Le tragique et la chance : encore des handicaps
« Ce que peut le
corps, personne jusqu’à présent ne l’a déterminé. »
Spinoza, Ethique,
III, Proposition 2, Scolie.
Merci à Brice de
Malherbe de m’avoir invitée et à vous tous réunis ce soir pour cette conférence
autour du thème de la « vie handicapée ». Cette invitation est un
honneur et un défi tout à la fois.
Que pourrais-je en
effet vous apporter à vous, femmes et hommes qui vivez et accompagnez le
handicap au quotidien, que vous ne sachiez déjà ? Que pourrais-je vous
apporter en ce lieu, car c’est bien aux Bernardins, et pas ailleurs, que se
tient ce colloque ? Rien, bien entendu, sinon simplement mettre l’accent sur
deux aspects de cette épreuve.
Le premier aspect
que je voudrais souligner est le lien entre le handicap et la mortalité. Selon
moi, le handicap représente la face moderne du tragique en ce qu’il nous
confronte à la mortalité (individuelle et sociale), qu’aujourd’hui encore nous sommes incapables de
penser. Mortalité non seulement impensable à l’occasion d’un crime ou d’une
guerre, mais plus encore quand elle est sous-jacente, présente tout au long de
l’existence.
Ce tragique pourtant
- et ce sera le second aspect de mon propos - peut devenir une chance. Comment ? En mobilisant une créativité insolite chez chacun des protagonistes de l’épreuve, la situation de handicap permet en effet de révéler
la singularité irréductible de l’être
parlant que nous sommes. C’est cela que
j’appelle une chance, et c’est autour de cela que pourrait se reconstruire le
lien social.
« Pourquoi
vous occupez-vous du handicap ? » J’entends votre question, on me la
pose souvent. Généralement, je satisfais à la curiosité. Non sans avoir noté
que le simple fait de poser cette question révèle l’exclusion particulière qui
frappe les personnes en situation de handicap. En effet, après deux siècles de
combats pour les droits de l’homme, et quelles que soient les insuffisances des
acquis dans ce domaine, nous trouvons normal quand quelqu’un s’engage contre le
racisme, l’antisémitisme, ou toute autre discrimination pour cause d’origine
ethnique, de classe sociale, de race, de religion ou de sexe. Il n’en va pas de
même lorsqu’il s’agit du handicap : celui-ci ne nous confronte pas à une
« différence » comme les autres, ni même à une
« fragilité » ou à « vulnérabilité » comme les autres. D’où
le persistant étonnement : « Tiens, vous vous intéressez à ça ?
Et pourquoi donc ? » J’espère contribuer ce soir à éclaircir en quoi
consiste cette discrimination particulière et quels sont ses enjeux.
Les difficultés
neurologiques de mon fils David, qui l’ont conduit à suivre une scolarité atypique,
m’ont fait connaître toutes les variantes du handicap : moteur, sensoriel,
mental et psychique. En réponse au chantier « Handicap » que le Président
Chirac avait lancé, j’ai rédigé une « Lettre ouverte au Président de la
République sur les citoyens en situation de handicap, à l’usage de ceux qui le
sont et de ceux qui ne le sont pas » (2003), puis j’ai organisé des Etats
généraux à l’Unesco en 2006. Soucieuse de m’adresser à toutes les sensibilités
de la nation, j’ai invité le Fond Social Juif Unifié, la Grande Mosquée, et Jean Vanier, le fondateur de l’Arche. Ce dernier –
que je regrette de ne pas retrouver ici ce soir- avait accepté de participer au
thème « Vie familiale, affective et sexuelle ».
Mon expérience du
handicap avait en réalité non seulement transformé l’intellectuelle
– plutôt abstraite, et en voie de devenir psychanalyste, que j’étais –
en romancière, au langage moins conceptuel et plus sensible ; il m’avait
aussi engagée, en tant que mère, dans une tâche gigantesque dont je mesure à
chaque instant l’urgence mais aussi l’utopie. Car à travers cette tâche, il ne
s’agit, en réalité, ni plus ni moins que de refonder l’humanisme.
Comment le handicap
change-t-il notre expérience et, avec elle, notre idée de l’humain ?
Pouvons-nous, à partir de ce bouleversement, bâtir des passerelles entre l’humanisme chrétien et l’humanisme issu de la Renaissance et des
Lumières ? Tel est l’enjeu implicite - par delà et au travers du récit
concret et au jour le jour de nos vies avec le handicap - de mon échange épistolaire
avec Jean Vanier, publié sous le titre Leur regard perce nos ombres (Fayard,
2011).
I.
Sécularisation et
humanisme
Vous le savez, un
événement s’est produit en Europe- et nulle part ailleurs- depuis la
Renaissance et les Lumières : la « machine à fabriquer l’au-delà ne
fonctionnant plus » (Philippe Sollers), les hommes et les femmes ont
« coupé le fil avec la tradition /religieuse/ » (Tocqueville, Hannah
Arendt). En s’insurgeant contre les dogmes pour libérer leurs corps et leurs
pensées et devenir les seuls législateurs des liens sociaux, des hommes et des
femmes ont rejeté l’idée de Dieu. De l’agnosticisme à l’athéisme, il existe
diverses variantes de la sécularisation. Loin d’être un nihilisme qui mène automatiquement à la Shoah et au Goulag,
comme on le dit souvent trop facilement, la sécularisation se révèle tout à
fait capable de combattre l’obscurantisme et le fondamentalisme religieux.
« La religion est entrée désormais dans le champ des sciences de
l’homme » jusqu’à « avoir accès » à « ce qui paraissait impossible »,
telle « la parole de Dieu » constate ainsi le grand rabbin de France,
Gilles Bernheim, dans son ouvrage N’oublions
pas de penser la France (Stock,
2012, p.119). C’est dire que la sécularisation renoue avec ce « fil
coupé de la tradition », pour apprivoiser la complexité du continent des
religions, le réévaluer, le « transvaluer »
(Nietzsche), en élucidant aussi bien les limites que les bénéfices de ses apports
incontournables. Ce vaste défi que poursuivent les sciences de l’homme et de la
société, la psychanalyse et la philosophie, nous avons essayé de le tenir Jean Vanier et moi-même – modestement et en toute
sincérité- tout au long de notre correspondance. Aujourd’hui, je le dis sans
emphase mais en mesurant plutôt l’étendue du chemin qui reste à parcourir, notre
échange m’apparaît comme un des rares exemples concrets, peut-être même le
seul, de l’introuvable débat sur la laïcité.
J’ai vécu comme une
continuation de cette démarche la récente rencontre interreligieuse qui a eu
lieu à Assise le 27 octobre 2011, et où pour la première fois l’Eglise
catholique avait invité des non-croyants. En concluant cet événement, Benoît XVI
a appelé les croyants à ne pas se considérer comme « propriétaires de la
vérité », mais à prendre en quelque sorte exemple sur ceux qui ne croient
pas en une vérité absolue, mais la « cherchent » comme un
« chemin d’être », une « interrogation » et une « lutte
intérieure ».
Comment l’expérience du handicap m’a-t-elle
conduite à cette refondation de l’humanisme qui passe par une laïcité nouvelle ?
Une laïcité pour laquelle l’ère du soupçon ne suffit plus, car face aux menaces
et à l’aggravation des crises, le temps est venu de parier sur la possibilité
des hommes et des femmes de croire et de savoir ensemble. Pourquoi le handicap
n’est-il pas une exclusion, ou une « fragilité » comme les autres, et
pourquoi de ce fait nous demande-t-il de revoir fondamentalement le modèle
selon lequel nous le pensons - un modèle hérité de la philosophie grecque et,
sous certains aspects, de l’humanisme chrétien ?
Avant de vous
soumettre quelques considérations philosophiques, permettez-moi de vous
associer d’abord à certaines étapes de mon cheminement personnel, en évoquant à
travers trois exemples - John, Claire et une femme vue à la télévision - trois
façons de partager l’épreuve du handicap. Je voudrais donc commencer par vous
faire part de ces trois cas qui m’ont marquée et qui, j’en suis convaincue, ne
vous seront pas indifférents.
II.
John, Claire et la
femme vue à la télévision
1.
John.
« Les gens
disent que je suis fou » : tel est le titre d’un documentaire télévisé
diffusé aux États-Unis et que j’ai vu lors d'un récent séjour. Le film prétend nous
apprendre comment l’on peut réussir à « guérir » un schizophrène en
l’« intégrant ». Le héros, gavé de médicaments divers qui le rendent
« obèse » - ce dont il se plaint -, se trouve sauvé par sa sœur,
cinéaste improvisée qui a la bonne idée de filmer ce pauvre John, qui
heureusement adore et pratique le dessin et la gravure. Grâce au film, les
œuvres du handicapé sont bientôt rendues publiques ; il a droit à une
exposition, et les subventions pleuvent. Le « fou » est désormais « a disabled artist », un « intermittent du
spectacle » (dirait-on en France), un travailleur comme les autres, dans
l’« art moderne ».
A la vue de ce
documentaire, une immense tristesse m’a empêchée d’applaudir à deux mains.
Quelque chose d’essentiel me semblait manquer à cette « intégration »
que constituaient l’exposition et le film. J’avais été le témoin d’un processus, peut-être même d’un procédé,
mais pas d’une renaissance personnelle ;
j’avais vu une exhibition et un commerce, et non pas une interaction entre des personnes valides et un handicapé. Celui-ci
était certes assisté, mais c’était pour l’aider à inclure les objets qu’il
produisait dans le circuit de la consommation, la réussite se mesurant à son
accès à l’écran. La personne, le sujet était
absorbé par ses objets, et sa vie psychique passait pour guérie parce qu’elle
avait tout bonnement disparu.
2.
Claire.
Je voudrais aussi vous raconter ma rencontre avec une « Mère courage »,
Claire. Vous en connaissez sans doute beaucoup, il y a toujours une mère courage dans la mère d’une personne handicapée. Depuis
la naissance de sa fille Marie, « on » s’était aperçu de quelques
difficultés motrices indéfinissables, avant qu’« on » ne lui annonce
que Marie, âgée de trois ans, était autiste. Le père de Marie s’était alors
réfugié dans son travail. « Avec le handicap, il n’y a rien à faire »
semblait-il dire, sans le dire ou en le disant. Une manière de disparaître pour
se protéger de la dépression. La douleur de cet homme l’avait bétonné, le
partage s’était inversé en fuite. Il ne restait à Claire, la maman, qu’à prendre tout sur elle. La voilà militante,
puis présidente d’une association. « Il faut faire face, comme si de rien
n’était », c’était son slogan à elle, en réponse à l’effondrement du père.
Claire trouvait le salut par le pansement de la dénégation, du déni. Elle
essayait de se persuader que rien n’était perdu, que sa fille n’était pas
déficiente, si « toutes les deux » pouvaient « obtenir quelque
chose » : des
aides, une subvention, une place dans une garderie, une petite école, un CAT,
etc. La liste est infinie. Le combat de Claire lui permettait de tenir debout.
Elle métabolisait toute son énergie en revendications devant les pouvoirs
publics qu’elle jugeait à juste titre indifférents, arrogants, hostiles. Elle
vivait depuis la naissance de Marie dans un autre monde, un anti-monde, le
monde du handicap coupé du « monde des autres » que Claire refusait
d’appeler « normal », ne sachant que faire de ce mot repoussant. Elle
n’en pouvait plus et était venue me demander une analyse. Je l’avais adressée à
un confrère analyste.
Le hasard a fait que je l’ai rencontrée trois
ans plus tard. Au cours de son analyse, Claire avait pris le temps de se perdre et de se
retrouver avec un tiers, de pleurer et de partager son angoisse avec son
analyste d’abord, puis avec ses collègues de travail - travail qu’elle avait
repris grâce à sa thérapie. « Je me suis désinsularisée,
m’a-t-elle dit. Avec Marie, nous ne sommes plus un seul corps pour deux. D’ailleurs,
Marie a trouvé un boulot, elle fait des photocopies chez un notaire où tout le
monde la respecte comme elle est. Elle parle de ses colères et de ses amours, car
Marie a même un copain, maintenant. »
Je partageais sa
joie tout en sachant, comme Claire, que rien n’était pour autant réglé. Et je
me demandais s’il faudrait toujours une psychanalyse et le secours d’un brave
notaire pour « désinsulariser » le
handicap ? Serait-il possible que la démocratie de proximité et de
solidarité, dont on parle beaucoup, mais qui tarde à venir, réalise que le respect des droits nécessite d’abord et
avant tout la reconnaissance et le
respect de la personne singulière ?
3. La femme vue à la télévision.
Le plus souvent,
cependant, le handicap qui fait peur fait aussi honte - et c’est la dernière
observation que je voudrais partager avec vous. J’ai vu tout récemment dans une
émission de télévision une mère avouer sa honte. Elle avait échoué avec son
enfant, et n’étant pas arrivée à lui rendre sa santé, se sentait toujours
coupable (le père aussi, bien que les défenses d’un homme l’empêchent le plus
souvent d’avouer honte et culpabilité).
Devant ce genre de
trouble (tel l’autisme, et cela malgré les récentes campagnes), face à de
telles souffrances et de telles blessures, on ressent l’envie de se cacher.
Comment ne pas comprendre cette mère, ces parents ? Et pourtant, en
l’écoutant, j’entendais l’orgueil, l’envie inconsciente de puissance parentale
dans ces sanglots maternels ! Car la culpabilité est fille de la
toute-puissance. Cet aveu tragique et courageux touche tous les parents d’enfants
handicapés et révèle, au fond, le poids archaïque d'une culture dont nous avons
du mal à nous dégager : la culture d’un théo-morphisme,
d’un humanisme théo-morphe, qui pose les êtres
humains en créatures excellentes, jouissantes et performantes, à l’image d’un
Créateur tout-puissant. Culture du pouvoir absolu des parents, elle culpabilise
la vulnérabilité quand elle ne l’exclut pas : c’est la culture de
l’« enfant parfait », réparateur du mal-être parental. C’est
peut-être le mirage de l’Homme-Dieu qui se dissimule en elle, mais recouvert par
le culte grec et renaissant de la belle nature, ainsi que par un certain
rationalisme chrétien puis républicain qui répondent parfaitement à nos fantasmes
narcissiques, et qui continue de nous habiter à notre insu.
III.
Singularité
Je me saisis donc
de ce débat sur la « vie handicapée » pour insister sur le droit à la singularité irréductible, car je suis
persuadée que l’humanisme moderne et collectiviste a échoué quand il a voulu
tourner le dos à la singularité. Ce fut le cas dans les régimes totalitaires.
Cela pourrait se produire sous des formes différentes avec la banalisation en
cours de l’espèce humaine, que préparent certaines avancées des sciences, des
techniques et de l’hyperconnectivité.
Dans ce contexte, la
personne en situation de handicap est ce lieu sensible de la chaîne humaine où le
« soin par l’intégration/collectivisation à tout prix » (comme le
montrent les exemples de John, Claire et de la femme à l’écran) peut conduire à
une automatisation sans précédent, au moment même où l’on espère qu’il apporte
réparation et soulagement. Nous savons aujourd’hui que si le sens moderne du
bonheur est la liberté, la liberté n’est pas nécessairement
« intégrative », « collective » et « normée », mais
qu’elle se conjugue au singulier. Duns
Scot (1266-1308) le soutenait déjà contre Thomas d’Aquin : la vérité n’est
ni dans l’idée universelle, ni dans la matière opaque, mais dans « un
tel », « une telle », cet
homme-ci, cette femme-là ; d’où sa notion de « haecceitas », de hoc, haec, ou encore ecce, « ceci », le démonstratif indexant une innommable
singularité. D’ailleurs, on fait remonter la trouvaille de Duns Scot à sa
lecture des paroles que Dieu adresse à Moïse : « Je suis Celui qui est ». L’appel imprononçable
du nom serait l’indice de l’extrême singularité.
Pourquoi reprendre
aujourd’hui ce rêve biblique et scotiste, et placer l’extrême singularité au
cœur du pacte social ?
Nous le sentons
tous, une nouvelle période historique commence : le Bien ayant perdu ses
repères dans la globalisation spectaculaire, on lui oppose le Mal, ou plutôt l’axe
du Mal contre lequel l’humanité terrifiée est priée de se mobiliser. D’autres
sont à la recherche d’un nouveau mythe fondateur, quand ils ne s’emploient pas
à reconstruire ou à déconstruire le divin. Et pourtant, « à la base » comme on
dit, dans l’expérience quotidienne de tous les exclus dans leur incommensurable
diversité, jamais l’humanité n’a eu une ambition aussi rebelle, aussi libre,
aussi humaine. Il ne s’agit pas d’une nouvelle mythologie de l’amour. J’y
verrais plutôt un défi à la nature et au tragique. L’acceptation et l’accompagnement
de la personne en situation de handicap expriment le désir des hommes et des
femmes, ensemble, de vaincre la plus insurmontable des peurs - celle qui nous
confronte à nos limites d’êtres vivants. Je me méfie – vous l’avez
entendu - du terme « intégration »
des handicapés : il sent la charité envers ceux qui n’auraient pas les mêmes
droits que les autres. Je lui préfère celui d’« interaction » qui exprime une politique devenue éthique, en
élargissant le pacte politique jusqu’aux frontières de la vie. Et il n’est pas
surprenant que l’on trouve sur ce nouveau front politique de l’interaction une
majorité de femmes (et peut-être est-ce l’occasion de déculpabiliser la part de
féminin chez l’homme ?). Serait-ce parce qu’après les années du féminisme
et en prolongeant ses meilleures ambitions, celles-ci savent renouveler
l'immémoriale capacité des femmes à soigner la vie psychique et physique en en
faisant un acte politique, une philosophie politique ? /
IV.
Mortalité
Essayons de nous
approcher davantage encore de la singularité handicapante. S’agissant des handicaps
(moteur, sensoriel, mental et psychique) qui se présentent de manière
spécifique dans chaque personne qui en est atteinte, est-ce une singularité
comme les autres, une solitude comme les autres ? Sur ce point, nos avis
divergeaient au début de nos échanges avec Jean Vanier.
Je soutiens en effet que le handicap ne se réduit pas à la catégorie de la
« différence ». Je récuse les concepts « valises »,
« fourre-tout », tels que « nous sommes tous différents », tous « autres », tous « vulnérables » ou
tous « fragiles ». Non,
nous ne sommes pas « tous handicapés ». Et ceci peut-être encore
moins que nous ne sommes pas « tous gays » ou « tous des juifs
allemands ». Pourquoi ?
Je le répète :
le handicap diffère des autres « différences » en ceci qu’il nous confronte à la mortalité. La
non-conformité à la norme, dont il s’agit dans la situation de handicap, est au
croisement de la biologie (déficit biologique) et de la réponse
sociale à ce déficit : biologique et sociale, nature et culture. Mais plus
encore que les transgressions sexuelles par exemple, l’écart vis-à-vis des
normes biologiques et sociales que représente le handicap, est perçu comme un déficit (j’y reviendrai) qui – bien que réparable dans
certains cas et dans certaines limites- me fait mourir si je suis seul, sans prothèse, sans aide humaine.
L’angoisse de la mort, de la finitude
humaine, des limites de l’humain même (face à certains poly-handicapés lourds)
sont d’ailleurs la face cachée de cet iceberg – ce bloc si
infranchissable que la personne handicapée et sa famille connaissent bien- qu’est
souvent l’attitude des valides face aux handicapés, ce mélange d’indifférence,
de honte, et parfois d’arrogance. Bien sûr, tous les humains savent qu’ils sont
mortels, mais nous préférons ne pas y penser, certains misent même sur
l’éternel. Pourtant la biologie a découvert que la mort cellulaire (l’apopotose) est à l’œuvre, parallèlement à la croissance dès la fécondation, et que c’est
elle qui sculpte le vivant (Ameisen). La personne en
situation de handicap vit avec l’œuvre de la mortalité en elle, elle est la
compagne de sa solitude, comme le dit Baudelaire de sa douleur : « Ma
douleur, donne-moi la main ; vient par ici ! ». La soi-disant
solitude du handicapé a inévitablement une compagne absolue, une doublure
permanente : la douleur de la mortalité. Même si cette personne n’est pas
malade, même si elle ne ressent pas de douleurs spécifiques, son handicap lui rappelle
en permanence - à elle ou du moins à son entourage si le déficit la prive de
cette conscience – qu’elle n’est pas comme les autres vivants qui, eux,
peuvent ne pas vouloir savoir qu’ils sont mortels.
Les religions et diverses
spiritualités introduisent cette dimension de la mortalité dans l’esprit de
leurs adeptes, bien que beaucoup de ceux qui s’en réclament lui opposent un
déni défensif dans leur pratique quotidienne. La sécularisation, au contraire,
n’a pas construit de discours sur la mortalité qui est en nous. Je ne parle pas
de la mort : nous sommes experts en célébrations. Ni de la vieillesse
dépendante : la longévité des parents et grands parents nous fait cotiser
sans lésiner, car il y a de fortes chances que ce « grand âge »
handicapant soit un jour le nôtre. Je parle de la « mortalité à vie »,
depuis la naissance ou suite à ces « variabilités biologiques génétiques
imprédictibles » qui peuvent générer les handicaps : cette mortalité
qu’on appelle « handicapante » nous est encore impensable. Un
changement radical des mentalités s’impose par conséquent pour que les épreuves
du handicap nous invitent à mieux assumer et accompagner la condition humaine jusqu’à
ses limites et dans sa finitude. La conscience de notre finitude et son
accompagnement font en effet pleinement partie de la
singularité humaine.
V.
Normes
Le handicap m’a ainsi
conduite à repérer dans l’unicité de la personne humaine sa finitude et
l’angoisse de la mort. Mais une autre révision de nos préjugés tenaces s’impose
encore au regard du handicap : celui
de la norme. Pourrons-nous l’aborder sans refus romantique, sans soumission
servile, et avec tout le sérieux qu’elle nécessite ? La norme n’est pas
seulement une contrainte sociale, économique et morale discriminante ; elle
est inscrite dans le contrat social dès le langage. Dès que je parle, j’accepte
et partage de fait des normes. Parler c’est se soumettre aux normes
grammaticales et l’être parlant n’échappe pas aux règles communes, sans
lesquelles il n’y a pas d’échange. Le refus compassionnel des normes semble également
ignorer les lois biologiques fondamentales qui commandent aux organismes vivants (même si les connaissances actuelles
en ce domaine sont insuffisantes et qu’il existe une variabilité biologique imprévisible). L’idée d’une norme, d’une forme type, d’une
règle convenante est indispensable en biologie comme pour le lien social.
Pourtant, face au
développement des démocraties, mais aussi aux prouesses des sciences de la vie,
la bio-politique avance une autre compréhension de la norme. En effet, grâce à leur adaptation
active, c’est-à-dire révoltée et créative vis-à-vis des normes, de nouveaux
sujets politiques apparaissent, parmi lesquels les personnes en situation de
handicap, qui font reculer les limites des anciennes normes et en engendrent de
nouvelles. Il devient ainsi normal que la personne handicapée mène une vie
sociale, familiale, amoureuse. La norme n’est plus un concept arrêté a priori, mais un concept dynamique. Où
est le moteur de cette mutation ? Qu’est-ce qui fait que les singularités
bousculent les normes et permettent de les faire évoluer ?
VI.
Privation vs possession :
« avoir » ou « être »
Les militants pour
les droits des personnes en situation de handicap récusent le terme même de
« handicap ». Parmi les nombreuses raisons de cette critique, je
relève celle-ci : notre modèle du handicap découle d’une conception
aristotélicienne des aptitudes humaines qui suppose une forme-type universelle (un archétype) dont « diverses
situations » ou « cas » s’écarteraient par défaut – par privation
de l’avoir (« stéresis »). Je suis aveugle, parce que
je suis privé de la sensation ou de l’aptitude de voir. Dans la Physique et le traité De l’âme Aristote détaille avec finesse
ces variantes, leur « puissance » et « impuissance »). Chez
Mathieu, la stérésis aristotélicienne donnera la catégorie de
la « pauvreté » (25) : « Car j’ai eu faim et vous m’avez donné à manger ; j’ai eu soif… ; j’étais étranger.. ; nu… ; malade… ;
en prison… . A chaque fois que vous l’avez fait à l’un des moindres de mes
frères, vous me l’avez fait à moi. ». Entendons : des divers « stériles »,
manquants ou pauvres, partageons l’impuissance dans la passion, et sur notre com-passion avec le « manque à être », fondons le
« bien vivre », l’éthique de ce qui sera l’humanisme chrétien.
Sans se réduire à
une ontologie de la négation, cette ontologie de la privation trouve des échos dans toute l’histoire de la philosophie, s’agissant de
l’« être » et de l’« étant » dans sa
« finitude », en passant par Descartes et Hegel et jusque dans la
« différence ontologique » chez Heidegger .
Concernant le domaine spécifique qui nous réunit ce soir, constatons que la
philosophie de la privation inclut sans distinction les pauvres, les malades,
les lépreux, les errants et les invalides, tous frappés d’un manque ou
d’un défaut. Les magnifiques œuvres de charité s’en inspirent, fondement
de l’humanisme chrétien et de l’Eglise comprise comme « communauté du
serviteur souffrant » qui va « com-pléter »,
« donner » à ceux qui « n’ont pas ».
Ce modèle de la
solidarité par le biais de la pauvreté/privation/« manque à être » n’a pas fini de démontrer
son efficacité. Non seulement à travers les œuvres caritatives, mais aussi sur
le plan de la connaissance : n’est-ce pas souvent par l’étude du « creux »
(les pathologies) que les sciences s’approprient les complexités du
« plein » (le fonctionnement normal). C’est, par exemple, en étudiant
les aphasies qu’on peut mieux connaître les mécanismes du langage. Il ne s’agit
donc pas d’ignorer le pathologique et encore moins de l’abolir - l’inévitable
de la norme nous l’interdit- mais bien de le compléter.
Car le paradigme du manque – avec son pendant la com-passion et/ou la tendresse - a aussi ses limites, voire ses défauts, que je n’ai pas manqué
de signaler à Jean Vanier dans notre correspondance. Sa théorisation est de provenance gréco-chrétienne,
mais le modèle est désormais inconsciemment universel. Tel quel, il risque
d’enfermer le sujet handicapé dans une position d’ « objet de soin »,
de « pris en charge », au mieux par la tendresse, souvent en négligeant les connaissances
scientifiques qui parviennent à identifier et à traiter les symptômes
spécifiques, et en se complaisant pour finir dans l’infantilisation. En effet, la logique intrinsèque de ce modèle
freine le sujet handicapé : il l’empêche de s’ouvrir à ses
« puissances », c’est-à-dire à ses potentialités singulières,
et l’empêche de rendre sa solitude, toujours irréductible, à sa créativité singulière, à son initiative
partageable dans ses limites propres. Quand elle n’incite pas à l’« intégration »
à tout prix, la logique de ce modèle nourrit le fantasme d’une jouissance
idéale, prétendue fusion-confusion des valides « possédants » avec les « dépourvus/manquants », prétendue communion où les sectes font aisément leur marché.
Je soutiens, au
contraire, contre le paradigme de l’« avoir » et de la « stéresis », que celui de la singularité de l’être- qui comprend jusqu’au déficit
lui-même, en tant que révélateur de la finitude et des frontières du vivant - n’est
pas une privation, une défaillance ou un
péché. La contingence du singulier
est positive, en elle « être » et « étant » se conjoignent. La contingence du singulier
« handicapé » me révèle ma propre singularité de
« possédant » dit « valide », que je n’exalte ni ne nie,
mais que j’apprivoise pour de bon à partir de la singularité du « manquant ».
C’est la mortalité en marche qui me touche en lui, j’en suis, elle me tombe
dessus, je l’accompagne, je l’aime telle qu’elle est. Par mon amour pour
l’autre singulier, je le porte à son développement spécifique, singulier, - et
au mien, également spécifique et singulier.
Bien sûr, on n’associe plus, ou rarement,
le « handicap » à la « faute ». Mais spontanément, automatiquement,
« normalement », on continue à exclure, à « esseuler », à
ostraciser. Dans un second temps seulement, on fait semblant de l’intégrer,
mais toujours avec à l’arrière plan l’idée d’une « privation », d’un
« défaut » que « nous autres», les « possédants », nous
n’aurions pas, essentiellement. « Nous possédons (les aptitudes, les
puissances), mais il (elle) n’a pas, il est en manque » : ce modèle
du manque reste « le » sous-entendu
implicite et indélébile de notre philosophie humaniste, chrétienne, laïque.
Bien sûr, le poète parfois se révolte : « Il n’est pire sourd que les
possédants » dit Michaux. Mais il serait pourtant faux de dire que nous
sommes tous sourds, parce que tous possédants. Tant que nous distinguons un être essentiel d’un étant inessentiel et en manque, nous serons tentés par la ségrégation du vivant. L’Etre essentiel n’est
peut-être plus le Divin, mais nous l’avons remplacé par la Biologie, lorsque
nous comprenons la personne handicapée comme « privée » de certaines
aptitudes biologiques (la Biologie, avec une Majuscule, prend alors la place de
l’Etre essentiel : notre « divin » serait-il devenu l’« être »
postmoderne bio-scientifique ?) ; ou lorsque nous comprenons la
personne handicapée comme dépourvue de capacités culturelles et sociales (la
Société, toujours avec une majuscule, assumant ici le rôle de notre étant intégratif).
Au contraire, En sortant de ce paradigme de la « pauvreté »
et de la « faute », en lui substituant celui de la singularité incommensurable de chaque
personne, handicap compris, nous nous rapprochons de l’éthique…. scotiste. Qu’est-ce
qu’une éthique scotiste ? – Voici « la » question à poser
aux Bernardins, ce carrefour de théologie et de philosophie où des spécialistes
comme Emmanuel Falque pourraient nous éclairer, mieux que ne nous le permettent
mes propres limites et celles du propos de ce soir. Est-ce une éthique plus
« mystique » (certains, tel Gilles Deleuze, ont dit « athée » ?),
tandis que celle de Thomas d’Aquin serait plus « sociale » ? Dans
l’éthique d’inspiration scotiste, en tous les cas, la singularité pourrait être
pensée comme la seule positivité, je
dirais aujourd’hui, la seule valeur. En
partant de la positivité de l’étant, Duns Scot l’étendait à l’Etre même, à
Dieu, comme à la causa singularitatis. Dieu serait singulier, et le Christ
tout spécialement, car l’Homme-Dieu développe l’épaisseur de sa singularité par
l’épreuve de sa passion jusque dans la mort, et jusque dans sa glorification de sur-vivant blessé-crucifié : puisque celle-ci n’est ni une réparation ni une satisfaction mais l’évidence de sa singularité précisément.
Une militante pour
les droits des personnes handicapées aux Etats-Unis, Nancy L. Eiesland reprend, sans le savoir, apparemment, cette idée
scotiste dans son livre The Disabled God, lorsqu’elle décrit Jésus comme le
seul « dieu handicapé ». N’apparaît-il pas à ses apôtres, même dans
sa gloire, avec un « unpaired body », un
corps endommagé ? Ici, la blessure n’est pas un manque, car elle est
partie intégrante de la Gloire, elle-même donnée et perçue comme une
singularité.
L’ex-chanoine
Diderot avait repris quant à lui, d’une autre façon, qui est celle de
l’humanisme moderne, cette « singularité positive », quand il avait entrepris
de transformer - pour la première fois au monde - la personne handicapée en sujet
politique. Les handicapés ont tous les droits, « naissent libres et
égaux en droits», laisse-t-il entendre en substance dans sa Lettre sur les
aveugles à l’usage de ceux qui voient (1749). Et les Déclarations des droits de l’homme prendront beaucoup de temps
pour mettre en pratique ce principe qui transforme, en positivité efficiente,
la finitude en acte dans la personne handicapée. Le droit à la
« compensation personnalisée » de la loi de 2005 en est un
aboutissement.
Pourtant, afin
d’accomplir cette ambition de l’humanisme moderne, la volonté politique et la
juridiction ne suffisent pas. Il nous faudrait réinventer ce corpus mysticum que Kant lui-même évoque à la fin de la Critique
de la raison pure (1781), pour que la singularité de la personne
avec handicap puisse transformer les normes en concept dynamique,
évolutif : réinventer l’amour comme union avec la singularité du tout
autre. En d’autres termes : à la
solidarité intégratrice avec les défaillants, il importe de substituer l’amour
des singuliers. Quel amour ? L’amour en tant que désir et volonté pour
que le singulier puisse élucider, faire reconnaître et développer en la
partageant sa propre singularité. Bien plus qu’une solidarité, qui elle-même a
encore beaucoup de mal à exister, seul cet amour-là peut conduire la
singularité positive (et non pas « manquante ») de celui-qui-témoigne
de la mortalité à s’épanouir dans une société qui est fondée sur la norme sans
laquelle, je l’ai dit, il n’y a pas de lien, mais peut aussi faire évoluer les
normes.
En ouvrant la
question de l’amour, « transfert continûment élucidé » dans
l’accompagnement de la personne handicapée, c’est à la formation des personnels intervenants que je pense, vous
l’avez compris. Et à la place de la psychanalyse dans ce domaine complexe et
polémique. Nous y reviendrons sans doute dans le débat. Permettez-moi de
conclure, sur un ton plus personnel, en rappelant le rôle maternel dans cette
épreuve.
VII.
La reliance maternelle
« Je veux que
tu sois », dit la mère à l’enfant. Volo
ut sis, dit l’éthique scotiste.
« J’aime que tu sois », dis-je à David. Mon empathie, ma fusion
amoureuse avec lui, m’ont ainsi fait découvrir qu’avec son oreille absolue il
peut faire de la musique malgré ses déficits neurologiques. Pourtant je ne
l’accompagne vraiment qu’en lui donnant les moyens de se séparer de moi, en individualisant
au maximum ses langages, ses moyens d’expression et/ ou de lien avec autrui. Il
fera de la musique, des multimédia, on créera un ESAT artistique, il y
participera à sa façon singulière, non pas comme je le veux, mais comme il le veut et le peut. On ouvrira un nouveau « chantier » : celui
de la « vie affective et sexuelle »,
avec ses copains et accompagnateurs dont il faudra affiner la formation. Il
rejoint un lieu de vie « personnalisé » : grâce à Jean Vanier, ce sera « Simon de Cyrène ». Il sera
amoureux, c’est difficile, est-ce possible, je doute, je le lui
dis : « David tu rêves ! » - « Mais maman, je
rêve, donc je suis », me répond-il. Et la norme elle-même commence à
s’adapter à son être. Il devient même « normal » qu’on en parle à
l’Unesco, aux Bernardins.
Dans ce rôle
central de l’empathie et de l’amour continûment élucidé, problématisé, que j’appelle pour ma part un transfert vigilant,
l’expérience exceptionnelle de Jean Vanier est pionnière.
Nous en avons vu récemment une version laïque, qui fait honneur à la laïcité
républicaine, dans le film Intouchables (produit
avec le soutien de l’association Simon de Cyrène). L’amour avec l’humour et la gaîté
qui en résulte, cet éclat de rire qui explose la douleur, cette alchimie
joyeuse, tout cela incarne à merveille la philosophie du partage singulier que
je suis en train de sonder devant vous et tranche avec un certain humanisme post-moderne
et morose qui, lorsqu’il n’exalte pas le théo-morphisme
de sa toute-puissance intégrative, se complaît dans le désespoir dépressif et
revendicatif. On peut en voir un exemple dans un autre film, instructif par
ailleurs : la saga filmique iranienne Une Séparation, l’anti- Intouchables.
A l’habitus de la com-passion des « nantis » avec et
dans l’« impuissance » des dépourvus, est donc en train de se
substituer un autre mode de vie : le dépassement du « soi déficient »
par le corpus mysticum des singularités. Vous le savez : extraordinaire est la capacité de sur-vie de ces corps handicapés, lorsqu’ils sont dynamisés
et jubilent dans la rencontre transférentielle. Ce qui me rappelle l’étonnement
de Spinoza : « ce que peut le corps, personne jusqu’à présent ne l’a
encore déterminé… » (Ethique,
III, Proposition II, scolie).
Ce corpus mysticum laïc et tonique, que j’appelle devant vous,
que Jean Vanier pratique à sa façon, que le film Intouchables porte au grand public, est un horizon et un espoir
pour tous, parents et accompagnateurs. Il est facile, il m’est facile, de le
recouvrir de scepticisme ironique. Je sais que beaucoup d’entre vous, que je
connais et reconnais dans cette salle, partagent cette philosophie, son énergie
et ses attentes, et essaient de la mettre en pratique, en dépit des obstacles,
des retards, des régressions en tout genre que nous oppose un climat hostile de
crispation identitaire et d’austérité économique. Merci, une fois de plus, de
m’avoir donnée l’occasion de partager avec vous cette vision, merci de votre
attention.
Julia
Kristeva
Le
24 mars 2012.