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Le lieu psychanalytique

 

 

 

Julia Kristeva : Le lieu psychanalitique, Congrès des Psychanalystes de Langue Française, 14 mai 2021 "Espace psychique, lieux, inscriptions"

 

 

 

Merci aux rapporteurs Eva Weil, Viviane Chetrit et Michel Granek d’avoir éclairé et déployé le lieu et l’espace de la psychanalyse. En échos aux échanges sur le destin transgénérationnel, je voudrais associer deux temporalités de l’inconscient et du transfert.

D’abord, une temporalité qui traverse le judaïsme, que le génie de Freud inscrit dans ce que l’expérience analytique a d’universel et que j’avais l’intention de développer à Jérusalem, le lieu prévu initialement pour notre congrès. Je ne l’esquisserai que très brièvement, aujourd’hui, pour vous convaincre que le lieu psychanalytique est un dépôt de l’histoire, autrement dit qu’on ne quitte pas Jérusalem quand on s’engage en psychanalyse.

Je rappelle ensuite quelques répercussions de la pandémie virale actuelle sur l’espace-temps psychanalytique.

1/ Exode, exil, retour

La fondation d’Israël, selon la Torah et le Talmud, n’est qu’un perpétuel arrachement : exode, exil, retour. Cette instabilité, qui s’insinue dès l’origine dans l’origine elle-même, ce voyage fondateur qui dissémine d’emblée l’essence du peuple élu, déracinent les humains de leur sol pour réunir leur communauté nomade en une seule alliance possible qui n’est, en définitive, que symbolique. Un messianisme universaliste s’esquisse d’ores et déjà : les absents de « chez eux » ne se rassemblent que dans la Parole tendu vers l’Innommable et dans le Livre qui en témoigne.

A l’écoute de mes analysants, qui se transfèrent de leur lieu natal au lien nouveau et provisoire du processus analytique, passages et passerelles, rebonds de ce qu’ils croyaient leur être « propre » vers d’« autres », pensées et liens, - je reprends  la Bible et la relis. Exode, exil, retour.

 

Exode

 

Iahvé dit à Abram : « Va-t’en de ton pays, de ta patrie et de la maison de ton père vers le pays que je te montrerai » (Gn. 12).

Et comme pour faire comprendre que l’errance est structurelle, le texte biblique ne se lasse d’en répéter la figure. Car la Nuée de Iahvé était sur la Demeure pendant le jour et un feu était en elle pendant la nuit, aux yeux de toute la maison d’Israël, en tous leurs déplacements » (Ex 40, 34-38).

Entrée-sortie et alliance : cette logique imprime à la fois une instabilité et une faille essentielle, et une promesse de solidité et de protection qui ne s’obtiennent que dans l’exigence de penser son in-défini, son infini, son problématique perfectionnement moral dans les temps à venir.

 

Exil

 

Restitué par le discours prophétique, l’exil est inséparable de sa rhétorique toute en menaces et en promesses. Isaïe, Jérémie, Ezéchiel parlent une détresse qui apparaît comme une théophanie négative tout autant que comme un appel de renouveau.

Exil et parole prophétique semblent être les deux faces d’une nécessité structurelle : il faut prendre conscience de l’incurable perversion des humains, et se servir de la réalité de la déportation, pour la transformer en une incitation au cheminement psychique, en arrachement à soi-même, en voyage jamais achevé.

L’incantation de Jérémie est une des métaphores les plus puissante de cette désolation prophétique : « Ils pansent à la légère la blessure de la fille de mon peuple / en disant : “Paix ! Paix !” alors qu’il n’y a point de paix. » (Jr 8, 11).

Jamais de paix, et toujours l’exil. Je le répète, ce discours résonne comme une révélation de la faille essentielle de la condition humaine : questionnement, brèche dans la plénitude. Si la conscience reste à l’écoute de son incomplétude, elle devient ce veilleur de nuit qui résorbe sa mélancolie, ainsi que le masochisme primaire, dans un pari sur le sens, continûment reconstruit, d’une vie psychique ainsi possible.

Le christianisme doloriste devait exalter la culpabilité qui résonne dans le duo exil/faute. Il fallait attendre, dans les brèches de l’agnosticisme, une autre écoute intransigeante et cependant bienveillante, celle de la psychanalyse freudienne, pour que l’exil tel que nous le restituent les prophètes, se dévoile dans le transfert comme un pari sur l’arrachement constitutif de la condition humaine.

 

Retour

 

Le retour, en définitive, ne saura être qu’un retour d’Israël dont l’ambition est d’être la « lumière des nations » (Is 42, 6), et « ... Égypte... Coush... Seba... […] passeront chez toi et t’appartiendront » (Is 45, 14).

Mais cet universalisme eschatologique, à peine esquissé nécessite avant tout et absolument un second exode. Le retour lui-même.

La résurrection étant continûment à venir, le voyage s’écrit sans fin. Le retour est une promesse certaine à condition qu’on la lise dans l’ensemble ternaire du trajet voyageur : exode, exil, retour – jamais une fin en soi. Le retour, lui-même, est une figure de l’arrachement, un second exode, prélude à un autre exil, à un autre retour...

« “Paix ! Paix !” alors qu’il n’y a point de paix. » Le cri de Jérémie n’assène pas le désespoir, mais lègue une parole éclairante, qui ouvre le temps biblique.

Je vous propose de penser que ce temps est aussi celui de l’ère planétaire dans laquelle nous sommes entrés après les temps modernes. Un temps dans lequel le nécessaire déracinement ne pourra s’acheminer vers l’apaisement des hommes que dans l’exigence extrême de pensée, d’imagination et de culture, dont participent la découverte et la pratique actuelle de la psychanalyse : toujours au- delà de la séparation et de la perte, dans le voyage hors de soi vers de nouveaux liens inconnus, à réinventer avec les autres. La prophétie de Jérémie n’était qu’un début, continuons le transfert !

2/ Position phobique centrale

Est-ce possible ? Quels sont les particularités, les symptômes de cette sur-vivance que nous avons découvert avec nos patients dans la pandémie vriale ? Où en est l’expérience clinique de l’analyste ? Est-ce que le cadre analytique est modulable ? Et comment ?

En relisant dans ce contexte Malaise dans la civilisation, j’étais saisie par une phrase de Freud qui m’avait échappée, et qui propose « une brève formule » pour « l’évolution de la civilisation » : « le combat de l’espèce humaine pour la vie ». Le combat pour la vie, voilà ce qui nous saisit, à ce moment extrême, où la viralité est perçue, non seulement comme un ennemi de l’extérieur, mais comme une complice menaçante au sein même de notre propre intérieur : l’agent pathogène est en nous ; se développe en nous, nous en sommes.

Dans ce contexte l’analyse est frappée par l’extrême proximité qui se perlabore dans la cure, tout particulièrement quand elle est menée par téléphone.

Le pacte analytique appelle toujours et chacun des protagonistes, l’analyste en particulier, à ne trouver la bonne distance qu’en assumant dans le lien transféro-contretransférenciel l’intensité du trauma réveillé par la viralité. Ces traumas, l’analysant n’est venu que pour pouvoir les nommer, et l’analyste seul peut les entendre. Je suis sollicitée pour être à la hauteur du trauma. La pandémie a ouvert le trauma au centre de la singularité de chacun. Le discours macro-politique des mesures, les statistiques, l’économie, les engagements idéologiques ne participent pas de cette dimension. Assumer le trauma veut dire qu’il ne suffit pas d’écouter uniquement avec l’oreille, mais avec la chair des mots. Comment ?

J’ai relu Hamlet à cause de Dostoïevski . Le personnage de Shakespeare emploie l’expression de readiness, que Bonnefoy traduit par « disponibilité » plutôt que par « être prêt » . Ce à quoi Hamlet/ Shakespeare est prêt ou disponible, c’est la mort. La mort qui l’entoure, qui est à l’œuvre dans l’humain, et que lui-même ne se refuse pas à donner. Hamlet est agent et victime. La pièce se termine par l’invraisemblable promesse de Fortinbras d’entendre, et de continuer à interpréter cette readiness, cette disponibilité d’Hamlet, une disponibilité à la mort. C’est de la disponibilité à la mort, autrement dit de la coprésence de la mortalité dans la vie même que découle la gravité d’une éthique de la psychanalyse : l’éthique de la sur-vivance.

Pour le dire autrement, le lieu analytique offre une écoute particulière qui participe de la dimension pulsionnelle du trauma, et que j’appelle la chair des mots.

Beaucoup d’analysants se sont plaints de la solitude que leur impose le confinement et le déconfinement. Dans la situation pré-virale, la solitude de l’internaute se bercé de l’illusion ne pas être isolé parce qu’il était connecté. L’analyste connait aussi la solitude enkystée dans le cadre familial confiné. Ou dans d’autres formes de désocialisation physique. La pandémie virale a fragmenté ces solitudes en une sorte de mousse implosive ou explosive : désintégration consciente et inconsciente, angoisse du vide, attaque de persécution, déchaînement de haine et de violence. La séance devient le seul lieu où cette déliaison toxique peut avoir une chance de se faire entendre et perlaborer. Je résume, l’analyse est exposée à reconnaitre et accueillir la position phobique centrale du psychisme.

Ilse et Robert Barande, dans leur Rapport sur la Perversion (1982) font le lien entre la position phobique centrale et la néoténie : les êtres humains étant nés inachevés, il en découle une fragilité co-existentielle, co-essentielle, à la condition humaine.

Face à la pandémie et à son taux croissant de mortalité, et par-delà « l’angoisse de séparation », de « castration », ou le « manque », c’est la position phobique qui a envahi la séance. J’ai entendu comment notre finitude humaine révèle la panique innommable du néotène : la dépendance de l’infantile a resurgi sous la forme d’un effondrement qui n’est pas un effondrement mélancolique (dépendant de l’objet) mais un effondrement phobique (révélateur de la mort à soi), une agonie psychique frôlant la folie au bord du suicide et de la mort.

En faisant son analyse, pendant ou après le confinement, l’analysant se lance et nous lance un défi : il ou elle se venge contre l’ancien Moi phobique et les anciens liens, et cette vengeance est aussi un désir de tester la vitalité de l’analyste. La capacité de l’analyste de s’identifier aux traumas est relayée par une autre : celle de survivre à l’attaque – comme Freud nous le demande, quand il définit la civilisation comme « combat de l’espèce humaine pour la vie ». Il nous revient donc d’atteindre l’agonie, la désintégration subjective, oui ; mais surtout de transformer ces traumas en une expérience intérieure.

3/ L’éthique de la psychanalyse

Qu’est-ce que l’expérience intérieure ? Je vous rappelle, pour simplifier, la définition de Georges Bataille : « une approbation de la vie jusque dans la mort » qui procède par « contestations permanentes ». L’entendons-nous vraiment quand le patient nous parle, y compris quand il se plaint, quand il nous idéalise ou quand il nous attaque ? L’analysant ne se transforme que si le processus analytique est mené comme une contestation. Il ne s’agit pas seulement de contenir l’angoisse, le désir ou le trauma comme nous l’avons appris de Klein ou de Winnicott. Plus radicalement, celui qui s’engage dans une analyse, à travers ses défenses elles-mêmes, prend le risque de contester son repli sur un pseudo-soi et toute autre identité ou valeur, pour ainsi seulement sur-vivre.

Il n’y a pas de politique de la psychanalyse mais la psychanalyse est dans le politique. Quand nous travaillons sur cette subjectivation de l’affirmation de la vie jusque dans la mort, et que nous essayons de réveiller une subjectivité de contestation du repli par l’éveil d’un mouvement vers l’autre – l’étranger en nous, nous nous affrontons à la vulnérabilité, à la pauvreté, au handicap. Et au féminin – y compris dans le sens archaïque du terme qu’on continue à réduire à la castration et au manque. Dans ces situations, et à l’ombre du confinement, les « noyaux phobiques » furent souvent retournés en manie contre le féminin en soi et en hostilité anti-femme, voire en féminicide.

Un accompagnement délicat dans la famille et à l’école est nécessaire pour aborder la bisexualité psychique et sortir de l’affrontement binaire des sexes. La « guerre des sexes » n’est pas un champ nouveau. Mais Le désarroi humain causé par la viralité nous a amenés à le réévaluer le lieu analytique pour ne pas le limiter au care, le soin, compris comme l’aptitude à contenir (the containment cher aux kleiniennes) ou comme une résilience (lorsqu’elle est entendue comme une « mental digestion » par les bionniens). Mais de l’envisager comme une ouverture des néotènes à l’expérience intérieure: comme une contestation du repli phobique pour faire jaillir de nouveaux objets pour de nouveaux liens. Le lieu psychanalytique est cette membrane tissé par cette chair des mots, où les traumas se transforment en expérience intérieure.

La paix, la paix, il n’y a pas de paix. L’espace-temps analytique est une appropriation de la vie jusque dans la mort. Une espèce d’immunité intime se constitue, qui ne remplace par les conflits guerriers,  pas le vaccin, et encore moins les confi mais propose des contreforts psychiques indispensable au combat de l’espèce humaine pour la vie.

 

 

JULIA KRISTEVA

Congrès des Psychanalystes de Langue Française, 14 mai 2021

 

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