Julia Kristeva : "L'humanisme ne sait pas accompagner la mortalité"
photo: Richard Dumas/Vu
"Leur regard perce nos ombres" (Fayard, 240 p., 18 euros) est votre correspondance, en 2009 et 2010, avec Jean Vanier, le fondateur de L'Arche. Pourquoi votre intérêt pour ce lieu?
L'Arche est une fédération regroupant 140 communautés à travers le monde, chacune constituée de foyers, ateliers et lieux de vie pour des personnes en situation de handicap. Elle s'inspire de la foi catholique mais accueille aussi des non-croyants ou d'autres religions, et propose une vie ensemble, partagée avec des personnes valides. A priori, rien ne me destinait à m'approcher de L'Arche.
Nous étions à la recherche d'une "structure innovante" pour notre fils David, atteint d'une maladie neurologique, qui puisse lui permettre une vie autonome et protégée. Après des années d'efforts, de promesses, la Ville de Paris, qui développe une politique solidaire dans le domaine du handicap, a brusquement arrêté le projet. Pénurie de moyens, les handicapés ne sont pas un lobby intéressant en temps de crises... Plus étonnant, le conseil du maire : "Allez voir chez les religieux !" Une faillite de plus de la République ?
Philippe Sollers, plus attentif que moi à l'humanisme catholique, m'a encouragée à essayer. J'ai repris contact avec Jean Vanier que j'avais déjà rencontré. J'ai visité L'Arche de Compiègne où il habite, j'ai été bouleversée par la généreuse solidarité des "copains" (c'est ainsi qu'ils s'appellent entre eux) qui y résident. Et tandis que David cherche toujours une solution, l'idée est née de faire se rencontrer nos expériences du handicap par un échange de lettres. Sans nous enfermer dans des revendications techniques ou communautaires, mais en "désinsularisant" le handicap : en reliant les angoisses et les combats qu'il suscite aux divers domaines de la vie auxquels nous participons au quotidien.
En 2003, vous avez remis au président de la République un rapport sur le handicap...
Des états généraux ont suivi ma Lettre au président de la République sur les citoyens en situation de handicap à l'usage de ceux qui le sont et de ceux qui ne le sont pas (Fayard, 2003). Et la loi de 2005 fut une conquête majeure dans cet esprit, notamment par le principe de la "compensation" qui engage la communauté nationale à assurer l'intégration des handicapés et l'interaction avec eux, par un accompagnement personnalisé, à l'école, au travail, dans la vie familiale...
Cette loi est en cours d'application, mais beaucoup d'insuffisances perdurent et le mécontentement s'accroît. L'information et la sensibilisation de l'opinion sont en panne. L'encadrement scolaire est loin des attentes. Les entreprises préfèrent être "taxées" au lieu d'embaucher. La création de lieux de vie reste un problème. Le droit à la vie affective, sexuelle et familiale est encore un tabou...
Vous parlez de "cette exclusion impartageable qu'est le handicap". Comment changer le regard sur le handicap ?
La philosophie des droits de l'homme nous apprend à résister au racisme, à la persécution religieuse, de classe ou de sexe. Il n'en va pas de même pour l'exclusion de la personne handicapée. Car le handicap ouvre chez celui qui n'en est pas atteint la peur de la mort physique et psychique, l'angoisse de l'effondrement et de voir exploser les frontières de l'espèce humaine elle-même. Aussi le handicapé est-il exposé immanquablement à une discrimination impartageable.
Sournoisement, le théomorphisme tend à reléguer la fragilité, le handicap, dans l'ombre non pas du péché, mais de la honte, de la culpabilité, ou - en envers symétrique - dans l'obstination héroïsante : l'écran ne supporte les handicapés que médaillés olympiques ! L'humanisme ne sait pas accompagner la mortalité : je ne dis pas "la mort" ; nous sommes si forts en commémorations ! Je parle de la mortalité en nous. La mortalité qui sculpte le vivant jusqu'à le rendre parfois handicapé se conjugue au singulier, elle est créatrice de surprises, parfois de créativités insoupçonnées. En somme, à partir du microcosme du handicap et par nos lettres, c'est l'introuvable débat sur la laïcité que nous essayons de mener, en repensant l'héritage religieux tout autant que la refondation de l'humanisme.
"Je sens monter en moi la colère contre la tyrannie de la normalité", écrivez-vous...
Le culte de la performance-excellence-jouissance devient la norme de la modernité sécularisée, et il se répand en doublure du sécuritarisme comme défense contre les menaces économiques et climatiques. Le spectacle, l'image et l'hyperconnectivité en font des schémas de comportements et de valeurs adaptés aux conventions, qui capturent les consommateurs. Etre singulier dans ce contexte est une liberté fondamentale, mais qui demande une force psychique inouïe. C'est ainsi que j'entends le sens de l'expérience psychanalytique : décoller la personne des normes qui la brident, pour qu'elle ne cesse de recréer son langage.
Hélas, une tendance "politiquement correcte" incite certains militants dans les associations de handicapés à inverser leur exclusion en déni de leur différence : "Nous sommes comme tout le monde, pourquoi ce rejet ?" Au contraire, paradoxalement, le handicap offre aussi une chance : de nous faire admettre l'incommensurable singularité de cette femme-ci, de cet homme-là, jusqu'aux limites de la vie.
La mère d'un enfant handicapé doit "accompagner, traverser et traduire la rencontre avec cette irrémédiable différence qu'est la déficience"...
La sécularisation est la seule civilisation qui n'a pas de discours sur la maternité. On croit savoir ce qu'est une mère juive, ou une mère qui prie la Vierge Marie. Mais une mère "moderne" ? Après Freud, Winnicott a fait connaître "la suffisamment bonne mère" ; les psys distinguent aujourd'hui l'"amante" de la "mère" et essaient de les faire coexister, etc. La vocation propre à la passion maternelle qui donne et accompagne la vie reste toujours énigmatique. Antigone, Ophélie, la Pietà en font partie, et leur destin n'est pas seulement masochiste ou mélancolique, mais révèle une extraordinaire maturité que les mères déploient pour assurer ce que j'appelle la reliance de leurs enfants. Les relier à eux-mêmes, à elles-mêmes, aux autres.
Que se passe-t-il quand arrive l'irrémédiable différence de la déficience ? C'est pareil, mais à l'excès, et donc d'une clarté dramatique. L'amour de la vie en bord à bord avec l'impossible se traduit alors en la capacité de partager les défaillances comme les fulgurances. Au sens fort du mot "partager" : prendre part à la particularité, participer sans gommer que chacun est "à part", et en reconnaissant sa propre "part" impartageable, la part de l'irrémédiable.
Pour Jean Vanier, la tendresse est le principe fondateur de l'Arche...
Jean Vanier exprime souvent son engagement exceptionnel en termes chargés d'affects, comme "plaisir" et "tendresse". Comme je le comprends ! Mais je sais qu'il n'est pas dupe des divers abus que ces mots véhiculent. A ces moments de notre correspondance, je pense au "corpus mysticum" que Kant envisageait pour fonder un monde moral. Et j'ajoute que cette métaphore mystique de l'union avec soi-même et avec le tout autre ne peut s'entendre au sens galvaudé de la seule "solidarité".
Le pacte avec le tout autre - la personne handicapée en étant un emblème et une réalité proche - ne se réduit pas aux seules lois morales, il les transforme en amour. La séduction exercée par le discours mystique révèle une absence : il nous manque une expérience et un discours amoureux modernes. En découvrant et en accompagnant la personne en situation de handicap, certains d'entre nous essaient de les réinventer.
Propos recueillis par Josyane Savigneau
Article paru dans LE MONDE du 30.04.11(PDF)
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