QUAND
DIRE C’EST FAIRE
Version longue de l'entretien paru dans Libération du 25 février 2016,
Propos recueillis par Robert Maggiori , Anastasia Vécrin
En quoi la vie et l’oeuvre de Simone de Beauvoir cristallisent-elles une « révolution
anthropologique » ?
Sans être une
« militante », au sens strict, Simone de Beauvoir incarne mieux que
personne l’émancipation du « deuxième sexe », après des millénaires de
domination patriarcale et masculine. Par l’écriture, « la grande affaire
de [sa] vie », elle a stimulé les luttes féministes, qui n’étaient pas
perçues comme une urgence politique dans les engagements de l’époque. Ses
analyses ont mobilisé un vaste mouvement international pour les droits des
femmes à disposer de leur corps et à développer la créativité de penser, par le
contrôle des naissances et le libre accès au monde du travail et à la
gouvernance politique. Ce qui a subverti, en l’espace d’une génération, le lien
dans le couple et métamorphosé le noyau du pacte social qu’est la famille. Sa
pensée, quasi oubliée, demeure plus que jamais d’actualité aujourd’hui. C’est
pourquoi j’ai pris l’initiative de créer en 2008 le prix Simone-de-Beauvoir
pour la faire lire et soutenir les libertés des femmes dans le monde
entier.
Quel regard portez-vous sur les événements de Cologne?
Des féministes se sont fortement indignées contre
les abjections commises contre les femmes à Cologne. Je suis totalement solidaire
avec elles, et choquée par celles qui cherchent des excuses. Il faut sauver les
femmes et combattre le religieux. Bien sûr, mais comment ? Deux fronts se
sont ouverts : investiguer le continent religieux, et reprendre le combat
pour « nos valeurs ». La globalisation,
avec ses crises et bénéfices, impose un immense travail d’éducation sur la
longue conquête des libertés individuelles, de la séparation du politique et du
religieux, et de la garantie de droits des hommes et des femmes par un État de
droit, appuyé sur le juridique. Ces
« valeurs » laïques, issues des Lumières, font-elles le poids face au
religieux qui est en train de happer le besoin de révolte et de
« pureté », en propageant des « idéaux »
théocratiques ? Nous avons réduit les religions à une archaïque
survivance. Et renvoyé l’expérience intérieure à l’art quand ce n’est pas à son
marché, ou, au mieux, aux psys. La raison politique a cru pouvoir résorber le
théologique, et a enfanté les totalitarismes. Au XXIe siècle, elle
se réduit à la gestion du surendettement endémique, de la misère des exclus et
parfois de la vulnérabilité. On a oublié que le « devoir de mémoire »
nécessite en priorité une réévaluation de la mémoire religieuse. Mais aussi et
plus impérativement encore, il nous oblige à reprendre les idées des Lumières
dans les textes et les épreuves concrètes des hommes et des femmes qui les ont
portées. Et à les incarner. Un exemple. Pour Beauvoir, la liberté est « un besoin
indéfini de se transcender », en précisant que « nous sommes libres de
transcender toute transcendance, mais cet ‘ailleurs’ est encore au sein de
notre condition humaine ». Elle ajoute, contre le spontanéisme naïf, que « la
liberté doit contester en son propre nom les moyens dont elle use pour se
conquérir ». Jamais cette philosophie n’a été aussi pertinente que dans la
précipitation procédurale du monde hyperconnecté. Mais beaucoup confondent la liberté, inquiétude existentielle, avec le
choix. « Et si c’est mon
choix de porter la burqa, de rejoindre Daesh », disent certaines jeunes femmes
des quartiers sensibles, comme elles « choisissent » leurs
achats au supermarché. Avec « Ni putes ni soumises », le prix
Beauvoir a proposé à l’Académie de Paris d’introduire dans les programmes
scolaires une réflexion sur la
liberté selon Beauvoir. On attend encore.
Quel doit être selon vous le rôle de l’intellectuel?
La déréliction du politique
laisse le champ libre aux intellectuels promus au rang d’idéologues : puissant héritage du XIXe siècle,
ersatz du religieux, avec ses
courants traditionalistes, libéraux, nationalistes, socialistes, enfin
communistes. Ils se disputent les
misères et les promesses du prêt-à-porter politique (droite - gauche - centre - divers extrêmes). Relayés et
émiettés par des millions de tweetos et followers, tous des mini-idéologues.
Indispensables, importants, et peu crédibles. De droite ou de gauche ? Le débat s'est mué en
spectacle hyperconnecté, voire en psychothérapie de groupe, à défaut de
lucidité et de solution. Ils n’en séduisent pas moins une opinion publique
frustrée, qui préfère la prophétie malheureuse et le populisme de souche à la
sèche synthèse des gestionnaires sans perspective. Néanmoins, sans se limiter
aux idéologies, le démantèlement du théologique par les Lumières a permis
l’essor encyclopédiste des sciences naturelles et humaines, dont nous sommes
aussi les héritiers. Jamais le champ du savoir n’a été aussi interculturel,
interdisciplinaire qu’aujourd’hui. Vous voyez, je reste une pessimiste énergique.
Des recherches pointues interrogent les logiques de l’intime et du social, des
crises et des utopies. En retrait des médias et rétifs aux idéologies, mais en essayant de
déplacer sur « l’actuel » leurs expérimentations spécifiques. Plus
proche de ces sondeurs que des débatteurs, moi-même je tente de
construire une parole susceptible de devenir un acte, en faisant de la
psychanalyse, de la linguistique, de la philosophie… autrement. En me plaçant sur cette crête où dire c’est faire. Dans mes
recherches et mon écriture d’abord, et par certaines initiatives concrètes.
Rassurez-vous, je n’ai pas la prétention de « régler les problèmes ».
Mais je fais le pari que les individus devenus individualistes sont aussi des
consciences à éveiller et à responsabiliser. A partir d’une réflexion
spécifique sur les handicapés, j‘ai créé le Conseil national du handicap, avec
des praticiens issus de toutes les communautés. Avant d’avoir le Nobel, la
jeune Pakistanaise Malala Yousafzai a reçu le prix Simone-de-Beauvoir pour rappeler
la nécessité de l’éducation des filles. L’écrivaine russe Ludmila Oulitskaïa
fut aussi notre lauréate, car la liberté s’écrit au singulier, et le singulier
le plus « étranger » peut être partageable. En psychanalyse, mon
travail clinique insiste sur la maternité, malmenée par un certain féminisme,
pour montrer qu’elle n’est ni « instinct » ni « fonction »
sociale, mais une « reliance » indispensable à la créativité de
chacun. Ou, de manière plus politico-historique, je considère que
l’ « identité nationale » est un antidépresseur nécessaire, et
j’ai écrit mon désir de France dans un roman, L’Horloge enchantée, à l’aube des Lumières à Versailles.
On reproche aux intellectuels d'être coupés du réel, de ne pas saisir
l’écart qui existe entre les élites et le peuple....
Je crains, en effet, que l'Université ne s’académise de
nouveau et ne se replie sur elle-même, éludant la recherche beaucoup plus
risquée, surtout dans le contexte sécuritaire actuel. D’autant que les
techniciens de la crise, à force de coupes budgétaires, menacent de faire
disparaître des universités les sciences humaines. Mais à Paris-Diderot, nous
rêvons d’une « université dans la cité », et il reste beaucoup à
faire. Le centre Roland-Barthes se propose d’ouvrir l’enseignement de la littérature
sur les discours de la société moderne, pour analyser les nouvelles
« mythologies ». Faut-il rappeler qu’en fondant l'Association
internationale de sémiologie avec Roland Barthes, Émile Benveniste et Roman
Jakobson, notre visée scientifique était intrinsèquement politique : les
êtres humains se construisent par leur langage, et ne se réduisent pas aux
seules déterminations sociales. Cette sémiologie-là mobilisait les chercheurs
de Varsovie, de Prague et de Riga, dont le travail apparemment technique
résonnait avec le « printemps de Prague » et le théâtre de Vaclav
Havel… Les revues Tel Quel et L’Infini portent en sous-titre « Littérature et
politique ». Les romans de Sollers comme Femmes,
et récemment Les Voyageurs du Temps ou L'Éclaircie parmi d’autres mènent une
« guerre du goût », à contre-courant du défaitisme national. Ainsi,
pendant que les idéologies se disputent la séduction de l'image, la toxicité
d'Internet et l'emprise de l'économie, sur une autre scène un autre travail,
patient, sérieux, suit son cours pour défricher, éduquer et transformer. Sans
com’, sans « petites phrases » percutantes. Deux temps et deux
espaces de l’effort de penser et de la présence sociale.
Toute une tradition de gauche a considéré que la croyance était une sous-catégorie
de la pensée. Et maintenant elle se trouve fort dépourvue. Vous ne voulez pas
être idéologue, négliger l'idéologie n'est-ce pas laisser la place aux
« croyances » qu’elle légitime ?
Je ne veux pas
parce que je ne peux pas. A qui la faute ? Aux intellectuels qui se sont
retirés du champ idéologique ? Ou à l’évolution des techniques qui
favorisent les discours dominés par le comment au détriment du pourquoi ?
Depuis une dizaine d’années, je me suis intéressée à la composante
anthropologique pré-religieuse qu’est « cet incroyable besoin de
croire », pas au sens d’une « hypothèse », mais au sens d’une
« vérité » qui vous « tombe dessus ». Freud le relie au
« sentiment océanique » de l’enfant dans les bras de sa mère :
la reliance maternelle s’ensuit ;
et à la reconnaissance réciproque, affective et protectrice, avec le premier
tiers, le père. Le besoin de croire est l’aube du lien, le degré zéro de son
écriture. Dans les langues indo-européennes, « croire » veut dire :
je donne mon cœur en attente de restitution. Ce mot a donné
« credo », la foi, et le crédit bancaire. Le besoin de croire
satisfait, je suis capable de savoir : de poser des questions, de me
révolter, de devenir autonome. Les deux mouvements psychiques, croire et savoir sur le chemin de
l’autonomie, sont nécessaires pour la construction de la personnalité. Mais si
l’enfant est un questionneur, un
chercheur en laboratoire, l’adolescent est un croyant. Il a besoin d’idéaux, il croit au paradis comme Adam et
Eve, Dante et Béatrice, Roméo et Juliette, nous sommes tous des ados quand nous
sommes amoureux… Et s’il ne reconnaît pas cette quête d’idéal, si on la méconnaît
en lui, elle s’inverse en punition et autopunition, vandalisme et destruction,
en « maladie d’idéalité ». A la Maison de l'adolescent, à l’hôpital
Cochin, on accueille des jeunes qui, en proie à la dépression et à la
destructivité innommable, impartageable, se mettent en danger, tentent le
suicide, plongent dans l’anorexie. D’autres répriment, sous une apparence
« normale », les blessures de l’exclusion et adhèrent à des thèses
complotistes contre les « impurs » : les proches « ne se
doutaient de rien »… Ces jeunes trouvent dans l’islam une revanche, la
« pureté » comme seule issue à leur mal-être, avec « en prime »
une communauté offensive et la jouissance morbide de la vengeance par le
sacrifice. L’équipe d’ethnopsychiatrie qui les reçoit est confrontée à la
nécessité de mieux connaître et interpréter la mémoire religieuse. Le séminaire
sur le « Besoin de croire » a débusqué la soumission à
l’« orthodoxie de masse » (Abdennour Bidar) qui, en ignorant la
personne, en réduisant la femme à une proie, répandent dans l’islam une culture
de mort. Cet approfondissement ne signifie pas que tous les candidats au
djihadisme sont des « cas pathologiques ». Il témoigne que
l’intensité du besoin d’idéal (de se « transcender », Beauvoir) et sa
frustration peuvent se pervertir, dans certaines circonstances, en « mal
radical ». Et nous permet de mieux aider l’ado « malade
d’idéalité » à « trouver les mots » et à « penser par
soi-même » dans un espace interculturel, pour reprendre confiance et
investir le goût de la vie.
Contre quoi faut-il se battre ?
Contre le
nihilisme. J’appelle ainsi le déni de la personne, la banalisation du
raisonnement et le culte intégriste de la pulsion de mort, portés par les
prouesses de la technique et les ravages de la spéculation financière
globalisée. Ce nihilisme culmine dans le mal radical qui consiste à
instrumentaliser le religieux pour déclarer certains humains superflus et les
exterminer froidement. J’ose reprendre le mot usé d’« humanisme »,
dans lequel j’entends, par-delà l’humanitaire, une refondation continue de
cette culture des Lumières qui s’est détachée des religions pour fonder une
morale universelle. Par-delà et avec cette rupture, l’histoire et les logiques
des faits religieux est à reprendre : les sciences humaines ne craignent pas les pièges des croyances,
elles affinent inlassablement les moyens de les élucider. Mais au nom d’une
paix sociale mal comprise et bancale, nous n’osons pas dénoncer, dans l’espace
public, ces plis de l’islam qui flattent la pulsion de mort. Il est urgent de
le faire, avec des spécialistes et des musulmans engagés dans ce libre examen.
Sans ostracisme ni caricature, en analysant comment ses logiques et dérives nous concernent. Si nous sommes
incapables de les déconstruire, nous sommes complices du nihilisme. Voltaire ne
mène pas seulement à Charlie Hebdo,
aux feux croisés des idéologies et aux débats sur l’opportunité « philosophique »
des « primaires ». Il mène aussi à Freud… et à Beauvoir : «
Freud est un des hommes de ce siècle [qu’elle] admire le plus
chaleureusement », écrit-elle, tout en le critiquant. Pluridisciplinaire,
le Comité Freud projette d’inscrire le fondateur de la psychanalyse au
« Patrimoine de l’humanité » de l’Unesco, et de déclencher une
réflexion approfondie sur les crispations identitaires, le fanatisme,
l’éducation : à Paris, New York, Tunis, Tel-Aviv… La sécularisation n’est
pas une « post-religion » qui se contenterait d’opposer « nos
valeurs » à « leurs dogmes ». Notre ultime idéal universel n’est
autre que la capacité de penser, une analyse sans fin. La seule
« félicité » qui aide à vivre, disait Arendt, face au déferlement du
mal radical.
JULIA KRISTEVA
Propos recueillis par Robert Maggiori , Anastasia Vécrin
Libération du 25 février 2016
J. Kristeva, Beauvoir présente, Fayard, 2016.
-J. Kristeva, Cet incroyable besoin de croire, Bayard,
2007
-E. Benveniste, Dernières Leçons au Collège de France, Seuil, 2012.
-I. Fenoglio, J.-Cl. Coquet, J. Kristeva, Ch.
Malamoud, P. Quignard, Autour d’Émile
Benveniste, Seuil, 2016.
- J. Kristeva, L’Horloge enchantée, Fayard, 2015.