Manifeste culturel
Libération - Rebonds, 28.06.2013 (pdf)
EIle le dit elle-même, elle n'entre pas dans les cases. Psychanalyste,
sémiologue, écrivaine, Julia Kristeva fait partie de ces rares intellectuels
qui déploient une pensée «globale». A l'occasion de la sortie de son livre,
Pulsions du temps (Fayard), elle repense, à l'aune de la philosophie, de la
littérature ou de la théorie freudienne, tout ce qui secoue la société: les
identités, la laïcité, l'universel et le rapport au singulier. Donnant des
conférences à Oxford comme à la New School for Social Research de New York, elle croit pleinement que «le
multilinguisme européen» peut lever les crispations identitaires. Constatant
les limites du «tout-politique», elle estime nécessaire de refonder un
humanisme, quitte à faire débat en rebattant les frontières entre politique et
religieux. En bonne psychanalyste, ne rappelle-t-elle pas que le besoin de
croire, chez l'homme, précède le religieux et finalement le désir de savoir.
Dans votre dernier livre, vous vous
présentez comme citoyenne européenne, de nationalité française, d'origine
bulgare, d'adoption américaine...
Et je suis
presque prête à croire les étrangers qui voient en moi une intellectuelle et
écrivaine française ! Depuis presque cinq décennies je vis en exil. Une
étrangère. Une «fille qui vient d'ailleurs»;
«I don't fit»,
écrit Hannah Arendt. Je dis pour ma part : «Nulle
part on n'est plus étranger qu'en France, nulle part on n'est mieux étranger
qu'en France. » Je n'appartiens ni aux collèges ni aux académies, je suis
en transit à l'université, atypique chez les psychanalystes. Je ne corresponds
pas, je ne m'adapte pas. «Être ou ne pas être» se dit en français «En être ou
ne pas en être», ironise Marcel Proust : pas de salut sans appartenance.
Mais nous avons développé une forme de pensée spécifiquement européenne qui
consiste à problématiser les identités et les appartenances. Je ne suis pas
«dedans», je me tiens à la frontière. Dès lors, l'étrangeté - qui est aussi
souffrance - devient une chance.
Cette position d'entre-deux a-t-elle
influencé votre mode de pensée?
Impossible
d'interroger sans distance. Depuis Platon, et jusqu'à la phénoménologie et la
psychanalyse, la vie de l'esprit est une vie «étrangère» qui ne peut éclairer
son objet de réflexion qu'en étant autre et extérieure à lui. Dans la Bulgarie
totalitaire de mon adolescence, cette position me paraissait évidente :
impossible de penser sans être «étranger
dans cet étrange pays qu'est mon pays lui-même». Ma mère, qui avait fait
des études de biologie, était agnostique ; mon père était croyant, assassiné
dans un hôpital où l'on faisait des expériences sur les vieillards, quelques
mois avant la chute du mur de Berlin ; et moi, j'étais aux Jeunesses
communistes, comme tous les écoliers. Je me suis éveillée dans la période de
«dégel» (qui deviendra plus tard une «perestroïka»), de remise en question du
marxisme. Nous avons repris la protestation des formalistes et postformalistes russes, ancêtres du structuralisme : l'humain
n'est pas seulement déterminé par l'économie et la lutte des classes. Il est un
être parlant qui délire, questionne, crée un carnaval de sens et de non-sens,
mieux, un kaléidoscope, une polyphonie.
À mon arrivée
à Paris, grâce à l'expérience littéraire de Tel
Quel avec Philippe Sollers et les séminaires de Barthes et de Lacan, la
découverte freudienne s'est imposée à moi. Le mal-être sur fond d'inconscient,
le malaise dans la civilisation ne sont pas solubles dans une «solution». La
crise endémique actuelle le confirme. Il n'y a pas de solution, mais il est
possible de questionner chaque «valeur», «norme» ou «pouvoir», chaque
«identité» sexuelle, nationale ou linguistique. C'est à partir de cette
réévaluation des désirs, des souffrances, des amours et des haines qu'une
reconstruction s'amorce et que des identités provisoires tissent de nouveaux
liens. L'homme et la femme en analyse sont des révoltés. «Analyse» signifie une
expérience intérieure de décomposition-déstructuration et de recommencement, de
renaissance.
Mais l'identité doit aussi être un
repère fixe...
L'identité
est notre antidépresseur, elle nous est indispensable. «Qui suis-je?» étant la vraie question, une réponse, forcément
provisoire, est nécessaire. La personne qui vient en analyse ne sait pas qui
elle est. Blessée, disloquée ou défaite, j'essaie d'entendre sa déshérence sous
la revendication d'une identité qui se déclare féminine, masculine, juive,
musulmane, catholique, homosexuelle, hétérosexuelle. Cette acceptation de la
blessure et du désir indicibles conforte et répare le narcissisme, et permet
d'aller plus loin, jusqu'à remettre en question, dans un second temps, les
certitudes identitaires elles-mêmes. L'identité est donc un moment
incontournable de la constitution de l'humain, mais elle risque de s'ériger en
absolu, en dogme. Et, alors, les conflits identitaires dégénèrent en
crispations communautaires et guerres de religions.
L'Europe peut-elle répondre à ces
crispations?
L'Europe est
le seul endroit au monde où l'identité n'est pas un culte mais une question,
non seulement grâce à la pluralité des langues et des cultures, mais aussi à la
spécificité de notre héritage grec, juif et chrétien. La culture est le grand
atout de l'Europe, pourtant elle ne figure pas dans le traité de Rome :
est-elle à ce point une évidence, ou bien l'Europe, sortant en lambeaux de la
Seconde Guerre mondiale, a-t-elle eu honte de ses plaies? Depuis, on multiplie
les «programmes» pour le «patrimoine culturel». Mais existe-t-il une culture
européenne? Laquelle? Après avoir succombé aux dogmes identitaires jusqu'aux
crimes, et peut-être aussi parce qu'il a succombé et en a fait l'analyse mieux
que tant d'autres, un «nous» européen est en train d'émerger, pour lequel
l'identité est une inquiétude questionnante : à
contre-courant des certitudes identitaires qui préparent toujours et encore de
nouvelles guerres. Mais les politiques, soumis à l'économie et à la finance,
ont perdu de vue la question de la civilisation. Ils ont peur de parler
d'Europe dans les campagnes électorales. Les intellectuels, dont certains sont
encore prompts à s'engager, se font rares sur le chantier culturel européen.
Ils portent une grande responsabilité dans la crise européenne actuelle. En
revanche, je soutiens que les peuples européens, les Grecs, les Polonais, et
même les Français, bien que tous choqués par la crise qu'ils identifient avec
l'Europe, se sentent fiers d'appartenir à sa culture prestigieuse. Un trésor
flou et peu rentable qu'ils ne sauraient définir mais qui les définit et
fascine aussi bien à l'intérieur qu'à l'extérieur de ses frontières. Un désir
d'Europe existe en dehors de notre continent, je le constate en Amérique
latine, en Chine…
Mais peut-on concrètement construire
une identité européenne?
J'admire mes
étudiants européens, une nouvelle espèce d'individus kaléidoscopiques. Par
exemple, un jeune Norvégien, en cycle Erasmus, parle anglais couramment,
apprend le chinois et prend des cours en français sur le génie féminin. Le
multilinguisme n'est plus seulement une utopie, c'est une réalité. Il pourrait
être un trait significatif de l'identité européenne en train de se construire.
L'Europe
reprend la définition française de la diversité culturelle à l'occasion de la
discussion qu'elle mène avec les Etats-Unis sur l'audiovisuel: la culture n'est
pas une marchandise comme les autres, et chacun doit pouvoir se reconnaître
dans l'exception française. Dans cet esprit, la traduction des patrimoines
nationaux est indispensable, et l'Europe en donne l'exemple, en parlant 25
langues au moins à chaque séance plénière. Le multilinguisme passe par la
traduction. Cela représente un coût supplémentaire et beaucoup préfèrent en
faire l'économie. Mais ce souci de singularité est aussi un fleuron de la culture européenne, depuis Duns Scot au XIIIe
siècle, qui pensait que la vérité ne réside pas dans les idées abstraites ni
dans la matière opaque, mais dans cet
homme-ci, dans cette femme-là. Je
traduis : le respect de la singularité est l'aboutissement des droits de l'homme. Et le génie de chacun, de chacune,
éclate dans sa singularité partagée avec celles des autres. D'où ma conception
du féminisme : que le mouvement des femmes n'aboutisse pas à une massification,
comme ce fut le cas des autres mouvements émancipateurs qui ont échoué dans la
banalisation ou la terreur (tous les bourgeois, tous les prolétaires, tous les
tiers-mondistes...), mais favorisent... le génie féminin. Suis-je féministe?
Certainement, version «scotiste».
Il faudrait donc tenir compte des
particularités, individuelles ou nationales ?
Oui, mais
sans concession. En sachant traduire nos valeurs dans les langues de nos
partenaires. A condition de connaître leur culture et leurs valeurs, et de ne
pas exporter mais transposer, dans un dialogue permanent. J'ai ardemment
défendu une psychanalyste syrienne qui avait étudié la psychologie à Paris-VII
: Rafah Nached. Accueillie par des jésuites français
et hollandais, elle organisait des thérapies de groupe contre la peur et, en
quittant la Syrie pour Paris, elle fut emprisonnée, suspectée d'agir contre le
gouvernement. Cette chercheuse avait noté que les traductions de Freud
déformaient sa pensée car elles utilisaient une langue arabe exprimant la
sexualité en métaphores empruntées à la mort. Ses lectures de Corbin et
Massignon, Bataille et Lacan lui ont permis de découvrir la mystique arabe du
XIIe siècle, qui décrit le lien à Dieu dans un langage amoureux et sensible.
Elle a alors décidé de créer un groupe de psychanalystes arabes pour retraduire
Freud avec les mots du mystique Al-Hallâj. Voici le formidable exemple d'une double culture et
d'un dialogue entre la modernité européenne et un monde arabe rendu à sa
complexité souvent censurée. Ou comment être psychanalyste et musulmane. Sans
reniement. Où est alors passé l'universel? Il s'est pluralisé, appelons le «multiversel».
C'est un emprunt métaphorique aux cosmologies des astrophysiciens modernes, qui
découvrent des galaxies où l'espace n'est pas en trois dimensions et où les
lois universelles se déclinent différemment. L'univers ne serait pas «un», mais
multivers. Je risque une image : ou bien nous laissons la globalisation
uniformiser, ou bien l'universalité des droits de l'homme s'invente autrement.
La pensée européenne favorise cette multiversalité. «Traduisons-nous»!
Mais cette séduisante et complexe
idée d'universel pluralisé peut-elle devenir un projet politique...
Vous touchez
là à l'une des raisons majeures de la crise politique actuelle : la politique
gère les situations mais ne résout pas les problèmes. On l'a vu avec la loi sur
le mariage pour tous. Elle a ouvert des chantiers immenses : le sens de la
famille varie dans l'histoire des sociétés humaines ; la différence sexuelle
demeure un problème majeur du pacte social ; la procréation est au zénith de la
jouissance sexuelle ; la filiation impacte la capacité de faire sens, etc. La
politique peut-elle y répondre ? Nous apercevons ici les limites de ce qu'il
faut bien appeler la «religion politique», issue d'une certaine interprétation
de la philosophie des Lumières.
Laquelle?
Je pense à la
séparation du politique et du religieux qui structure les Etats
démocratiques et les institutions internationales: elle est salutaire et
irréversible, elle évite aux démocraties avancées tant d'abus obscurantistes.
Mais la ferveur politique, qui a cru résorber le religieux, a explosé au XXe
siècle sous la forme du totalitarisme, et se réduit au XXIe à un moralisme compréhensif
de la crise économique et financière. En divorçant de la théologie, le
politique semble oublier que la dimension éthique hérite, en dernière instance,
du Dieu de Spinoza «s'aimant lui-même
d'un amour infini», et du «Corpus mysticum» de Kant, où le libre arbitre cherche à «s'unir avec soi-même et avec le tout autre».
La
préoccupation éthique n'habite pas moins l'humanité sécularisée, mais elle se
réfugie dans l'expérience intérieure et ses manifestations esthétiques, en littérature et dans les arts. Tandis que
les sciences humaines en détaillent les logiques anthropologiques et les
variantes historiques, et que la psychanalyse tente de reconnaître et de
réévaluer l'incroyable besoin de croire comme dimension anthropologique universelle, inséparable du désir de savoir. Le politique
gestionnaire à force de juridique a fait apparaître qu'il nous manque une
éthique, laquelle, sans oublier ni dénier l'histoire des religions, de la foi
et de la théologie, ne saurait se construire qu'en débats avec elle.
Pour cette raison, vous insistez sur
la nécessité de refonder l'humanisme...
Balzac
écrivait que «rien n'est plus calomnié
dans ce bas monde que Dieu et le XVIIIe siècle». Aujourd'hui, je souhaite
ajouter : et l'humanisme. On le brocarde, on le réduit à une survivance
métaphysique quand on ne le confond pas avec la corruption qui fleurit dans le
«droit-de-l'hommisme» ou avec les «systèmes» de «radicalisme sécularisé» (Auguste Comte)
ou autre «moraline»
(dont parle Nietzsche). De fait, l'humanisme n'existe qu'en tant que processus
de refondation permanente de l'éthique, ne se développant qu'à condition de ruptures
d'innovations. La mémoire n'est pas du passé : la Bible, les Evangiles, le
Coran, le Rigveda, le Tao nous habitent au présent.
Pour que l'humanisme puisse se développer et se refonder, le moment est venu de
revenir aux codes moraux construits au cours de l'histoire : pour les
problématiser en les rénovant au regard des nouvelles singularités. L'Homme
majuscule n'existe pas, il n'est ni La «valeur» ni La «fin» suprême. Les hommes
ne font pas l'histoire, mais l'Histoire, c'est nous. Et, puisque nous sommes
les seuls législateurs, c'est la mise en question de notre situation
personnelle, historique et sociale qui nous permet de décider de la société et
de l'histoire.
Mais n'est-il pas risqué de repenser
la laïcité en regard de l'héritage religieux?
Un événement
s'est produit en Europe au XVIIIe siècle et plus particulièrement en France :
la sécularisation. Le fil de la tradition, comme disent Tocquevillc et Hannah Arendt, a été coupé.
Faut-il rappeler qu'il n'a eu lieu qu'en Europe ? C'est un sommet de l'histoire
de l'humanité qui a permis de libérer les esprits et les corps. De là viennent
la philosophie de la révolte, les mouvements de libération des classes
opprimées, la libération des femmes, l'essor des sciences... Ni Dieu ni maître,
et une éthique à refonder sans fin, face aux abus des intégrismes et aux
risques de la liberté. Ne réduisons pas ce mouvement, de cette alchimie qu'est
la philosophie des Lumières, à une feuille de route pour tous.
Nous devons
nous approprier la mémoire des cultures, religions comprises, qui nous
précèdent et qui imprègnent les comportements, les moeurs,
les discours, les arts el les lettres. Pour éclairer et réévaluer les codes
anciens, désamorcer les dogmes intégristes, esquisser des passerelles entre les
diversités émergentes, et ainsi seulement amorcer des éthiques partageables. Si
l'enseignement de la morale laïque à l'école devait se résumer à une liste de
règles à respecter, il trahirait l'esprit d'invention et de créativité que
revendique la laïcité, et serait de surcroît un projet pédagogique
irréalisable, voué à l'échec. Car il n'y a pas une morale, mais une histoire
des morales, de la Grèce antique à la Chine en passant par l'islam, le
christianisme, le judaïsme. C'est tout cela que nous ne connaissons plus. Si la
laïcité est héritière de Spinoza ou des Lumières, on se doit d'intégrer cette
historicité pour se refonder.
Pourquoi accorder une telle place au
besoin de croire ?
L'histoire
des religions, les sciences sociales, la philosophie, l'histoire de l'art et de
la littérature nous sensibilisent aux spiritualités
qui nous précèdent. Il faut apprendre aux élèves à interroger ce que leurs
parents leur transmettent plus ou moins consciemment, pour qu'ils puissent
réévaluer cet héritage, le défendre face à des leaders intégristes, ou le
déconstruire. Ne laissons pas la religion aux seuls religieux. C'est une
mémoire complexe qui habite les pulsions du temps, et le besoin de croire
préexiste aux religions. Avec Freud, les psychanalystes découvrent dans le
psychisme humain une empreinte sensorielle, prélangagière,
de la dépendance à la mère, dite «sentiment
océanique» : les expériences religieuses en font état à leur façon, dans
l'extase. En manque d'autorité, les modernes décrètent que le père a disparu,
peut-être. Mais des variantes complexes de la paternité témoignent d'un père
«archaïque» qui posséderait les qualités des deux parents, bisexualité
psychique oblige : avant Laïos qu'Œdipe tuera, il y aurait un père aimant, qui me reconnaît et que je reconnais, auquel je
m'identifie, qui m'investit, que j'investis. Les vieux textes sanscrits
décrivent ces états archaïques ; «J'investis
mon cœur, tu investis ton cœur» - ils célèbrent ainsi la confiance. «Investir» se traduit par «credo» en latin. Nous disons «croyance»
mais aussi «créance», «crédit». C'est là-dessus seulement que pourra s'appuyer
et se développer le désir de savoir. «J'ai
cru et j'ai parlé», dit le psalmiste. Il importe de satisfaire le besoin de
croire, pour que sur cette base éclate la curiosité et que le désir de savoir
se révolte contre la crédulité. Un exemple de microchirurgie psy pour traiter
les parts d'ombre et la déshérence? Inévitable pour aller à la racine du mal,
élucider l'expérience intérieure et ouvrir les impasses d'aujourd'hui.
JULIA
KRISTEVA
Recueilli par
CATHERINE CALVET et CÉCILE DAUMAS
Libération, vendredi 28 juin 2013