INTERPRÉTER LE MAL RADICAL
La guerre est en France, mais contre qui les Français sont-ils en
guerre ? Face aux prétentions totalitaires du djihadisme sanguinaire, un nous est en train de
rassembler les « enfants de la Patrie » autour de La Marseillaise. Un nous debout contre une nouvelle version du nihilisme dont la brutalité et l’ampleur sont sans précédent en France. Le mal radical et la pulsion de mort, portés
par les prouesses techniques de l’hyperconnexion, défient les Lumières qui les
avaient sous-estimés en s’efforçant, depuis plus de deux siècles, de rompre le
fil avec la tradition religieuse pour fonder les valeurs d’une morale
universelle.
Qu’est-ce que le « mal radical » ? Emmanuel Kant
avait employé l’expression pour nommer le désastre de certains humains qui
considèrent d’autres humains superflus,
et les exterminent froidement. Hannah Arendt avait dénoncé ce mal absolu dans
la Shoah.
Pourquoi « la pulsion de mort » remplace-t-elle le
besoin pré-religieux, anthropologique de croire chez les adolescents qu’on dit
« fragiles » ? Aujourd’hui, les adolescents de nos quartiers,
issus pour moitié de familles musulmanes, et pour moitié de familles
chrétiennes, juives ou sans religion, s’avèrent être le maillon faible où se
délite, en abîme du pacte social, le lien hominien lui-même (le conatus de Hobbes et de Spinoza). Et la
reliance entre les vivants parlants explose dans un monstrueux déchaînement de
la pulsion de mort.
Comment et pourquoi
Je ne saurais développer les causes géopolitiques et théologiques
de ce phénomène : la responsabilité du post-colonialisme, les failles de
l’intégration et de la scolarisation, la faiblesse de « nos valeurs »
qui gèrent la globalisation à coups de pétrodollars appuyés sur des frappes
chirurgicales, le rétrécissement du politique en serviteur de l’économie par
une juridiction plus ou moins soft ou hard….
Des responsables de la religion musulmane eux-mêmes appellent
désormais à sanctionner fermement ceux qui prêchent la « guerre
sainte », mais aussi à abandonner les discours prétendument
« quiétistes » qui se contentent, paraît-il, de dresser humblement la
listes de nos « impuretés » et, ce faisant, désignent implicitement
tout « infidèle » ou « mécréant », où qu’il soit de par le
monde, à la vindicte des « purs ». Certains ont aussi le courage
d’interroger l’Islam dans son rôle de législateur absolu (code de procédures
régulatrices : comment s’organiser
entre nous ?) et invitent leurs coreligionnaires à questionner leur rituel
contraignant, à l’historiciser, à le contextualiser : pourquoi ? quand ? avec qui ? Serait-ce parce
qu’Allah rappelle, davantage que le Dieu de la Bible et des Évangiles, le
« Premier Moteur immobile » qu’Aristote avait placé à la périphérie
de l’Univers, et que par conséquent ce divin-là n’entretient pas de rapport
paternel avec le fidèle ? Il manquerait, dit-on, à l’Islam un
approfondissement du « meurtre du père » dont les conséquences ont
transformé, dans l’histoire de l’humanité, la « horde primitive » en
« pacte social ». Cette élucidation du parricide sous-jacent à la
réglementation, du meurtre en doublure de la Loi, qui s’est produite dans le
judaïsme et le christianisme, a ouvert la voie à l’infini retour rétrospectif
sur l’hainamoration constitutive du
lien anthropologique ; pourtant, en s’épargnant le renvoi définitif à un
Au-delà inaccessible, et sans sanctifier tout acte guerrier, cette élucidation
n’a pas empêché les croisades, les guerres de Religion et les pogromes. Quelque
mécanique et inabordable que puisse apparaître l’Absolu coranique ainsi perçu,
force est de reconnaître qu’il n’a pas interdit que se développent dans l’Islam
une grande école « rationaliste » de savants et de philosophes, et un
puissant courant mystique de poètes, qui devaient féconder la culture européenne…
De tels mouvements interprétatifs, moins minoritaires que dans le
passé, reprennent de la vigueur aujourd’hui au sein de l’Islam, sous le choc
des tueries à Charlie Hebdo et à
Hyper Cacher et, plus fortement encore, confrontés aux kamikazes du 13
novembre. Ils n’annoncent pas nécessairement l’avènement d’un Islam des
Lumières. Certes, Diderot fut un chanoine avant de devenir déiste et en
définitive athée, mais le débat philosophique avait déjà infiltré la théologie
catholique dès saint Augustin, illuminé le XIIe siècle et n’avait
pas cessé jusqu’aux querelles intestines des Encyclopédistes. Les crises
endémiques de la globalisation en cours, et l’impuissance de l’Europe en elle,
ne facilitent pas non plus ce processus de réévaluation des valeurs. Mais elles
rendent nécessaire une refondation nouvelle, spécifique, à réinventer, sans
suivre aucun modèle préalable, fût-il celui des Lumières. La pensée procédurale
de la modernité entrepreneuriale, le comment à la place du pourquoi,
l’assujettissement au calcul technique, le retrait des individus
interconnectés, avec mort à soi et exaltation virtuelle, ne sont pas en contradiction avec des comportements
rituels d’un autre âge : nos barbaries modernes se reconnaissent dans les
anciennes et vice versa, leurs logiques sont compatibles.
Au contraire, si la sécularisation qui a « rompu le fil avec
la tradition religieuse » (selon Tocqueville et Arendt) est une réalité
irréversible, et si elle demeure un combat de longue haleine, l’assaut du
gangstéro-intégrisme islamiste nous oblige à regarder sans indulgence nos
blessures et nos ratages, au même titre que nos potentialités, leur endurance
et leur avenir. Trop longtemps, l’humanisme sécularisé s’est contenté de cibler
les abus des religions liberticides, et cette vigilance est plus que jamais
d’actualité. Mais une nouvelle urgence s’impose : la séduction que les
religions exercent sur les personnes et les communautés humaines, ainsi que
leur rôle de consolateur, éducateur, régulateur et manipulateur des angoisses
et des destructivités attendent d’être élucidés. Plus précise que la
philosophie, et en prise clinique immédiate avec l’expérience singulière, c’est
la psychanalyse freudienne qui, depuis seulement cent cinquante ans, aborde
l’héritage religieux avec cette ambition. Difficilement, à travers avancées et
errances, adulée ou honnie, la psychanalyse a su reprendre l’investigation du
« besoin de croire » et du « désir de savoir », pour sonder
les nouvelles maladies de l’âme et les nouveaux messagers du nihilisme.
J’entends l’effroi de cette passante qui dépose des fleurs au
Bataclan et interroge le micro tendu : « Comment peut-on être
djihadiste ? Quels sont leurs états d’âme ? Peut-on faire
quelque chose ? » Ces dimensions de l’état de guerre ne sont pas
secondaires. Elles participent du volet préventif de l’état de guerre : en
amont des mesures punitives, sécuritaires ou militaires, il ne suffit pas de
repérer comment procèdent les djihadistes pour recruter leurs exécuteurs du
djihad. Il importe d’accompagne les candidats au djihad en voie de
radicalisation, avant qu’ils ne rejoignent les camps de Daesh, pour revenir en
kamikazes ou, éventuellement, en repentis plus ou moins sincères, pour une
éventuelle déradicalisation.
Depuis deux décennies déjà, mon expérience de psychanalyste m’a
fait rencontrer le mal-être des adolescents. Dès 2005, à l’occasion d’un Forum
européen, j’ai attiré l’attention sur la « maladie d’idéalité »
spécifique à toute cette classe d’âge mais qui se poursuit comme une
« structure adolescente » chez des personnes adultes, et tout
particulièrement dans les sociétés sécularisées et multiculturelles.
Depuis trois ans, et à l’invitation du Prof. Marie-Rose Moro, directrice
de la Maison de l’Adolescent (Maison de Solenn), à l’hôpital Cochin, ma
réflexion se poursuit dans ce cadre hospitalier.
Le séminaire « Besoin de croire » s’adresse désormais aux personnels
soignants (psychiatres, psychanalystes, psychologues, infirmiers, divers
thérapeutes, éducateurs, assistants sociaux, etc.) qui accompagnent le mal-être
adolescent.
Besoin de croire
Deux expériences psychiques confrontent le clinicien à cette
composante anthropologique universelle qu’est le besoin de croire pré-religieux.
La première renvoie à ce que Freud, répondant à la sollicitation
de Romain Rolland, décrit non sans réticences, comme le « sentiment
océanique » avec le contenant maternel (Malaise dans la civilisation). La seconde concerne l’« investissement » ou
l’ « identification primaire » avec le « père de la
préhistoire individuelle » : amorce de l’Idéal du moi, ce « père
aimant », antérieur au père œdipien qui sépare et qui juge, aurait les
« qualité des deux parents » (Le
Moi et le Ça).
La croyance dont il s’agit n’est pas une supposition mais, au sens
fort, une certitude inébranlable : plénitude sensorielle et vérité ultime
que le sujet éprouve comme une sur-vie exorbitante, indistinctement sensorielle
et mentale, à proprement parler ek-statique (dans le « sentiment
océanique ») et dépassement de soi dans la « transcendance » de
ce premier tiers qu’est le père (l’« unification » avec la paternité
aimante).
Le besoin
de croire satisfait et offrant les conditions optimales pour le
développement du langage apparaît comme le fondement, sur lequel pourra se
développer une autre capacité, corrosive et libératrice : le désir de savoir.
L'adolescent est un croyant
La curiosité insatiable de l'enfant-roi, qui sommeille dans «
l'infantile » de chacun de nous (S. Freud, Trois
Essais sur la théorie de la sexualité, 1905) fait de lui un
« chercheur en laboratoire » qui, avec tous ses sens éveillés, veut
découvrir « d’où viennent les enfants ». En revanche, l’éveil de la puberté chez l’adolescent
implique une réorganisation psychique sous-tendue par la quête d’un
idéal : dépasser les parents, la société, le monde, se dépasser, s’unir à
une altérité idéale, ouvrir le temps dans l’instant, l’éternité maintenant.
L’adolescent est un « croyant » qui surplombe le « chercheur en
laboratoire » et parfois l’empêche d’être. Il croit dur comme fer que la
satisfaction absolue des désirs existe, que l’objet d’amour idéal est à sa
portée ; le paradis est une création d’adolescents amoureux : Adam et
Ève, Dante et Béatrice, Roméo et Juliette… Croire, au sens de la foi, implique
une passion pour la relation d'objet : la foi veut tout, elle est
potentiellement intégriste, comme l'est l'adolescent. Nous sommes tous des
adolescents quand nous sommes des passionnés de l'absolu, ou de fervents
amoureux. Freud ne s'est pas occupé suffisamment des adolescents parce qu'il
était lui-même le plus incroyant, le plus irréligieux des humains qui n’aient
jamais existé.
Cependant, cette croyance que le monde idéal existe est
continûment menacée, voire mise en échec, car nos pulsions et désirs sont
ambivalents, sado-masochiques, et la réalité impose frustrations et
contraintes. L’adolescent, qui croit à la relation d'objet idéale, en éprouve
cruellement l'impossibilité. Alors, l’échec de la passion en quête d'objet
s'inverse en punition et autopunition, avec le cortège de souffrances que
connaît l'adolescence passionnée : la déception-dépression-suicide ; la poussée
destructrice de soi-avec-1'autre : le vandalisme de la petite
délinquance ; la toxicomanie qui abolit la conscience, mais réalise la
croyance en l'absolu de la régression orgasmique dans une jouissance
hallucinatoire ; les adolescentes anorexiques qui attaquent la lignée
maternelle et révèlent le combat de la jeune fille contre la féminité, au
profit d'un surinvestissement de la pureté-et-dureté du corps, dans le fantasme
d'une spiritualité, elle aussi absolue, où le corps tout entier disparaît dans
un au-delà à forte connotation paternelle.
Croyance et nihilisme : les
maladies de l'âme
Structurée par l'idéalisation, l'adolescence est une maladie de
l'idéalité : soit l'idéalité lui manque ; soit celle dont elle dispose ne
s'adapte pas à la pulsion pubertaire et à son besoin de partage avec un objet
absolument satisfaisant. Nécessairement exigeante et hantée par l’impossible,
la croyance adolescente côtoie inexorablement le nihilisme adolescent : le génie de Dostoïevski fut le premier
à sonder ces nihilistes possédés. Puisque le paradis existe (pour
l'inconscient), mais « il » ou « elle » me déçoit (dans la réalité), je ne
peux que « leur » en vouloir et me venger : la délinquance s'ensuit. Ou bien :
puisque ça existe (dans l'inconscient), mais « il » ou « elle » me déçoivent ou
me manquent, je ne peux que m'en vouloir et me venger sur moi-même contre eux :
les mutilations et les attitudes autodestructrices s'ensuivent.
La déliaison
Endémique et sous-jacente à toute adolescence, la maladie
d’idéalité risque d’aboutir à en une désorganisation psychique profonde, si le
contexte traumatique, personnel ou socio-historique s’y prête. L’avidité de satisfaction
absolue se résout en destruction de
tout ce qui n’est pas cette satisfaction, abolissant la frontière entre moi et
l’autre, le dedans et le dehors, entre bien et mal. Aucun lien à aucun « objet » ne subsiste pour ces
« sujets » qui n’en sont pas, en proie à ce qu’André Green appelle la déliaison (Cf. André Green, La Déliaison, 1971-1992), avec ses
deux versants : la désubjectivation et la désobjectalisation. Où seule
triomphe la pulsion de mort, la malignité du mal.
Déni ou ignorance, notre civilisation sécularisée n’a plus de rites
d’initiation pour les adolescents. Epreuves ou joutes, jeûnes et mortifications
mis en récits et dotés de valeurs symboliques, ces pratiques culturelles et
cultuelles, connues depuis la préhistoire et qui demeurent dans les religions
constituées, authentifiaient le syndrome d’idéalité des adolescents et
aménageaient des passerelles avec la réalité communautaire. La littérature, en
particulier le roman dès qu’il apparaît à la Renaissance, savait narrer les
aventures initiatiques de héros adolescents : le roman européen est un
roman adolescent. L’absence de ces rites laisse un vide symbolique, et la
littérature- marchandise ou spectacle est loin de satisfaire aujourd’hui les
angoisses de ce croyant nihiliste qu’est l’adolescent internaute qui préfère les
jeux vidéo aux livres.
Aux XIXe et XXe siècles, l’enthousiasme
idéologique révolutionnaire, qui « du passé faisait table rase »,
avait pris le relais de la foi : la « Révolution » a résorbé le
besoin de se transcender, et le temps idéal de la promesse s’est ouvert, avec
l’espoir que l’ « homme nouveau », femme comprise, saurait jouir
enfin d’une satisfaction totale. Avant que le totalitarisme ne mette fin à
cette utopie mécanique, à ce messianisme laïc, qui avait expulsé la pulsion de
mort dans l’ « ennemi de classe », et réprimé la liberté de
croire et de savoir.
En dessous du heurt des
religions
Prise au dépourvu par le malaise des adolescents, la morale laïque
semble incapable de satisfaire leur maladie d’idéalité. Comment faire face à
cet intense retour du besoin de croire et du religieux qui s’observe partout
dans le monde ? La résurgence de jeunes catholiques très
« engagés » contre le mariage pour tous a beaucoup surpris. Le plus
souvent, ce sont des « bricolages spirituels » que les jeunes se
fabriquent, en glanant sur Internet de-ci de-là de vagues notions
spirituelles, ou bien ils adhérent à des formes abâtardies de telle ou telle
religion (les sectes), quand ils ne s’enrôlent dans des groupes intégristes
(qui encouragent au nom de l'idéal une explosion de la destructivité).
Plus insoluble encore : serait-ce possible d’arrêter la déliaison qui lâche, en roue libre, la
pulsion de mort dans le gangstéro-intégrisme adolescent de nos quartiers ?
Cette délinquance prête à se radicaliser, le plus souvent en prison (avant, les
« radicalisables » préfèrent la jouissance immédiate de l’argent facile et du
« passage à l’acte »), fait apparaître que désormais le traitement religieux de la révolte se trouve
lui-même déconsidéré. Il ne suffit pas à assurer l'aspiration paradisiaque de
ce croyant paradoxal, de ce croyant nihiliste, forcément nihiliste, parce que
pathétiquement idéaliste, qu'est l'adolescent désintégré, désocialisé dans
l'impitoyable migration mondialisée imposée par l’ultralibéralisme, impitoyable lui aussi, quand il marchandise et arase toute
« valeur » avec la capacité de problématiser les images et la
publicité. Il existe également des « fausses » personnalités,
« clivées », « comme si » : chez ces adolescents ( ou
jeunes adultes) en apparence bien socialisés, et dotés de performances
techniques plus ou moins appréciables (conformité au « comment »),
les crises affectives inabordables (soustraites au « pourquoi » du
langage et de la pensée) se manifestent brusquement dans des conduites
destructrices, au grand étonnement des
proches qui ne se doutaient de rien... En dessous du « heurt de religions », la déliaison nihiliste est plus
grave que les conflits interreligieux, parce qu'elle saisit plus en profondeur
les ressorts de la civilisation, mettant en évidence la destruction du besoin
de croire pré-religieux, constitutif de la vie psychique avec et pour autrui.
Il nous faut ici faire une distinction. Oui, il existe, d’une
part, un mal qui résulte des heurts entre valeurs, elles-mêmes résultant d’intérêts
libidinaux divergents ou concurrents, et qui sous-tendent nos conceptions du
bien et du mal élaborées dans les divers codes moraux historiquement formés,
dans des aires culturelles variées. L’Homme religieux et l’Homme moral en sont
constitués : plus ou moins coupables et révoltés, ils en vivent, s’en
préoccupent et espèrent les élucider pour éventuellement s’entendre au lieu de
s’entre-tuer.
A côté de ce mal, il en existe un autre, le mal extrême, qui
balaie le sens de la distinction elle-même entre bien et mal, et de ce fait
détruit la possibilité d’accéder au sens de soi-même et à l’existence d’autrui.
Ces états limites ne se refugient pas dans les hôpitaux ni sur les divans, mais
déferlent dans les catastrophes sociopolitiques, telle l’abjection de
l’extermination que fut la Shoah, une horreur qui défie la raison. De nouvelles
formes de mal extrême se répandent aujourd’hui dans le monde globalisé, dans la
foulée des maladies d’idéalité. Seraient-elles « sans
pourquoi » ?
La mystique et la littérature le disent. L’expérience
psychanalytique, quant à elle, ne
se contente pas non plus d’être un « moralisme compréhensif ». Dans
l’intimité du transfert-contretransfert, elle cherche à affiner
l’interprétation de cette malignité
potentielle de l’appareil psychique qui se révèle dans les maladies d’idéalité.
La psy se réinvente
Souad a été hospitalisée pour anorexie grave, froide passion
mortifère, accès de boulimie et vomissements épuisants : la déliaison est en marche. Ce lent
suicide, adressé à sa famille et au monde avait aboli le temps, avant de se
métamorphoser en radicalisation. Le jeans troué et le gros pull flottant
avaient disparu sous la burqa, Souad s’emmurait dans le silence et ne décollait
pas d’Internet où, avec des complices inconnus, elle échangeait des mails
coléreux contre sa famille d’ « apostats, pires que les
mécréants », et préparait son voyage « là-bas », pour se faire
épouse occasionnelle de combattants polygames, mère prolifique de martyrs ou
kamikaze elle-même.
Méfiante et taiseuse, rétive à la psychothérapie
comme beaucoup d’ados, Souad s’est cependant laissée surprendre par la
consultation de « psychothérapie analytique multiculturelle » faite
avec une dizaine d’hommes et de femmes de toutes les origines et de diverses
compétences, qui n’interrogeaient pas, ne diagnostiquaient pas ni ne jugeaient.
Ils affinent la diversité empathique de leur équipe : identifications
disséminées et plurielles, famille recomposée, communauté réparatrice.
Proximité maximale avec les affects, sensations et excitations frustrés,
humiliés, mortifiés. Et mise en mots de l’effondrement, pour accompagner cette
personne qui s’agrippe à la barbarie pour ne pas tomber en morceaux mais jouir
à mort. La jeune fille qui
provoquait en se décrivant comme un « esprit scientifique », forte en
maths et physique-chimie, mais « nulle en français et en philo »,
commence à trouver du plaisir à se raconter, à jouer avec l’équipe, à rire avec
les autres et d’elle-même.
Renouer avec le français, apprivoiser
avec le langage les pulsions et sensations en souffrance, trouver les mots pour
les faire exister, défaire et refaire, les partager : la langue, la
littérature, la poésie, le théâtre piègent le manque de sens et déjouent le
nihilisme. Roland Barthes, que nous commémorons actuellement, n’écrivait-il pas
que, si vous retrouvez la signification dans la plénitude d’une langue,
« le vide divin ne peut plus menacer » ? Souad n’en est pas
encore là. Elle a remis son jean. Ce
sera une longue marche. Mais combien de jeunes filles n’auront pas la chance de
Souad d’être reconnues, entendues, soutenues ?
L’accompagnement des adolescents « radicalisables » fait
partie de cette guerre virale qui se
répand dans le monde, et dont les attentats ourdis par le terrorisme islamiste
et nos bombardements aériens ne sont que la version militaire. Guerre virale, parce qu’elle opère,
invisible et invasive, avec des formations aussi (sinon plus) anciennes et
résistantes, aussi inhérentes et destructrices de l’humanité que le sont les
virus pour nos cellules : la guerre
virale opère avec la pulsion de mort et le mal radical, qui cohabitent avec nos
organismes vivants et nos identités psychiques, et qui, dans certaines
circonstances, détruisent leurs hôtes et répandent la malignité à travers le monde.
Un défi historique
Nous découvrons alors que, suite à des désintégrations familiales
et défaillances sociales, certaines personnes, notamment des adolescents,
sombrent dans des états limites qui en font des proies faciles, livrées à la
propagande de la « guerre sainte » qui érotise leur destructivité
(décapitations, bombes humaines, tueries indifférenciées), les attirent dans
des camps de maltraitance et d’asservissement, et les intoxiquent par le
fantasme d’un paradis garant d’éternité et de salut : hors-temps et
hors-monde.
Le suivi des adolescents en proie à la radicalisation ou
radicalisés place l’analyste au croisement insoutenable où cette
désubjectivation-désobjectalisation s’exerce et menace, quand l’être humain,
devenu incapable d’investir et d’établir des liens, dépossédé de
« soi » et dépourvu du sens de l’autre, erre dans une absence de
« monde », dans un non-monde, sans « bien » ni
« mal » ni « valeur » quelconque. Aux frontières de
l’humain peut s’amorcer une restructuration de la personne : tel est
notre pari, celui de la psychanalyse, avertie de la pulsion de mort.
La République se trouve devant un défi historique : est-elle
capable d'affronter cette crise que le couvercle de la religion ne retient
plus, et qui touche au fondement du lien entre les humains ? De détecter et
d’empêcher la radicalisation ? L'angoisse qui fige le pays en ce temps de
carnage, sur fond de crise économique et sociale, exprime notre incertitude
devant cet enjeu colossal. Sommes-nous capables de mobiliser tous les moyens,
policiers comme économiques, sans oublier ceux que nous donne la connaissance
des âmes, pour accompagner avec la délicatesse de l'écoute nécessaire, avec une
éducation adaptée et avec la générosité qui s'impose, cette poignante maladie
d'idéalité qui déferle sur nous avec l’atrocité des radicalisés ? Ainsi
interprétée, la barbarie des djihadistes en proie à la malignité du mal,
concerne « nos valeurs » fondamentales, notre culture humaniste
sécularisée et notre modèle de civilisation où la rationalité n’est pas sans
recours face au mal radical sous couvert de révélation divine.
La guerre contre le mal radical nous demande de prendre au sérieux
le projet de Nietzsche : « Poser un grand point d’interrogation à
l’endroit du plus grand sérieux », entendons : à l’endroit de Dieu,
des idéaux, et de leur absence. Pour les faire connaître, les transmettre aux
jeunes générations, et les réévaluer, les problématiser, les repenser sans fin,
les réinventer. Interpréter l’horreur et lutter concrètement contre elle par
tous les moyens. Ne pas démissionner devant le mal, ni même devant le mal
extrême. Mais poursuivre patiemment la recherche, certainement pas d’on ne sait
quel équilibre utopique et sécuritaire, mais de ce point fragile que Pascal
définit comme un « mouvement perpétuel », en écrivant : « Qui a
trouvé le secret de se réjouir du bien sans se fâcher du mal contraire aurait
trouvé le point. C’est le mouvement perpétuel. » Et si la vision qui nous
manque aujourd’hui était précisément ce « point », ce « mouvement
perpétuel », vers le « secret de se réjouir du bien sans se fâcher du
mal. » Une certaine expérience intérieure très exigeante que les barbares
ont désertée…
Il ne suffit pas de bombarder Daesh, d’incarcérer les djihadistes,
ou de promettre voire de trouver du travail aux jeunes chômeurs des quartiers.
Il est urgent d’organiser, avec les parents, dès le plus jeune âge, un suivi attentif
aux failles chez les éventuelles
proies des fous de Dieu, qui se tapissent, souvent inaperçues, dans les marges
sociales ou dans les pathologies latentes. Il est plus qu’urgent aussi de
forger et de partager de nouveaux idéaux civiques attractifs pour une
jeunesse vécue comme une ressource, et non plus comme un danger. Ses qualités
de générosité, de créativité et d’engagement pourraient se déployer dans
des métiers à vocation
sociale, éducative, culturelle, humanitaire ; des ONG, des institutions de coopération,
d’entraide, etc. ; reconstruire l’Afrique est parmi ces chantiers qui
peuvent passionner les jeunes Européens ; mais aussi l’éducation des
jeunes filles ; le développement des énergies durables… Qui pourrait
éveiller, guider, faire aboutir ces désirs ?
Faisons une priorité de la formation, assortie d’une
valorisation conséquente, d’un « corps enseignant et formateur » ;
ce dispositif serait voué à l’accompagnement personnalisé du mal-être
psycho-sexuel, du besoin de croire et du désir de savoir des adolescents. Les
éducateurs, enseignants, professeurs, auxiliaires de vies, psychologues, mais
aussi managers en ressources humaines, entrepreneurs… pourraient créer une
véritable passerelle au-dessus l’abîme qui se creuse et de l’état de guerre qui
menace. C’est cela, la priorité mondiale de notre globalisation hyperconnectée. La seule qui pourrait protéger – à travers
la diversité culturelle devenue partageable – l’humanité elle-même.
Julia Kristeva