Clarifions le message culturel de la France

Par JULIA KRISTEVA linguiste, psychanalyste et écrivaine.


l’Europe est une entité politique qui parle autant de langues, sinon plus, qu’elle ne comporte de pays. Ce multilinguisme est le fond de la diversité culturelle. La France tarde à rejoindre le mouvement. Pourquoi ?

Un des traits distinctifs de la culture française tient aux liens étroits que l’histoire du pays a forgés entre les diverses expressions culturelles et la langue française elle-même. Notre culture littéraire est vécue comme un lieu privilégié de la pensée. Cet alliage, qui fait de la langue et de la littérature un équivalent du sacré en France, et simultanément un appel au respect universel d’autrui, est unique au monde. Et le désir pour la langue française persiste à l’étranger comme une manière d’être au monde. Pourtant, le terme même de francophonie est devenu un piège. Les jeunes générations issues de l’immigration aussi bien que d’origine française s’en méfient ; des écrivains mettent en question ses risques discriminatoires (quelle différence entre littérature française et francophone ?).

La francophonie doit être réinventée pour devenir un facteur important de la cohésion sociale à l’intérieur du pays et un vecteur du message interculturel dans le monde. Le premier pas consisterait à ne pas la dissocier de la promotion de la culture française. La France dispose d’un formidable réseau culturel, unique au monde par sa diversité, son ampleur et son fonctionnement. Pourtant, les acteurs de la politique culturelle extérieure, ses usagers et ses destinataires n’en perçoivent pas clairement la spécificité. Les multiples services français peinent à être au cœur de l’action diplomatique, à trouver leur place distinctive et à la rendre attractive. Ce réseau doit s’adapter en permanence face aux évolutions du monde et aux contraintes budgétaires. Dix-neuf centres ont été fermés en Europe occidentale de 2000 à 2006. Mais d’autres se sont déployés dans différentes régions du monde : à Tachkent et à Tbilissi, à Bakou, à Pékin… Tous les intervenants et intéressés dénoncent un «budget sinistré», qui ne s’accompagne d’aucune vision en termes de restructuration. De même, la France «puissance régionale» ne saurait maintenir son partenariat privilégié avec le Maghreb et l’Afrique subsaharienne si elle ne dynamisait pas sa politique dans les pays émergents : les échanges culturels avec les Bric (Brésil, Russie, Inde, Chine) doivent devenir une priorité.

Enfin, la politique culturelle extérieure de la France a été et est toujours une affaire d’Etat : elle est au fondement de sa diplomatie et la promotion de la langue française est au cœur de ce dispositif. Soucieux de sauvegarder l’autonomie et la liberté de la culture, d’autres pays ont choisi de ne pas l’intégrer dans les paramètres diplomatiques.

La politique culturelle extérieure est plus que jamais confrontée à un dilemme récurrent : sera-t-elle un bricolage défensif pour gérer l’inexorable déclin d’un vieux pays ? Ou deviendra-t-elle au contraire un ferment d’innovation politique ? L’urgence est criante de clarifier le message culturel de la France et de l’adapter aux différentes régions du monde. Ce projet pourrait être impulsé par la création d’un Conseil de l’action extérieure pour le développement et la culture auprès du président de la République, comme il en existe un pour la défense nationale et la stratégie. En favorisant l’interaction ministérielle, il sera possible de constituer un Grand Opérateur ou Agence pour l’action culturelle internationale.

Quelques priorités. Consolider la place de l’audiovisuel extérieur : TV5 Monde, France 24, RFI, mais aussi Arte et RFO et l’offre légale de contenus en ligne aux côtés du livre, du cinéma et des échanges artistiques ; organiser effectivement l’enseignement de deux langues vivantes dans l’enseignement secondaire et supérieur français ; recourir massivement à la traduction, à l’interprétation et au sous-titrage ; accueillir des étudiants étrangers et suivre les élites étrangères est une partie majeure du message culturel de la France, et ses carences ne cessent d’aggraver la piètre image internationale de notre enseignement supérieur ; mettre en place une politique éditoriale en langue française pour la recherche scientifique de pointe, face à la concurrence des publications en anglais. Pour contribuer à l’affirmation d’une conscience d’unité culturelle européenne, la France pourrait prendre l’initiative de créer à Paris un Forum européen permanent sur le thème «Quelle culture européenne aujourd’hui ?» avec la participation d’intellectuels, d’écrivains et d’artistes représentant le kaléidoscope linguistique, culturel, religieux européen. Il s’agirait de penser l’histoire et l’actualité de cet ensemble pluriel et problématique qu’est l’UE pour en dégager l’originalité, les vulnérabilités et les avantages. Il serait intéressant de poursuivre l’identification de sites symboles du patrimoine européen, et d’élargir cette idée à des œuvres littéraires et artistiques, en donnant chaque année le titre d’«exposition, œuvre ou spectacle européen(ne)» à trois réalisations de ce type dans les Etats membres et dans les pays tiers. Une «Librairie européenne», comportant des livres traduits ou en langue originale de toute l’Europe, irait dans le même sens.

Que la France imagine des actions pour faire vivre la convention de l’Unesco sur la diversité culturelle dans le partenariat Nord- Sud avec la création d’un Observatoire mondial en faveur de la traduction - «la langue de la diversité» qui ouvre de nouvelles potentialités à la pensée humaine. Ou l’organisation, à Paris, d’un Collège international pour la diversité culturelle et le développement plurilingue, avec des chaires attribuées à tour de rôle à des intellectuels, écrivains et artistes de divers pays. Français, encore un effort ! Au XVIIIe siècle, le marquis de Sade s’adressait en ces termes aux Français pour les appeler à s’élever contre l’obscurantisme et à être républicains. Aujourd’hui, le temps est venu de décomplexer les Français en les mobilisant pour qu’ils portent au monde leur expérience culturelle, repensée et rénovée, comme une invitation à fonder la gouvernance multipolaire sur le respect et le partage des diversités culturelles à travers le monde. La culture est le lieu privilégié où se renouvellent la pensée et le sens de vivre et d’agir.

«Le message culturel de la France», dont est extrait ce texte, sera présenté les 23 et 24 juin au Conseil économique, social et environnemental.

LIBÉRATION, 17/06/2009

 

 

 

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