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MÉTAMORPHOSES DE LA PARENTALITÉ

Julia Kristeva, photo Sophie Zhang

 

Le symptôme français

 

Pris de court et déstabilisé par la décision précipitée d’une Loi sur le mariage pour tous, le corps social réagit: ses voix s’élèvent dans les tribunes ou dans la rue, espoirs et désespoirs, rires et fureurs. S’agirait-il d’une exception française, tandis que d’autres nations – sages ou résignées - évoluent et s’adaptent ? Les passions françaises, si ardentes comme elles l’ont démontré au cours de leur histoire, se trouvent ici touchées à vif. Une mutation sans précédent se dessine en effet, imposée à la filiation par l’essor des sciences et des techniques (plus largement accessible dans les démocraties d’Europe et des États-Unis) et par la sécularisation (nulle part aussi radicale qu’en France). La maîtrise de la fertilité féminine conduit nécessairement à une séparation définitive entre sexualité et procréation, et avec elle, au contrôle des naissances, à la PMA, la GPA, à la congélation des embryons et des ovules, et ce n’est pas fini. « Ni Dieu ni Maître » ouvrant à une vie où rien n’est interdit, il est dès lors impossible de freiner ou d’empêcher les révolutions qui se jouent dans des laboratoires sans frontières. Tout le monde le sait. La question n’est plus là. Aussi, tandis que la jurisprudence gère la « situation », le symptôme français – démesuré, enthousiaste ou angoissé - s’interroge - où en sommes-nous avec l’humain? A la face du monde surpris, indifférent, qui n’en demande pas tant... pour l’instant.

Bien sûr, LA famille n’est plus la même: décomposée, recomposée, monoparentale, maintenant gay. Pourtant, c’est à partir de l’hétéro-parentalité, conçue sur le modèle des liens biologiques, que nous essayons de penser et d’accompagner les mouvements et changements de LA parentalité: en parentalitéS. Que savons-nous d’elle? Ou plus exactement, sait-on ce qui se joue, lorsque l’on se dit parents, lorsqu’on entend l’être et qu’on le devient? Quel désir, quelle mémoire, quelle histoire nous habitent, nous échappent et se transmettent dans cette expérience qui semble aller de soi?

En imputant les mutations de la procréation et des familles aux seuls «progrès» scientifiques et sociaux, nous nous condamnons à une acceptation revendiquée ou résignée   (« c’est comme ça, le monde change ») et à la compassion (« tout le monde a droit à l’amour »), quand ce n’est pas à la « simple » application du principe d’égalité (élargi du droit aux institutions, au nom des « Droits de l’homme », croit-on). Pourquoi ne pas remonter le temps de l’espèce humaine, comme nous y invitent l’ethnologie, l’anthropologie et la psychanalyse? Par delà le symptôme, ces disciplines proposent d’ausculter l’avènement et de relire l’histoire de la parentalité (expériences du père et de la mère dans l’homme et la femme), une histoire faite d’affects et de valeurs oscillant en permanence entre instabilité et émergence. Cette mémoire est sédimentée dans les us et coutumes actuels, de sorte que chacun des deux camps opposés (les « anciens » et les « modernes ») brandit et revendique – au choix - certaines composantes capitales et incontournables de ce principe de parentalité qui caractérisent les humains depuis la préhistoire. Appelons-le « principe émergent de la parentalité », car il est ouvert à l’environnement mais ne peut s’abstraire de l’état antérieur de la société - le passé est inscrit en lui et l’émergence dépend de l’antériorité pour s’accomplir en s’écartant d’elle. Après le législateur, les États généraux des biologistes, gynécologues, sociologues, psychanalystes et autres spécialistes de la famille, auront la tâche délicate de repérer les différentes facettes de cette parentalité continûment émergente, et de les harmoniser, afin de passer de « l’égalité pour tous » à ce multivers de singularités que sont désormais LES familles - et qui réside aussi en chacun de nous.

Sans isoler le paternel du maternel, il convient d’entendre le paternel lui-même, dès le début, dans l’entre-deux de la parentalité : la tiercéité s’applique au paternel dès lors qu’il y a un père et une mère.

  J’évoquerai succinctement deux pistes d’introduction aux logiques et abîmes de la parentalité, comme indissociable de l’hominisation:

- 1. Le passage de la horde primitive à la famille suppose l’installation de l’homoérotisme au cœur du lien social et donc du paternel aussi, comme le confirment les mutations sociales en cours ;

- 2. Le paternel ne fait pas abstraction de l’organisation génitale de la libido (comme pourraient le laisser entendre certaines théorisations nominalistes du paternel). L’hétérosexualité (au sens d’une psychisation de la génitalité et de la différence sexuelle, comprenant la bisexualité psychique, et au sens de leur inscription dans le pacte social) est une acquisition tardive, fragile et elle demeure aujourd’hui encore la problématique par excellence, et ce pour chacun d’entre nous : dans la parentalité bien sûr, et plus largement dans le lien social lui-même.



Une fable théorique

 

En explorant les structures élémentaires de la parenté, Claude Lévi-Strauss découvre, à travers multiples variantes, une logique fondamentale des sociétés matrilinéaires et patrilinéaires: les hommes échangent des femmes. De son côté, Sigmund Freud, bien connu et attaqué pour ses concepts (l’inconscient, l’Œdipe, etc.), pense par fictions théoriques et exagère (« la psychanalyse ne dit vrai que quand elle exagère », Adorno) pour mieux toucher ses lecteurs : il dit l’inavouable démesure de ce que lui révèlent les rêves, les mythes, et la littérature. Ainsi, en sondant mariage et famille, écrit-il le roman de la horde primitive. À mon tour, j’insère cette fable freudienne dans ma fiction théorique, pour essayer de toucher à ce qui me semble participer du non-dit du mariage en général, et du mariage pour tous en particulier.

 

C’est parce que les frères frustrés tuent le père de la horde primitive (ce père, qui possède toutes les femmes - et tous les hommes ?) et pactisent, qu’un moment capital se joue dans l’hominisation qui soudain diffère et déplace la désirance du mâle géniteur (du meneur de la « horde », laquelle n’est pas encore une « famille ») en attraction/séduction adressée à… l’autre soi-même, mon frère, mon semblable. L’homoérotisme est né qui, en érotisant le semblable (la mêmeté), parvient à triompher sur le désir du père et pour le père et freine ainsi l’avidité sexuelle des mâles, en donnant un sens psychique à la pulsion (S.Ferenczi [1] ). Grâce à l’appropriation identifiante des qualités prêtées à l’objet du même sexe, l’homoérotisme pousse l’investissement libidinal vers la découverte de l’objet. Car, différent du « double narcissique », l’homoérotisme idéalise les projections sur l’autre soi-même et participe ainsi à la découverte de l’autre par le moi. Les religions, notamment monothéistes, retiennent et célèbrent cet homo-érotisme : Abraham ne consume pas Isaac après avoir été « tenté », Jésus rejoint son Père, et les fidèles consomment le père dans l’Eucharistie…

Ainsi constitué en « lui-même », frère parmi les frères, le garçon turbulent peut chercher un « objet » hétéro-érotique, une femme, et ceci de plus en plus en dehors de son clan. Car, ayant intériorisé psychiquement les interdits du père mort, le frère homoérotique s’impose la première des lois, l’interdit de l’inceste, qui le détourne des femmes de son propre clan et l’oriente vers les étrangères – moins sujettes aux désirs infantiles que les femelles du même sang. Cette paternité échangiste des frères, qui mêle l’attraction biologique que l’homme éprouve envers les femelles des autres et la jouissance de l’instant, évolue progressivement en un courant plus tendre: le refus de la satisfaction immédiate atténue les passions, et l’on voit alors émerger une culture avec ses descendances, lignages exogames, techniques et connaissances à transmettre. Mais c’est toujours les tendances homo-érotiques et leurs mises en acte homosexuelles qui constituent « la contribution de l’érotisme à l’amitié, la camaraderie, à l’esprit de corps, à l’amour de l’humain en général » (Freud) [2] .

 

Ciment des foules culturelles lorsqu’elles se détachent de l’espèce, l’homoérotisme survit dans les « grandes masses artificielles que sont les Églises et l’Armée (…), la cohésion des masses (…) n’est pas différenciée selon les sexes et fait complètement abstraction de l’organisation génitale de la libido» [3] . Entendons: dans sa fonction de noyau social et de relais des impératifs sociaux, la famille n’a d’autre choix que de dénier la génitalité (l’Église condamnait la « concupiscence »), tout en la pratiquant pour s’assurer des descendants; elle se destine à abriter un temps le sommeil de l’homoérotisme, pour qu’il s’éveille dans l’espace social des frères. Quant à la génitrice - objet d’échange, outil de procréation et moyen de satisfaction -, elle semble à mi-chemin entre, d’une part, l’homoérotisme (masculin et féminin) et, de l’autre, l’hétérogénéité.  Celle-ci ne réside pas seulement dans la découverte d’un « objet » distinct du « sujet », ou d’un « autre » comme tous les autres qui ne sont pas Moi. L’hétérogenéité que  je pointe ici constitue - difficilement, secrètement indiciblement - ce que les modernes appellent une « différence sexuelle».

 

De l’homoérotisme à la différence sexuelle

Il a fallu des millénaires pour que la famille comme alliance entre deux personnes de sexes différents puisse être pensée et revendiquée par les hommes et par les femmes. Cela passe par l’introduction de l’amour dans l’espace familial : après l’« amour platonicien » du Vrai et du Beau qui sublime l’homosexualité grecque, le Cantique des cantiques des Hébreux promeut la parole de l’amoureuse Sulamite qui se languit de son berger-roi, avant que la littérature courtoise (greffée d’influences taoïstes transmises, paraît-il, par les Arabes musulmans) n’ouvre la voie à la grande littérature de l’Occident chrétien amoureux, libertin, moderne et postmoderne. Cela s’affirme aussi dans le long processus de libération des femmes, d’abord fondée sur un refus de la famille et de la maternité, avant qu’il ne reconnaisse à cette dernière un érotisme spécifique dans la reliance de l’amante devenue mère avec ce premier autre, l’enfant, au carrefour de la biologie et du sens.

Le couple hétérosexuel, marié, continue de fasciner les imaginaires. Non seulement le mariage comme institution le normalise, mais que dire de ces « opéras de savon » américains, qui nous imposent ce modèle jusqu’à la nausée. Est-il énigmatique, scandaleux, et par-là même désirable, rappelant à chacun l’accouplement de papa/maman, l’impensable « origyne » de l’origine? Ou bien est-ce l’amour de l’homme et de la femme qui fascine les imaginaires ? Cette intimité entre deux incommensurable qui « rompt la liaison de masse propre à la race et à la communauté », « à la partition en nation et à l’organisation en classe de la société, et accomplit des opérations culturellement importantes » [4] ? « Il semble assuré que l’amour homosexuel / entendons: homoérotisme / se concilie beaucoup mieux avec les liaisons de masse, même là où il survient comme tendance sexuelle non-inhibée; fait remarquable, dont l’élucidation ne manquerait pas de mener loin » [5] . Ou encore : « L’origine homosexuelle de ce qui constitue la plus grande partie de la civilisation est assez évidente, puisque nos sentiments sociaux sont aussi de nature homosexuelle (c’est la femme qui rend l’homme asocial) » [6] .  

La linguistique semble corroborer la fable théorique freudienne. Dans le monde indo-européen, et conformément aux « structures élémentaires de la parenté » selon Claude Lévi-Strauss, le terme « mariage » correspond à l’alliance entre hommes [7] . L’homme conquérant et échangiste fait alliance avec l’autre homme en prenant sa femme (sœur ou fille) : maritare (en latin) veut dire « apparier », « conjoindre »; mais marya (en iranien) retrouve le sens d’un jeune homme désireux, garçon farouche et guerrier destructeur. La condition de la mère, qui se dit matrimonium et signifie que la femme « emportée » ou « prise » par l’homme est destinée à la procréation (c’est-à-dire à être la mère du fils de l’homme), n’apparaît que tardivement dans le droit romain; et finit par se confondre avec maritare, sans avoir rien de commun avec ce terme. Le sens du mariage se modifie dès lors : non plus réduit à son seul rôle d’alliance sociale entre hommes, il devient l’instrument de la procréation, dont le maître reste l’homme-père, tandis que la mère n’en est que l’ouvrière, ou plutôt la servante voire l’esclave.

         En revanche, l’idéogramme chinois xing, qui signifie le « nom de famille », est composé du pictogramme – femme, à gauche du complexe phonique sheng - croître, naître, vie. Contrairement au nom du père en Occident, le nom de famille chinois est celui de la femme-mère, littéralement : né de la femme. Le nom de famille chinois était donc, à l’origine, le nom du clan à l’époque matrilinéaire, un nom féminin – vestige de la famille matrilinéaire. Ainsi, les huit grands noms de la haute Antiquité chinoise patriarcale confucéenne comportaient tous le pictogramme , femme (ce qui n’empêche pas l’homme confucéen de bander les pieds des femmes, indéfectible supplice).

Les sociétés matrilinéaires semblent donc plus respectueuses de cette fonction matrimoniale procréatrice. Cependant, même les déesses-mères sont aujourd’hui interprétées comme des prothèses dévouées au service du pouvoir phallique, comme une émanation et un support de la souveraineté des frères. Il faudra qu’advienne Sarah la stérile, tardivement fécondée par le Créateur, et que l’intelligence sensorielle de la Vierge (« table intellectuelle » lorsque le théologien « philosophe avec Marie ») lui offre un enfant par « procréation spirituellement assistée » (Sollers), pour que le rôle de la mère - toujours « trou » (nekeva, en hébreu) de l’ordre paternel – soit reconnu( mais sous la protection du déni du sexuel) et célébré par le lien social dans son insaisissable spécificité charnelle et culturelle. Centre vide, « seule de son sexe », noyau autour duquel gravite la roue de la Trinité et de la famille, Marie la Mère est l’autre nom de l’Église qui deviendra le Corpus mysticum des catholiques. Tandis que le fruit de ses entrailles, l’enfant Jésus, incarnation du divin dans l’humain, offre aux fidèles le but de l’existence depuis deux mille ans. Naissance de l’humanisme chrétien, long chemin menant…aux droits de l’enfant.

Le féminisme a révolutionné ce cadrage subtil de la mère, reconnue et glorifiée, quitte à dénier la génitalité de l’amante, et jusqu’à parfois dénoncer dans la maternité un asservissement masochiste au phallus. Mais le désir d’enfant ne se tarit pas pour autant, et le féminisme dit différentialiste introduit dans les démocraties avancées les aspirations à la parité des mères courages, elles-mêmes qui n’ignorent pas l’érotisme des amantes.

Le mariage pour tous et les procréations assistées, qui suivront bon gré mal gré, vont-ils abolir la mémoire de la parentalité et avec elle, celle de l’humanité « traditionnelle »? Les exigences des couples homosexuels et les recours aux artifices procréatifs déculpabilisent l’homoérotisme refoulé, mettent en acte le souhait d’auto-engendrement impliquant parricide et matricide, et dévoilent la fragilité du lien hétérosexuel. Ce retour du refoulé met à jour une véritable archéologie de la parentalité, et nous invite à prendre conscience de sa complexité. Regardons autour de nous.

Les démocraties avancées parviennent à légaliser l’homoérotisme des frères socialisés et à ennoblir la dépersonnalisation des corps et des esprits. Tout en accompagnant ce mouvement, la psychanalyse (au moins celle qui reste attentive à la portée révolutionnaire de la découverte freudienne) redouble de vigilance lorsque l’appartenance à la masse et la pulsion grégaire pointe sous l’égalité pour tous ». Généreuse et idéale au départ, cette idéologie ne court-elle pas le risque de la banalisation et de l’automatisation de l’espèce humaine, versions modernes du totalitarisme ?

      J’émets l’hypothèse que la majorité des hommes et des femmes qui adhérent au mariage gay selon les sondages, ne le font pas simplement au nom d’un juridisme égalitaire. Ils y adhèrent parce que l’homoérotisme – ainsi légalisé et défait de toute perversion –, leur apparaît comme inhérent au lien social, à sa valeur « égalité » et à l’universalisme lui-même. Comme si, pourtant combattue voire discréditée, l’analyse freudienne du lien social homoérotique gagnait en profondeur et s’installait dans les consciences. L’homoérotisme ne me scandalise pas, il est le mien : semble dire le citoyen sondé. Ce qui n’empêche pas que l’homophobie des skinheads et autres extrémistes de tout poil mobilise ceux qui n’acceptent leur propre homoérotisme, et déclenchent des passages à l’acte mortifères qu’il importe d’analyser et dénoncer sans complaisance.

    Dans ce contexte, est-ce à dire que le « mariage gay/pour tous » signe l’échec du mariage hétérosexuel? Il en révèle en tout cas l’extraordinaire fragilité, et par là même son caractère séduisant, en même temps que le rôle central et incontournable de la norme qu’il continue d’incarner, à travers le fantasme originaire de la scène primitive qui persiste dans les inconscients, malgré le découplage entre procréation et sexualité.

 

   Crise du couple hétérosexuel? Ou « scène primitive » a-sociale ?

Revenons à cette génitalité qui « rompt la liaison de masse » (Freud). Et écoutons les désirs qui se sont exprimés pour défendre le mariage pour tous.

On cherche en vain où sont passées les « valeurs ». Et si le couple hétérosexuel et sa famille en étaient le point de mire, précisément, en lieu et place de la « valeur » (qui se profile comme souci de parier à la solitude, se prolonger et transmettre). La morale conventionnelle a beau les banaliser, nos programmes télé globalisés les représenter jusqu’à la caricature, nos fantasmes convergent vers eux: éprouvettes, congélations d’ovocytes, dons de spermes, jusqu’à ces ventres féminins, que l’on achète le temps d’une grossesse. Les « tradis » comme les « modernes » savent bien que « ce n’est pas ça », ce n’est jamais ça: rien n’y fait, c’est bien à papa et maman que l’on joue en légitimant le mariage pour tous. Et c’est bien l’héritage archaïque de la parentalité qui s’invite dans les inconscients, à l’ombre des débats au Parlement. Avec les deux apothéoses de ce théâtre de l’imaginaire pour tous que sont la « scène primitive » de la génitalité, et l’«enfant-roi», antidépresseur souverain.

   Bien qu’évoquées par les opposants à la loi, il manquait au symptôme français une analyse, une défense et une illustration de l’hétérosexualité. Cette dernière ne réside pas dans la seule différence anatomique entre le mâle et la femelle. L’hétérosexualité ne peut pas non plus être invoquée comme le plus sûr et le seul moyen de transmettre la vie ou de garantir la mémoire des générations. Elle révèle l’extrême intensité de l’érotisme et recèle de ce fait une insoutenable fragilité.

Il fallait le génie de Freud pour formuler ce que tous savaient intimement : la procréation qui hante les humains n’est pas un acte naturel et encore moins un acte souverain. Par cet acte même (à ne pas oublier quand on déduit le paternel de l’autre acte, celui du « meurtre du père »), la différence sexuelle s’affirme dans une cascade de fantasmes - foyers de la psychisation. Lesquels?

 

‒ Une fragilité habite la furie de la scène primitive, fantasme originel et universel s’il en est : fusion et confusion de l’homme et de la femme, perte exubérante d’énergies et d’identités, affinité de la vie avec la mort, l’hétérosexualité n’est pas seulement une discontinuité (« je suis autre, seul/e face à l’autre »), normalisée par la continuité (fusion pour « donner » la vie). L’hétérosexualité est une transgression des identités et des codes, qui ne procède pas de l’effroi, mais de l’angoisse et du désir à mort, portés par la promesse de vie à travers la mort. Assomption phallique, violence et exil de soi, le duo hétérosexuel est comme la tauromachie: un des beaux-arts (Michel Leiris en fit la métaphore du sien, l’écriture [8] ). Mais au sommet de la dépense, le plaisir récompense la castration, l’angoisse de mort s’élève en jouissance et l’annule: en prenant forme dans la conception probable d’un être nouveau, étranger et éphémère. Tel est le sens de la scène primitive. Et de tous les érotismes qui s’ombiliquent à elle.

 

   ‒ Quelles que soient les variantes de la « norme hétérosexuelle » dans la psychosexualité de chacun, et quels qu’en soient les acceptations ou les rejets vis-à-vis des couples diversement composés, le mirage de la « scène primitive » comme fantasme originel, qui structure les inconscients, relie immanquablement la diversité des érotismes, qu’ils soient profanes ou sacrés, « au zénith de la procréation », comme l’explicite Georges Bataille [9] . Le « principe processuel » du paternel et/ou de la parentalité  elle-même n’est donc ni une abstraction, ni un bricolage de « substituts » ou de « fonctions », mais s’incarne au contraire dans la dyade hétérosexuelle des deux parents.

   ‒ Parce qu’ « il n’y a pas de rapport sexuel » (Lacan) – par peur du féminin hante la désirance du père ? -, le couple sexuel se perpétue à l’aide du tiers: « amours contingents » (Sartre et Beauvoir); sublimations (œuvre, vocation, engagement, métier, partie, sport, hobby, communauté, église...); et au sommet, le Créateur, 3e personne, « Il » majuscule et impersonnel, éternel et hors-dialogue, qui résume, soutient et perpétue la tiercéité parentale et sa signifiance : deux fois deux homosexuels en miroirs attendent l’Au-delà en l’espèce de Godot chez Beckett. En revanche, le couple hétérosexuel (croyant ou non) espère un tiers qu’il aura engendré, et, faute d’éternité, se pense dans l’horizontalité du temps qui passe. Car l’enfant renoue la chaîne des générations : il est le signe (dans l’existence) et le réel de la transcendance symbolique, devenue transmission transgénérationnelle. La parentalité n’est pas seulement une fabrique de citoyens plus ou moins surmoïques. Dans l’insoutenable fantasme de la scène primitive, la parentalité constitue la subjectivation comme pivot, éclipse (dans la jouissance) et relance (dans l’enfantement) du Temps.  

Pourtant, quand les valeurs vacillent, que le lien social croule sous l’endettement, et que la politique s’avoue et se montre incapable de penser le Temps, la collectivité triomphante est prête à renoncer au retour rétrospectif, et à l’analyse lucide de ses propres ressorts. La procréation médicale et la mère porteuse remplacent dès lors la scène primitive, l’enfant roi devenant un antidépresseur souverain que l’on doit « avoir » pour accéder au bonheur (happiness) pour tous.

 

Fragilité du couple hétérosexuel, enfin, car l’émancipation des femmes et leur performances sociales accentuent la bisexualité psychique des mères et des amantes, et perturbent les hommes qui ressentent avec elles un « danger d’homosexualité » (Colette) - à moins que ce ne soit un espoir.

Autrement plus complexe que la fable du « meurtre du père », la scène primitive implique deux sexes parlants dont les pulsions – devenues, à force de « refusement » et de « psychisation », des désirs à mort –  sont toujours inscrites dans la tiercéité de la signifiance : celle du  temps et/ou de la procréation. Les parents ne sont pas vraiment un PRINCIPIUM, mais plutôt un INITIUM, un commencement/auto-commencement renouvelable en tant qu’acte de liberté (de Platon et Aristote à Saint Augustin, Nietzsche et Heidegger, la philosophie distingue Principium et Initium). Le « paternel » participe de cette organisation génitale de la libido, en tant que COMMENCEMENT et AUTO-COMMENCEMENT des parents et grands-parents. Le paternel en est le témoin (dans l’inconscient de l’enfant) et le porteur (dans l’érotisme de l’homme) – avec et autrement que le maternel.  

A l’encontre de l’institution familiale (tributaire de l’homoérotisme), la génitalité théâtralisée par la scène primitive est la face asociale de la famille. Transgression des interdits, trouble sublime de l’obscénité, révélateur de « l’antagonisme entre amour sexué et liaison de masse », l’accouplement de l’homme et de la femme  rompt la communauté, « la race, la partition en nations et l’organisation en classes de la société, et accomplit des opérations culturellement importantes » [10] .

 

 

Qu’est-ce qu’un père? Qu’est-ce qu’une mère?

Revenons enfin au « paternel » : au paternel seul, si on peut le formuler ainsi. A la lumière de l’homoérotisme et au zénith de l’hétérosexualité impérieuse et insoutenable, ce n’est pas la paternité qui se délite. C’est la parentalité, avec hétérosexualité en nous, qui est « la part problématique » (pour paraphraser encore Georges Bataille) : l’hétérosexualité est le problème des problèmes, le fondement de la tiercéité, et en ce sens le problème personnel et universel par excellence.

Quand l’égalité efface la différence homme/femme, et que le manque n’existe plus, l’impossible et la mort disparaissent eux aussi: la fécondité en laboratoire, la location d’utérus et les travaux que mènent gynécologues et endocrinologues tentent de les résorber. Notre capacité à donner du sens aux prouesses de la science, de la technique et de la liberté sans code, est mise en danger sous la pression d’un accomplissement pulsionnel sans limites, de l’assouvissement immédiat et de la satisfaction absolue.

Alors, entre l’impensable génitalité d’une part, et la transmission des codes sociaux (morale, éducation, formation professionnelle de la descendance) de l’autre, seul le droit de l’enfant – affinement récent des droits de l’homme et de la femme – semble avoir la vocation de cadrer les tensions et de finaliser le principe de parentalité. Mais le droit de l’enfant résulte de l’expérience et de la philosophie des parents, à condition que ces derniers se soucient de l’infantile qu’ils portent en eux. Circulaire et impossible mission parentale?

Notre société sécularisée est la seule civilisation qui vote un mariage pour tous mais n’a pas de discours sur la parentalité. Lorsque le Comité Consultatif d’éthique aura distingué ce que nous devons à la médecine et ce qui pourrait être rendu à la société, il nous faudra répondre à une question non-formulée, impensée et ignorée par le législateur: qu’est-ce qu’un père? Qu’est-ce qu’une mère?

Le père? « Fiction légale » (James Joyce), « pivot, centre fictif et concret du maintien de l’ordre généalogique » (Lacan)? Père de la Loi ou père aimant? Pure fonction que peut endosser le compagnon de passage de ma mère, l’éducateur, l’instituteur, le prof… l’État, en fin de compte? Je ne le crois pas. En élucidant les multiples facettes qui composent l’émergence d’une paternité dans un temps qui nous précède, n’avons-nous pas oublié le corps mâle, auto-,  homo- et hétéro-érotique, qui me reconnaît et que je reconnais, et qu’à force de parricide, je rejoins, devenant comme lui et autrement que lui ?  

      Le paternel n'est pas principiel (fondateur) car le symbolique et le génétique lui préexistent. Comme le maternel, il en est le recommencement, l'initial. À condition de préciser que cet INITIAL est PARENTAL : toujours déjà double. C'est par la scansion de son désir – par delà l’homoérotisme - que le père participe à la tiercéité asociale (hétéro-érotique) de la scène primitive ET à la tiercéite sociale (homoérotique) du surmoi familial. En revanche, c'est par la reliance que la mère y imprime sa marque. La bisexualité psychique aidant, la parentalité se joue à quatre : scansion et reliance du père - scansion et reliance de la mère. Pour que la conjonction des deux parentalités sous-tende cette « révolution psychique de la matière » [11] , où la pulsion du néotène parvient à faire sens dans la tiercéité du langage et de la pensée.

      Le maternel? État d’urgence de la matière, ni sujet ni objet, l’enceinte est une Chose. Désir d’enfant et refoulement originaire, délices et épreuves de la passion maternelle. Accouchement, arrachement, appropriation et rejet de soi, de cet autre en soi. Nausée, congélation, infanticide. Interminable, infinie rencontre avec ce premier autre, le tiers: création maternelle-paternelle, hétérogène. Transmission des mots comme mots d’esprit, de l’art de la pensée, ‘dépassionnement’ et ‘reliance’, que l’autre soit soi-même, matricide et liberté…

 

Ni modernes ni tradis

       Je ne vous propose pas de remplacer le paradigme du « meurtre du père » ni celui, christocentrique, du « père mort », qui ne nous laisserait qu’un Nom voire un Principe. Je suggère de le repenser à travers le paradigme de la « scène primitive », et ainsi d’envisager les impacts de la parentalité dans la construction des psycho-sexualités contemporaines.

        Dès lors, et à partir de la bisexualité psychique, infinies sont les métamorphoses de l’« initial » parental.  

       L’analyste freudien, qu’il soit un homme ou une femme, travaille avec une nouvelle version du paternel : ni animal totémique, ni Laïos-Oedipe, ni Abraham-Isaac, ni Jésus et son Père. Dans l’amour-haine du transfert, le père est non seulement aimé et haï, mis à mort et ressuscité, mais littéralement atomisé sur nos divans et néanmoins incorporé par l’analysant. Comme dans la scène primitive ? Pourquoi pas, si l’on songe à l’explosion des identités et des normes, où l’accouplement de l’homme et de la femme rompt la communauté et rejoint le zénith de la re-naissance et de la procréation.

        C’est cette dissolution-recomposition permanente, cette affinité de la vie avec la mort dont l’analyste se veut le garant, qui rend possible le traitement des toxicomanies, somatisations, criminalités et autres borderlines. Le sujet de ces « nouvelles maladies de l’âme » [12] s’affiche dès lors dans son identité paradoxale, qui n’est pas sans évoquer le mouvement brownien de ces « drippings » de Pollock, intitulés One [13] .  

         Où donc est passé l’Un, si le commencement/auto-commencement est une dissémination? Suis-je encore Un, lorsque j’analyse ou lorsque je suis analysant ? Assurément oui, mon identité existe (« Il y a de l’Un ») mais demeure indécidable, privée d’un centre immobile, et dégagée d’une répétition mortifère. Un peu comme une musique sérielle, ou comme une danse improvisée qu’un ordre sous-jacent soutient cependant, dans l’Ouvert. Ni « père mort » ni « Führer », l’autorité ne disparaît pas pour autant dans la cure analytique. Elle ne disparaît pas plus dans une société recomposée et en mutation. Elle se dissémine dans l’ajustement permanent des deux parents sur cette autre scène de la fécondité, dans son recommencement qui se traduit dans l’action d’élever-éduquer-transmettre (à) leur progéniture.

     En résumé : si nous continuons à nous revendiquer analystes freudiens, la reconnaissance de la différence sexuelle doit être la pierre de touche de notre expérience ; le « principe » paternel s’inscrit dans l’initial de la scène primitive « au zénith de la procréation » ; la tiercéité structurante étaye l’unité du sujet parlant avec sa capacité de langage et de pensée ; l’Un se dissémine et se refait continûment dans le « multivers » postmoderne (l’insémination artificielle est/reste aussi une de ces « disséminations » de l’Un).

      Le mariage pour tous ne sera pas le vœu pieux d’une République coupée en deux, divisée entre les « modernes » et les « tradis »: les gays - les recomposés - les PMA, GPA, etc. d’un côté; et les nostalgiques de la norme, de l’autre. Un véritable manteau d’Arlequin se dessine plutôt, les improvisations des uns empruntant aux modèles des autres, et vice versa, interférant, innovant, désastreux et festifs, dans lesquels apparaissent des parentalités singulièrement spécifiques. Il importe d’accompagner chaque projet de famille, adoption, filiation, d’une attention personnalisée, au cas par cas. Comme toujours ? Plus que jamais.

     Entre la famille biblique et la famille chinoise dont les pérennités se disputent le destin du millénaire à venir, il n’y a pas d’autre choix pour l’Europe et l’Amérique. Sans céder à la tentation d’une politique de la psychanalyse (qui serait une négation de sa déontologie), la psychanalyse est peut-être la seule à pouvoir répondre à cette urgence : non pas la disparition, mais la dissémination de l’Un dans des singularités incommensurables, dont les psychanalystes sont plus que les témoins, les rappels et en ce sens les conditions de son émergence. Si nous en sommes  persuadés, nous arriverons à nous faire comprendre.

 

Julia Kristeva    

11.5.2013

73e Congrès des psychanalystes de langue française, "Le paternel" du 9 au 12 mai 2013

 

 



[1] S. Ferenczi, L’homoérotisme, Nosologie de l’homosexualité masculine, in Œuvres complètes, t. 2, Payot.  

[2] Un cas de paranoïa  - le Président Schreber, OC, vol. X, PUF, 1993, p. 59-60.

[3] S. Freud, Psychologie des masses et analyse du moi (1921), PUF, 1991, p. 80.

[4] S. Freud, Psychologie des masses et analyse du moi (1921), PUF, 1991, p. 81

[5] S. Freud, Ibid, .p.81

[6] In Minutes de la Société psychanalytique de  Vienne, 11 décembre 1912, Gallimard, 1984, p. 162.

[7] E. Benveniste, Vocabulaire des institutions indo-européennes, 1969.

[8] Cf. M. Leiris, Miroir de la tauromachie, 1918, Fata Morgana.

[9] Cf. G. Bataille, L’Érotisme, 1957.

[10] S. Freud, Psychologie des masses et analyse du moi, 1921.

[11] S. Freud, « Deux principes du cours de la vie psychique », 1911.

[12] Cf. J. Kristeva, Les nouvelles maladies, de l’âme, 1993.

[13] Cf. J. Kristeva, « La voie lactée de Jakcson Pollock », in Pulsions du temps, 2013, p. 55.

 



 

 

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JK