
Le Monde du 25 mai 2019
Homo Europaeus : il existe une culture européenne
Citoyenne européenne, de
nationalité française, d’origine bulgare et d’adoption américaine, je ne suis
pas insensible aux amères critiques, mais j’entends aussi le désir de l’Europe
et de sa culture. Déçus térébrants du politique et abstentionnistes
réfractaires, les Italiens, les Grecs, les Polonais, et même les Français n’ont
pas remis en cause leur appartenance à la culture européenne, ils se
« sentent » européens. Que veut dire ce sentiment, si évident que la
culture n’est même pas évoquée dans le Traité de Rome ? Or la culture
européenne peut être la voie cardinale pour conduire les nations à une Europe
plus solide.
Quelle identité ?
A l’encontre d’un
certain culte de l’identité, la culture européenne ne cesse de dévoiler ce
paradoxe : il existe une identité, la mienne, la nôtre, mais elle est
infiniment constructible et déconstructible. A la
question « Qui suis-je ? », la meilleure réponse, européenne,
n’est évidemment pas la certitude, mais l’amour du point d’interrogation. Après
avoir succombé aux dogmes identitaires jusqu’aux crimes, un « nous »
européen est en train d’émerger. Il est possible d’assumer le patrimoine
européen, en le repensant comme un antidote aux crispations identitaires :
les nôtres et celles de tous bords.
Cette attitude se trouve
exprimée par la parole du Dieu juif : « Eyeh asher eyeh » (Exode 3, 14), reprise par Jésus (Jean 18 : 5) : une
identité sans définition, qui renvoie le « je » à un irreprésentable,
éternel retour sur son être même. Je la perçois autrement, dans le dialogue
silencieux du Moi pensant avec lui-même, selon Platon, toujours « deux en
un » et dont la pensée ne fournit pas de réponse mais désagrège. Dans
la philia politikè selon
Aristote, qui annonce l’espace social et un projet politique, en en appelant à
la mémoire singulière et à la biographie de chacun. Dans le voyage, au sens de
saint-Augustin, pour lequel il n’y a qu’une seule patrie, celle précisément du
voyage : In via in patria. Dans les Essais de
Montaigne, qui consacrent la polyphonie identitaire du moi : « Nous
sommes tous des lopins et d’une contexture si informe et
divers, que chaque pièce, chaque moment fait son jeu ». Dans le Cogito de
Descartes, où je comprends que je suis seulement parce que je pense. Mais qu’est-ce que
penser ? Elle me parle encore, cette attitude, dans la révolte de Faust d’après
Goethe : « Je
suis l’esprit qui toujours nie ». Dans « l’analyse
sans fin » de Freud : « Là où c’était, je dois advenir ». Dans
les extravagantes et délicates innovations des arts et de la littérature de la modernité….
Sans vouloir énumérer
toutes les sources de cette identité questionnante,
rappelons toutefois que l’interrogation permanente peut dériver en doute
corrosif et en haine de soi : une autodestruction contre laquelle l’Europe
est loin de s’être toujours prémunie. On réduit souvent cet héritage de
l’identité à la question d’une permissive « tolérance » des autres.
Mais la tolérance n’est que le degré zéro du questionnement, lequel ne se
réduit pas au généreux accueil des autres, mais les invite à se mettre en
question eux-mêmes : à porter la culture de l’interrogation et du dialogue
dans des rencontres, qui problématisent tous les participants. Il n’y a pas de
phobie dans le questionnement réciproque, mais une lucidité sans fin, seule
condition du « vivre ensemble ». L’identité ainsi comprise peut
déboucher sur une identité plurielle : c’est le multilinguisme du nouveau
citoyen européen.
La diversité des langues
« Diversité, c’est ma devise » disait déjà Jean de La
Fontaine dans son « Pâté d’anguille ». L’Europe est désormais une
entité politique qui parle autant de langues, sinon plus, qu’elle ne comporte
de pays. Ce multilinguisme est le fond de la diversité culturelle. Il s’agit de
le sauvegarder, de le respecter – et avec lui les caractères nationaux
–, mais aussi d’approfondir les différences et les complémentarités,
d’incarner enfin cette nouvelle polyphonie.
Après l’horreur de la
Shoah, le bourgeois du XIXe siècle aussi bien que le révolté du
XXe siècle affrontent aujourd’hui une autre ère.
La diversité linguistique européenne est en train de créer des individus
kaléidoscopiques capables de défier le bilinguisme du globish english. L’espace plurilinguistique de l’Europe
appelle plus que jamais les Français à devenir polyglottes, pour connaître la
diversité du monde et pour porter à la connaissance de l’Europe et du monde ce
qu’ils ont de spécifique. C’est en passant par la langue des autres qu’il sera
possible d’éveiller une nouvelle passion pour chaque langue et nation.
Sortir de la dépression nationale
Face à un patient
déprimé, le psychanalyste commence par rétablir la confiance en soi, à partir
de laquelle il est possible d’établir une relation entre les deux protagonistes
de la cure, afin que la parole redevienne féconde et qu’une véritable analyse
critique du mal-être puisse avoir lieu. De même, la nation déprimée requiert
une image optimale d’elle-même, avant d’être capable d’efforts pour
entreprendre, par exemple une intégration européenne, ou une expansion
industrielle et commerciale, ou un meilleur accueil des immigrés. « Les nations,
comme les hommes, meurent d’imperceptibles impolitesses »,
écrivait Giraudoux. Un universalisme mal compris et la culpabilité coloniale
ont entraîné de nombreux acteurs politiques et idéologiques à commettre, sous
couvert de cosmopolitisme, bien pis que d’« imperceptibles impolitesses » à
l’égard de la Nation. Ils contribuent à aggraver la dépression nationale, avant
de la jeter dans l’exaltation maniaque, nationaliste et xénophobe.
Les nations européennes
attendent l’Europe, et l’Europe a besoin de cultures nationales fières
d’elles-mêmes et valorisées, pour réaliser dans le monde cette diversité
culturelle dont nous avons donné le mandat à l’Unesco. Une diversité culturelle
nationale est le seul antidote au mal de la banalité, cette nouvelle version de
la banalité du mal. L’Europe consolidée, ainsi comprise, pourrait jouer alors
un rôle important dans la recherche de nouveaux équilibres.
Deux conceptions de la liberté
La chute du Mur de
Berlin en 1989 a rendu plus nette la différence entre deux modèles :
la culture européenne et la culture nord-américaine. Il s’agit de deux
conceptions de la liberté. En identifiant la « liberté » avec
« l’auto-commencement », Kant ouvre la voie à une apologie de la
subjectivité entreprenante – subordonnée à la liberté de la Raison (pure
ou pratique) et à une Cause (divine ou morale). Dans cet ordre de pensée, que
favorise le protestantisme, la liberté apparaît comme une liberté de s’adapter
à la logique de la production, de la science, de l’économie. Être libre serait
être libre de tirer les meilleurs effets de l’enchaînement des causes et des
effets pour s’adapter au marché de la production et du profit.
Il existe un autre
modèle qui apparaît dans le monde grec, et se développe avec les
présocratiques, et par l’intermédiaire du dialogue socratique. Sans être
subordonnée à une cause, cette liberté fondamentale se déploie dans l’Être de
la parole qui se livre, se donne, se présente à soi-même, à l’autre, et, en ce
sens, se libère. Cette libération de l’être de la Parole par et dans la
rencontre entre l’Un et l’Autre s’inscrit en questionnement infini, avant
que la liberté ne se fixe dans l’enchaînement des causes et des effets, et dans
leur maîtrise scientifique. La poésie, le désir, la révolte en sont les
expériences privilégiées, révélant la singularité incommensurable et pourtant
partageable de chaque femme, de chaque homme.
On décèle les risques de
ce second modèle fondé sur l’attitude questionnante :
ignorer la réalité économique ; s’enfermer dans des revendications
corporatistes ; se borner à la tolérance et avoir peur des nouveaux
acteurs politiques et sociaux ; abandonner la compétition mondiale et se
retirer dans la paresse et l’archaïsme. Mais on voit aussi les avantages dont
sont porteuses les cultures européennes, qui ne culminent pas en un schéma,
mais dans le goût de la vie humaine, dans sa singularité fragile et
partageable.
Dans ce contexte,
l’Europe est loin d’être homogène et unie. D’abord il est impératif que la
« Vieille Europe », et la France en particulier, considèrent
l’ampleur des difficultés économiques et existentielles de l’Europe
post-totalitaire, qui peine à dépasser le ressentiment et le nationalisme. Mais
il est nécessaire aussi de reconnaître les différences culturelles, et tout
particulièrement religieuses, qui déchirent les pays européens à l’intérieur
d’eux-mêmes et les séparent.
Besoin de croire, désir de savoir
Parmi les multiples
causes qui conduisent aux malaises actuels, il en est une que les politiques
passent souvent sous silence : il s’agit du déni qui pèse sur ce que j’appellerai un « besoin de
croire » pré-religieux et pré-politique universel, inhérent aux êtres
parlant que nous sommes et qui s’exprime comme une « maladie
d’idéalité » spécifique à l’adolescent.
Contrairement à l’enfant
curieux et joueur, en quête de plaisir et qui cherche d’« où il
vient », l’adolescent est moins un chercheur qu’un croyant : il a
besoin de croire à des idéaux pour dépasser ses parents, s’en séparer et se
dépasser lui-même. Mais la déception conduit ce malade d’idéalité à la
destruction et à l’autodestruction, par-dessous ou à travers
l’exaltation : toxicomanie, anorexie, vandalisme, d’un côté, et ruée vers
les dogmes extrémismes de l’islam politique de l’autre. Idéalisme et
nihilisme : l’ivresse de n’avoir aucune valeur et le martyre de l’absolu
paradisiaque se côtoient dans cette maladie d’« idéalité » qui secoue
la jeunesse, et avec elle, le monde.
L’Europe se trouve
devant un défi historique. Est-elle capable d’affronter cette crise de la
croyance que le couvercle de la religion ne retient plus ? Le terrible
chaos lié à la destruction de la capacité de penser et de s’associer, que le
tandem nihilisme-fanatisme installe dans diverses parties du monde, touche au
fondement même du lien entre les humains. C’est la conception de l’humain
forgée au carrefour grec-juif-chrétien avec sa greffe musulmane, cette
inquiétude d’universalité singulière et partageable, qui semble menacée.
L’angoisse qui fige l’Europe en ces temps décisifs exprime l’incertitude devant
cet enjeu.
Au carrefour du
christianisme, du judaïsme et de l’islam, l’Europe est appelée à établir des
passerelles entre les trois monothéismes. Plus encore, constituée depuis deux
siècles comme la pointe avancée de la sécularisation, l’Europe est le lieu par
excellence qui pourrait et devrait élucider le besoin de croire. Mais les
Lumières, dans leur précipitation à combattre l’obscurantisme, en ont négligé
et sous-estimé la puissance.
Une culture des droits des femmes
Depuis les suffragettes,
en passant par Marie Curie, Rosa Luxembourg, Simone Weil et Simone de Beauvoir, l’émancipation
des femmes par la créativité et par la lutte pour les droits politiques,
économiques et sociaux, qui se poursuit aujourd’hui, offre un terrain
fédérateur aux diversités nationales, religieuses et politiques des citoyennes
européennes défiant l’obscurantisme des traditions et des religions
fondamentalistes. Ce trait distinctif de la culture européenne est aussi une
inspiration et un soutien aux femmes du monde entier, dans leur aspiration à la
culture et à l’émancipation, non seulement comme choix, mais comme dépassement de soi (« Nous sommes
libres de transcender toutes transcendances », annonce S. de Beauvoir) qui
anime les combats féministes sur notre continent.
Face au verrouillage du
politique par la finance et l’hyperconnection, et
contre la déclinologie ambiante et l’autodestruction
écologique, l’espace culturel européen pourrait être une réponse audacieuse.
Peut-être la seule qui prend au sérieux la complexité de la condition humaine dans son ensemble, les leçons de sa
mémoire et les risques de ses libertés.
Julia Kristeva
Le Monde du 25 mai 2019