« Les psychanalystes sont mal placés
                        pour parler du mal »  et « «La psychanalyse est complètement
                        dépassée par les effets du mal dans nos sociétés », écrit
                        André Green.
                        Pourtant, son œuvre démontre le contraire : il existe une éthique de la
                        psychanalyse, si, et seulement si , elle déconstruit cette dichotomie du Bien et du Mal qui structure Homo Sapiens. Sans l’annuler mais en la
                        « transvaluant » (Nietzsche) : non pas
                        « au-delà » du bien et du mal,  mais « à travers » le bien et
                        le mal. J’essaierai de le démontrer en ne commentant qu’un seul texte d’André Green,
                        « Pourquoi le mal », précisément, et en vous invitant à relire un
                        extrait de lui, afin de fixer votre attention et simplifier ma démarche :
                        
                      
                      « La malignité du mal /…/n’est plus ancrée dans le plaisir, mais
                        dans le soulagement d’une tension  qui cherche la décharge ; elle n’engendre plus  aucun désir mais s’accomplit dans l’indifférence et l’insensibilité  d’une psyché qui  a cessé de fantasmer pour se
                        trouver  prisonnière d’une  action déchaînée soit avec une méthode implacable,  mécanique, soit  dans  le chaos qui ne s’arrête que sous le
                        contre-feu d’une autre violence. /p.393-4/….Le mal repose sur l’indifférence du
                        bourreau au visage de son semblable considéré comme étranger absolu, et même étranger
                          à éliminer. / Quant aux victimes / je ne parle pas de ceux  qui ont péri, mais de ceux auxquels le
                        destin  a permis de survivre. Tout
                        indique, à travers leurs témoignages, qu’ils n’ont toujours pas compris- et
                        nous encore moins /…/ il en restera toujours quelque chose qui évoquera, d’une
                        manière ou d’une autre, ces temps de
                          l’holocauste. Le plus intolérable est que les victimes d’hier ou leurs
                        descendants pourraient, à leur insu, se retrouver de l’autre côté de la
                        barrière. Sans même savoir pourquoi. /398-9/ En fait, je crois qu’il serait
                        plus juste de supposer que l’Eros est compatible avec la liaison et la
                        destruction, mais que les pulsions de destruction sont pure déliaison.  Ainsi dire le Mal sans pourquoi,
                        c’est  affirmer qu’il est déliaison intégrale, et donc non-sens,
                          totale, force pure. Tel est le sens de cette destruction du sens qui
                        affirme que le Bien est un non-sens /p.394-400/. »
                       
                      
                        
                      
                      °°°
                       
                      André Green est un psychanalyste qui vit,
                        analyse et écrit après la Shoah, et en ce sens il est un survivant. Il ouvre la
                        question du MAL plus radicalement que quiconque de sa génération, comme une
                        question  certes métaphysique,
                        philosophique, politique et socio-historique (« LE » problème de l’ontothéologie), mais surtout comme une problématique
                        indissociable de la psychanalyse elle-même.
                        
                      
                      Sans revendiquer un « au-delà » du
                        Bien et du Mal, Freud déconstruit
                          inlassablement cette dichotomie héritée de la métaphysique.  Comment ? - En chassant le diable du
                        corps de l’hystérique (p.370) il le place dans l’inconscient. - En
                        repérant le pervers polymorphe dans
                        l’infantile, sans légitimer la perversion, mais en « divorçant la perversion du mal » (p. 377). En
                        insistant  sur l’Œdipe, sa fonction d’interdire mais aussi d’induire culpabilité et révolte nécessaire à la construction du Moi . En révélant que la fonction juridique du symbolique  s’enracine  dans la capacité du langage à « psychiser » (dit Green) la pulsion et le désir. De
                        telle sorte que  c’est l’interprétation qui sera l’antidote
                        analytique du mal-être et  plus largement du mal. Puisqu’elle  donne du sens à l’interdit ainsi
                        qu’à la transgression,  l’interprétation sera cette version sécularisée du par-don  qui  soude notre éthique psychanalytique.
                          
                      
                        À ces fondations freudiennes, André Green apporte des développements
                        décisifs, lorsqu’il met  l’accent sur ce qui différencie le désir
                          de mort (sur lequel le marquis de Sade  a presque tout dit) de la déliaison.
                        Et en approfondissant notre connaissance des forces de destructivité qui nous
                        habitent, il prépare les contre-feux que la psychanalyse peut leur opposer. Je
                        relèverai trois mouvements de cet
                        apport innovant :
                        
                      
                      - le rôle de la mère dans les étapes précoces
                        constituant l’autoérotisme  tout
                          autant que le sens :  reliance et déliaison
                        
                      
                      - la simultanéité de la haine, de l’objet et
                        de la psychisation avec  ses suites que sont le langage et la
                        pensée : de l’hétérogénéité du
                          langage
                        
                      
                      - la désobjectalisation :
                        la malignité du mal
                        
                      
                       
                      °°°
                      
                        
                      
                      
                        
                        1.     
                        
                        Reliance et
                          déliaison
                          
                        
                      D’ « étayante »  qu’elle est pour commencer, la mère  doit
                        se cliver  pour, à la fois,  être en partie incorporée-introjectée afin de consolider le Moi (« le bon est incorporé ») et en partie expulsée  ou « abjectée ».
                        La réalité extérieure et la
                        séparation de l’Objet VS le Moi adviennent dans la foulée de l’expulsion du mauvais objet partiel, et de la haine pour le l’objet total ensuite.
                        
                      
                      Puisque  la prise de conscience de l’Objet
                        (extérieur) co-existe « naturellement » avec le rejet et la haine, quelles en sont les
                        conséquences  du côté de la
                        mère ? Et, parallèlement, comment l’érotisme maternel peut-il précéder,
                        accompagner, stimuler ou pervertir cette architecture
                        où objet/réalité/haine, ouvrant la voie à la perception/conscience du mal et de
                        la culpabilité, sont  co-présents ?
                        
                      
                      Mon travail sur les ambivalences de la reliance maternelle reprend et tente de développer le rôle de l’étayage maternel  pour autant qu’il conditionne  l’investissement
                          de l’autre par et dans la psychisation (représentation de
                        chose/représentation de mot) concomitante avec  l’objectalisation. Green ne dit pas
                        autre chose : «/…/ la mère  est également nécessaire pour que l’excorporation se transforme en projection,  soit encore pour que les  produits  des pulsions d’expulsion rejectrices soient recueillis par un objet afin qu’ils  puissent prendre sens (nous
                          soulignons)» (p.372).  La mère  sémiotise  cette ab-jection, dans la mesure  où elle
                        s’accepte elle-même comme ab-jet (ni
                        « sujet » ni « objet »), abjecte:
                        pour que l’affect négatif, puis la haine elle-même, puisse être investis (retenons ce terme), objectalisés, et ainsi seulement susceptibles d’obtenir de
                        sens   par  dans et par le langage.
                        
                      
                        La symbolisation  n’advient qu’après la perte-séparation de l’Objet lui-même, à
                        travers la culpabilité vis –à-vis du bon objet incestueux, et par le désir de mort du mauvais objet étranger et haï (374). La
                        « position dépressive » de Klein résume ces aventures du
                        « mauvais »  évoluant en
                        « mal » par le truchement de la culpabilité, et laisse entendre
                        comment la distinction bon/mauvais  « prend sens » dans la construction des valeurs  «bien/mal ». À une condition,
                        que Green développera  à sa manière
                        propre :  que les signes du langages  puissent  être reliés à
                        l’identification projective avec ses  incorporations/abjections ( ce « quelque chose qui  n’a pas de sens » (373), tels les
                        éléments  béta de Bion, et jusqu’aux aux « équivalents
                        symboliques » kleiniens). Afin que la subjectivation se construise comme
                        une  coprésence à la pulsion de vie
                        et à la pulsion de mort dans le lien du
                          sujet à l’objet.   C’est ce
                        que Green appelle  l’ «hétérogénéité du langage » .
                        
                      
                       La
                        problématique du  bien et du mal chez Green, -  « fondatrice d’un ordre et donne sens à l’existence humaine
                        (393) ». -  est ainsi et
                        d’emblée liée à elle de la maternité et du sens.
                        
                      
                       Nous comprenons ici que le mystère de la
                        fonction maternelle consiste à se tenir à la fois dans les deux mouvements (pulsionnel et signifiant), et c’est en auscultant la
                        « folie maternelle » que Green nous le fait comprendre. La
                        « folie maternelle » ne serait-elle pas précisément l’incapacité de
                        relier l’introjection et l’abjection aux « vrais symboles » ?  La « folie maternelle » 
                        manifeste  donc une psychisation carencée, désinvestie et de ce fait
                        opératoire, et qui favorise la désobjectalisation chez l’enfant.
                        
                      
                      
                         
                      
                         La passion maternelle se dessine ainsi, sous la plume d’A. Green,  comme un laboratoire du bon et du
                        mauvais, de  l’objet et de l’abjet, du senti et du signifié, dans et par  la séparation du sujet et de
                        l’objet :  c’est la passion maternelle qui amorce - ou non - la dstinction bien/mal, aurore de la reliance. Dès lors, la « mère
                        morte » est celle  qui se défend de cette reliance par un désinvestissement qui dépasse le
                          masochisme et la mélancolie elle-même
                            et rejoint les états limites. La « folie maternelle », quant à
                        elle, peut hystériser ces dualités fondatrices de l’appareil psychique de l’Homo
                        Sapiens, et  porter  les mères au clivage schizo-paranoïde.
                        
                      
                      Mais de ce bord-à-bord de la  reliance  maternelle et de la déliaison, les
                        « reines du roman policier » - plus crument ou plus naïvement que
                        leurs homologues mâles - parviennent à composer leurs  des univers
                          sublimatoires. En effet, les « reines des polars » sont des
                        femmes, mères  ou non, capables de
                        se  passionner pour la quête des coupables, dans d’exquises et interminables
                        intrigues, où  le lecteur-cet
                        enfant -perd et  retrouve le sens du
                        bien et du mal. Un colloque en hommage à A. Green s’impose : les reines du
                        polar sur la brèche de la folie maternelle. 
                        
                      
                        Faisons un pas de plus. Si le sens du
                        malet l’émergence du langage sont
                        indissociables dans le processus de psychisation,  l’expérience
                          littéraire - explorant l’identité  à travers un auteur en quête de ses personnages, -  devient fatalement  une exploration du mal.
                             La littérature et le mal  (1957) de Georges Bataille est un
                        essai que les psychanalystes devraient avoir à côté du fauteuil, pour ne pas
                        s’endormir dans transfert-contretransfert. « L’interprétation
                        psychanalytique et le mal » :  comment notre pratique sollicite
                        la perversion, et au-delà,  ses
                        états-limites  où s’éclipsent les
                        frontières du bien et du mal. Autre thème de colloque, à la mémoire d’André Green,
                        lecteur de…Shakespeare et de Conrad.
                        
                      
                       
                        °°°
                      
                        
                        2.     
                        
                        
                           
                        
                         Ayant  identifié   la source du mal  au cœur même de la psychisation entre affects  et  langage, et dans fragilité  de ses acteurs, la psychanalyse se
                        propose de tendre vers une  résorption sans fin de la désintrcation.  Nous ne pouvons que tendre, en
                        nous exposant  au  mal-être et avec le mal lui-même :
                        sans juger, rien qu’en interprétant : l’interprétation,  cette forme moderne du par-don.
                        
                      
                      Une de mes patientes, anorexique, devint
                        terriblement agressive envers ses proches. « Une manière de les
                        dévorer », j’interprétais ainsi ce mouvement qui, dans cette première
                        partie de son analyse, prit des proportions paroxystiques. Anne s’en soûlait   jusqu’à devenir insensible, livrée
                        au non-sens total de la force pure de sa pulsion tournée en priorité  vers sa mère, et comme prête à
                        passer à l’acte sans remords. J’ai interprété alors cette destructivité comme un
                        jouir à mort entre fille et mère auquel elle voulait que je participe. Toute sa
                        volubilité agressive, et en fait séductrice, fendit l’armure à la séance
                        suivante. Après m’avoir adressée, à moi-même et à tous les membres de ma
                        famille qu’elle pouvait imaginer, des insultes d’une rare violence,  je l’ai entendue me dire  en se
                        levant  du divan avec une expression
                        d’un grand apaisement : « Vous savez, l’analyse est le seul lieu dans ma
                        vie où je peux me permettre d’être
                        tendre ».
                        
                      
                      Le paradoxe de ces propos de ma patiente m’a
                        fait comprendre  que la violence
                        vomie en mots lui permettait d’être tendre avec ….son être pulsionnel (avec la
                        force muette de la pulsion, avec le déchet qu’elle se vivait être, avec l’amibe
                        ou l’hominien sauvage de la glaciation : la fable freudienne m’appelle). TENDRE : si et seulement si Anne  était capable de donner des mots  à  ses pulsions désintriquées, et de confier ces mots à quelqu’un, à sa
                        mère, à travers moi…Le langage dans son hétérogénéité transitive
                        (pulsion/sens)  serait-il la tendresse de l’être parlant, du « parlêtre » (Lacan) ? Pour intriquer ainsi ce qui
                        fut désintriqué avant le transfert. Et de m’investir
                        en conséquence. D’investir la vie psychique dans le lien
                        transfert-contretransfert.
                        
                      
                        Nous ne sommes pas libres, car la désintrication des pulsions  anéantit le choix conscientiel. Mais
                        nous pouvons être accompagnés à refaire notre carte psychique : avec le
                        recours de la biologie et de la pharmacologie, et par ce recommencement de la
                        vie psychique qu’est le transfert/contretransfert.  Réussir ? Pas nécessairement, pas
                        facile. Mais il est possible de tendre, oui.
                        Amorcer le lien. La fin provisoire  de la cure analytique  n’est
                        –elle pas la capacité de créer la tendresse des liens ?
                        
                      
                       
                       °°°  
                        
                      
                      
                         
                      
                      
                        
                        3.     
                        
                        
                           
                        
                      La « tiercéité »
                        sur laquelle A. Green aime insister, est l’étayage sine qua non pour la mise en œuvre de cette reliance maternelle  et/ou du langage comme antidépresseur et, ainsi seulement,
                        comme acteur princeps de l’investissement de l’autre..
                        
                      
                      La réalité est reconnue non seulement si elle
                        est désagréable (dit déjà Freud),
                        mais aussi – insiste Green-  si ce désagrément est compensé par
                          une nouvelle satisfaction : par le plaisir de représenter-dire-penser.
                        
                      
                        Comment est-ce possible ? La fonction de l’interdit est ici requise, c’est la tiercéité. La psychisation ne se satisfait pas de
                        la dichotomie bien/mal mais, dans la triangulation, perlabore sans fin cette dichotomie, grâce à la fonction
                        symbolique et/ou objectalisante de la tiercité. La tiercité est inhérente
                        à la fonction maternelle, en ce sens la reliance participe
                        de la tiercéité. Mais la tiercéité elle-même est lourde de surprises et d’échecs que Green diagnostique dans deux
                        variantes du mal. Lesquels ?
                        
                      
                        Avec sa capacité de faire sens, ayant le sens du bien et du mal,  c’est-à-dire le sens d’être coupable et
                        révolté, et ainsi seulement d’investir l’autre : l’analysant auquel s’adresse la psychanalyse est l’Homo Sapiens  avec son armure d’Homo religiosus. Pour ceux qui ne l’ont
                        pas entendu, rappelons que « investir » se dit credo en latin : de la racine sanscrite °kred,
                        qu’Emile Benveniste a savamment interprétée.
                        
                      
                      Lorsque cette capacité d’investissement s’écroule
                        dans la déliaison, le mal n’est plus
                        résorbé par le refoulement,  à la
                        manière du premier Freud. Une nouvelle économie psychique se dessine alors, que
                        Green a longuement étudiée : les pulsions désintriquées,
                        en manque d’objet, se retournent  vers l’intérieur. Une  fraction de cette agressivité inoffensive  interiorisée  se retrouve secondairement
                        « capturée » par le Surmoi, et ce sadisme du Surmoi (à distinguer du
                        masochisme du Moi)  prend la forme
                        d’un  amour impersonnel du mal, qui s’acharne  à  localiser le mal « dehors » - pour
                        l’exterminer sans remords chez autrui, au nom d’un triomphe définitif du
                        Souverain Bien  (387). Green diagnostique ici la logique de l’intégrisme qui mobilise aujourd’hui les purificateurs
                        religieux et tous ceux qui vouent une guerre sans merci au nom de leur Idéal
                        absolu érigé contre Celui d’En Face. Pourtant, même à cette profondeur de
                        l’analyse, nous sommes encore   « dans les couches les plus superficielles du contraire au
                        bien » (393).  
                        
                      
                      Car la véritable malingité du mal survient  lorsque  la désintricatiion pulsionnelle parvient à
                        neutraliser la libido érotique quasiment
                          sans reste, à forclore l’angoisse  et à « abaisser  la
                        personnalité » (de M’Uzan). La malignité du mal  fixe le sujet  dans une insensibilité à l’objet (c’est
                        le cas extrême des réactions thérapeutiques négatives, et surtout des
                        maintes  froideurs dans les
                        perversions). Bien  que ces
                        phénomènes soient davantage d’ordre social qu’individuel, ce serait cependant
                        une erreur d’assigner des frontières étroites à la pathologie : les sociétés
                        dont est faite allusion ici sont elles-mêmes malades, « du mal à la
                        maladie : on est renvoyé constamment de l’un à l’autre » (Ibid.)
                        
                      
                       André Green se  fait alors  lecteur du Nouvel Observateur pour suivre à la trace les différents
                        manifestations, supports et contenus du mal qui changent, bien que « sa
                        permanence demeure » , « inébranlable » (347) ; et
                        nous conduit à la  forme « la
                        plus achevée et la plus accomplie », du Mal dans l’holocauste (388).
                        
                      
                      
                         
                      
°°°
 
                      
                        
                        4.     
                        
                        La malignité du mal et le multivers
                        
                        
                       Pour
                        finir, je vous annonce une bonne, mais très exigeante nouvelle. Tandis que l’impuissance  des codes moraux religieux, et de leurs
                        successeurs sécularisés, à défendre les hommes et les femmes  du mal menace la fragilité  constitutive de l’Homo Sapiens- la psychanalyse est la seule à entendre et à
                        interpréter.  Que dit-elle, que
                        disons-nous ?
                          
                        
                      Le désir peut me détruire et te
                        détruire : Eros fait mal. De surcroît,  il existe une pulsion destructrice qui
                        est pure déliaison : là est la « malignité du mal » (393). La
                        coprésence de ces deux modalités du mal impose-t-elle l’existence un mal radical que Kant constatait
                        chez  l’être parlant ? Ce mal
                        radical qu’un faisceau  de
                        circonstances  historiques,
                        économiques, sociales et politiques transforment en  froide extermination de certains humains
                        par d’autres humains.
                        
                      
                      Kant lui-même modulait déjà  son constat d’un « mal
                        radical », violence destructrice à laquelle se livrent les humains, par
                        l’idée que  ce mal  étant dû au choix, donc à la liberté humaine,  et que celle-ci étant par
                        définition  mobile et
                        modulable,  le mal fut-il radical
                        n’est pas ( du fait de la liberté) un absolu.
                        
                      
                      D’une autre façon, après la Shoah, Hannah
                        Arendt  dénonce l’horreur nazie
                        comme un mal radical, avant de soutenir que ce n’est pas le mal, mais le bien
                        qui est radical : et il réside dans  les capacités infinies de la pensée humaine qui trouve les causes et
                        mène les combats. Sans fin, contre le mal.
                        
                      
                        En découvrant la puissance de la déliaison, la psychanalyse  semble aboutir  à un verdict plus désabusé encore :
                        non seulement nous  sommes
                        impuissants  devant  les lois du marché, de l’économie et des
                        politiques, mais que pouvons-nous vraiment faire face à la déliaison dans le cadre intime de l’appareil psychique que nous
                        révèlent nos patients ?
                        
                      
                         Or, tout en posant cette question, et sans ignorer les  difficultés et les limites de la
                        psychanalyse, ce n’est pas  un
                        constat pessimiste  que nous
                        laisse  André Green, tel que je le
                        lis. Le mal est sans pourquoi, la mystique et la littérature à leur façon  aussi, mais pas nous. Chercher les logiques du mal, et
                          affiner  l’interprétation  dans le transfert-contretransfert,
                          dit-il en substance. La déliaison  et la désobjectalisation sont plus gravement
                        inaccessibles  que ne l’est le
                        «péché » : que ce soit le péché par transgression de la Loi que cible
                        la Bible et les protestants, ou le     péché originel des
                        Evangiles et des catholiques, faisant tous de la religion un moralisme
                        compréhensif.  Le courage de Freud
                        et du post-freudien qu’est A.Green réside dans le repérage précis de la destructivité au cœur même de la capacité
                        de faire sens.
                        
                      
                       Oui, il existe, d’une part,  un mal qui résulte des heurts  entre valeurs, elles-mêmes
                        résultant  des intérêts libidinaux
                        divergents ou concurrents, et qui sous-tendent nos conceptions du bien et du
                        mal. L’Homme religieux et l’Homme moral  s’en  sont constitués : plus ou moins coupables et révoltés, ils en vivent,
                        s’en préoccupent et espèrent les élucider pour éventuellement s’entendre au
                        lieu de s’entretuer.   
                        
                      
                       A
                        côté de ce mal,  il en existe un
                        autre, qui balaie  le sens de la
                        distinction elle-même entre bien et mal, et de ce fait détruit la
                        possibilité  d’accéder au sens  d’autrui et de soi-même.  Ces états limites ne se
                        refugient pas  dans les  hôpitaux ni sur les divans, mais déferlent
                        dans les catastrophes sociopolitiques, dans l’abjection de l’extermination.  
                        
                      
                        Et
                        c’est de ce diagnostic que découle l’audace du dispositif transféro-contretransférentiel,  qui  place  l’analyste au
                        croisement insoutenable  où cette désobjectalisation-objectalusation s’exerce et menace, mais
                        aussi peut amorcer une restructuration. Tel est le pari des freudiens que nous
                        sommes, après la découverte de la pulsion de mort (Freud) et de la malignité
                        potentielle de l’appareil psychique qui réside dans la  désintrication pulsionnelle (Green).   Est-ce possible de pousser
                        l’écoute analytique jusqu’à ces frontières de l’Homo Sapiens, et de pratiquer encore la psychanalyse dans ces
                        conditions ?
                        
                      
                        Oui, mais  si et seulement si le « moralisme
                        compréhensif » (que redoutait Lacan)  se transforme en pessimisme  reliant.  Déliaison et reliaison : je,
                        analyste, en suis la cible (notamment dans la réaction thérapeutique négative)
                        ET  l’acteur  de la reconstruction.
                        Comment ?  
                        
                      
                       En ne me contentant pas de parier  sur une  liberté  humaine salvatrice, fut-ce celle du
                        désir ; mais en cadrant  le
                        désir et la destructivité dans le transfert-contretransfert : en assumant
                        les risques de la désobjectalisation- réobjectalisation que subit  la position de l‘analyste lui-même.  Et de tendre…
                        
                      
                      J’ai écrit cette réflexion sur l’œuvre d’A.
                        Green  face au mal radical,  à partir  de certains liens que nous offre
                        notre  Société Psychanalytique de
                        Paris. J’ai relu André avec  Eleana Mylona, qui   m’a aidée à choisir les lieux
                        forts de la réflexion de Green sur le sujet, et je tiens à la remercier
                        publiquement. Merci surtout à André lui-même, dont je n’ai jamais été
                        l’analysante mais dont les séminaires de supervision individuelle et collective
                        m’ont énormément appris. Il a   su créer des liens-  ni  institutionnels, ni même de maître à
                        disciple, - qu’il savait moduler et adapter, certains soirs après 21h, à ma
                        demande, dans son bureau, en face à face, autour du mal-être, le mien, le sien,
                        celui du monde…Il renouait et renouvelait le sens de notre lien ; et j’en
                        sortais  capable de respirer dans
                        mon univers et dans le sien ; mieux, de les ouvrir à  des liens plus féconds, d’en faire un multivers . Car la psychanalyse ne
                        nie pas le mal-être ni le mal,  ne lui résiste pas, ne le résout pas non
                        plus dans le bien.  Elle ne promet pas l’univers moral du
                        bien, forcément souverain ; ne préconise pas l’abandon pervers au mal ; mais tend à   relayer  son non-sens par   la signifiance transitionnelle du multivers.  
                        
                      
                      Le XXe siècle connut deux grands mutations
                        philosophiques, suite à sa confrontation avec l’onto-théologie : la modernité normative (Rosenzweig,
                        Scholem, Levinas) avec son retour à l’Autre : en écho au message biblique
                        repensé à la lumière de la philosophie européenne ; et la modernité critique (Benjamin, Arendt,
                        Kafka) qui à la suite de Nietzsche  ont  repensé  les ruines des mythes fondateurs, scrutant
                        le sens de la dépression, du non-sens, de la déshumanisation elle-même. A la
                        suite de Freud, une modernité
                          psychanalytique s’esquisse, après Lacan et sa lecture de Heidegger, avec
                        Green et sa reprise de la pulsion de mort, avec le défi que la psychanalyse
                        assume d’accompagner l’humain jusqu’au
                          mal radical.  Face aux nouvelles
                        menaces de désobjectalisation, de crispation identitaire
                        et de destruction globalisée, cette modernité analytique  parie sur les liens infiniment
                        constructibles-déconstructible. Il nous revient
                        d’assumer et de  relever ce défi,
                        qui me semble être un héritage majeur de l’œuvre d’André Green.
                        
                      
                      
                         
                      
                      Julia
                        Kristeva
                        
                      
                      Le 15.10.2012
                        
                      
                      
                         
                      
                       
                      Colloque en hommage à André
                    Green, organisé par la Société psychanalytique de Paris, à la maison de la Mutualité le 17 novembre 2012.