1.
Au
téléphone, vous avez évoqué la notion de « roman policier
métaphysique », qu’entendez-vous par là ?
- Que cherche le lecteur de polars ?
La même chose que le téléspectateur de la série policière globalisée, américaine ou française : la preuve qu’il ne peut
pas y avoir d’issue au mal absolu
qu’est le meurtre. « Ca ne s’arrêtera
jamais, il y en aura bien encore un demain soir, mais je peux savoir d’où
ça vient ». Notre curiosité détective n’est pas seulement l’unique optimisme qui nous reste quand, tout étant permis, le meurtre redevient
sacré. Plus encore, l’angoisse qui
tient en haleine le polar innocente l’excitation, elle fait frémir au
bain-marie le désir de crime, et
pousse à jouir de la mise à mort elle-même
nos fraternités apparentes, virtuelles et hyperconnectées. C’est dire que le roman policier installe le consommateur dans le fantasme, donc dans l’image : on ne lit pas un polar,
on le visionne. Il était donc inéluctable que le roman policier s’achève ou
triomphe, si vous préférez, en feuilleton filmique.
Le polar
métaphysique empreinte à cette
alchimie mais, pour mieux faire exploser l’hypnose qu’elle
commande, il s’attaque à l’emprise de l’image et des fantasmes
qu’elle couve. N’entendez donc pas le mot
« métaphysique » comme une invitation à la philosophie ou à la morale. Notre physique étant de plus en plus gérée par l’image, j’appelle métaphysique le récit qui secoue les images, les énigmes, les
pièges des apparences, le seuil qui sépare l’innocent du coupable, et en brouillant les contours du trio « enquêteur, faux
coupable, coupable » il n ouvre des abîmes sous l’ordre du visible,
jusqu’à la folie.
2.
Quel est le polar métaphysique que vous préférez ?
- J’ai longuement aimé
lire Patricia Highsmith, mais aussi
Patricia Cornwell, Daschiell Hammett, James Ellroy, avant de me rendre à
l’évidence : le roman policier
métaphysique par excellence, c’est le thriller porté à l’écran, c’est
Hitchcock. Non seulement parce qu’il s’éloigne de l’intrigue policière pour
sonder le fond sexuel du meurtre et mélanger le charme au crime (déjà dans L’Inconnu du Nord-Express), et faire passer, malgré ses dénégations, un
message catholique. On se souvient en effet qu’à la question de Truffaut lui demandant si ce n’est pas à
cause de son catholicisme que le péché est toujours présent dans ses films, il
répond : « Pourquoi me dites-vous ça ? Je décris toujours un
innocent dans un monde coupable ». Bien sûr. Mais la métaphysique des
thrillers de Hitchcock tient à son
art d’installer ce tremblé identitaire (qui est innocent, qui est
coupable ?) dans le traitement même de l’image. Par exemple, lorsqu’il se sert de gros plans du visage de James Stuart
dans Fenêtre sur cour, pour montrer
les réactions du spectateur qu’il
est, et que nous sommes, par rapport à tout ce qu’il voit : du ridicule
voyeurisme à la terreur impuissante. Lorsque, à propos de L’Inconnu du Nord-Express, on lui
a reproché à Hitchcock que ses scènes
sont plates et trop proches des
faits réels, il répond : « En réalité, tout le film est là, visuellement. » Oui, visuellement. Mais il ne s’agit pas seulement
d’attraper les fantasmes dans leur réalité immédiatement visuelle. Il s’agit de
saturer le visible jusqu’à ce qu’il crève. C’est ce que fera la scène d’Anthony Perkins avec le
couteau et le rideau de douche dans Psychose, ou la cruelle orgie
ornithologique dans Les Oiseaux. Pour révéler l’arrêt du
temps et la catastrophe de l’identité, ces faces secrètes de la pulsion de mort. Une métaphysique en acte.
3.
On dit qu’il y a du roman policier dans tout
roman, qu’en pensez-vous ? Que pensez-vous de la distinction entre littérature
noire et blanche ? Pensez-vous que le roman policier doit avoir une dimension métaphysique
pour relever de la littérature ?
- Genre
protéiforme, le roman en a vu de toutes les couleurs, du picaresque au nouveau
roman jusqu’à la soi-disant autofiction. Mais
le défi a toujours été l’image, le fantasme , fondamentalement sado-masochique : comment les faire exister, et traverser,
en mots ? Le corps à
corps avec le thriller policier était donc inévitable. Aujourd’hui plus que jamais, société spectacle et numérisation
virtuelle obligent à témoigner de cette contagion, et des prises de distances métaphysiques qui m’intéressent. Comment traiter en paroles l’insoutenable
brutalité des certitudes, des
clichés, des valeurs mortifères ? Le genre que j’appelle « polar métaphysique » s’est imposé à moi
quand mon père fut tué dans un hôpital en Bulgarie, quelques jours avant la
chute du Mur de Berlin. Parce qu’on faisait des expérimentations sur les
vieillards, et que nous ne pouvions pas l’enterrer comme il l’avait souhaité, les tombeaux
étant réservés aux communistes pour empêcher les attroupements religieux, il
fut incinéré contre sa volonté. On m’a dit que je pouvais acheter une tombe
avec des dollars, mais pour cela il
aurait fallu que je meure avant,
pour me faire enterrer avec lui. J’ai vu les hommes se transformer en loups,
les Métamorphoses d’Ovide et les
tableaux du Goya noir m’ont guidé dans ce récit de deuil, dans lequel aucune enquête ne peut identifier aucun
crime puisqu’il n’y a que des criminels. Le roman policier métaphysique s’est imposé ainsi à
moi, ce fut Le Vieil homme et les loups (1991)
4 . De quelle manière utilisez-vous ce
concept depuis ?
- Dans Meurtres
à Byzance (2004), le suspense contamine l’histoire religieuse et
politique : l’Europe aujourd’hui, comme Byzance du temps des Croisades, est sous pression islamiste et
migratoire; mais les prétendus purificateurs – y compris Chinois !
- sont des assassins potentiels, et
de fait réels, qui font sauter un cloître au Puy-en-Velay, à moins que ce ne
soit la Pyramide du Louvre. Peut-être. Une certaine ironie. Je me sers de l’intrigue policière pour
déstabiliser les certitudes identitaires, historiques et politiques. Je travaille maintenant sur un polar
métaphysique qui se déroule principalement au château de
Versailles. Pas le Versailles glauque, où la déclinologie ambiante s’amuse à abîmer l’ « ancien
régime ». Mais un Versailles dans lequel une « détective » à la sensibilité
psy débusque les passions secrètes de Louis XV pour une horloge astronomique, les
scandales sexuels jouxtant les
audaces des scientifiques et l’émergence d’une humanité dont la complexité psychique nous reste
encore énigmatique, occultée par l’énormité de la Révolution. Le grand mystère, c’est le Temps de la vie psychique, ses mises à
mort et se renaissances fébriles, électriques, ses
coups d’état intimes qui mettent à mal l’intrigue policière, le
jugement sur le crime et la perversion, l’innocence et la culpabilité.
JULIA KRISTEVA
Propos recueillis
par Clémentine Baron, Le Magazine littéraire, mai 2012