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Femmes et filles. Mai 1968, L'Herne, avril 2018 |
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Le corps français
Mêlée à la foule des étudiants qui arrachaient les pavés, j’ai vu surgir les barricades, j’y étais, j’y suis encore. Mais en étais-je?
« -À-bas-l’É-tat-policier !
Dix-ans-ça suffit !
Foule à Denfert-Rochereau. Drapeaux rouges et noirs. On va vers l’École. […] La police
laissera-t-elle passer ? On franchit
sans peine le pont Alexandre-III. Où sommes-nous ? Où allons-nous ? Qu’importe : tous élec- triques, survoltés. Certains connaissent L’Internationale, les autres l’ap- prennent en bégayant, mine de rien,
l’air initié. Je me demande s’ils
savent vraiment ce qu’ils font. L’Internationale, précisément,
Olga en vient. Ivan s’étonnait, hier soir, de voir tous ces jeunes innocents rabâcher la langue de bois des apparatchiks de là-bas, des heures et des nuits durant, dans les amphis surchauffés de Nanterre et de la Sorbonne. C’est troublant, la foi de ces ingénus qui courent en toute candeur vers un monde
d’oppression. Pas tout à fait
pareil, peut-être : plus gais, plus
anarchistes. Un carnaval avec service d’ordre, efficace et pince-sans-rire. Pourquoi pas : l’Histoire ne se répète jamais, disent les répétiteurs
d’Histoire. » (1)
Olga, c’est moi. Embarquée, bousculée, bouleversée, en mouvement. Un carnaval, une révolte. Dedans et dehors : l’ivresse de participer au corps français.
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À mon arrivée, deux ans auparavant, à l’aéroport du Bourget, j’avais été
surprise par ces corps français... D’élégants paquets-cadeaux suivant la messe de Noël à Notre-Dame, des ombres, entassées dans le métro, qui rêvaient que le communisme améliorerait leurs acquis
sociaux. C’était ça, l’égalité ?
À Saint-Germain-des-Prés, le désir et le plaisir se vivaient comme un
droit absolu. J’ai rencontré Philippe Sollers, jeune écrivain du « Nouveau Nouveau roman », salué par Mauriac et Aragon, et
lié notoirement à une femme plus âgée que ma mère. Il m’a fait explorer l’érotisme, et le couple est
devenu un espace de pensée. La pensée comme un dialogue
entre les deux sexes : n’est-ce pas l’utopie elle-même, en acte ? Et pour que j’échappe au sort des sans-papiers, nous nous sommes fait le cadeau du « mariage comme un des beaux-arts ». Dès le début et jusqu’à maintenant, le pacte amoureux comprend le droit de dire : « Je ne suis pas de ton avis. » « L’Étrangère » : d’emblée,
Roland Barthes m’avait située. Dérangeante, excitante, insaisis-
sable, autre. Ce mot me va bien, il
ne me quitte pas. Étions-nous en avance sur Mai 68 ? Nous n’avions ni à l’assimiler, ni à y adhérer. Ça allait de soi, c’était évident.
La sexualité est donc une expérience qui ne s’embarrasse pas des différences d’âge, de génération, de sexe, de genre, de conventions ? C’est la vie, c’est le texte, Rabelais et les troubadours, François Villon et le marquis de Sade, Proust et Colette,
Sartre et Beauvoir. C’est ça, le corps français !
Ayant obtenu une bourse du gouvernement français, qui encourageait les jeunes « de l’Atlantique à l’Oural », je prépare ma thèse, non sur le Nouveau
Roman, trop audacieux, mais sur le premier
roman français, Le Petit Jehan de Saintré, d’Antoine de La Sale (1386-1462), dont le héros est un jeune page épris de sa noble Dame qui pourrait être sa mère ! Pour la première fois, l’adoration maternelle de la Vierge quitte le Moyen Âge, pour éclore en roman dans
cette nouvelle passion amoureuse entre l’homme et la femme, qui va ouvrir et
fonder la nouvelle humanité
renaissante elle-même ! En voilà une recherche qui m’éclaire ce corps français que j’ai
épousé, qui m’a épousée et dont mon écrivain de mari incarnait la polyphonie dans notre union qui démystifiait Le Couple – ultime refuge du religieux… Et si c’était ça, la liberté !
Mais c’est la fraternité qui m’a définitivement associée à ces corps français turbulents, qui fascinent et questionnent toujours et encore. Les chercheurs,écrivains et universitaires, ceux de la revue Tel Quel et de l’École des hautes études en sciences sociales – en majorité des hommes –, m’ont reçue comme égale à eux et leur curiosité
respectueuse m’a encouragée à développer… mon étrangeté. Une « vie de l’esprit », dont les philosophes grecs enseignaient qu’elle est une vie étrangère : s’étonner et s’émerveiller sans appartenir, sans en être. Une fraternité de singuliers, femmes comprises et doublement singulières.
Barricades, étrangers…
Cette invitation au dépassement de soi, à travers et par-delà les groupes et les communautés, dans le seul
mouvement où menace l’excès et
où l’inconnu affleure: n’était-ce pas ça, l’ouverture et la portée de
Mai 68, au sens musical des termes ? La « libération sexuelle », la « fête », les slogans devenaient, dans cet esprit et, à leur tour, des « pavés » parmi d’autres.
Emportés par les pulsions du Temps qui trouvaient
corps et sens en France et en français. Et je me disais : « Nulle part on n’est plus
étranger qu’en France, mais nulle part on n’est mieux étranger qu’en France. »
Nous n’étions pas très nombreux, les étudiants étrangers, à fréquenter les séminaires structuralistes et post-structuralistes de Claude Lévi-Strauss, Roland Barthes, Lucien Goldmann, Émile Benveniste. On oublie trop souvent cette effervescence intellectuelle et cosmopolite, qui ébranlait déjà l’Université en France, davantage, me semble-t-il, qu’ailleurs : elle participe des bases pulsionnelles du mouvement, elle les scande, les questionne et les dépasse tout autant. De la formuler dans la langue de la Révolution,
nous rendait présents à 1789 et à la Commune. Et à leurs répliques au xxe siècle : Trotski, Che Guevara, Mao ; des modèles ou des passerelles dans la poussée internationale de l’inconnu vers l’ouvert. Ainsi, je suivrai des cours de chinois à Paris 7 jusqu’à la licence, et j’écrirai sur les femmes et le féminisme chinois, au retour de notre voyage en Chine .(2)
... et samouraïs
Était-ce la déperdition du bulgare, lorsque j’écrivais en français mes
essais de sémiologie-sémanalyse, en compagnie de Saussure, de Hegel ou
de Dostoïevski selon le post-formaliste
russe Mikhail Bakhtine ? - je voyais cette main qui tenait le stylo comme déjà morte là-bas,
avec l’idiome maternel, tandis que je m’embarquais ici, improbable résurrection… Était-ce, en doublure de ce pays qui m’adoptait et me vivifiait, la présence d’une autre France, qui refoulait ses crimes plus encore que son génie ? qui me signifiait, ô subtilement mais implacablement, que
je resterai toujours « l’étrangère » ? Et que la jeunesse secouait, en renvoyant à la figure de ses aînés, la violence ardente du mythe révolutionnaire ? – désormais fossilisé en conformisme, en routine systémique, après avoir été dénaturé, depuis la Terreur, en compromissions, collaborations, colonisations… ?
La destructivité me frappait, sous la fête : la mise en scène carnavalesque dans les orgies
d’Éros à l’Odéon accouchait d’un Thanatos, que les « installés au Pouvoir » déniaient ou dévoyaient.
L’irréfragable violence intrinsèque au désir lui-même, et que Freud (que je
commençais à lire) a nommée : la « pulsion de mort ».
Ce frayage du négatif, je les avais côtoyés dans l’histoire de la philosophie et de la littérature, et chez les écrivains autour de Tel Quel, dans L’Intermédiaire (1963) ou L’Écriture et l’expérience des limites (1968), de Sollers. La compreneuse et la questionneuse que j’étais est devenue une psychanalyste, pour laquelle le désir de liberté
s’assume comme un désir à mort, un désir de mort. À cette condition seulement, « je » peux continuer à « me » chercher , à « te » trouver, pour que « nous » puissions vivre et transmettre dans l’ouverture du temps.
Aussi ai-je vécu la déflagration de Mai 68 comme une expérience de samouraïs, à l’instar d’un certain Yamamoto, qui,
entre le XVII et le XVIIIe siècle, pensait que seule la mort peut nous pousser à agir. Ce guerrier professionnel savait décapiter ; pourtant, bien que fidèle aux rituels de son art, il ne se tuera pas. Il finit paisiblement sa vie en écrivant des haïkus, de courts
poèmes. J’ai intitulé Les Samouraïs(1990) mon roman sur l’orage de 68. Olga (Julia), Hervé (Philippe) et leurs amis de Maintenant (Tel Quel) sont entourés des « maîtres à penser » de l’époque : Arnaud Bréal
(Barthes), Maurice Lauzun (Lacan), Strich-Meyer (Lévi-Strauss), Wurst (Althusser), Sterner (Foucault), Edelman (Goldmann), Benserade (Benveniste), qui explorent le sens des mots, symptômes et rêves, textes, délires et infamies, amours et folies. Pour livrer leurs propres existences - provocatrices, lisses ou insensées - aux langages qu’ils ont bâtis : à
l’interprétation. J’écrirai la mienne, plus tard, après la mort de mon père et
la chute du mur de Berlin.
Les Brigades rouges ont sévi en Allemagne et en Italie. J’aime à croire que l’inquiétude de penser et d’écrire, qui accompagnait l’ivresse, a grandement contribué à détourner mes samouraïs des passages à l’acte criminels. Pour ouvrir la voie de la démystification sans fin de toute emprise, y compris celle du jouir à mort.
L’imagination au pouvoir
Et le féminin, dans cette alchimie des passions ?
J’étais seule AVEC tous. J’auscultais ce dynamisme vital qui permet à une personne de se révéler à elle-même par l’intermédiaire des autres et j’essayais de mettre en œuvre ce « toucher intérieur », ce lieu par excellence de l’imagination. Du Grand Jeu, pour de vrai. Jeu infantile, farce adolescente,
pure poésie ? Généreuse pensée dépensée, plutôt, qui ne répand pas la gravité en larmes, mais en rit. Et parie
sur… l’infini. Absent, introuvable.
Mon directeur de thèse était Lucien Goldmann. Son incursion dans l’univers de Pascal, sa relecture de Hegel à
la lumière de Georg Luckacs, célèbre philosophe hongrois et novateur du marxisme,
étaient proches de ma formation
philosophique en Bulgarie ;
sa familiarité de juif roumain, fraternelle et paternelle, qui tranchait avec le style réservé des professeurs, me séduisait tout autant. Pourtant, c’est le structuralisme de Barthes, prolongeant le formalisme russe, qui m’était indispensable pour éclairer la formalité du langage et les spécificités des genres littéraires. Une refonte entre l’histoire et la structure m’a paru nécessaire : tenir
compte de la logique interne à la narration ainsi que de son contexte historique mais aussi culturel (la poésie courtoise, le carnaval, les chroniques savantes et religieuses).
La soutenance s’est faite en plein Mai 68, malgré la fermeture des
universités, et compte tenu de ma situation d’étrangère.
Mais Goldmann a cassé le rituel, en déclarant tout de go qu’avant
toute discussion, le jury devait me décerner le titre de « docteur ès lettres », le texte déposé faisant foi ! Il préférait ouvrir un débat de fond : « Pourquoi accorder tant
d’importance à la psychanalyse au détriment du marxisme ? Le sexe serait-il plus important que l’estomac ? » Et il a ajouté une drôle de question :
« Que pensez-vous
de Gaudi ? »
J’ai vu rouge. Et j’ai répondu dans le même esprit iconoclaste de mon directeur... Psychodrame, dont je ne suis pas fière.
Avec le recul, je trouve qu’il n’avait pas tort de pointer les formes burlesques qui explosaient déjà l’idéologie libertaire, avant que
la finance hyperconnectée ne les exacerbe aujourd’hui dans la post-truth politics et « l’immobilité accélérée », qui formatent la dépersonnalisation des internautes avides de monstrueux. De ma solitude
avec tous, j’ai gardé la convictionque la singularité est partageable. En pessimiste énergique, le « toucher
intérieur » est devenu le « point d’Archimède » qui pourrait ouvrir des temps et des espaces sous-jacents aux identités, aux communautés, aux Big Data aux croyances et aux idéologies, féministes comprises.
Après les droits politiques obtenus par
les suffragettes, après l’égalité ontologique de l’universalisme de Beauvoir, Mai 68 donna le jour à un troisième féminisme, à
la recherche de la différence entre les sexes et d’une
créativité féminine spécifique, aussi bien dans la vie sexuelle que dans toute l’étendue des pratiques
sociales, de la politique à l’écriture.
Contre les tendances de ces militantismes à ignorer que la liberté se conjugue au singulier, c’est à la singularité de chacune que je me suis
adressée, à son génie féminin. À travers la vie selon
Hannah Arendt, la folie selon Melanie Klein et les mots selon Colette.
(3)
Pour que l’émancipation féminine ne sombre pas dans la guerre des sexes,
mais favorise cette exception spécifique à l’espèce humaine, unique parmi tous les vivants, dans laquelle chaque individu invente son sexe en recomposant sa bisexualité psychique et en reliance avec l’infini du monde. Car tel est le génie dont chacun et chacune est capable, à condition de mettre en question sa pensée, son langage, son temps et toute identité qui s’y abrite. La passion maternelle fait partie du
« génie » ainsi compris, et Olga dans Les Samouraïs en fait l’expérience.
Prête à conjurer la pulsion de mort pour donner du sens à
la vie, de la vie au sens.
Jouir sans entraves
« Sans » vraiment ? Le slogan était absurde. C’est en franchissant les limites, lois et autorités, que le désir et
le plaisir se consument dans la traversée des entraves. Par
la fascination et par le rejet, par l’effraction et
l’arrachement. Incommensurable ajustement entre les forces de la vie et de la
mort, liberté ultime: « le corps se jouit » (disait Lacan).
Le corps
social écarte la jouissance dans ses coulisses hérétiques, mystiques, érotiques,
esthétiques. Lorsque, au contraire, le déferlement de Mai 68 a provoqué le politique en revendiquant ce corps qui se jouit comme un droit de l’homme et de la femme, le corps social n’y a vu d’abord
qu’enfants gâtés, nihilisme béat. Pourtant, le mouvement n’était pas une revendication contre un cadre social pour un autre, mais une poussée de la jouissance tout contre le pacte social. Ni sociale ni même seulement sociétale, la révolte révélait une expérience anthropologique universelle et irrépressible qui menace le sommeil des civilisations. Mais amorce aussi des mutations… plus tard ou jamais.
Le corps social des Trente Glorieuses ne pouvait pas entendre cet état
d’urgence de la vie, cette jouissance, qui se faisait jour contre la société de
consommation et ses gestionnaires…
Droits des femmes à l’agenda politique, gauche au pouvoir, chute
du mur de Berlin, société du spectacle soufflant celle de la consommation, ère numérique, mariage pour tous,
guerres saintes, terrorisme, sécuritarisme… La « nouvelle société » entend-elle ce besoin anthropologique ? Pas vraiment, un peu, loin de là.
La jouissance demeure et sera le problème du libéralisme hyperconnecté. Le comment, qui remplace désormais le pourquoi, et la pensée-calcul sont en train de programmer une humanité
automatisée en route vers le transhumanisme. Aujourd’hui, la transparence virtuelle de chacun, de chacune, de tout et pour tous s’installe : opium du peuple digitalisé. Le corps qui se jouit, l’impossible de Mai 68, en sont-ils résorbés ? Ils n’entrent pas dans les comptes de l’impatiente religion globale, qui le plus souvent les condamne. Mais ce déni ne digère pas la jouissance, il ne peut que la couver pour la pervertir et la criminaliser en outrages
sexistes et sexuels, en pornographie et tueries de masse, en toxicomanie et guerres saintes, kamikazes et décapitations.
À contre-courant des industries culturelles et leur marketing universel, le soubresaut Mai 68 fait partie d’une culture européenne en mouvement, capable de transmuer la pulsion de vie comme la pulsion de mort, en créant une inépuisable, une transmissible
inquiétude, fiévreuse félicité. Invisible ? Palpable. Cette culture nous habite, elle pose et laisse ouvert un grand point d’interrogation sur les identités et les valeurs qui structurent l’aventure humaine. Sans épargner le mouvement lui-même et les postures qu’il charrie.
Interminable est l’avenir d’une
telle révolte.
JULIA KRISTEVA
1. Julia Kristeva, Les Samouraïs, Fayard, 1990.
2. Julia Kristeva, Des Chinoises, Éditions des Femmes, 1974.
3. Julia Kristeva, Le Génie féminin, 3 tomes, t. I : Hannah Arendt, 1999 ; t. II : Melanie Klein, 2000 ; t. III : Colette, Fayard, 2002.
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