La  mélancolie selon Colette
                      
                    
                    
                       
                    
                    A côté de l’homosexualité, c’est une
                      jouissance féminine secrète, à objet interchangeable, éperdue d’innocence et de
                      solitude, qui fascine Colette : elle l’incarne notamment dans le
                      personnage d’Irène, la « femme cachée », qui fuit son mari non pas
                      pour le trahir avec quelqu’un d’autre, mais pour se livrer, masquée, à une
                      ivresse auto-érotique, ravageuse, avec divers partenaires anonymes, avec
                      « personne ». — « Il était sûr à présent qu’Irène ne
                      connaissait pas l’adolescent, ivre de danse, qu’elle embrassait, ni l’hercule,
                      il était sûr qu’elle n’attendait ni ne cherchait personne et qu’abandonnant
                      comme un raisin vide les lèvres qu’elle tenait sous les siennes, elle allait
                      repartir l’instant d’après, errer encore, cueillir quelque autre passant,
                      l’oublier, et goûter seulement, jusqu’à l’heure de se sentir lasse et de
                      rentrer chez elle, le monstrueux plaisir d’être seule, libre, véridique dans sa
                      brutalité native, d’être l’inconnue, à jamais solitaire et sans vergogne, qu’un
                      petit masque et un costume hermétique ont rendue à sa solitude irrémédiable et
                      à sa déshonnête innocence. »
                      Cette superbe description de la jouissance
                        autre nous est donnée par une Colette qui précède ici Freud et Lacan avec
                      les moyens de la fiction : mais sainte Thérèse, dans ses extases, ne
                      l’avait-elle pas déjà découverte bien avant ?
                      
                    
                    Pourtant, c’est l’inceste qui semble
                      intéresser fondamentalement notre auteur :
                      après Chéri et Le Blé en herbe, elle l’avoue presque dans La Naissance du jour. Faut-il rappeler l’arrière-plan de ces
                      textes, tel qu’il a été reconstitué par Bertrand de Jouvenel lui-même :
                      « Toutefois, le climat de scandale qui nous entourait devait à la fin nous
                      séparer. Y a-t-il de belles séparations ? […] Les plaisirs qu’elle me
                      donnait étaient tous ceux que procure l’ouverture sur le monde, que je lui
                      devais entièrement »
                      Leur lien est un scandale, mais il ouvre sur le monde, selon les dires du
                      principal protagoniste de cette initiation. Est-ce parce que Colette y assume
                      le rôle d’une actrice de ce plaisir qui est aussi une délivrance ? Si elle
                      est la mère incestueuse, elle n’en est pas moins celle qui effectue une
                      « mise au monde » de Bertrand... et probablement aussi d’elle-même.
                      
                    
                    Le fantasme incestueux, nous l’avons dit,
                      précède la réalité de la relation entre Colette avec le fils que son mari avait
                      eu de Claire Boas. Le personnage de Léa n’est pas dupe de la nature de la
                      relation qu’elle entretient avec Chéri, le « nourrisson méchant »
                      qu’elle a « adopté. »
                      
                    
                    On notera que Colette, mère déjà d’une
                      petite fille de sept ans, décrit dans
                      ses romans un inceste avec un garçon :
                      elle aimait à louer les traits masculins de sa fille, sa robustesse plutôt que
                      sa séduction, avant que la présence de Maurice Goudeket n’éloigne progressivement les deux femmes.
                      Inceste-adoption, peut-être, mais l’inceste avec Bertrand n’en constitue
                      peut-être pas moins, à ses yeux, une vengeance qui l’apaise. Comme le fut le
                      lien Chéri-Léa ? « Une longue habitude l’un de l’autre les rendait au
                      silence, ramenait Chéri à la veulerie et Léa à la sérénité. »
                      L’aventure incestueuse révèle, selon Colette, la radicale étrangeté des deux
                      amants : en transgressant le tabou fondamental, ils ne peuvent,
                      semble-t-il, assimiler leur culpabilité que comme une « inquiétante
                      étrangeté ». « C’est rigolo, confiait-elle, à la fin de cet été de
                      mil neuf cent six, à Berthellemy-le-Desséché, il y a
                      des moments où je crois que je couche avec un nègre ou un Chinois. »
                      « Mais nul aveu ne montait de la bouche arquée, et guère d’autres paroles
                      que des apostrophes boudeuses ou enivrées, avec ce nom de “Nounoune”,
                      qu’il lui avait donné quand il était petit et qu’aujourd’hui il lui jetait du
                      fond de son plaisir, comme un appel au secours. » Et elle ajoutait
                         : « Je ne peux pas t’expliquer : nonchalante et malhabile à
                      définir l’impression, confuse et forte, que Chéri et elle ne parlaient pas la
                      même langue. »
                      
                    
                    Très auto-analytique aussi, dans la
                      fiction, ce repère de l’ombre de la mort qui plane sur les amants, à ceci près
                      que son obsédante présence est due moins à la différence d’âge entre les deux
                      partenaires qu’à la violence inconsciente projetée par leur couple sur le
                      couple parental, ce dernier étant condamné à mort par la logique même de
                      l’inceste  « Pardonne-moi, Chéri : je t’ai aimé comme si nous
                      devions, l’un et l’autre, mourir l’heure d’après. Parce que je suis née
                      vingt-quatre ans avant toi, j’étais condamnée, et je t’entraînais avec moi... »
                      Et jusqu’à La Seconde (1929), Colette
                      reste hantée par ce thème de l’inceste imaginaire entre beau-fils et
                      belle-mère, qui perdure en filigrane sous le thème principal de ce roman centré
                      sur la complicité homosexuelle sublimée, ou du type « orgasme du
                      moi », entre les deux femmes, l’épouse Fanny et la maîtresse Jane du
                      « Grand Farou » : « Elle
                      manifestait à son beau-fils une bienveillance moins particulière
                      qu’universelle, choyant en lui une émanation mystérieuse du Grand Farou. »  
                      
                    
                    Dans la même veine, notons un article de
                      Colette sur une pièce de théâtre qui met en scène l’inceste entre un père et sa
                      fille finalement parricide : « Dans la salle de l’œuvre, au premier
                      entracte, j’écoutais le Pur dialoguer avec l’Impur : Sujet infiniment
                      pénible... L’inceste paternel... Franchement, on aurait pu nous épargner ça...
                      — Pourquoi ? Est-ce que c’est tellement grave, qu’un père convoite
                      sa fille ? Dans la nature... Et je ne m’ennuyais pas, parce que je crois que Pur et Impur mentaient tous deux. »
                      Le texte précède le personnage du sieur Binard, introduit en 1936 comme une pièce majeure de cette investigation du « pur et de
                      l’impur » qui s’étend bien au-delà du recueil auquel elle donnera ce titre
                      en 1941. Faisant écho aux opinions de Sido, Colette insinue que, dans l’univers
                      animal auquel appartiennent les « antilopes », c’est-à-dire les
                      filles du père Binard, le crime de l’inceste n’en est pas un. Pourtant,
                      l’univers des antilopes n’était-il pas celui bien humain, en définitive, que
                      soignait son frère Achille... Ce n’est pas grave qu’un père convoite sa
                      fille ; ce l’est encore moins si la convoitise vient de la mère, puisque
                      telle est la violence du désir humain, sa vérité inhumaine. L’écrivain
                      n’exprime ni regrets ni remords. Monstrueuse, Colette ? Ou, plutôt, déroutantes
                      vérités révélées par une expérimentatrice sans gêne ?
                      
                    
                    Que reste-t-il de la douleur et de cette
                      latente mélancolie qui demeure la face cachée du plaisir transgressif lorsqu’il
                      vient dénier les drames de la désidentification, de
                      la séparation d’avec la mère ? Colette les cache si bien que les études
                      biographiques  qui lui sont
                      consacrées les passent généralement sous silence. La plus saisissante, la plus
                      vraie probablement, de ses représentations de la vérité mélancolique
                      sous-jacente aux explorations du style Krafft-Ehring,
                      décrit notre auteur, à l’âge de vingt-neuf-trente ans (nous sommes donc en
                      1902-1903 : crise conjugale aiguë), durcie comme sous l’effet des
                      « sources pétrifiantes », rongée par une « hémorragie »
                      interne, mais qui se fige telle une carapace de crabe, ou une victime triomphante
                      ayant atteint « l’âge de ne plus mourir pour personne, ni de
                      personne ». La tentation du suicide est également évoquée mais en oblique,
                      en référence à celle qui a réussi à dévier la pulsion de mort. C’est bien Sido
                      la déesse tutélaire, Sido qui nous est apparue depuis sa profondeur de
                      « jouissance autre », Sido, cette « lettre volée » de la
                      jouissance perverse, qui a rendu la mélancolie suicidaire impossible. Ou est-ce, au contraire, en « écartant » Sido que
                      le suicide n’est plus une tentation ? – Ambivalence Colette ! –  : « J’étais loin de l’invulnérabilité,
                      mais je ne songeais pas à mourir. Sido vivante, je n’ai jamais songé à la mort
                      volontaire. En écartant comme je le puis, l’idée de Sido, en essayant
                      d’imaginer une jeunesse sans Sido, je crois que le suicide et moi nous ne nous
                      serions jamais ni tentés, ni toisés. »
                      
                    
                    Pourtant, le suicide est presque annoncé
                      dans le titre d’un  autre roman de
                      Colette, mais il s’agit de celui d’un homme : Fred Peloux,
                      dit le fils Peloux, l’amant de Léa. En effet, La Fin de Chéri (1926) campe la nouvelle
                      société d’après-guerre, dans laquelle le dynamisme d’Edmée, la jeune épouse de
                      Chéri, enlève tout désir et toute perspective au fils Peloux.
                      Il y a de quoi désespérer dans ce nouveau contexte social, où les jeunes femmes
                      se passionnent davantage pour leur vie professionnelle, fût-elle superficielle,
                      qu’elles ne se laissent impressionner par le « collage mi-incestueux »
                      du héros colettien. Ainsi, après avoir tenté de
                      retrouver l’ombre de Léa en se réfugiant auprès de la « Copine », une
                      vieille amie qui en cultive le souvenir dégradé, Chéri sombre dans la
                      dépression et met fin à sa vie : « Il s’excita à gémir tout haut et à
                      répéter : “Nounoune... Ma Nounoune...” pour
                      se faire croire qu’il était exalté. Mais il se tut, honteux, car il savait bien
                      qu’il n’avait pas besoin d’exaltation pour prendre le petit revolver plat sur
                      la table. »
                      Pourtant, les nouvelles mœurs ne sont pas l’unique cause de cette fin tragique,
                      et s’il est vrai que Colette saisit ici l’occasion d’explorer une version
                      mélancolique de la mémoire en mettant en scène un héros trop complaisant envers
                      le passé qui tue — en contrepoint à l’enthousiasme infantile de La Maison de Claudine qui vivifie
                      —, les mobiles inconscients de l’auteur qui animent cette Fin de Chéri sont peut-être plus
                      complexes.
                      
                    
                    Outre la vengeance contre l’époux volage,
                      la plume de Colette vise aussi le jeune homme, morbidement attaché à une fausse mère, exclu du temps et voué par conséquent à la mort,
                      mais ce n’est pas tant contre la figure réelle du fils incestueux que s’acharne
                      ce règlement de comptes qu’est la Fin de
                        Chéri. A cette date, la relation avec Bertrand est terminée, et Maurice Goudeket est déjà entré dans la vie de l’écrivain. En fait,
                      si l’on prend en considération les multiples affirmations de Colette quant à
                      ses identifications viriles comme celles-ci : « Je vise le véridique
                      hermaphrodisme mental, qui charge certains êtres fortement organisés
                      […].¨Pourquoi ne te résignes-tu pas à penser que certaines femmes représentent
                      pour certains hommes, un danger d’homosexualité ? »,
                      on peut interpréter le personnage de Chéri comme une version masculine
                      d’elle-même. A travers la relation avec Léa, la narratrice se projette certes
                      dans Léa, mais aussi dans Fred, et ce tour complémentaire qu’elle dessine dans
                      l’exploration du lien pervers la confronte d’une autre façon à ses aspirations
                      phalliques, à leur impossibilité, à leur nécessaire faillite.
                      
                    
                    Être l’homme qui comble la mère, soit,
                      mais quel homme ? Le père, invalide et écrivain raté sous ses dehors de
                      héros amoureux ? Le frère aîné Achille Robineau-Duclos, médecin valeureux
                      mais qui fait corps avec sa mère au point de s’éteindre un an après la mort de
                      Sido ? Le frère cadet Léo, le « sylphe », charmant musicien
                      raté, écorché vif dans ses souvenirs infantiles qu’il ne peut partager qu’avec
                      sa sœur ? et qui, enfant, dans les jeux avec ses copains, n’acceptait
                      qu’« un rôle muet, celui du “fils idiot” » ?
                      S’il est vraisemblable que Colette ait eu hâte de « tuer symboliquement le
                      fils »,
                      il s’agit bien du fils qu’elle est
                        elle-même dans son fantasme. Quatre ans se sont écoulés depuis La Maison de Claudine (1922) et La Fin de Chéri (1926).
                      L’« analyse », par l’écriture, du lien incestueux est menée sans
                      omettre aucun des rôles réversibles de cette aventure, et elle conduit jusqu’à
                      cet envers de l’exaltation transgressive qu’est sa doublure
                      mélancolique-suicidaire. Ce parcours est désormais accompli. La Naissance du jour (1928) et Sido (1929) peuvent s’installer dans une
                      sérénité reconquise. Pure ou impure ? Qu’en reste-t-il ? Qui suis-je,
                      si je ne suis ni Léa ni Chéri ? Un flot nommé « Sido », qui
                      n’est d’aucun sexe parce qu’il est de tous les sexes, celui des plantes et
                      celui des bêtes, sexualité inhumaine, exquise ou aberrante. Mais s’agit-il de
                      sexualité ou de sensualité ? Sa seule réalisation, son
                      « acting » sublimé dans l’orgasme d’un moi polyphonique, sera
                      l’écriture...
                      
                    
                    Par-delà la séduction des œuvres, la
                      complicité de Colette avec les divers aspects de la perversion et la traversée
                      de ceux-ci nous transmettent un message à résonance psychanalytique : il
                      existe une dépressivité suicidaire, semble-t-elle
                      dire avec La Fin de Chéri, qui est
                      consécutive à l’identification virile de la femme (Chéri c’est moi) dans son
                      désir incestueux pour la mère. Au fil de son expérience sexuelle et d’écriture,
                      Colette entame le deuil de ce fantasme, sans pour autant se départir ni de
                      l’adhésion à l’objet maternel ni de son aspiration phallique à dominer l’autre.
                      Mais l’auto-analyse ayant été abréagie et écrite, comme nous venons de le voir,
                      son écriture peut désormais continuer à explorer cette économie en se détachant
                      du triangle œdipien et de ses succédanés, pour mieux se poser dans la chair du
                      monde.
                      
                    
                    Certes, l’ombre de la dépressivité menace encore de tomber sur maintes héroïnes ou assombrit maintes évocations de
                      l’itinéraire propre à l’auteur, car la femme, selon Colette, « surprenant
                      animal qui participe du poète, de l’étourneau et du parfait notaire »,
                      frôle souvent la mélancolie, mais n’y succombe pas vraiment. Ainsi,
                      Minne : « Sa mélancolie désœuvrée s’amuse, et le sang monte à ses
                      joues pâles. Antoine est content. ».
                      Elle côtoie de surcroît « la mélancolie réelle » de Maugis (Willy).
                      Renée Néré, dans La Vagabonde, ne
                      l’ignore pas non plus : « Il me semble plutôt que j’attire et retiens
                      les mélancoliques, les solitaires voués à la réclusion ou à la vie errante,
                      comme moi… Qui se ressemble… »
                      Ou même Claudine qui dialogue avec Annie : « Moi, moi, l’amour m’a
                      rendue si fortunée, si comblée de plaisirs dans ma chair, de tourment dans mon
                      âme, de toute son irrémédiable et précieuse mélancolie, que je ne sais vraiment
                      pas comment vous pouvez vivre auprès de moi sans mourir de jalousie ! »
                      Toutes sont des reflets d’une petite fille qui n’a jamais été vraiment
                      enfant : « J’ai grandi, mais je n’ai jamais été petite. Je n’ai
                      jamais changé. Je me souviens de moi avec une netteté, une mélancolie qui ne m’abusent point. Le même cœur obscur et pudique, le même
                      goût passionné pour tout ce qui respire à l’air libre et loin de l’homme
                      — arbre, fleur, animal peureux et doux, eau furtive des sources inutiles
                      —, la même gravité vite muée en exaltation sans cause... »
                      
                    
                    A travers ces
                      caractères romanesques cependant, se dessine la position spécifique de Colette
                      qui est simultanément, répétons-le, une conduite psychique et un style
                      d’écriture. L’écrivain Colette forge l’art, non pas de creuser ce chagrin, de
                      le dévoiler et de le dépasser — comme le font,
                      d’une autre façon, le roman nordique, anglais ou slave, ou bien une thérapie.
                      Non, ses héroïnes, jusqu’à Julie de Carneilhan par exemple, préfèrent masquer par la désinvolture la tristesse qu’elles
                      ressentent. Colette préfère réprimer le chagrin, tuer ce tueur qu’est le
                      désespoir, afin de bâtir sur sa tombe. « Je pleure aussi mal, aussi
                      douloureusement qu’un homme. Mais on se vainc, pourvu qu’on le veuille. Dès que
                      mon entraînement a été mené à fond, je me suis presque complètement privée de
                      pleurer. J’ai des amis de trente ans qui ne m’ont jamais vu une larme aux cils… » Exit les larmes, exit certains plaisirs : qu’importe ! Un mode de vie s’est
                      constitué, inséparable du style d’écriture, sous-tendu par la certitude de ne
                      jamais éprouver quelque manque que ce soit, de toujours contenir le temps perdu
                      et toute perte éventuelle : il n’y a pas de deuil, il est possible de tout
                      posséder dans le style de la remémoration sensible. « Ce qui me manque, je m’en passe, et voilà tout, ne m’en faites pas
                      un mérite, non... Mais une chose qu’on connaît bien pour l’avoir bien possédée,
                      on n’en est jamais tout à fait privé. »
                      La traversée de la dépression, qui s’écrit avec La Fin de Chéri, passe donc aussi par sa dénégation jugulée.
                      Colette en arrive à penser que la douleur ne mérite aucune considération :
                      « Ce n’est pas plus vénérable que la vieillesse et la maladie, pour
                      lesquelles j’acquiers une grande répulsion : toutes deux voudront bientôt
                      me serrer de près. D’avance, je me bouche les narines... Les malades d’amour,
                      les trahis, les jaloux doivent sentir la même odeur.
                      
                    
                    J’ai le souvenir très net d’avoir été
                      moins chérie de mes bêtes, quand je souffrais d’une trahison amoureuse. Elles
                      flairaient sur moi la grande
                      déchéance «  la douleur. »
                      
                    
                    (…)
                      
                    
                    La douleur
                      ou Colette le père
                      
                    
                    
                       
                    
                    Le charmant et passablement ridicule papa
                      de l’écolière Claudine est un spécialiste en macologie,
                      plus attaché aux limaces qu’à sa fille. Comment voulez-vous que ce passionné
                      éprouvât « le sentiment de la paternité, de sept heures du matin à neuf
                      heures du soir ? C’est le meilleur homme, et le plus tendre, entre deux
                      repas de limaces. »
                      « A cause de ce noble père, plutôt lunatique, qui est le mien, j’ai besoin
                      d’un papa, j’ai besoin d’un ami, d’un amant… Dieu ! d’un amant !… »,
                      s’écrie encore Claudine, devenue parisienne. On ne s’étonnera donc pas
                      d’apprendre que le mari de Claudine, Renaud, aura pour mission principale de
                      remplacer ce père fantasque et qu’il se pose en « amant paternel ».
                      Personnage ambigu lui aussi, doux plutôt que dur, passif au lieu d’autoritaire,
                      Renaud, aux yeux de sa jeune femme, est « plus féminin que viril. Il
                      m’aime, cela est hors de doute, et plus que tout, Dieu merci, je l’aime, c’est
                      aussi certain. Mais qu’il est plus femme que moi ! Comme je me sens plus
                      simple, plus brutale… plus sombre, plus passionnée… »
                      « Mais il avance vers moi un visage bistré, barré d’une moustache plus
                      claire que la peau, adouci d’un féminin sourire, et si embelli de paternité
                      amoureuse que je n’ose pas… »
                      Quoi qu’il en soit, tant le besoin d’un père se fait sentir, Claudine se soumet
                      à lui, telle une « enfant battue » : « Bouleversée, je
                      cherche obstinément, dans notre passé de jeunes époux, un souvenir qui puisse
                      m’abuser de nouveau, qui me rende le mari que j’ai cru avoir. Rien, je ne trouve rien… que ma soumission d’enfant
                      battue, que son sourire de condescendance sans bonté… »
                      
                    
                    Lorsque le capitaine Jules-Joseph Colette
                      meurt le 17 septembre 1905, Sido écrit à sa fille aînée Juliette, issue de son
                      premier mariage : « Je renonce à vous dépeindre l’immensité de ma
                      douleur, avec lui je perds tout bien-être et indépendance. » Colette et
                      Willy, retardés par une crevaison de pneu, sont absents à l’église, et Sido
                      s’inquiète : « Pendant la cérémonie à l’église j’étais absolument affolée,
                      je voyais mes enfants massacrés sous leur auto. »
                      Déjà experte en durcissement contre la douleur, Colette ne montre aucun signe
                      d’émotion ce jour-là : « J’ai rapporté avec moi ma part d’héritage
                      paternel : un ruban de Crimée, une médaille d’Italie, une rosette
                      d’officier de la Légion d’honneur, et une photographie »
                      et ne gardera des funérailles paternelles que le souvenir d’un « riant
                      enterrement ».
                      Cette même année (1905) est aussi celle de sa séparation de biens avec Willy.
                      
                    
                    La résurrection du Capitaine dans l’œuvre
                      de sa fille sera lente et suivra le sillage de la progressive apparition de
                      Sido. Une exception est à noter avec le texte « Un zouave », publié
                      en articles dans Le Matin les 27 mai
                      et 10 juin 1915 :
                      il précède, par la vigueur du portrait et la chaleur de l’émotion filiale,
                      l’esquisse encore incertaine des traits maternels, disséminés çà et là,
                      et qui ne se cristalliseront qu’avec La
                        Maison de Claudine (1922). La Première Guerre mondiale, qui mobilise
                      Colette comme journaliste, alors jeune épouse de Henry de Jouvenel, contribue
                      de toute évidence à cette précipitation des traits du Capitaine en héros de
                      guerre. Ce « soldat amoureux de la bataille » [...] « avait
                      laissé en Italie toute sa jambe gauche, coupée en haut de la cuisse, l’année
                      1859, à Melegnano ». Il reçut même la visite de
                      Napoléon III à l’hôpital.
                      Colette reprendra le récit de ses exploits guerriers après avoir ressuscité
                      Sido : « Où voulez-vous qu’on vous mette, mon capitaine ? »
                      s’inquiètent ses soldats lorsqu’il est blessé au champ de bataille : « Au
                      milieu de la place, sous le drapeau ! » répond cet homme profondément
                      épris de sa mission et de son pays. Fort discret, il « n’a conté à aucun
                      des siens, cette parole, cette heure où il espéra mourir parmi le tonnerre et
                      l’amour des hommes ».
                      
                    
                    Par sa bravoure, l’invalide fait ainsi son
                      entrée en littérature. Son rire retentissant pulvérise toute allusion à son
                      amputation : « C’est à l’hôpital de Milan, n’est-ce pas, qu’on vous
                      a... ? — Oui ! s’écriait-il, préférant désigner modestement ce
                      drame par le terme d’“élagage nécessaire”. » Pas plus qu’à sa fille, rien
                      ne lui manque : « Ce n’est pas une jambe de moins que j’ai, c’est une
                      de trop que j’avais. »
                      Il refuse la compassion. Seuls la gaieté et les chants italiens caractérisent
                      ce zouave, à tête de cosaque, dans le souvenir de sa fille : « Une
                      modestie singulière, ou bien le mépris de tout ce qui apporte le mal et la
                      mort, lui conseillait l’emploi des diminutifs. »
                      La blessure devenue tendresse, le zouave se transformera en amoureux, mais nous
                      ne l’apprendrons que plus tard : « Ne valions-nous pas, lui et moi,
                      l’effort réciproque de nous mieux connaître ? »
                      
                    
                    L’image du père amputé, plus douloureuse
                      encore par sa discrétion, apparaît dans La
                        Maison de Claudine  : « J’écoute s’éloigner, ferme,
                      égal, ce rythme de deux bâtons et d’un seul pied qui a bercé toute ma jeunesse. »
                      « Je suivis dans l’escalier son pas rapide d’amputé,
                      ce saut de corbeau qui le hissait de marche en marche. »
                      Dans Sido, Colette révèle chez le
                      Capitaine une souffrance muette que la fille serait la seule à deviner, et qui
                      reste impensable... pour sa mère : « Elle ignorait, quand elle le
                      suivait des yeux, que ce mutilé avait autrefois pu courir à la rencontre de
                      tous les risques. »
                      Mais Colette fait surtout, pour soi-même, ce poignant aveu de tristesse
                      déniée : « Il n’est jamais trop tard, puisque j’ai pénétré ce que ma
                      jeunesse me cachait autrefois : mon brillant, mon allègre père nourrissait
                      la tristesse profonde des amputés. Nous n’avions presque pas conscience qu’il
                      lui manquât coupée en haut de la cuisse, une jambe. »
                      
                    
                    Si l’amputation est un symbole brutal de
                      la castration, le prénom féminin porté en patronyme ne contribue pas moins,
                      pour l’inconscient, à la féminisation de ce père. Un homme qui s’appelle
                      Colette, qu’on perçoit amoureusement soumis à sa femme et qui, de surcroît, est
                      amputé d’une jambe : il y a de quoi briser l’image phallique du père
                      supposé incarner l’interdit et la loi, sans que le docteur Freud ait à s’en
                      mêler ! Comment s’étonner alors que Minet-Chéri, comme pour corser et
                      conjurer ces traits, se passionne pour un pervers comme Willy et s’intéresse de
                      près à Psychopathia sexualis !
                      
                    
                    Ce n’est pourtant pas l’invalidité
                      physique du père qui brûle le plus sa fille, d’après l’image qu’elle veut bien
                      nous laisser de lui. Du moins parvient-elle à compenser le handicap paternel,
                      comme le fait le Capitaine lui-même, en le décrivant doté d’une musculature
                      puissante : « Sa force musculaire était grande, ménagée et dissimulée
                      d’une manière féline ; et sans doute entretenue par une frugalité qui
                      déconcertait nos bas-bourguignons. »
                      Cette « force féline »
                      (le Capitaine serait-il le premier « homme-chat » de Colette ?)
                      se révèle d’autant plus impressionnante qu’elle se manifeste par la main et
                      qu’elle prend pour cible le papier, outils privilégiés d’un écrivain. « La
                      petite » ne l’ignorait pas : « Sa main blanche ne saurait
                      m’échapper, surtout depuis que je tiens mal mon pouce, en dehors comme lui, et
                      que comme cette main, mes mains froissent, roulent, anéantissent le papier avec
                      une fureur explosive. Et la colère donc... Je ne parlerai pas de mes colères,
                      qui me viennent de lui. Mais qu’on aille voir seulement, à Saint-Sauveur,
                      l’état dans lequel mon père mit, de deux coups de son pied unique, le
                      chambranle de la cheminée en marbre... »
                      La force coléreuse et la fureur méditerranéenne de Colette-le-père suscitent
                      naturellement la fascination réprobatrice de Sido :
                      « Italien !... Homme au couteau ! »,
                      tandis que la fille admire l’élégance sportive de cette virilité, dont elle ne
                      cessera de rechercher la peau fine chez tous ses amants et maris :
                      « Il se résigna à prendre un peu de viande comme un remède, passé
                      soixante-dix ans. Sédentaire, ce Méridional, tout blanc dans sa peau de satin,
                      n’engraissa jamais. »
                      
                    
                    Les harmoniques incestueuses s’accumulent
                      dans les pages de Colette et imposent l’image d’un Capitaine séduisant, amateur
                      de femmes, bon chanteur et d’une grivoiserie charmante : « Qui donc
                      eût pu croire que ce baryton, agile encore sur sa béquille et sa canne, pousse
                      devant lui sa romance comme une blanche haleine d’hiver, afin qu’elle détourne
                      de lui l’attention ? »
                      
                    
                    Mais, Sido mise à part, c’est sa propre
                      fille que Colette le père porte dans son cœur, nonobstant toute autre conquête
                      féminine réelle ou imaginaire. Ne le savait-elle vraiment pas, dans sa tendre
                      enfance ? « Enfant, qu’ai-je su de lui ? Qu’il construisait pour
                      moi, à ravir, des “maisons de hannetons” avec fenêtres et portes vitrées, et
                      aussi des bateaux. Qu’il chantait. Qu’il dispensait — et cachait —
                      les crayons de couleur, le papier blanc, les règles en palissandre, la poudre
                      d’or, les larges pains à cacheter blancs que je mangeais à poignées. Qu’il
                      nageait, avec sa jambe unique, plus vite et mieux que ses rivaux à quatre
                      membres... »
                      A l’évidence, la fille fut la préférée : « Il ne voulut pas
                      reconnaître sa fantaisie musicienne et nonchalante dans son propre fils, “le
                      lazzarone”, comme disait ma mère. C’est à moi qu’il accorda le plus
                      d’importance. J’étais encore petite quand mon père commença d’en appeler à mon
                      sens critique. »
                      Son étonnement est-il feint lorsqu’elle découvre cet attachement : « Mais voici que des lettres de lui
                      (je l’apprends vingt ans après sa mort) sont pleines de mon nom, du mal de la
                      “petite”… »
                      Nous nous en souviendrons lorsque nous la
                      retrouverons tendrement soumise au « vice paternel » de Willy, grand
                      amateur de « tendrons ».
                      
                    
                    Poète, citadin, le capitaine Colette,
                      l’amoureux fervent de Sido, est l’exact opposé de sa femme cosmique. D’abord,
                      sa « scandaleuse sociabilité […] l’appelait vers la politique ».
                      Cette désapprobation de la fille du zouave ne fera que croître chez la future
                      baronne de Jouvenel, Sidi en saura quelque chose ! Mais surtout, le
                      Capitaine ne comprend pas la nature. Ne s’obstine-t-il pas à vouloir
                      pique-niquer le dimanche, alors que Sido et ses enfants, qui sont des sauvages,
                      n’en ont cure, immergés nuit et jour dans les herbes, les bois, les fleurs !
                      « Il les aimait dans des livres, nous disait leurs noms scientifiques, et
                      dehors les croisait sans les reconnaître... Il louait, sous le nom de “rose”,
                      toute corolle épanouie, il prononçait l’o bref, à la provençale, en pinçant, entre le pouce et l’index, une “roz” invisible... »
                      « Elle ajoutait pour ne le point trop blesser : “Oui, tu comprends,
                      tu étends la main pour savoir s’il pleut.” »
                      
                    
                    Cet homme qui fait silence ses exploits
                      militaires est passionné par tout ce qui s’écrit. Il affiche une
                      ostensible, une bruyante passion pour les journaux et les livres, collectionne
                      stylos et sceaux en cire, qui deviendront aussi, avec le temps, une passion
                      chez sa fille.
                      Dès La Maison de Claudine, l’invalide est associé à sa bibliothèque dans
                      la mémoire de sa fille : « Mon père n’insiste pas, se dresse
                      agilement sur sa jambe unique, empoigne sa béquille et sa canne et monte à la
                      bibliothèque. Avant de monter, il plie méticuleusement le journal Le Temps, le cache sous le coussin de sa
                      bergère, enfouit dans une poche de son long paletot La Nature en robe d’azur. Son petit œil cosaque, étincelant sous un
                      sourcil de chanvre gris, rafle sur les tables toute provende imprimée qui
                      prendra le chemin de la bibliothèque et ne reverra plus la lumière... »  
                      
                    
                    Le ratage paternel va être dévoilé
                      seulement dans Sido : Colette
                      prépare lentement la pénible découverte, après la mort de son père, d’un
                      écrivain sans œuvres – : « Sur un des plus hauts rayons de la
                      bibliothèque, je revois encore une série de tomes cartonnés, à dos de toile
                      noire. Les plats de papier jaspé, bien collés, et la rigidité du cartonnage
                      attestaient l’adresse manuelle de mon père. »
                      « Deux cents, trois cents, cent cinquante pages par volume ; beau
                      papier vergé crémeux ou “écolie” épais, rogné avec
                      soin, des centaines et des centaines de pages blanches... Une œuvre imaginaire,
                      le mirage d’une carrière d’écrivain. »
                      Elle ne s’en apitoie ni n’en rit : elle accepte l’impuissance de son père
                      avec une compréhension... fraternelle. Oui, fraternelle, car solidaire de la
                      douleur et prompte à s’effacer en imposant le nom du raté dans le panthéon des
                      lettres.
                      
                    
                    En effet, face à la béance de cette
                      faillite, ce n’est pas une femme choquée, en fait secrètement ravie, qui
                      contemple les pages vierges du Capitaine — Sido, elle, peut adopter
                      pareille attitude vengeresse et s’en moque gentiment en couvrant, des feuilles
                      inutiles de son mari, les pots de confiture, ces œuvres à elle qu’elle fabrique
                      pour ses enfants et petits-enfants. Au contraire, Colette, la fille, y ancre sa
                      détermination pour persévérer dans l’effort de l’écriture entamé dans l’atelier
                      de Willy : il s’agira l’accomplir la dédicace du Capitaine, de réaliser
                      l’œuvre qu’il avait seulement projetée en hommage à Sido, et dont il n’a pu
                      tracer que quelques lignes : « J’y puisai à mon tour, dans cet
                      héritage immatériel, au temps de mes débuts. Est-ce là que je pris le goût
                      fastueux d’écrire sur des feuilles lisses, de belle pâte, et de ne les point
                      ménager ? J’osai couvrir de ma grosse écriture ronde la cursive invisible,
                      dont une seule personne au monde apercevait le lumineux filigrane qui jusqu’à
                      la gloire prolongeait la seule page amoureusement achevée, et signée, la page
                      de la dédicace :
                      
                    
                    À ma chère âme,
                      
                    
                    son mari fidèle
                      
                    
                    JULES-JOSEPH COLETTE.
                      
                    
                    Ce sera un accomplissement
                      génial, mais qui s’est fait non sans que la fille conserve, au fond
                      d’elle-même, l’angoisse de l’amputé et la crainte de ne jamais y arriver, de ne
                      pas finir ce travail d’écriture toujours harassant et dont, ses amis le savent, elle ne cesse de se
                      plaindre : « J’avance peu, j’avance mal, — j’avance. Mais c’est
                      terrible de penser, comme je le fais, chaque fois que je commence un livre, que
                      chaque fois je n’ai plus, je n’ai jamais eu de talent. »
                      Jusqu’à sa fin, Colette sera hantée par le spectre du Capitaine qui, d’une
                      part, lui impose le besoin « membru » d’écrire — « je
                      te percute, je tâte ta présence » — et, de l’autre, la menace
                      d’impuissance : elle craint de lui ressembler et se méfie de cette
                      « dernière nonchalance qui ne détachait plus guère mon père, Jules-Joseph
                      Colette, que des lambeaux de versification facile, brillants de banalité...
                      Oui, il est là. Quoi que je fasse, quoi que j’entreprenne ou quelles que soient
                      mes abstentions rusées, il est là. »
                      
                    
                    La découverte des pages vierges
                      laissées par le Capitaine est en effet si spectaculaire, qu’on ne peut que
                      rêver sur le trauma et la décision compensatoire, réparatrice, qui l’ont
                      suivie. Pourtant, des signes diffus, depuis toujours présents, devaient laisser
                      deviner à Colette-la-fille la faiblesse de Colette-le-père soi-disant écrivain,
                      ainsi que le testament inconscient qu’il léguait : que cela s’accomplisse ! Mais par qui ?
                      Par sa première et sévère critique littéraire que fut sa fillette de dix
                      ans ?
                      
                    
                    Il lui confie en effet la
                      lecture de sa « prose oratoire, ou [d’]une ode,
                      vers faciles, fastueux par le rythme, par la rime, sonores comme un orage de
                      montagne ». Et attend, confiant, le jugement qu’il espère favorable, quand
                      brusquement tombe le verdict d’une jeunesse insolente : « Toujours
                      trop d’adjectifs », tranche Colette-la-fille.
                      L’écrivain, qui est à ce moment-là Colette-le-père, se fâche tout rouge, écrase
                      d’invectives la future grande Colette, « la vermine, le pou vaniteux que
                      j’étais ». La scène, pour œdipienne qu’elle soit, et d’un Œdipe inversé
                      (puisque la fille, tel un garçon, « assassine » l’écriture de papa),
                      n’en est pas moins formatrice : l’amour théâtral du père pour sa fille et
                      sa vraie-fausse colère préparent la culpabilité envers l’amputé, écrivain raté,
                      et, déjà, l’engagement de la fillette (la découverte ultérieure de ses dossiers
                      vides aidant) dans le destin d’un écrivain. Rappelons d’abord cette complicité
                      fille/père, que Sido ne soupçonne pas : « Mal connu, méconnu... “Ton
                      incorrigible gaieté !” s’écriait ma mère. Ce n’était pas reproche, mais
                      étonnement. Elle le croyait gai, parce qu’il chantait. Mais, moi qui siffle dès
                      que je suis triste, moi qui scande les pulsations de la fièvre ou les syllabes
                      d’un nom dévastateur sur les variations sans fin d’un thème, je voudrais
                      qu’elle eût compris que la suprême offense, c’est la
                      pitié. […] Mon père et moi, nous n’acceptons pas la pitié. Notre carrure la
                      refuse. À présent, je me tourmente, à cause de mon père, car je sais qu’il eut,
                      mieux que toutes les séductions, la vertu d’être triste à bon escient, et de ne
                      jamais se trahir.
                      
                    
                    « Sauf qu’il nous fit
                      souvent rire, sauf qu’il contait bien, qu’emporté par son rythme il “brodait”
                      avec hardiesse, sauf cette mélodie qui s’élevait de lui, l’ai-je vu gai ?
                      Il allait, précédé, protégé par son chant. »
                      
                    
                    Très explicitement, c’est au
                      capitaine que Colette fait remonter son métier d’écrivain, en suggérant que ces
                      premières passes d’armes avec papa, autour de la question du style, auraient
                      amorcé la véritable transmission de ce talent « lyrique » que Willy
                      devait lui reprocher, mais qu’elle saura conserver en l’affinant à l’extrême,
                      pour se forger — grâce à ce lyrisme resserré, davantage qu’aux intrigues
                      triangulaires de ses récits — la gloire qu’on lui connaît
                      désormais : « Mais au premier moment nous nous toisions en égaux, et
                      déjà confraternels. C’est lui, à n’en pas douter, c’est lui qui me domine quand
                      la musique, un spectacle de danse — et non les mots, jamais les
                      mots ! — mouillent mes yeux. C’est lui qui se voulait faire jour, et
                      revivre quand je commençai, obscurément, d’écrire, et qui me valut le plus
                      acide éloge conjugal — le plus utile à coup sûr  : “Aurais-je épousé la dernière des lyriques ?” »
                      Avant de réunir papa et maman, pour reconnaître sa dette à tous les deux,
                      ensemble et différemment : « Lyrisme paternel, humour, spontanéité
                      maternels, mêlés, superposés, je suis assez sage à présent, assez fière pour
                      les départager en moi, toute heureuse d’un délitage où je n’ai à rougir de
                      personne ni de rien. »
                      
                    
                    Après quelques hésitations très
                      révélatrices dans ses brouillons, Colette précise que c’est à son père qu’elle
                      doit le surnom (provençal ou persan ? — elle se laisse rêver)
                      de Bel-Gazou, qu’elle transmet à sa propre
                      fille : sacre solennel, s’il en fallait un, du Capitaine comme patriarche
                      de la lignée. « Bel-Gazou. D’où vient ce nom, et
                      pourquoi mon père me le donna-t-il autrefois ? Il est sans doute patois et
                      provençal — beau gazouillis, beau langage — mais il ne déparerait
                      pas le héros ou l’héroïne d’un conte persan. » Les deux noms propres que Colette
                      forge, son nom de plume et le tendre sobriquet qu’elle donne à sa fille, sont
                      des signifiants dus au père Colette. Tandis que Sido qui, elle, n’a aucun mal à
                      écrire, se laisse embrasser dans tous les sens... D’ailleurs, c’est après une
                      triple mention du nom de Colette, pour désigner le père et la fille, dans La Maison de Claudine (1922) que Colette prend définitivement le patronyme de Colette comme nom de plume, en
                      1923 (en abandonnant Colette Willy et C. de Jouvenel).
                      
                    
                    De fait, et plus sournoisement,
                      ce qui attisait cette compétition et finit par transmuer le « lyrisme
                      paternel » en joyau de la littérature française sous la signature
                      « Colette », n’était autre que la... jalousie. De Colette-le-père lui
                      viennent, pense-t-elle, aussi bien les sursauts de colère que le démon de
                      « la jalousie qui me rendit, autrefois, si incommode ».
                      Jalousie du père, ou jalousie de la fille à l’endroit du père et de la mère ? Cet homme qui
                      prenait autrefois tous les risques dans les batailles, aujourd’hui mutilé,
                      « restait aux côtés de “Sido”. L’Amour et rien d’autre... Il n’avait gardé
                      qu’elle. Autour d’eux, le village, les champs, les bois — le désert. »
                      
                    
                    Nous pouvons la croire, lorsque
                      Colette reconstitue ainsi ses antécédents. En effet, un amour aussi extrême
                      pour maman ne peut que stimuler, avec la jalousie, le désir fervent de la
                      fille-garçon de conquérir à son tour cet objet définitif de l’amour paternel,
                      tant convoité, mais qui conservait très ostensiblement son quant-à-soi.
                      D’autant que Sido ne manque pas, selon sa fille, de signifier sa supériorité au
                      Capitaine : ne possède-t-elle pas ses enfants, alors que lui, il aurait
                      simplement voulu être comme eux — un enfant de sa femme ?
                      « Parce que vous représentez ce qu’il aurait tant voulu être sur la terre.
                      Vous êtes justement ce qu’il a souhaité d’être. Lui, il n’a pas pu. »
                      Mais, surtout, Sido va jusqu’à désavouer ce « grand amour » qui
                      pourtant l’honore, puisqu’elle y voit la cause même de l’échec du Capitaine, ce
                      malheureux qui a préféré aimer une femme plutôt que construire une œuvre :
                      « C’est son amour pour moi qui a annihilé, une à une, toutes ses belles
                      facultés qui l’auraient poussé vers la littérature et les sciences. Il a
                      préféré ne songer qu’à moi, se tourmenter pour moi, et c’est cela que je
                      trouvais inexcusable. Un si grand amour ! Quelle légèreté ! »
                      Voilà bien une erreur à ne pas commettre... C’est du moins ce que déchiffre la
                      fille. Il lui reste, dès lors, à aimer tout autrement que le zouave, à écrire
                      Sido comme n’a pas pu le faire monsieur Colette : un projet qui peut vous
                      transformer en une grande... Colette.
                      
                    
                    
                      JULIA KRISTEVA 
                    
                    Voir aussi: J. Kristeva, Le génie féminin, t .3, Colette ou
                    la chair du monde, Fayard,  2002