LIBAN
Fortes impressions d’Istanbul : rencontre avec Julia Kristeva, grande dame du « Génie féminin »
Par Nicole HAMOUCHE | 07/07/2010

Kristeva

De passage à Istanbul, me baladant sur l'avenue Istiklal, une affiche m'interpelle : Julia Kristeva, Istanbul le 12 juin. Nous étions le 11. Je me dis que j'ai dû mal comprendre ; c'est peut-être quelqu'un qui donne une conférence sur Kristeva. Eh bien non, c'est bel et bien la grande dame du « Génie féminin », née en Bulgarie, auteure de Meurtre à Byzance qui est l'invitée de l'Association de psychanalyse d'Istanbul. Mon cœur balance entre me lever tranquille et filer à l'île des Princes comme prévu à l'origine - d'autant que je ne suis pas seule dans le plan - ou alors foncer écouter Kristeva dans une salle d'hôtel obscure un samedi matin. J'opte pour la salle obscure, pour plus de lumière intérieure.
« Il est très difficile d'être femme et d'être femme libre », souligne la psychanalyste. A fortiori dans cette partie du monde. Son propos me parle d'emblée, d'autant qu'il s'agit d'une femme qui a fait le pont, le lien - comme le font souvent les femmes - entre l'Est et l'Ouest. Son propos m'interpelle tellement, moi libanaise « cosmopolite » - pour utiliser l'expression un peu passée de Kristeva elle-même -, que j'ai eu envie de le faire partager. Parce que cette heure volée au temps m'a secouée, parce qu'elle m'a redonné le goût de, parce qu'elle m'a fait prendre conscience aussi combien le monde bouge à nos portes, croise, brasse, pendant que nous sommes encore nous, entièrement tournés sur nous-mêmes. Parce que Julia Kristeva a axé son propos sur la singularité et la richesse du singulier, son discours a fait écho en moi, venant d'un Liban où le singulier est raillé et où il n'est de place qu'à l'uniforme, lisse, qui ne fait pas de vagues. Et que c'est pour cela que nous n'avons de cesse de nous battre, n'admettant pas la diversité qui vient du singulier. C'est pour redonner leur place à toutes ces valeurs porteuses de vie, de créativité que j'ai eu envie de relater cette conférence ; pour insuffler un peu de cette énergie que n'a pas manqué de me communiquer la philosophe psychanalyste dont l'intonation et l'accent ont rajouté au charme du moment.
« Il suffisait de dire que l'on était cosmopolite dans le pays de mon enfance pour être aussitôt persécuté », raconte Kristeva, qui quitte son pays en 1965 pour Paris. La Bulgarie telle qu'elle est devenue paraissait « un songe » à l'époque et « c'était l'effort de la pensée qui a fini par changer le monde totalitaire », relève-t-elle. Leçon d'espoir pour nous libanais qui arrivons à bout de souffle par moments, et qui ne sommes plus capables de rêver le Liban. Un songe, songer ; sous la plume, la relation entre le verbe et le substantif prend sens pour moi. Dans son introduction circonstanciée au pays qui la reçoit, Kristeva rend hommage à ses parents : à son père orthodoxe qui, néanmoins, a voulu lui transmettre l'esprit de doute et de liberté en l'inscrivant dans une école française. À sa mère biologiste, qui possédait un sens du devoir et qui lui a légué par là même « cette rigueur nécessaire » à tout un chacun pour se construire, surtout « à une femme, dans la vie en exil ».
Esprit de doute, liberté, rigueur, exil... les propos de Kristeva ne tombent pas dans l'oreille d'une sourde. « Nulle part on est plus étranger qu'en France, dit elle ; nulle part cependant on est mieux étranger qu'en France », dit cette Européenne convaincue qui manipule la langue française avec délectation et qui veut encore voir dans la francophonie un vecteur de dialogue interculturel (voir son rapport au Conseil économique et social sur la question).

Se révéler dans sa singularité
« Le génie féminin », thème de la conférence, devient matière à élaborer sur la tension entre la liberté individuelle et la liberté collective. À la question « êtes-vous féministe, essentialiste, etc ? », Kristeva répond «je suis scotiste», en référence à Duns Scot pour qui « la vérité n'est pas dans les idées générales, non plus dans la matière opaque mais dans le singulier ». Si elle reconnaît l'argumentation de Simone de Beauvoir, qui met l'accent sur les lois et les libertés collectives, Kristeva, elle, travaille sur l'aspect plus subjectif et plus personnel de cette libération, c'est-à-dire sur la créativité, la liberté pour une femme de se révéler dans sa singularité.
Et la psychanalyse est, selon elle, un des seuls endroits où on entend le singulier tout en lui évitant en même temps d'être en culte. Se transcender soi-même et partager cette singularité ; puisqu'il « n'y a pas de qui qu'au regard de l'autre » d'après Hannah Arendt, une des trois figures féminines avec Colette et Mélanie Klein du génie féminin. Faire jaillir le singulier, dans le lien à l'autre, et non pas dans ce que Hannah Arendt appelle la « singularité mélancolique » - comme elle se représentait Heidegger et Kant - parce que « Je dans ma singularité la plus profonde n'existe que dans le lien à l'autre », dixit Arendt. Ce qui n'empêche pas la psychanalyste de faire remarquer aussi au passage que même lorsqu'elle est « arrivée » et qu'elle a donc joué le jeu, appris le langage, la femme reste quelque part en dehors de l'ordre ; « j'en suis mais j'en suis pas vraiment ». Tout en participant de l'ordre de sa communauté, la femme qui « en sait beaucoup », reste à l'écart ; « l'éternelle ironie de (sa) communauté », pour citer Hegel. Ce qui donne lieu à des dépressions, des combattantes ou des ironiques qui font des romans, déduit la psychanalyste... également romancière.
Laisser donc la place au singulier, à son éclosion, à sa contagion éventuelle ; tel est le message de Kristeva. Les idéaux absolus qui dégénèrent en un étranglement de l'individu, de la liberté individuelle sont le déni même de la vie. Elle cite des exemples historiques où furent créées au final, précisément, des entités absolues pour lutter contre des absolus : les gays et les lesbiennes contre le machisme ; les bourgeois contre les monarchistes, les prolétaires contre les bourgeois... Il en va de même du mouvement féministe lorsqu'il exige le culte de « la chef » ou qu'il rejette en bloc la maternité. Si pour beaucoup on ne se pose qu'en s'opposant, pour Kristeva, c'est dans l'initiative que réside la vraie liberté : commencer quelque chose de nouveau plutôt que s'opposer. C'est d'ailleurs par rapport à la naissance que Hannah Arendt - qui n'a pas eu d'enfants - envisage la temporalité et c'est également dans la naissance plutôt que dans la mort que réside le drame pour Colette, dans la mesure où cette première suppose de déployer toutes les capacités de sentiment et de sens pour accompagner l'inconnu.
Ainsi, est-ce dans cette liberté-là qu'une fille peut éclore à l'instar des fleurs, que Colette aimait à observer d'ailleurs, guettant précisément le démarrage de la floraison, l'éclosion... En sortant de la salle d'hôtel, je regarde le vert se déployer partout devant moi dans cette mégalopole bruyante, embouteillée, le vert partout et j'ai mal de ce que le vert ne foisonne pas, n'éclot pas à Beyrouth. Je regarde les toits en tuile se superposer partout dans cette ville de seize millions d'habitants et je me demande pourquoi nous, avec le petit million que nous sommes à Beyrouth, nous n'avons pas pu garder les tuiles. Je pense à cette conférence qui a rassemblé des centaines de personnes, à cette ville - Istanbul - carrefour des civilisations qui veut le demeurer ou le redevenir, en tous cas à cette ville en devenir où des hommes et des femmes cherchent à « sauvegarder la vie de la pensée parce que la pensée, c'est la vie », comme conclut Mme Kristeva et je me dis qu'au final et en dépit de tout, c'est ce à quoi nous devons nous atteler chez nous : à « sauvegarder la vie de la pensée ».
Je sors de ce petit espace de pensée et j'ai des ailes dans les jambes, qui vont pédaler pendant plus de trois heures sur un beau vélo de location dans l'île du Prince. Julia Kristeva ou « la félicité de la pensée incarnée » selon la formule arendtienne reprise par la psychanalyste. Je crains seulement que l'insularité du Liban me fasse vite oublier cette « félicité de la pensée incarnée » et l'île du Prince. Alors, avant d'oublier, je m'empresse d'écrire ce billet.
Mme Kristeva a signalé au cours de la conférence qu'elle se rendait à Jérusalem pour un colloque sur l'origine et le maternel. Istanbul, Jérusalem, et pourquoi pas Beyrouth ? Cela ferait tellement de sens. Je me prends à rêver ; je décide d'en parler à mes amis psy à Beyrouth, j'aimerai bien qu'ils invitent Mme Kristeva... Le lien, l'initiative, la liberté ; tout ce que Mme Kristeva avait dit m'animait. J'ai envie de croire.

 

source: http://www.lorientlejour.com

 

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