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JULIA KRISTEVA

Ecole internationale de Genève

JKConférence du 14 janvier 2012

Le langage comme antidépresseur

 

Après l’essor de la linguistique du 20e siècle (qu’elle soit structurale ou générative) sur fond de l’hyperconnexion numérique qui inonde le début du 21e siècle d’éléments de langage, peut-on dire encore que le langage est un inconnu ? C’est pourtant le titre de mon livre (publié en 1969, repris dans la collection Point en 1981) que je maintiens, plus fortement que jamais aujourd’hui.

Pourquoi ?

Si l’expérience du langage est coextensive à l’être humain ; si être parlant est synonyme d’être humain, il en découle que notre utilisation du langage d’une part, et notre compréhension du langage d’autre part, sont au cœur de l’idée que nous nous faisons de l’humain et par conséquent au cœur de l’humanisme. Que ce dernier soit en crise, les crises financières nous le font parfois oublier jusqu’à ce que leur incurable aggravation nous invite à reprendre l’ambition de refonder cet humanisme lui-même et par conséquent de revoir à fond nos pratiques et nos modèles du langage.

J’aborderai aujourd’hui cet enjeu capital par un domaine qui, pour paraître marginal, n’en est pas moins central non seulement comme pathologie qui frappe beaucoup d’entre nous, mais qui semble être plus qu’un mal-être, une position psychique inhérente à la vie humaine, parce que sous-jacente à l’avènement et à la pratique même du langage : cette pathologie qui est aussi une position structurale, c’est la dépression.

Quelle est la place du langage dans la dépression et de la dépression dans le langage ? En posant ces questions, je vous propose de considérer le langage non pas seulement comme un outil de connaissance du monde, mais d’abord comme un instrument efficace et précieux pour la connaissance de soi. Et en vous conduisant dans cette problématique à partir de mon expérience de psychanalyste, d’écrivain et de femme, c’est à l’expérience intérieure que je vous invite à penser et à sa place dans la nécessaire refondation de l’humanisme.

 

Le dépressif : haineux ou blessé. L’« objet » et la « chose » du deuil.

 

Selon la théorie psychanalytique classique (Abraham, Freud, Klein), la dépression comme le deuil, cache une agressivité contre l’objet perdu, et révèle ainsi l’ambivalence du déprimé vis-à-vis de l’objet de son deuil. « Je l’aime (semble dire le dépressif à propos d’un être ou d’un objet perdu), mais plus encore je le hais ; parce que je l’aime, pour ne pas le perdre, je l’installe en moi ; mais parce que je le hais, cet autre en moi est un mauvais moi, je suis mauvais, je suis nul, je me tue. » La plainte contre soi serait donc une plainte contre un autre et la mise à mort de soi, un déguisement tragique du massacre d’un autre. Une telle logique suppose, on le conçoit, un surmoi sévère et toute une dialectique complexe de l’idéalisation et de la dévalorisation de soi et de l’autre, l’ensemble de ces mouvements reposant sur le mécanisme de l’identification. Car c’est de m’identifier avec l’autre aimé-haï, par incorporation-introprojection, que j’installe en moi sa part sublime qui devient mon juge tyrannique et nécessaire, ainsi que sa part abjecte qui me rabaisse et que je désire liquider. L’analyse de la dépression passe, par conséquent, par la mise en évidence du fait que la plainte de soi est une haine de l’autre et que celle-ci est, sans doute, l’onde porteuse d’un désir sexuel insoupçonné. On comprend qu’un tel avènement de la haine dans le transfert comporte ses risques pour l’analysant comme pour l’analyste, et que la thérapie de la dépression (même de celle qu’on appelle névrotique) côtoie le morcellement schizoïde.

         (Mieux marquer le fait qu’il s’agit de deux types de dépression ?) Mais il existe, comme le traitement des personnalités narcissiques a permis aux analystes de le comprendre, un autre type de dépression. Mais le traitement des personnalités narcissiques a fait comprendre aux analystes modernes une autre modalité de la dépression. Loin d’être une attaque cachée contre un autre imaginé hostile parce que frustrant, la tristesse serait le signal d’un moi primitif blessé, incomplet, vide. Un tel individu ne se considère pas lésé, mais atteint d’un défaut fondamental, d’une carence congénitale. Son chagrin ne cache pas la culpabilité ou la faute d’une vengeance ourdie en secret contre l’objet ambivalent. Sa tristesse serait plutôt l’expression la plus archaïque d’une blessure narcissique non symbolisable, innommable, si précoce qu’aucun agent extérieur (sujet ou objet) ne peut lui être référé. Pour ce type de déprimé narcissique, la tristesse est en réalité le seul objet : elle est plus exactement un ersatz d’objet auquel il s’attache, qu’il apprivoise et chérit, faute d’un autre. Dans ce cas, le suicide n’est pas un acte de guerre camouflé, mais une réunion avec la tristesse et, au-delà d’elle, avec cet impossible amour, jamais touché, toujours ailleurs, telles les promesses du néant, de la mort.

 

Chose et objet.

 

         Le dépressif narcissique est alors en deuil non pas d’un Objet mais de la Chose. Appelons ainsi le réel rebelle à la signification, le pôle d’attrait et de répulsion, demeure de la sexualité de laquelle se détachera l’objet du désir.

         Nerval en donne une métaphore éblouissante, suggérant une insistance sans présence, une lumière sans représentation : la Chose est un soleil rêvé, clair et noir à la fois. « Chacun sait que dans les rêves on ne voit jamais le soleil bien qu’on ait souvent la perception d’une clarté beaucoup plus vive. » [1]

         Depuis cet attachement archaïque, le dépressif a l’impression d’être déshérité d’un suprême bien innommable, de quelque chose d’irreprésentable, que seule peut-être une dévoration pourrait figurer, une invocation pourrait indiquer, mais qu’aucun mot ne saurait signifier. L’« identification primaire » avec le « père de la préhistoire personnelle » [2] serait le moyen, le trait d’union qui lui permettrait de faire le deuil de la Chose. L’identification primaire amorce la compensation de la Chose, en même temps que l’arrimage du sujet à une autre dimension, celle de l’adhésion imaginaire, qui n’est pas sans rappeler le lien de la foi, lequel précisément s’écroule chez le dépressif.

         Nous avons supposé le dépressif athée – privé de sens, privé de valeur. Il se déprécierait de redouter ou d’ignorer l’Au-delà. Cependant, quelque athée qu’il soit, le désespéré est un mystique : il adhère à son pré-objet, non pas croyant en Toi, mais adepte muet et inébranlable de son propre contenant indicible. A cette orée de l’étrangeté, il consacre ses larmes et sa jouissance.

         L’affect dépressif remplace l’interruption du sens et du langage, le permanent « ça n’a pas de sens » du dépressif. En même temps, cette tristesse désolante mais chérie et cultivée protège le sujet dépressif contre le passage à l’acte suicidaire.

         Cependant, cette protection est fragile. Le déni dépressif qui annihile le sens du symbolique annihile aussi le sens de l’acte et conduit le sujet à commettre le suicide sans angoisse de désintégration, comme une réunion avec la non-intégration archaïque aussi létale que jubilatoire, « océanique ».

 

L’humeur est-elle un langage ?

 

         La tristesse est l’humeur fondamentale de la dépression, et même si l’euphorie maniaque alterne avec elle dans les formes bipolaires de cette affection, le chagrin est la manifestation majeure qui trahit le désespéré. La tristesse nous conduit dans le domaine énigmatique des affects : angoisse, peur ou joie [3] . Irréductible à ses expressions verbales ou sémiologiques, la tristesse (comme tout affect) est la représentation psychique de déplacements énergétiques provoqués par des traumatismes externes ou internes. Aucun cadre conceptuel des sciences constituées (linguistique en particulier) ne s’avère adéquat pour rendre compte de cette représentation apparemment très rudimentaire, pré-signe et pré-langage.

         Disons que les représentations propres aux affects, et notamment la tristesse, sont des investissements énergétiques fluctuants : insuffisamment stabilisés pour coaguler en signes verbaux ou autres, agis par des processus primaires de déplacement et condensation. Les humeurs sont des inscriptions, des ruptures énergétiques et non seulement des énergies brutes. Elles nous conduisent dans une modalité de la signifiance au seuil des équilibres bioénergétiques. Aux frontières de l’animalité et de la symbolicité, les humeurs – et la tristesse en particulier – sont les réactions ultimes à nos traumatismes, nos recours homéostasiques de base. Car s’il est vrai qu’une personne esclave de ses humeurs, un être noyé dans sa tristesse, révèlent certaines fragilités psychiques ou idéatoires, il est tout aussi vrai qu’une diversification des humeurs, une tristesse en palette, un raffinement dans le chagrin ou le deuil, sont la marque d’une humanité certes non pas triomphante, mais subtile, combative et créatrice…

         La création littéraire est cette aventure du corps et des signes qui porte témoignage de l’affect. Elle transpose l’affect dans les rythmes, les signes, les formes. Le « sémiotique » et le « symbolique » deviennent les marques communicables d’une réalité affective présente, sensible au lecteur (j’aime ce livre parce qu’il me communique la tristesse, l’angoisse ou la joie), et néanmoins dominée, écartée, vaincue.

         Pour rendre compte de cette hétérogénéité de l’expérience du sens, je l’appelle une signifiance : le suffixe –iance suggérant le processus, le mouvement. Je propose que la signifiance dont résulte le langage advient au croisement de deux modalités qui la constituent et qui sont : le sémiotique et le symbolique. Un bref rappel technique de ces notions nous permettra de mieux entendre le langage dépressif.

         En disant « sémiotique », nous reprenons l’acception grecque du terme « semeion » : marque distinctive, trace, indice, signe précurseur, preuve, signe gravé ou écrit, empreinte, figuration. Il s’agit de ce que la psychanalyse freudienne indique en postulant le frayage et la disposition structurante des pulsions mais aussi des processus dits primaires qui déplacent et condensent des énergies de même que leur inscription. Des quantités discrètes d’énergie parcourent le corps de ce qui sera plus tard un sujet et, dans la voie de son devenir, elles se disposent selon les contraintes imposées à ce corps – toujours déjà sémiotisant – par la structure familiale et sociale. Charges « énergétiques » en même temps que marques « psychiques », les pulsions articulent ainsi ce que nous appelons une chora [4]  : une totalité non expressive constituée par ces pulsions et leurs stases en une motilité aussi mouvementée que réglementée.

         En revanche le symbolique est identifié au jugement et à la phrase. Nous distinguerons le sémiotique (les pulsions et leurs articulations) du domaine de la signification, qui est toujours celui d’une proposition ou d’un jugement : c’est-à-dire un domaine de positions. Cette positionnalité, que la phénoménologie husserlienne orchestre à travers les concepts de doxa et de thèse, se structure comme une coupure dans le procès de la signifiance, instaurant l’identification du sujet et des ses objets comme conditions de la propositionnalité. Nous appellerons cette coupure produisant la position de la signification une phase thétique, qu’elle soit énonciation de mot ou de la phrase : toute énonciation exige une identification, c’est-à-dire une séparation du sujet de et dans son image, en même temps que de et dans ses objets ; elle exige au préalable leur position dans un espace devenu désormais symbolique, du fait qu’il relie les deux positions ainsi séparées pour les enregistrer ou les redistribuer dans une combinatoire de positions désormais « ouvertes ». [5]

 

Equivalents symboliques/ symboles.

 

         A supposer que l’affect soit l’inscription la plus archaïque des événements internes et externes, comment en arriverait-on aux signes ? On suivra l’hypothèse d’Hanna Segal selon laquelle, à partir de la séparation (notons la nécessité d’un « manque » pour que le signe surgisse), l’enfant produit ou utilise des objets ou des vocalises qui sont les équivalents symboliques de ce qui manque. Ultérieurement, et à partir de la position dite dépressive par Mélanie Klein, il essaie de signifier la tristesse qui le submerge en produisant dans son propre moi des éléments étrangers au monde extérieur qu’il fait correspondre à cette extériorité perdue ou décalée : nous sommes alors en présence non plus d’équivalences, mais de symboles à proprement parler [6] .

         Ajoutons ceci à la position d’Hanna Segal : ce qui rend possible un tel triomphe sur la tristesse, c’est la capacité du moi de s’identifier cette fois non plus avec l’objet perdu, mais avec une instance tierce – père, forme, schème. Condition d’une position de déni ou maniaque (« non, je n’ai pas perdu ; j’évoque, je signifie, je fais exister par l’artifice des signes et pour moi-même ce qui s’est séparé de moi »), cette identification qu’on peut appeler phallique ou symbolique est en effet une confiance, croyance, « investissement » au sens de credo, du sanskrit « kred », Glaubige Erwartungdit Freud. Elle assure l’entrée du sujet dans l’univers des signes et de la création. Le père-appui de ce triomphe symbolique n’est pas le père oedipien, mais bien ce « père imaginaire », « père de la préhistoire individuelle » selon Freud, qui garantit l’identification primaire.

         Dans les circonstances toutes différentes de la création littéraire, par exemple, ce moment essentiel de la formation du symbole qu’est la position maniaque en doublure de la dépression peut se manifester par la constitution d’une filiation symbolique (ainsi le recours à des noms propres relevant de l’histoire réelle ou imaginaire du sujet dont celui-ci se présente comme l’héritier ou l’égal et qui commémorent, en réalité, par-delà la défaillance paternelle, l’adhésion nostalgique à la mère perdue).

         Revenons aux deux types de dépressions que j’ai relevés en commençant : dépression objectale (implicitement agressive), dépression narcissique (logiquement antérieure à la relation libidinale d’objet). Affectivité aux prises avec les signes, les débordant, les menaçant, ou les modifiant. A partir de ce tableau, l’interrogation que nous suivrons pourra se résumer ainsi : la création esthétique et notamment littéraire, mais aussi le discours religieux dans son essence imaginaire, fictionnelle, proposent un dispositif dont l’économie prosodique, la dramaturgie des personnages et le symbolisme implicite sont une représentation sémiologique très fidèle de la lutte du sujet avec l’effondrement symbolique.

         Si la psychanalyse considère qu’elle dépasse la représentation littéraire en efficacité, notamment en renforçant les possibilités idéatoires du sujet, elle se doit aussi de s’enrichir en prêtant davantage d’attention à ces solutions sublimatoires de nos crises, pour être non pas un antidépresseur neutralisant, mais un contre-dépresseur lucide.

 

Transition ? Ou paragraphe suivant à situer après le titre « L’enchaînement brisé » ?

         Rappelons-nous maintenant la parole du déprimé : répétitive et monotone. Dans l’impossibilité d’enchaîner, la phrase s’interrompt, s’épuise, s’arrête. Les syntagmes mêmes ne parviennent pas à se formuler. Un rythme répétitif, une mélodie monotone, viennent dominer les séquences logiques brisées et les transformer en litanies récurrentes, obsédantes. Enfin, lorsque cette musicalité frugale s’épuise à son tour, ou simplement ne réussit pas à s’installer à force de silence, le mélancolique semble suspendre avec la profération toute idéation, sombrant dans le blanc de l’asymbolie ou dans le trop-plein d’un chaos idéatoire inordonnable.

 

L’enchaînement brisé : une hypothèse biologique. [7]

 

         Le discours médical observe que la succession des émotions, mouvements, actes ou paroles, considérée comme normale parce que statistiquement prévalente, se trouve entravée dans la dépression : le rythme du comportement global est brisé, acte et séquence n’ont plus ni temps ni lieu pour s’effectuer. Si l’état non dépressif était la capacité d’enchaîner (de « concaténer »), le dépressif, au contraire, rivé à sa douleur, n’enchaîne plus et, en conséquence, n’agit ni ne parle.

 

Les « ralentis » : deux modèles.

 

         Nombreux sont les auteurs qui ont insisté sur le ralentissement moteur, affectif et idéïque caractéristique de l’ensemble mélancolico-dépressif.

         Un des modèles proposés pour penser les processus sous-jacents à l’état de ralentissement dépressif, le « learned helplessness » (désarroi appris), part de l’observation selon laquelle, toutes issues fermées, l’animal aussi bien que l’homme apprend à se retirer au lieu de fuir ou de combattre. Le ralentissement ou l’inaction, qu’on pourrait appeler dépressifs, constitueraient donc une réaction apprise de défense contre une situation sans issue et contre des chocs inévitables. Les antidépresseurs tricycliques restaurent apparemment la capacité de fuite, ce qui laisse supposer que l’inaction apprise est liée à une déplétion noradrénergique ou à une hyperactivité cholinergique.

         Selon un autre modèle, tout comportement serait gouverné par un système d’autostimulation, basé sur la récompense, qui conditionnerait l’amorce des réponses. Le rôle du locus coereleus du faisceau médian du télencéphale serait essentiel dans l’autostimulation et la médiation noradrénergique. Le traitement antidépressif exigerait donc une augmentation noradrénergique et une diminution sérotoninergique.

 

Le langage comme « stimulation » et « renforcement »

 

         A ce point des tentatives actuelles de penser les deux voies – psychique et biologique – des affections, nous pouvons poser à nouveau la question de l’importance axiale du langage chez l’être humain.

         Dans l’expérience de séparation sans solution ou de chocs inévitables ou encore de poursuite sans issue, et contrairement à l’animal qui n’a de recours que le comportement, l’enfant peut trouver une solution de lutte ou de fuite dans la représentation psychique et dans le langage. Il imagine, pense, parle la lutte ou la fuite ainsi que toute une gamme intermédiaire, ce qui peut lui éviter de se replier sur l’inaction ou de faire le mort, blessé par des frustrations ou nuisances irréparables. Cependant pour que cette solution non dépressive au dilemme mélancolique fuir – combattre : faire le mort  (flight/ fight : learned helplessness) soit élaborable, il faut à l’enfant une solide implication dans le code symbolique et imaginaire ; lequel, à cette condition seulement, devient stimulation et renforcement. Alors, il initie des réponses à une certaine action, elle aussi implicitement symbolique, informée par le langage ou dans l’action du langage seul. Si la dimension symbolique s’avère au contraire insuffisante, le sujet se retrouve dans la situation sans issue du désarroi qui débouche sur l’inaction et la mort. En d’autres termes, le langage dans son hétérogénéité (processus primaires et secondaires, vecteur idéïque et émotionnel de désir, de haine, de conflits) est un puissant facteur qui, par des médiations inconnues, exerce un effet d’activation (comme, à l’inverse, d’inhibition) sur les circuits neurobiologiques.

 

Autres translations possibles entre le sens et le fonctionnement cérébral.

 

         Divers facteurs neuro-biologiques identifiés par la neuropsychiatrie constituent des conditions matérielles qui empêchent la circulation des flux neuronaux et entravent la séquentialité des circuits linguistiques qui en dépendent. Il n’en reste pas moins que si un dysfonctionnement de noradrénaline et de sérotonine, ou bien de leur réception, entrave la conductibilité des synapses et peut conditionner l’état dépressif, le rôle de ces quelques synapses, dans la structure en étoile du cerveau, ne saurait être absolu. Une telle insuffisance peut être contrecarrée par d’autres phénomènes chimiques et aussi par d’autres actions externes (y compris symboliques) sur le cerveau qui s’y accommode par des modifications biologiques. En effet, l’expérience de la relation à l’autre, ses violences ou ses délices, impriment en définitive leur marque sur ce terrain biologique et achèvent le tableau bien connu du comportement dépressif. Sans renoncer à l’action chimique dans le combat contre la mélancolie, l’analyste dispose (ou pourra disposer) d’une gamme étendue de verbalisations de cet état et de ses dépassements. Tout en restant attentif à ces interférences, il s’en tiendra aux mutations spécifiques du discours dépressif ainsi qu’à la construction de sa propre parole interprétative qui en résulte.

 

Le saut psychanalytique : enchaîner et transposer.

 

         Du point de vue du psychanalyste, la possibilité d’enchaîner des signifiants (paroles ou actes) semble dépendre d’un deuil accompli vis-à-vis d’un objet archaïque et indispensable, aussi bien que des émotions qui s’y rattachent. Deuil de la Chose, cette possibilité provient de la transposition, au-delà de la perte et sur un registre imaginaire ou symbolique, des marques d’une interaction avec l’autre s’articulant selon un certain ordre.

         Délestées de l’objet originaire, les marques sémiotiques s’ordonnent d’abord en séries, selon les processus primaires (déplacement et condensation), ensuite en syntagmes et en phrases, selon les processus secondaires de la grammaire et de la logique. Toutes les sciences du langage s’accordent aujourd’hui à reconnaître que le discours est dialogue : que son ordonnancement, aussi bien rythmique et intonationnel que syntaxique, nécessite deux interlocuteurs pour s’accomplir. Il faudrait ajouter le fait que les séquences verbales n’adviennent qu’à condition de substituer à un objet originaire plus ou moins symbiotique une trans-position qui est une véritable re-constitution donnant rétroactivement forme et sens au mirage de la Chose originaire. Ce mouvement décisif de la transposition comprend deux versants : le deuil accompli de l’objet (et dans son ombre, le deuil de la Chose archaïque), ainsi que l’adhésion du sujet à un registre de signes (signifiant de par l’absence de l’objet, précisément) ainsi seulement susceptible de s’ordonner en séries. On en trouve le témoignage dans l’apprentissage du langage par l’enfant, errant intrépide, qui quitte sa couche pour retrouver sa mère dans le royaume des représentations. Le déprimé en est un autre témoin, à rebours, lorsqu’il renonce à signifier et s’immerge dans le silence de la douleur ou le spasme des larmes qui commémorent les retrouvailles avec la Chose.

         Le déprimé a acquis le langage (il n’est ni autiste ni psychotique), ce qui veut dire qu’il s’est séparé de la Chose (maternelle, naturelle) puisqu’il sait la nommer, et qu’il en parle. Mais il dénie cette séparation et le langage qui s’en est suivi. Le « signifiant » sans la Chose et ses affects qu’elle a captés, raptés, encryptés –le signifiant du langage donc le laisse orphelin, endeuillé, il s’y sent étranger, abandonné, incapable, nul, suicidaire. C’est du côté du pré-objet perdu, du côté de la Chose, que restent encryptés les affects de besoin et de désir, dont le déprimé se sent par conséquent comme dépossédé, et dont seule la tristesse porte témoignage.

 

Langue morte et Chose enterrée vivante.

 

         Dans le cas idéal, l’être parlant fait un avec son discours : la parole n’est-elle pas notre « seconde nature » ? Au contraire, le dire du dépressif est pour lui comme une peau étrangère : le mélancolique est comme un étranger dans sa langue maternelle. Il a perdu le sens – la valeur - de sa langue maternelle, faute de perdre sa mère. La langue morte qu’il parle et qui annonce son suicide cache une Chose enterrée vivante. Mais celle-ci, il ne la traduira pas pour ne pas la trahir : elle restera emmurée dans la « crypte » de l’affect indicible, captée analement, sans issue.

         Une patiente sujette à de fréquents accès de mélancolie est venue à notre premier entretien avec un chemisier de couleur vive sur lequel était inscrit d’innombrables fois le mot « maison ». Elle me parlait de ses soucis autour de son appartement, de ses rêves de buildings construits de matériaux hétéroclites et d’une maison africaine, lieu paradisiaque de son enfance, perdue par la famille dans des circonstances dramatiques.

« Vous êtes en deuil d’une maison, lui dis-je.

-Maison ? répond-elle, je ne comprends pas, je ne vois pas ce que vous voulez dire, les mots me manquent. »

Son discours est volubile, rapide, fébrile, mais tendu dans une excitation froide et abstraite. Elle ne cesse de se servir du langage : « Mon métier de professeur, dit-elle, m’oblige à parler sans arrêt, mais j’explique la vie des autres, je n’y suis pas ; et même quand je parle de la mienne, c’est comme si je parlais d’un étranger. » L’objet de sa tristesse, elle le porte inscrit dans la douleur de sa peau et de sa chair, et jusque dans la soie de son chemisier qui lui colle au corps. Il ne passe toutefois pas dans sa vie mentale, il fuit sa parole, ou plutôt : la parole d’Anne a abandonné le chagrin et sa Chose pour construire sa logique et sa cohérence désaffectée, clivée. Comme on fuit une souffrance en se jetant à « corps perdu » dans une occupation aussi réussie qu’insatisfaisante.

 

         Aussi le dépressif est-il un observateur lucide, veillant nuit et jour sur ses malheurs et malaises, cette obsession inspectrice le laissant perpétuellement dissocié de sa vie affective au cours des périodes « normales » séparant les accès mélancoliques. Il donne cependant l’impression que son armure symbolique n’est pas intégrée, que sa carapace défensive n’est pas introjectée. La parole du dépressif est un masque – belle façade taillée dans une « langue étrangère ».

 

Le ton qui fait la chanson.

 

         Cependant, si la parole dépressive évite la signification phrastique, son sens (sémiotique) n’est pas complètement tari. Il se dérobe parfois (comme on le verra dans l’exemple qui suit) dans le ton de la voix qu’il faut savoir entendre pour y déchiffrer le sens de l’affect. Des travaux sur la modulation tonale de la parole déprimée nous en apprennent et nous en apprendront long sur certains dépressifs qui, dans le discours, se montrent désaffectés mais qui, au contraire, gardent une forte et variée émotivité cachée dans l’intonation ; ou bien sur d’autres dont l’ « émoussement affectif » est conduit jusqu’au registre tonal qui demeure (parallèlement à la séquence phrastique brisée en « ellipses non recouvrables ») plat et grevé de silences.

         En cure analytique, cette importance du registre supra-segmental de la parole (intonation, rythme) devrait conduite l’analyste, d’une part, à interpréter la voix et, d’autre part, à désarticuler la chaîne signifiante banalisée et dévitalisée, pour en extraire le sens caché infrasignifiants du discours dépressif qui se dissimule dans les fragments de lexèmes, dans des syllabes ou groupes phoniques cependant étrangement sémantisés.

 

         Anne se plaint en analyse d’états d’abattement, de désespoir, de perte de goût de la vie, qui la conduisent fréquemment à se retirer des jours entiers dans son lit, refusant de parler et de manger (l’anorexie pouvant alterner avec la boulimie), prête, souvent, à avaler le tube de somnifères sans avoir cependant jamais franchi le seuil fatidique. Cette intellectuelle parfaitement insérée dans une équipe d’anthropologues dévalorise cependant toujours son métier et ses réalisations, se disant « incapable », « nulle », « indigne », etc. Nous avons analysé, au tout début de la cure ; le rapport conflictuel qu’elle entretient avec sa mère, pour constater que la patiente a opéré un véritable avalement de l’objet maternel haï mais conservé ainsi au fond d’elle-même et devenu source de rage contre elle-même et de sentiment de vide intérieur. Toutefois, j’avais l’impression, ou comme dit Freud la conviction contretransférentielle, que l’échange verbal conduisait à une rationalisation des symptômes mais non pas à leur élaboration (Durcharbeitung). Anne me confirmait dans cette conviction : « Je parle, disait-elle souvent, comme au bord des mots et j’ai le sentiment d’être au bord de ma peau, mais le fond de mon chagrin demeure intouchable. »

         J’ai pu interpréter ces propos comme un refus hystérique de l’échange castrateur avec moi. Cette interprétation ne semblait toutefois pas suffisante, compte tenu de l’intensité de la plainte dépressive et de l’importance du silence qui soit s’installait, soit morcelait le discours de manière « poétique », indéchiffrable par moments. Je dis : « Au bord des mots, mais au sein de la voix, car votre voix se trouble quand vous me parlez de cette tristesse incommunicable. » Cette interprétation, dont on entend bien la valeur séductrice, peut avoir, dans le cas d’un patient dépressif, le sens de traverser l’apparence défensive et vide du signifiant linguistique et de chercher l’emprise (Bemächtigung) sur l’objet archaïque (le pré-objet, la Chose) dans le registre des inscriptions vocales. Or, il se trouve que cette patiente a souffert dans les premières années de sa vie de graves maladies de peau et qu’elle a été sans doute privée et du contact avec la peau de sa mère, et de l’identification à l’image du visage maternel dans le miroir. J’enchaîne : « Ne pouvant pas toucher votre mère, vous vous cachiez au-dessous de votre peau, « au bord de la peau » ; et dans cette cachette, vous enfermiez votre désir et votre haine contre elle dans le son de votre voix, puisque vous entendiez la sienne au loin. »

         Nous sommes ici dans les régions du narcissisme primaire, où se constitue l’image du moi et où, précisément, l’image du futur dépressif n’arrive pas à se consolider dans la représentation verbale. La raison en est que le deuil de l’objet n’est pas fait dans cette représentation. Au contraire, l’objet est comme enterré – et dominé – par des affects jalousement gardés et, éventuellement, dans des vocalises. Je pense que l’analyste peut et doit pénétrer jusqu’à ce niveau vocal du discours par son interprétation, sans craindre d’être intrusif. En donnant un sens aux affects tenus secrets à cause de l’emprise sur le pré-objet archaïque, l’interprétation à la fois reconnaît cet affect, mais aussi le langage secret que le dépressif lui donne (ici, la modulation vocale), lui ouvrant une voie de passage au niveau des mots et des processus secondaires. Ceux-ci – donc le langage – jusqu’à présent considérés vides, parce que coupés des inscriptions affectives et vocales, se revitalisent et peuvent devenir un espace de désir, c’est-à-dire de sens pour le sujet.

  Un autre exemple extrait du discours de la même patiente montrera combien une destruction apparente de la chaîne signifiante la soustrait au déni où la déprimée s’est bloquée et lui confère les inscriptions affectives que la dépressive meurt de tenir secrètes.

De retour de vacances d’Italie, Anne me raconte un rêve. Il y a un procès, comme le procès de Barbie : je fais l'accusation, tout le monde est convaincu, Barbie est condamné. Elle se sent soulagée, comme si on l'avait libérée elle-même d'une torture possible de la part d'un quelconque tortionnaire, mais elle n'est pas là, elle est ailleurs, tout cela lui semble creux, elle préfère dormir, sombrer, mourir, ne jamais se réveiller, dans un rêve de douleur qui cependant l'attire irrésistiblement, « sans aucune image »... J’entends l'excitation maniaque autour de la torture qui saisit Anne dans ses relations avec sa mère et, parfois, avec ses partenaires, dans les intervalles de ses « déprimes ». Mais j'entends aussi : « Je suis ailleurs, rêve de douleur-douceur sans image », et je pense à sa plainte dépressive d'être malade, d'être stérile. Je dis : « A la surface : des tortionnaires. Mais plus loin, ou ailleurs, là où est votre peine, il y a peut-être : torse-io-naître/pas naître. »

Je décompose le mot « tortionnaire » : je le torture en somme, je lui inflige cette violence que j'entends enterrée dans la parole souvent dévitalisée, neutre, d'Anne elle-même. Cependant, cette torture que je fais apparaître au grand jour des mots provient de ma complicité avec sa douleur : de ce que je crois être mon écoute attentive, reconstituante, gratifiante de ses malaises innommés, de ces trous noirs de douleur dont Anne connaît le sens affectif mais dont elle ignore la signification. Le torse, le sien sans doute, mais lové à celui de sa mère dans la passion du fantasme inconscient; deux torses qui ne se sont pas touchés quand Anne était bébé, et qui s'éclatent maintenant, dans la rage des paroles au moment des disputes des deux femmes. Elle — io — veut naître par l'analyse, se faire un autre corps. Mais accolée sans représentation verbale au torse de sa mère, elle ne parvient pas à nommer ce désir, elle n’a pas la signification de ce désir. Or, ne pas avoir la signification du désir, c'est ne pas avoir le désir lui-même. C'est être prisonnier de l'affect, de la Chose archaïque, des inscriptions primaires des affects et des émotions. C'est là précisément que règne l'ambivalence, et que la haine pour la Chose-mère se transforme immédiatement en dévalorisation de soi... Anne enchaîne en confirmant mon interprétation : elle abandonne la problématique maniaque de la torture et de la persécution pour me parler de sa source dépressive. En ce moment, elle est envahie par la peur d'être stérile et par l'envie sous-jacente de donner naissance à une fille: « J'ai rêvé que de mon corps sortait une petite fille, le portrait craché de ma mère, alors que je vous ai souvent dit que lorsque je ferme les yeux je n'arrive pas à me représenter son visage, comme si elle était morte avant que je naisse et qu'elle m'entraînait dans cette mort. Voilà maintenant que j'accouche et c'est elle qui revit... »

 

Le sens omnipotent

 

Le sujet d’un sens est déjà là, même si le sujet de la signification linguistique n’est pas encore construit et attend pour advenir la position dépressive. Le sens déjà là (qu’on peut supposer étayé par un surmoi précoce et tyrannique) est fait de rythmes et de dispositifs gestuels, acoustiques, phonatoires où le plaisir s’articule dans des séries sensorielles qui sont une première différenciation vis-à-vis de la Chose excitante aussi bien que menaçante et de la confusion autosensuelle. Ainsi s’articule en discontinuité organisée le continuum du corps en voie de devenir un « corps propre », exerçant une maîtrise précoce et première, fluide mais puissante sur les zones érogènes confondues avec le pré-objet, avec la Chose maternelle. Ce qui nous apparaît au premier plan psychologique comme une omnipotence est la puissance des rythmes sémiotiques qui traduisent une présence intense du sens chez un pré-sujet encore incapable de signification.

 

La tristesse retient la haine

 

Une construction symbolique ainsi acquise, une subjectivité bâtie sur une telle base peuvent s’effondrer facilement lorsque l’expérience de nouvelles séparations, ou de nouvelles pertes, ravive l’objet du déni primaire et bouscule l’omnipotence qui s’était préservée au prix de ce déni. Le signifiant langagier qui était un semblant est emporté alors par les émois, comme une digue par une houle océanique. Inscription primaire de la perte qui perdure en deçà du déni, l’affect submerge le sujet. Mon affect de tristesse est l’ultime témoin cependant muet que j’ai, malgré tout, perdu la Chose archaïque de l’emprise omnipotente. Cette tristesse est le filtre ultime de l’agressivité, la retenue narcissique de la haine qui ne s’avoue pas, non par simple pudeur morale ou surmoïque, mais parce que dans la tristesse le moi est encore confondu avec l’autre, il le porte en soi, il introjecte sa propre projection omnipotente et en jouit. Le chagrin serait ainsi le négatif de l’omnipotence, l’indice premier et primaire que l’autre m’échappe, mais que le moi, cependant, ne s’accepte pas abandonné.

 

Destin occidental de la traduction

 

         Ainsi donc, si la tristesse retient la haine, c’est bien ma capacité de la nommer et de l’élucider –de nommer et d’élucider mes ambivalences amour/haine, mes latences dépressives – qui fait de cette transposition des affects dans le langage un antidépresseur.

         Je dis « transposition » des affects dans le langage et je dois ajouter qu’il existe des modalités de cette transposition qui varient non seulement d’une structure psychique à l’autre, d’une personne à l’autre, mais aussi d’une culture à l’autre et même d’une époque historique à l’autre. La civilisation occidentale (greco-judéo-chrétienne) fait le pari sur la traductibilité : je peux nommer vrai.

L’Etre qui me déborde – y compris l’être de l’affect – peut trouver son expression adéquate ou quasi adéquate. Le pari de la traductibilité est aussi un pari de maîtriser l’objet originaire et, en ce sens, une tentative de combattre la dépression (due à un pré-objet envahissant dont je ne peux faire le deuil) par une cascade de signes destinée précisément à capter l’objet de joie, de peur, de douleur. La métaphysique grecque-juive-chrétienne, avec son obsession de traductibilité, est un discours de la douleur dite et soulagée par cette nomination même. D’autres cultures, comme la chinoise, semblent être moins des cultures de la traduction que de la transcription, qui peuvent ignorer, dénier la Chose originaire, pour disséminer la douleur au profit de la légèreté des signes recopiés ou enjoués, sans dedans et sans vérité. L’avantage des civilisations qui opèrent sur ce modèle de l’écriture (et non du langage ou du verbe) consiste à les rendre aptes à marquer l’immersion du sujet dans le cosmos, son immanence mystique avec le monde : comme le fait l’écriture chinoise immergée dans le Tao où se résorbent et se ressourcent l’homme et la femme. Mais, comme me l’avoue un ami chinois, une telle culture est sans moyens devant l’irruption de la douleur. Ce manque est-il un avantage ou une défaillance ?

L’homme occidental, au contraire, est persuadé de pouvoir traduire sa mère – il y croit certes, mais pour la traduire, c’est-à-dire la trahir, la transposer, s’en libérer. Ce mélancolique triomphe sur sa tristesse d’être séparé de l’objet aimé par un incroyable effort à maîtriser les signes de sorte à les faire correspondre à des vécus originaires, innommables, traumatiques.

         Plus encore et en définitive, cette croyance dans la traductibilité (« maman est nommable, Dieu est nommable fut-ce à l’infini ») conduit à un discours fortement individualisé, évitant la stéréotypie et le cliché, aussi bien qu’à la profusion des styles personnels. Mais par là-même, nous aboutissons à la trahison par excellence de la Chose unique et en soi (de la Res divina) : si toutes les manières de la nommer sont permises, la Chose postulée en soi ne se dissout-elle pas dans les mille et une manières de la nommer ? La traductibilité postulée aboutit en la multiplicité des traductions possibles. Le mélancolique potentiel qu’est le sujet occidental, devenu traducteur acharné, s’achève en joueur affirmé ou en athée potentiel. La croyance initiale en la traduction se transforme en une croyance dans la performance stylistique pour laquelle l’en-deçà du texte, son autre, fût-il originaire, compte moins que la réussite du texte même.

         Il nous reste par conséquent une seule croyance : non plus celle en un objet absolu à traduire (Mère, Père ou Divin), mais la croyance dans l’expérience de la traduction elle-même. Une seule manière de traverser la dépression : la traduction ? Mais à fond, par delà la peau morte des éléments de langage : par cette expérience où signification et affect sont réunis dans la chair des mots. Par la traduction comme acte imaginaire, comme écriture : le plus séduisant, le plus subtil des antidépresseurs.

 

Des vulnérabilités aux langages amoureux.

Que devient l’humanisme de l’interaction politique dans le contexte du troisième millénaire où un nouveau paramètre a surgi : le fait qu’« Il y a toujours de l'information » ? Assistons-nous à la disparition de l’espace intérieur, que Diderot cherchait déjà à réhabiliter en faisant un détour par les sourds et muets ? Ou, au contraire, verrons-nous le surgissement de surprenantes complexités de situations, de sensations et de sens, qui nécessiteront une continuelle créativité de la part de chacun, de chacune ?

Serait-ce la faute de la science, de la technique qui recouvrent et résorbent la proximité ? Pas seulement. Bien qu’aujourd’hui resurgissent encore les vieilles phobies contre la technique supposée dénaturer la sacro-sainte « nature humaine » : ainsi l’intervention de la science, in utero ou sur l’ADN, pour remédier aux malformations ou aux maladies, provoque le laisser-faire des uns et les résistances effrayées des autres. Pourtant, l’« automanipulation de l’être humain » (selon la formule du jésuite Karl Rahner) n’a pas débuté à l’ère atomique, ni à celle des cellules souches, mais semble coextensive à Homo Sapiens dès qu’il a été capable de langage et de diverses techniques.

Certains prétendent aussi qu’il suffirait de donner libre cours à la « com », à la finance, à l’entreprise et aux technologies intelligentes qui engendreraient la version « troisième millénaire » de l’humanisme, pour que naisse un sujet nouveau, « affiné et coopératif, jouant avec lui-même », bien que conscients que « des conflits intenses » l’attendent entre-temps. Pour quand, pour qui, et où, une telle humanité aussi coopérative que sur « Facebook » ? Nous venons de le constater avec ce que l’on appelle le « printemps arabe » : le chemin est long entre le désir d’en découdre, allumé par SMS, et la mise en oeuvre d’une véritable liberté démocratique.

Cette attitude qui se veut moderne néglige un aspect important de la séduction religieuse qui s’exerce partout dans la globalisation, malgré la peur que suscitent les heurts entre religions. Sous l’engouement vers les « spiritualités », une autre vision de l’humain se dessine aujourd’hui qui, en contrepoint à l’âge de la biotechnique, découvre et développe l’intelligence de la spécificité intime. Je cherche, je découvre, j’entends, je partage le langage singulier de cet homme-ci, de cette femme-là : c’est l’haecceitas de Duns Scot, le « ceci » - qui n’est pas nécessairement l’infirme, bien qu’il puisse l’être. J’INVESTIS une nouvelle singularité, son monde inconnu, et non plus « manquant », « anormal » ou « obstiné » dans sa tension vers la « norme universelle », mais simplement et non moins radicalement spécifique et libre. Rappelons-nous qu’« investir » vient du sanscrit +sradh, +kred, en latin CREDO. J’investis le différent, le singulier, le vulnérable, le déficient : je lui fais confiance, et lui aussi. Réciprocité des confiances : RELIANCE, fondement du lien inter-psychique, approfondissement de l’intra-psychique.

L’attrait qu’exercent les spiritualités traditionnelles réside dans cette prise en compte de l’espace intérieur et dans son dépassement dans un mouvement d’ascèse, de purification et de transcendance. Pour être verticale (ascension vers le haut et la pureté), cette dimension de l’Homo sapiens et sa doublure qu’est l’Homo religiosus n’est pas exclusivement ascétique, mais comporte son enfer comme son paradis. Elle a ouvert la voie à la complexité psychosexuelle, voire à la liberté de l’expérience intérieure. « Ego Affectus est » et « Credo Experto » (avait dit saint Bernard, moine guerrier et homme amoureux, croisé, contemporain des troubadours et précurseur de la Renaissance) ; « Je demande à Dieu de me laisser libre de Dieu » (avait insisté Maître Eckhart, léguant son vocabulaire mystique à la philosophie allemande) ; « Jouez, mes sœurs, aux échecs, oui, pour faire échec et mat au Seigneur » (avait suggéré Thérèse d’Avila).

Parmi les accompagnements de ce dépassement de soi avec l’autre, tels que nous les proposent les sciences de l’homme, issues des Lumières, la psychanalyse est peut-être la plus apte à aborder ce territoire que revendiquent les « spiritualités ». En effet ce n’est pas un Soi idéal, hanté par le souci de dominer sa « matière » que nous lègue la percée freudienne, mais une subjectivation toujours déjà « dialogique » et « en chemin », « en procès », foncièrement hétérogène, innovante lorsque nos vulnérabilités essentielles sont investies par celles des autres. En reconnaissant cette hétérogénéité (moi-autre, biologie-sens, etc.), ce déséquilibre, cette position frontalière de l’être parlant, nous reconnaissons qu’autrui est tout autant source de fragilité que de créativité. Dans cette perspective, la psychanalyse participe à la refondation du nouvel humanisme.

En disant que les êtres parlants sont des « singularités instables et innovantes », plutôt que « vulnérables » ou « fragiles », nous mettons l’accent sur la singularité qui se partage dans la chaîne politique plurielle, si, et seulement si, cette dernière ajoute à la solidarité du groupe envers chacun de ses membres la profondeur de l’espace intérieur. Ecouter la singularité maximale du langage, comme nous y invite la psychanalyse, contribue à la refondation de ce nouvel humanisme dont le manque est l’envers solidaire de la crise économique, sociale, existentielle et, disons-le, civilisationnelle.

 

Julia Kristeva



[1] Gérard de Nerval, Aurélia dans Œuvres Complètes, Paris, Gallimard, coll. « La Pléiade », 1952, tome I, p. 377.

[2] Sigmund Freud, « Le moi et le ça » (1923) dans Essais de psychanalyse, Paris, Payot, 1976, p. 200 ; S.E., t. XIX, p. 31 ; G.W., t. XIII, p. 258.

[3] Sur l’affect, voir A. Green, Le Discours vivant, P.U.F., Paris, 1971 et E. Jacobson, Depression, Comparative studies of normal, neurotic and psychotic condition, N.Y., Int. Univ. Press, 1977 ; trad. franç., Payot, 1984.

[4] Platon insiste sur le caractère nécessaire mais non divin parce qu’instable, incertain, tout en mutation et en devenir du réceptacle (υποδοχείον) qui est nommé aussi espace (χώρα) vis-à-vis de la raison ; il est même innommable, invraisemblable, bâtard : « Une place indéfiniment ; il ne peut subir la destruction, mais il fournit un siège à toutes choses qui ont un devenir, lui-même étant saisissable, en dehors de toute sensation, au moyen d’une sorte de raisonnement bâtard ; à peine entre-t-il en créance ; c’est lui précisément aussi qui nous fait rêver quand nous l’apercevons, et affirmer comme une nécessité que tout ce qui est doit être quelque part, en un lieu déterminé… » (Timée, § 52). S’agit-il d’une « chose » ou d’un mode de langage ? – l’hésitation entre l’une et l’autre attribue au réceptacle une indécision supplémentaire ; il s’agit d’éléments antérieurs à l’univers en mêm temps qu’au nom, voire à la syllabe : « Nous les appelons principes et les posons comme éléments de l’Univers, alors que pas même le rang de syllabes ne leur convient, à y réfléchir tant soit peu, dans une comparaison vraisemblable. » (Ibid., § 48) « De ces corps, en effet, dire singulièrement lequel il faut appeler réellement eau plutôt que feu, et lequel de tel nom plutôt que de tous les autres tour à tour, cela de telle sorte qu’on puisse user d’un langage assuré et stable, voilà chose difficile. […] Mais ce sont là, dans leur singularité, êtres à ne point nommer. » (Ibid., § 49). Le terme platonicien (χώρα) explicite une difficulté insurmontable pour le discours : une fois nommé, le fonctionnement, fût-il pré-symbolique, est ramené dans une position symbolique. Tout ce que le discours peut faire, c’est de distinguer, par un « raisonnement bâtard », le réceptacle de la motilité dans en faire un être toujours posé en lui-même, ni une projection de l’Un. Platon nous y invite lorsqu’il décrit cette motilité ainsi : « Et, du fait que les forces qui l’emplissaient n’étaient ni semblables ni de poids égal, aucune de ces parties n’étaient en équilibre, mais, irrégulièrement de partout balancée, secouée qu’elle était par ces forces, dans son mouvement à leur tour elle les secouait. Mais, ainsi agitées, les qualités sans cesse se portaient chacune de leur côté et se séparaient, tout comme les vans et instruments à nettoyer le blé… […] … plus ils étaient dissemblables, plus elle les détachait les unes des autres ; plus ils étaient semblables, plus elle les pressait ensemble ; c’est ainsi que les uns et les autres ont occupé respectivement une place, avant même que l’Univers constitué par leur arrangement ait pris naissance… ; mais ils se trouvaient, certes, tout à fait en état où l’on peut s’attendre à trouver toute chose, quand Dieu en est absent. » (Ibid., § 53). « Conjonctions » et « disjonctions » indéfinies, fonctionnantes, privées de Dieu et sans être un univers, l’espace-réceptacle platonicien est une mère et une nourrice : « Et, comme il est juste, il convient de comparer ce qui reçoit à la mère, l’original au père, la nature intermédiaire entre les deux à l’enfant… » (Ibid., § 50) ; « Or précisément, la nourrice se mouillait, s’embrasait, recevait les formes de la terre et de l’air, et subissait toutes les affections qui s’ensuivent. » (Ibid., § 52).

[5] Voir notre Révolution du langage poétique, Paris, Seuil, 1974, chap. A. I., p. 22-23 et p. 41-42.

[6] Hanna Segal, « Note on symbol formation », International Journal of Psycho-analysis, vol. 37, 1957, part. 6 ; trad. franç., Revue française de psychanalyse, t. 34, n°4, juillet 1970, p. 685-696.

[7] Rappelons les progrès de la pharmacologie dans ce domaine : découverte en 1952 par Delaye et Deniker de l’action des neuroleptiques sur les états d’excitation ; emploi en 1957 par Kuhn et Kline des premiers antidépresseurs majeurs ; maîtrise, au début des années 60, par Schou de l’utilisation des sels de lithium.

 

 

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