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JK

 

"L'angoisse innocente l'excitation"

le magazine littéraire, mai 2012, Le polar (pdf)

 

1.     Au téléphone, vous avez évoqué la notion de « roman policier métaphysique », qu’entendez-vous par là ?

  - Que cherche le lecteur de polars ? La même chose que le téléspectateur de la série policière  globalisée, américaine ou  française : la preuve qu’il ne peut pas y avoir  d’issue au mal absolu qu’est  le meurtre. « Ca ne s’arrêtera jamais,  il y en aura bien encore un  demain soir, mais je peux savoir d’où ça vient ». Notre curiosité détective   n’est pas seulement  l’unique optimisme qui nous reste quand,  tout  étant permis, le meurtre redevient sacré.  Plus encore, l’angoisse qui tient en haleine  le polar  innocente  l’excitation, elle fait frémir au bain-marie le désir de crime,  et pousse à jouir de la mise à mort  elle-même nos   fraternités apparentes,  virtuelles  et  hyperconnectées.  C’est dire que le roman policier  installe le consommateur dans  le fantasme,  donc dans  l’image : on ne lit pas un polar, on le visionne. Il était donc inéluctable que le roman policier s’achève ou triomphe, si vous préférez, en feuilleton filmique.  

Le  polar métaphysique empreinte  à cette alchimie mais, pour mieux faire exploser  l’hypnose  qu’elle commande,  il s’attaque à  l’emprise de l’image et des fantasmes qu’elle couve.  N’entendez  donc pas le mot « métaphysique » comme une invitation à la philosophie ou à la morale.  Notre  physique  étant de plus en plus  gérée par  l’image, j’appelle métaphysique le récit qui  secoue les images, les énigmes, les pièges des apparences, le seuil qui sépare l’innocent du coupable,  et  en brouillant les  contours du trio « enquêteur, faux coupable, coupable » il n ouvre des abîmes sous l’ordre du visible, jusqu’à  la folie.

 

2.    Quel est le polar métaphysique  que vous préférez ?

    - J’ai longuement aimé lire  Patricia Highsmith, mais aussi Patricia  Cornwell,   Daschiell  Hammett,  James Ellroy, avant de me rendre à l’évidence : le roman policier métaphysique par excellence, c’est le thriller porté à l’écran, c’est Hitchcock. Non seulement parce qu’il s’éloigne de l’intrigue policière pour sonder le fond sexuel du meurtre et  mélanger le charme au crime  (déjà dans L’Inconnu du Nord-Express), et  faire passer, malgré ses dénégations, un message catholique. On se souvient en effet  qu’à la question de  Truffaut lui demandant si ce n’est pas à cause de son catholicisme que le péché est toujours présent dans ses films, il répond : « Pourquoi me dites-vous ça ? Je décris toujours un innocent dans un monde coupable ». Bien sûr. Mais la métaphysique des thrillers de Hitchcock  tient à son art d’installer ce tremblé identitaire  (qui est innocent, qui est coupable ?)  dans le traitement même de l’image. Par exemple, lorsqu’il se sert de  gros plans du visage de James Stuart dans Fenêtre sur cour, pour montrer les  réactions du spectateur qu’il est, et que nous sommes, par rapport à tout ce qu’il voit : du ridicule voyeurisme à la terreur impuissante.  Lorsque, à propos de  L’Inconnu du Nord-Express, on lui a reproché à Hitchcock que ses scènes sont plates et trop proches  des faits réels, il répond : « En réalité, tout le film est là, visuellement. »  Oui,  visuellement.  Mais il ne s’agit pas seulement d’attraper les fantasmes dans leur réalité  immédiatement   visuelle. Il s’agit de saturer le visible jusqu’à ce qu’il crève. C’est ce que fera la scène d’Anthony  Perkins  avec le couteau et le  rideau de douche dans Psychose, ou la cruelle orgie ornithologique dans  Les Oiseaux. Pour révéler l’arrêt du temps et la catastrophe de l’identité,  ces faces secrètes de la pulsion de mort. Une métaphysique en acte.

 

3.    On dit qu’il y a du roman policier dans tout roman, qu’en pensez-vous ? Que pensez-vous  de la distinction entre littérature noire et blanche ? Pensez-vous que le roman policier  doit avoir une dimension métaphysique pour relever de la littérature ?

- Genre protéiforme, le roman en a vu de toutes les couleurs, du picaresque au nouveau roman jusqu’à la soi-disant autofiction.  Mais le défi a toujours été l’image, le fantasme , fondamentalement sado-masochique : comment les faire exister, et traverser, en mots ?   Le corps à corps avec le thriller policier était donc  inévitable. Aujourd’hui plus que jamais,  société spectacle et numérisation virtuelle obligent à   témoigner de cette contagion,  et des prises de distances  métaphysiques   qui m’intéressent.  Comment traiter en paroles l’insoutenable brutalité des  certitudes, des clichés, des valeurs mortifères ?  Le genre que j’appelle « polar métaphysique » s’est imposé à moi quand mon père fut tué dans un hôpital en Bulgarie, quelques jours avant la chute du Mur de Berlin. Parce qu’on faisait des expérimentations sur les vieillards, et que nous ne pouvions pas l’enterrer  comme il l’avait souhaité, les tombeaux étant réservés aux communistes pour empêcher les attroupements religieux, il fut incinéré contre sa volonté. On m’a dit que je pouvais acheter une tombe avec  des dollars, mais pour cela il aurait fallu que je meure  avant, pour me faire enterrer avec lui. J’ai vu les hommes se transformer en loups, les Métamorphoses d’Ovide et les tableaux  du  Goya noir m’ont guidé dans  ce  récit de deuil, dans lequel aucune enquête ne peut identifier aucun crime  puisqu’il  n’y a que des criminels.  Le  roman policier métaphysique  s’est imposé  ainsi à moi,  ce fut Le Vieil homme et les loups (1991)

 

4 .  De quelle manière utilisez-vous ce concept  depuis ?

-   Dans Meurtres à Byzance (2004), le suspense contamine l’histoire religieuse et politique : l’Europe aujourd’hui, comme Byzance  du temps des Croisades,  est sous pression islamiste  et migratoire; mais les prétendus purificateurs – y compris Chinois ! -  sont des assassins potentiels, et de fait réels, qui font sauter un cloître au Puy-en-Velay, à moins que ce ne soit la Pyramide du Louvre.  Peut-être. Une certaine ironie.  Je me sers de l’intrigue policière pour déstabiliser les certitudes  identitaires, historiques et politiques. Je travaille  maintenant sur un polar métaphysique  qui  se déroule principalement au château de Versailles. Pas le Versailles glauque, où la déclinologie ambiante  s’amuse à abîmer l’ « ancien régime ». Mais un Versailles dans lequel une  « détective » à la sensibilité psy débusque les passions secrètes de Louis XV  pour une horloge astronomique, les scandales sexuels jouxtant  les audaces des scientifiques et l’émergence d’une  humanité  dont la complexité psychique nous reste encore énigmatique, occultée par  l’énormité de  la Révolution. Le grand mystère, c’est le Temps de la vie psychique, ses mises à mort et se renaissances  fébriles,  électriques, ses coups d’état intimes  qui  mettent à mal l’intrigue policière, le jugement sur le crime et la perversion, l’innocence et la culpabilité. 

JULIA KRISTEVA

Propos recueillis
par Clémentine Baron, Le Magazine littéraire, mai 2012

 

 

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