du sujet avec l’effondrement symbolique.
Si
la psychanalyse considère qu’elle dépasse la représentation littéraire en
efficacité, notamment en renforçant les possibilités idéatoires du sujet, elle se doit aussi de s’enrichir en prêtant davantage d’attention à
ces solutions sublimatoires de nos crises, pour être non pas un antidépresseur
neutralisant, mais un contre-dépresseur lucide.
Transition ? Ou paragraphe suivant à situer après le titre
« L’enchaînement brisé » ?
Rappelons-nous
maintenant la parole du déprimé : répétitive et monotone. Dans
l’impossibilité d’enchaîner, la phrase s’interrompt, s’épuise, s’arrête. Les
syntagmes mêmes ne parviennent pas à se formuler. Un rythme répétitif, une
mélodie monotone, viennent dominer les séquences logiques brisées et les
transformer en litanies récurrentes, obsédantes. Enfin, lorsque cette
musicalité frugale s’épuise à son tour, ou simplement ne réussit pas à
s’installer à force de silence, le mélancolique semble suspendre avec la
profération toute idéation, sombrant dans le blanc de l’asymbolie ou dans le
trop-plein d’un chaos idéatoire inordonnable.
L’enchaînement brisé : une
hypothèse biologique.
[7]
Le
discours médical observe que la succession des émotions, mouvements, actes ou
paroles, considérée comme normale parce que statistiquement prévalente, se
trouve entravée dans la dépression : le rythme du comportement global est
brisé, acte et séquence n’ont plus ni temps ni lieu pour s’effectuer. Si l’état
non dépressif était la capacité d’enchaîner (de « concaténer »), le
dépressif, au contraire, rivé à sa douleur, n’enchaîne plus et, en conséquence,
n’agit ni ne parle.
Les « ralentis » : deux
modèles.
Nombreux
sont les auteurs qui ont insisté sur le ralentissement moteur, affectif et idéïque caractéristique de l’ensemble mélancolico-dépressif.
Un
des modèles proposés pour penser les processus sous-jacents à l’état de
ralentissement dépressif, le « learned helplessness » (désarroi appris), part de
l’observation selon laquelle, toutes issues fermées, l’animal aussi bien que
l’homme apprend à se retirer au lieu de fuir ou de combattre. Le ralentissement
ou l’inaction, qu’on pourrait appeler dépressifs, constitueraient donc une
réaction apprise de défense contre une situation sans issue et contre des chocs
inévitables. Les antidépresseurs tricycliques restaurent apparemment la
capacité de fuite, ce qui laisse supposer que l’inaction apprise est liée à une
déplétion noradrénergique ou à une hyperactivité cholinergique.
Selon
un autre modèle, tout comportement serait gouverné par un système
d’autostimulation, basé sur la récompense, qui conditionnerait l’amorce des
réponses. Le rôle du locus coereleus du faisceau médian du télencéphale serait
essentiel dans l’autostimulation et la médiation noradrénergique. Le traitement
antidépressif exigerait donc une augmentation noradrénergique et une diminution
sérotoninergique.
Le langage comme
« stimulation » et « renforcement »
A
ce point des tentatives actuelles de penser les deux voies – psychique et
biologique – des affections, nous pouvons poser à nouveau la question de l’importance axiale du langage chez
l’être humain.
Dans
l’expérience de séparation sans solution ou de chocs inévitables ou encore de
poursuite sans issue, et contrairement à l’animal qui n’a de recours que le
comportement, l’enfant peut trouver une
solution de lutte ou de fuite dans la représentation psychique et dans le
langage. Il imagine, pense, parle la lutte ou la fuite ainsi que toute une
gamme intermédiaire, ce qui peut lui éviter de se replier sur l’inaction ou de
faire le mort, blessé par des frustrations ou nuisances irréparables. Cependant
pour que cette solution non dépressive au dilemme mélancolique fuir – combattre : faire le mort (flight/ fight : learned helplessness) soit élaborable,
il faut à l’enfant une solide implication
dans le code symbolique et imaginaire ; lequel, à cette condition
seulement, devient stimulation et renforcement. Alors, il initie des réponses à
une certaine action, elle aussi implicitement symbolique, informée par le langage
ou dans l’action du langage seul. Si la dimension symbolique s’avère au
contraire insuffisante, le sujet se retrouve dans la
situation sans issue du désarroi qui débouche sur l’inaction et la mort. En
d’autres termes, le langage dans son hétérogénéité (processus primaires et secondaires, vecteur idéïque et émotionnel
de désir, de haine, de conflits) est un puissant facteur qui, par des
médiations inconnues, exerce un effet d’activation (comme, à l’inverse,
d’inhibition) sur les circuits neurobiologiques.
Autres translations possibles entre le
sens et le fonctionnement cérébral.
Divers
facteurs neuro-biologiques identifiés par la neuropsychiatrie
constituent des conditions matérielles qui empêchent la circulation des flux
neuronaux et entravent la séquentialité des circuits
linguistiques qui en dépendent. Il n’en reste pas moins que si un
dysfonctionnement de noradrénaline et de sérotonine, ou bien de leur réception,
entrave la conductibilité des synapses et peut conditionner l’état dépressif, le rôle de ces quelques synapses, dans la
structure en étoile du cerveau, ne saurait être absolu. Une telle insuffisance
peut être contrecarrée par d’autres phénomènes chimiques et aussi par d’autres
actions externes (y compris symboliques) sur le cerveau qui s’y accommode par
des modifications biologiques. En effet, l’expérience de la relation à l’autre,
ses violences ou ses délices, impriment en définitive leur marque sur ce
terrain biologique et achèvent le tableau bien connu du comportement dépressif.
Sans renoncer à l’action chimique dans le combat contre la mélancolie,
l’analyste dispose (ou pourra disposer) d’une gamme étendue de verbalisations
de cet état et de ses dépassements. Tout en restant attentif à ces
interférences, il s’en tiendra aux mutations spécifiques du discours dépressif
ainsi qu’à la construction de sa propre parole interprétative qui en résulte.
Le saut psychanalytique : enchaîner
et transposer.
Du
point de vue du psychanalyste, la possibilité d’enchaîner des signifiants
(paroles ou actes) semble dépendre d’un deuil
accompli vis-à-vis d’un objet archaïque et indispensable, aussi bien que
des émotions qui s’y rattachent. Deuil de la Chose, cette possibilité provient
de la transposition, au-delà de la perte et sur un registre imaginaire ou
symbolique, des marques d’une interaction avec l’autre s’articulant selon un
certain ordre.
Délestées
de l’objet originaire, les marques sémiotiques s’ordonnent d’abord en séries, selon les processus primaires
(déplacement et condensation), ensuite en syntagmes et en phrases, selon les
processus secondaires de la grammaire et de la logique. Toutes les sciences du
langage s’accordent aujourd’hui à reconnaître que le discours est dialogue : que son ordonnancement,
aussi bien rythmique et intonationnel que syntaxique,
nécessite deux interlocuteurs pour s’accomplir. Il faudrait ajouter le fait que
les séquences verbales n’adviennent qu’à condition de substituer à un objet originaire plus ou moins symbiotique une trans-position qui est une véritable
re-constitution donnant rétroactivement forme et sens au mirage de la Chose
originaire. Ce mouvement décisif de la transposition comprend deux versants : le deuil accompli de l’objet (et dans son ombre,
le deuil de la Chose archaïque), ainsi que l’adhésion du sujet à un registre de
signes (signifiant de par l’absence de l’objet, précisément) ainsi seulement
susceptible de s’ordonner en séries. On en trouve le témoignage dans
l’apprentissage du langage par l’enfant, errant intrépide, qui quitte sa couche
pour retrouver sa mère dans le royaume des représentations. Le déprimé en est
un autre témoin, à rebours, lorsqu’il renonce à signifier et s’immerge dans le
silence de la douleur ou le spasme des larmes qui commémorent les retrouvailles
avec la Chose.
Le
déprimé a acquis le langage (il n’est ni autiste ni psychotique), ce qui veut
dire qu’il s’est séparé de la Chose (maternelle, naturelle) puisqu’il sait la
nommer, et qu’il en parle. Mais il dénie cette
séparation et le langage qui s’en est suivi. Le « signifiant » sans
la Chose et ses affects qu’elle a captés, raptés,
encryptés –le signifiant du langage donc le laisse orphelin, endeuillé, il
s’y sent étranger, abandonné, incapable, nul, suicidaire. C’est du côté du
pré-objet perdu, du côté de la Chose, que restent encryptés les affects de
besoin et de désir, dont le déprimé se sent par conséquent comme dépossédé, et
dont seule la tristesse porte
témoignage.
Langue morte et Chose enterrée vivante.
Dans
le cas idéal, l’être parlant fait un avec son discours : la parole
n’est-elle pas notre « seconde nature » ? Au contraire, le dire
du dépressif est pour lui comme une peau étrangère : le mélancolique est
comme un étranger dans sa langue maternelle. Il a perdu le sens – la
valeur - de sa langue maternelle, faute de perdre sa mère. La langue morte
qu’il parle et qui annonce son suicide cache une Chose enterrée vivante. Mais
celle-ci, il ne la traduira pas pour ne pas la trahir : elle restera
emmurée dans la « crypte »
de l’affect indicible, captée analement, sans issue.
Une patiente sujette à de fréquents accès de
mélancolie est venue à notre premier entretien avec un chemisier de couleur
vive sur lequel était inscrit d’innombrables fois le mot « maison ».
Elle me parlait de ses soucis autour de son appartement, de ses rêves de
buildings construits de matériaux hétéroclites et d’une maison africaine, lieu
paradisiaque de son enfance, perdue par la famille dans des circonstances
dramatiques.
« Vous êtes en deuil d’une maison,
lui dis-je.
-Maison ? répond-elle,
je ne comprends pas, je ne vois pas ce que vous voulez dire, les mots me
manquent. »
Son discours est volubile, rapide,
fébrile, mais tendu dans une excitation froide et abstraite. Elle ne cesse de
se servir du langage : « Mon métier de professeur, dit-elle, m’oblige
à parler sans arrêt, mais j’explique la vie des autres, je n’y suis pas ;
et même quand je parle de la mienne, c’est comme si je parlais d’un
étranger. » L’objet de sa tristesse, elle le porte inscrit dans la douleur
de sa peau et de sa chair, et jusque dans la soie de son chemisier qui lui
colle au corps. Il ne passe toutefois pas dans sa vie mentale, il fuit sa
parole, ou plutôt : la parole d’Anne a abandonné le chagrin et sa Chose
pour construire sa logique et sa cohérence désaffectée, clivée. Comme on fuit
une souffrance en se jetant à « corps perdu » dans une occupation
aussi réussie qu’insatisfaisante.
Aussi
le dépressif est-il un observateur lucide, veillant nuit et jour sur ses
malheurs et malaises, cette obsession inspectrice le laissant perpétuellement
dissocié de sa vie affective au cours des périodes « normales »
séparant les accès mélancoliques. Il donne cependant l’impression que son
armure symbolique n’est pas intégrée, que sa carapace défensive n’est pas
introjectée. La parole du dépressif est un masque – belle façade taillée
dans une « langue étrangère ».
Le ton qui fait la chanson.
Cependant,
si la parole dépressive évite la signification phrastique, son sens (sémiotique) n’est
pas complètement tari. Il se dérobe parfois (comme on le verra dans l’exemple
qui suit) dans le ton de la voix qu’il faut savoir entendre pour y déchiffrer
le sens de l’affect. Des travaux sur
la modulation tonale de la parole déprimée nous en apprennent et nous en
apprendront long sur certains dépressifs qui, dans le discours, se montrent
désaffectés mais qui, au contraire, gardent une forte et variée émotivité
cachée dans l’intonation ; ou bien sur d’autres dont
l’ « émoussement affectif » est conduit jusqu’au registre tonal
qui demeure (parallèlement à la séquence phrastique brisée en « ellipses
non recouvrables ») plat et grevé de silences.
En
cure analytique, cette importance du registre supra-segmental de la parole (intonation, rythme) devrait conduite l’analyste, d’une part, à
interpréter la voix et, d’autre part, à désarticuler la chaîne signifiante
banalisée et dévitalisée, pour en extraire le sens caché infrasignifiants du discours dépressif qui se dissimule dans les fragments de lexèmes, dans des
syllabes ou groupes phoniques cependant étrangement sémantisés.
Anne se plaint en analyse d’états
d’abattement, de désespoir, de perte de goût de la vie, qui la conduisent
fréquemment à se retirer des jours entiers dans son lit, refusant de parler et
de manger (l’anorexie pouvant alterner avec la boulimie), prête, souvent, à
avaler le tube de somnifères sans avoir cependant jamais franchi le seuil
fatidique. Cette intellectuelle parfaitement insérée dans une équipe
d’anthropologues dévalorise cependant toujours son métier et ses réalisations,
se disant « incapable », « nulle », « indigne »,
etc. Nous avons analysé, au tout début de la cure ; le rapport conflictuel
qu’elle entretient avec sa mère, pour constater que la patiente a opéré un
véritable avalement de l’objet maternel haï mais conservé ainsi au fond
d’elle-même et devenu source de rage contre elle-même et de sentiment de vide
intérieur. Toutefois, j’avais l’impression, ou comme dit Freud la conviction contretransférentielle,
que l’échange verbal conduisait à une rationalisation des symptômes mais non
pas à leur élaboration (Durcharbeitung). Anne me
confirmait dans cette conviction : « Je parle, disait-elle souvent, comme
au bord des mots et j’ai le sentiment d’être au bord de ma peau, mais le fond
de mon chagrin demeure intouchable. »
J’ai
pu interpréter ces propos comme un refus hystérique de l’échange castrateur
avec moi. Cette interprétation ne semblait toutefois pas suffisante, compte
tenu de l’intensité de la plainte dépressive et de l’importance du silence qui
soit s’installait, soit morcelait le discours de manière
« poétique », indéchiffrable par moments. Je dis : « Au
bord des mots, mais au sein de la voix, car votre voix se trouble quand vous me
parlez de cette tristesse incommunicable. »
Cette interprétation, dont on entend bien la valeur séductrice, peut avoir,
dans le cas d’un patient dépressif, le sens de traverser l’apparence défensive
et vide du signifiant linguistique et de chercher l’emprise (Bemächtigung) sur
l’objet archaïque (le pré-objet, la Chose) dans le registre des inscriptions
vocales. Or, il se trouve que cette patiente a souffert dans les premières
années de sa vie de graves maladies de peau et qu’elle a été sans doute privée
et du contact avec la peau de sa mère, et de l’identification à l’image du
visage maternel dans le miroir. J’enchaîne : « Ne pouvant pas toucher
votre mère, vous vous cachiez au-dessous de votre peau, « au bord de la
peau » ; et dans cette cachette, vous enfermiez votre désir et votre
haine contre elle dans le son de votre voix, puisque vous entendiez la sienne
au loin. »
Nous sommes ici dans les régions du
narcissisme primaire, où se constitue l’image du moi et où, précisément,
l’image du futur dépressif n’arrive pas à se consolider dans la représentation
verbale. La raison en est que le deuil de l’objet n’est pas fait dans cette
représentation. Au contraire, l’objet est comme enterré – et dominé
– par des affects jalousement gardés et, éventuellement, dans des
vocalises. Je pense que l’analyste peut et doit pénétrer jusqu’à ce niveau
vocal du discours par son interprétation, sans craindre d’être intrusif. En
donnant un sens aux affects tenus secrets à cause de l’emprise sur le pré-objet
archaïque, l’interprétation à la fois reconnaît cet affect, mais aussi le langage secret que le dépressif lui donne
(ici, la modulation vocale), lui ouvrant une voie de passage au niveau des mots
et des processus secondaires. Ceux-ci – donc le langage – jusqu’à présent considérés vides, parce que coupés des inscriptions
affectives et vocales, se revitalisent et peuvent devenir un espace de désir,
c’est-à-dire de sens pour le sujet.
Un autre exemple extrait du discours de la même patiente montrera
combien une destruction apparente de la chaîne signifiante la soustrait au déni
où la déprimée s’est bloquée et lui confère les inscriptions affectives que la
dépressive meurt de tenir secrètes.
De retour de
vacances d’Italie, Anne me raconte un rêve. Il y a un procès, comme le procès
de Barbie : je fais l'accusation, tout le monde est convaincu, Barbie est
condamné. Elle se sent soulagée, comme si on l'avait libérée elle-même d'une
torture possible de la part d'un quelconque tortionnaire, mais elle n'est pas
là, elle est ailleurs, tout cela lui semble creux, elle préfère dormir,
sombrer, mourir, ne jamais se réveiller, dans un rêve de douleur qui cependant
l'attire irrésistiblement, « sans aucune image »... J’entends l'excitation maniaque autour de la torture qui saisit Anne dans ses relations avec sa mère et, parfois, avec ses
partenaires, dans les intervalles de ses « déprimes ». Mais j'entends aussi : «
Je suis ailleurs, rêve de douleur-douceur sans image », et je pense à sa
plainte dépressive d'être malade, d'être stérile. Je dis : « A la surface : des tortionnaires. Mais plus loin, ou
ailleurs, là où est votre peine, il y a peut-être : torse-io-naître/pas naître. »
Je décompose le
mot « tortionnaire » : je le torture en somme, je lui inflige cette violence
que j'entends enterrée dans la parole souvent dévitalisée, neutre, d'Anne
elle-même. Cependant, cette torture que je fais apparaître au grand jour des
mots provient de ma complicité avec sa douleur : de
ce que je crois être mon écoute attentive, reconstituante, gratifiante de ses
malaises innommés, de ces trous noirs de douleur dont Anne connaît le sens
affectif mais dont elle ignore la signification. Le torse, le sien sans doute, mais lové à celui de sa mère dans la
passion du fantasme inconscient; deux torses qui ne se sont pas touchés quand
Anne était bébé, et qui s'éclatent maintenant, dans la rage des paroles au
moment des disputes des deux femmes. Elle — io — veut naître par l'analyse, se faire un autre corps. Mais accolée
sans représentation verbale au torse de sa mère, elle ne parvient pas à nommer
ce désir, elle n’a pas la signification de ce désir. Or, ne pas
avoir la signification du désir, c'est ne pas avoir le désir lui-même. C'est
être prisonnier de l'affect, de la Chose archaïque, des inscriptions primaires des
affects et des émotions. C'est là précisément que règne l'ambivalence, et que
la haine pour la Chose-mère se transforme immédiatement en
dévalorisation de soi... Anne enchaîne en
confirmant mon interprétation : elle abandonne la problématique maniaque de
la torture et de la persécution pour me parler de sa source dépressive. En ce
moment, elle est envahie par la peur d'être stérile et par l'envie sous-jacente de donner naissance à une fille: « J'ai rêvé que de mon corps sortait
une petite fille, le portrait craché de ma mère, alors que je vous ai souvent
dit que lorsque je ferme les yeux je n'arrive pas à me représenter son visage,
comme si elle était morte avant que je naisse et qu'elle m'entraînait dans
cette mort. Voilà maintenant que j'accouche et c'est elle qui revit... »
Le sens omnipotent
Le
sujet d’un sens est déjà là, même si
le sujet de la signification linguistique n’est pas encore construit et attend pour advenir la position dépressive. Le
sens déjà là (qu’on peut supposer étayé par un surmoi précoce et tyrannique)
est fait de rythmes et de dispositifs gestuels, acoustiques, phonatoires où le
plaisir s’articule dans des séries sensorielles qui sont une première
différenciation vis-à-vis de la Chose excitante aussi bien que menaçante et de
la confusion autosensuelle. Ainsi s’articule en
discontinuité organisée le continuum du corps en voie de devenir un
« corps propre », exerçant une maîtrise précoce et première, fluide
mais puissante sur les zones érogènes confondues avec le pré-objet, avec la
Chose maternelle. Ce qui nous apparaît au premier plan
psychologique comme une omnipotence est
la puissance des rythmes sémiotiques qui traduisent une présence intense du
sens chez un pré-sujet encore incapable de signification.
La tristesse retient la haine
Une
construction symbolique ainsi acquise, une subjectivité bâtie sur une telle
base peuvent s’effondrer facilement lorsque l’expérience de nouvelles
séparations, ou de nouvelles pertes, ravive l’objet du déni primaire et
bouscule l’omnipotence qui s’était préservée au prix de ce déni. Le signifiant
langagier qui était un semblant est emporté alors par les émois, comme une
digue par une houle océanique. Inscription primaire de la perte qui perdure en
deçà du déni, l’affect submerge le sujet. Mon affect de tristesse est l’ultime
témoin cependant muet que j’ai,
malgré tout, perdu la Chose archaïque de l’emprise omnipotente. Cette tristesse
est le filtre ultime de l’agressivité, la retenue narcissique de la haine qui
ne s’avoue pas, non par simple pudeur morale ou surmoïque, mais parce que dans
la tristesse le moi est encore confondu avec l’autre, il le porte en soi, il introjecte
sa propre projection omnipotente et en jouit. Le chagrin serait ainsi le
négatif de l’omnipotence, l’indice premier et primaire que l’autre m’échappe,
mais que le moi, cependant, ne s’accepte pas abandonné.
Destin occidental de la traduction
Ainsi donc, si la
tristesse retient la haine, c’est bien ma capacité de la nommer et de
l’élucider –de nommer et d’élucider mes ambivalences amour/haine, mes
latences dépressives – qui fait de cette transposition des affects dans
le langage un antidépresseur.
Je dis
« transposition » des affects dans le langage et je dois ajouter
qu’il existe des modalités de cette transposition qui varient non seulement
d’une structure psychique à l’autre, d’une personne à l’autre, mais aussi d’une
culture à l’autre et même d’une époque historique à l’autre. La civilisation
occidentale (greco-judéo-chrétienne) fait le pari sur
la traductibilité : je peux nommer vrai.
L’Etre
qui me déborde – y compris l’être de l’affect – peut trouver son
expression adéquate ou quasi adéquate. Le pari de la traductibilité est aussi
un pari de maîtriser l’objet originaire et, en ce sens, une tentative de
combattre la dépression (due à un pré-objet envahissant dont je ne peux faire
le deuil) par une cascade de signes destinée précisément à capter l’objet de
joie, de peur, de douleur. La métaphysique grecque-juive-chrétienne, avec son
obsession de traductibilité, est un discours de la douleur dite et soulagée par
cette nomination même. D’autres cultures, comme la chinoise, semblent être
moins des cultures de la traduction que de la transcription, qui peuvent ignorer,
dénier la Chose originaire, pour disséminer la douleur au profit de la légèreté
des signes recopiés ou enjoués, sans dedans et sans vérité. L’avantage des
civilisations qui opèrent sur ce modèle de l’écriture (et non du langage ou du
verbe) consiste à les rendre aptes à marquer l’immersion du sujet dans le
cosmos, son immanence mystique avec le monde : comme le fait l’écriture
chinoise immergée dans le Tao où se résorbent et se ressourcent l’homme et la
femme. Mais, comme me l’avoue un ami chinois, une telle culture est sans moyens
devant l’irruption de la douleur. Ce manque est-il un avantage ou une
défaillance ?
L’homme
occidental, au contraire, est persuadé de pouvoir traduire sa mère – il y croit certes, mais pour la traduire,
c’est-à-dire la trahir, la transposer, s’en libérer. Ce mélancolique triomphe
sur sa tristesse d’être séparé de l’objet aimé par un incroyable effort à
maîtriser les signes de sorte à les faire correspondre à des vécus originaires,
innommables, traumatiques.
Plus encore et en
définitive, cette croyance dans la traductibilité (« maman est nommable,
Dieu est nommable fut-ce à l’infini ») conduit à un discours fortement
individualisé, évitant la stéréotypie et le cliché, aussi bien qu’à la
profusion des styles personnels. Mais par là-même, nous aboutissons à la trahison par excellence de la Chose
unique et en soi (de la Res divina) :
si toutes les manières de la nommer sont permises, la Chose postulée en soi ne
se dissout-elle pas dans les mille et une manières de la nommer ? La
traductibilité postulée aboutit en la multiplicité des traductions possibles.
Le mélancolique potentiel qu’est le sujet occidental, devenu traducteur
acharné, s’achève en joueur affirmé ou en athée potentiel. La croyance initiale
en la traduction se transforme en une croyance dans la performance stylistique
pour laquelle l’en-deçà du texte, son autre, fût-il originaire, compte moins
que la réussite du texte même.
Il nous reste par
conséquent une seule croyance : non plus celle en un objet absolu à
traduire (Mère, Père ou Divin), mais la croyance dans l’expérience de la
traduction elle-même. Une seule manière de traverser la dépression : la
traduction ? Mais à fond, par delà la peau morte des éléments de
langage : par cette expérience où signification et affect sont réunis dans
la chair des mots. Par la traduction comme acte imaginaire, comme
écriture : le plus séduisant, le plus subtil des antidépresseurs.
Des vulnérabilités aux langages amoureux.
Que devient l’humanisme de l’interaction politique
dans le contexte du troisième millénaire où un nouveau paramètre a surgi
: le fait qu’« Il y a toujours de l'information » ?
Assistons-nous à la disparition de
l’espace intérieur, que Diderot cherchait déjà à réhabiliter en faisant un
détour par les sourds et muets ? Ou, au
contraire, verrons-nous le surgissement de surprenantes complexités de
situations, de sensations et de sens, qui nécessiteront une continuelle
créativité de la part de chacun, de chacune ?
Serait-ce la faute de la science, de la technique qui recouvrent et
résorbent la proximité ? Pas seulement. Bien qu’aujourd’hui resurgissent
encore les vieilles phobies contre la technique supposée dénaturer la
sacro-sainte « nature humaine » : ainsi l’intervention de la
science, in utero ou sur l’ADN, pour remédier aux malformations ou aux
maladies, provoque le laisser-faire des uns et les résistances effrayées des
autres. Pourtant, l’« automanipulation de l’être
humain » (selon la formule du jésuite Karl Rahner) n’a pas débuté à l’ère
atomique, ni à celle des cellules souches, mais semble coextensive à Homo Sapiens dès qu’il a été capable de
langage et de diverses techniques.
Certains prétendent aussi qu’il suffirait de donner libre cours à la
« com », à la finance, à l’entreprise et
aux technologies intelligentes qui engendreraient la version « troisième
millénaire » de l’humanisme, pour que naisse un sujet nouveau,
« affiné et coopératif, jouant avec lui-même », bien que conscients
que « des conflits intenses » l’attendent entre-temps. Pour quand,
pour qui, et où, une telle humanité aussi coopérative que sur
« Facebook » ? Nous venons de le constater avec ce que l’on
appelle le « printemps arabe » : le chemin est long entre le
désir d’en découdre, allumé par SMS, et la mise en oeuvre d’une véritable
liberté démocratique.
Cette attitude qui se veut moderne néglige un aspect important de la séduction religieuse qui s’exerce
partout dans la globalisation, malgré la peur que suscitent les heurts entre religions.
Sous l’engouement vers les « spiritualités », une autre vision de
l’humain se dessine aujourd’hui qui, en contrepoint à l’âge de la biotechnique,
découvre et développe l’intelligence de la spécificité intime. Je cherche, je
découvre, j’entends, je partage le langage singulier de cet homme-ci, de cette
femme-là : c’est l’haecceitas de Duns Scot, le « ceci » - qui
n’est pas nécessairement l’infirme, bien qu’il puisse l’être. J’INVESTIS une
nouvelle singularité, son monde inconnu, et non plus « manquant »,
« anormal » ou « obstiné » dans sa tension vers la
« norme universelle », mais simplement et non moins radicalement
spécifique et libre. Rappelons-nous qu’« investir » vient du sanscrit +sradh, +kred, en latin CREDO. J’investis le différent, le singulier,
le vulnérable, le déficient : je lui fais confiance, et lui aussi.
Réciprocité des confiances : RELIANCE, fondement du lien inter-psychique,
approfondissement de l’intra-psychique.
L’attrait qu’exercent les spiritualités traditionnelles réside dans cette
prise en compte de l’espace intérieur et dans son dépassement dans un mouvement
d’ascèse, de purification et de transcendance. Pour être verticale (ascension
vers le haut et la pureté), cette dimension de l’Homo sapiens et sa doublure qu’est l’Homo religiosus n’est pas exclusivement
ascétique, mais comporte son enfer comme son paradis. Elle a ouvert la voie à
la complexité psychosexuelle, voire à la liberté de l’expérience intérieure.
« Ego Affectus est » et « Credo Experto »
(avait dit saint Bernard, moine guerrier et homme amoureux, croisé,
contemporain des troubadours et précurseur de la Renaissance) ; « Je
demande à Dieu de me laisser libre de Dieu » (avait insisté Maître
Eckhart, léguant son vocabulaire mystique à la philosophie allemande) ;
« Jouez, mes sœurs, aux échecs, oui, pour faire échec et mat au
Seigneur » (avait suggéré Thérèse d’Avila).
Parmi les accompagnements de ce dépassement de soi avec l’autre,
tels que nous les proposent les sciences de l’homme, issues des Lumières, la
psychanalyse est peut-être la plus apte à aborder ce territoire que
revendiquent les « spiritualités ». En effet ce n’est pas un Soi
idéal, hanté par le souci de dominer sa « matière » que nous lègue la
percée freudienne, mais une subjectivation toujours déjà « dialogique »
et « en chemin », « en procès », foncièrement hétérogène,
innovante lorsque nos vulnérabilités essentielles sont investies par celles des
autres. En reconnaissant cette hétérogénéité (moi-autre, biologie-sens, etc.),
ce déséquilibre, cette position frontalière de l’être parlant, nous
reconnaissons qu’autrui est tout autant source de fragilité que de créativité.
Dans cette perspective, la psychanalyse participe à la refondation du nouvel
humanisme.
En disant que les êtres parlants sont des « singularités instables
et innovantes », plutôt que « vulnérables » ou
« fragiles », nous mettons l’accent sur la singularité qui se partage
dans la chaîne politique plurielle, si, et seulement si, cette dernière ajoute
à la solidarité du groupe envers chacun de ses membres la profondeur de
l’espace intérieur. Ecouter la singularité maximale du langage, comme nous y
invite la psychanalyse, contribue à la refondation de ce nouvel humanisme dont
le manque est l’envers solidaire de la crise économique, sociale, existentielle
et, disons-le, civilisationnelle.
Julia
Kristeva