Le symptôme français
Pris de court et déstabilisé par la
décision précipitée d’une Loi sur le mariage pour tous, le corps social réagit:
ses voix s’élèvent dans les tribunes ou dans la rue, espoirs et désespoirs,
rires et fureurs. S’agirait-il d’une exception française, tandis que d’autres
nations – sages ou résignées - évoluent et s’adaptent ? Les passions
françaises, si ardentes comme elles l’ont démontré au cours de leur histoire,
se trouvent ici touchées à vif. Une mutation sans précédent se dessine en
effet, imposée à la filiation par l’essor des sciences et des techniques (plus
largement accessible dans les démocraties d’Europe et des États-Unis) et par la
sécularisation (nulle part aussi radicale qu’en France). La maîtrise de la
fertilité féminine conduit nécessairement à une séparation définitive entre
sexualité et procréation, et avec elle, au contrôle des naissances, à la PMA,
la GPA, à la congélation des embryons et des ovules, et ce n’est pas fini. « Ni
Dieu ni Maître » ouvrant à une vie où rien n’est interdit, il est dès lors
impossible de freiner ou d’empêcher les révolutions qui se jouent dans des
laboratoires sans frontières. Tout le monde le sait. La question n’est plus là.
Aussi, tandis que la jurisprudence gère la « situation », le symptôme français
– démesuré, enthousiaste ou angoissé - s’interroge - où en sommes-nous
avec l’humain? A la face du monde surpris, indifférent, qui n’en
demande pas tant... pour l’instant.
Bien sûr, LA famille n’est plus la
même: décomposée, recomposée, monoparentale, maintenant gay. Pourtant,
c’est à partir de l’hétéro-parentalité, conçue sur le modèle des
liens biologiques, que nous essayons de penser et d’accompagner les mouvements
et changements de LA parentalité: en parentalitéS. Que savons-nous d’elle? Ou
plus exactement, sait-on ce qui se joue, lorsque l’on se dit parents,
lorsqu’on entend l’être et qu’on le devient? Quel désir, quelle mémoire, quelle
histoire nous habitent, nous échappent et se transmettent dans cette expérience
qui semble aller de soi?
En imputant les mutations de la
procréation et des familles aux seuls «progrès» scientifiques et sociaux, nous
nous condamnons à une acceptation revendiquée ou résignée (« c’est comme ça, le monde change
») et à la compassion (« tout le monde a droit à l’amour »), quand ce n’est pas
à la « simple » application du principe d’égalité (élargi du droit aux institutions,
au nom des « Droits de l’homme », croit-on). Pourquoi ne pas remonter le temps
de l’espèce humaine, comme nous y invitent l’ethnologie, l’anthropologie et la
psychanalyse? Par delà le symptôme, ces disciplines proposent
d’ausculter l’avènement et de relire l’histoire de la parentalité (expériences
du père et de la mère dans l’homme et la femme), une histoire faite d’affects
et de valeurs oscillant en permanence entre instabilité et émergence.
Cette mémoire est sédimentée dans les us et coutumes actuels, de sorte que
chacun des deux camps opposés (les « anciens » et les « modernes ») brandit et
revendique – au choix - certaines composantes capitales et
incontournables de ce principe de parentalité qui caractérisent les
humains depuis la préhistoire. Appelons-le « principe émergent de la
parentalité », car il est ouvert à l’environnement mais ne peut s’abstraire
de l’état antérieur de la société - le passé est inscrit en lui et l’émergence
dépend de l’antériorité pour s’accomplir en s’écartant d’elle. Après le
législateur, les États généraux des biologistes, gynécologues, sociologues,
psychanalystes et autres spécialistes de la famille, auront la tâche délicate
de repérer les différentes
facettes de cette parentalité continûment émergente, et de les harmoniser, afin de passer de « l’égalité pour tous » à ce multivers de singularités
que sont désormais LES familles - et qui réside aussi en chacun de nous.
Sans isoler le paternel du maternel, il convient
d’entendre le paternel lui-même, dès le début, dans l’entre-deux de la parentalité : la tiercéité
s’applique au paternel dès lors qu’il y a un père et une mère.
J’évoquerai
succinctement deux pistes d’introduction aux logiques et abîmes de la
parentalité, comme indissociable de l’hominisation:
- 1. Le passage de la horde primitive à la famille
suppose l’installation de l’homoérotisme au cœur du lien social et donc du paternel aussi, comme le confirment les
mutations sociales en cours ;
- 2. Le paternel ne
fait pas abstraction de l’organisation génitale de la libido (comme
pourraient le laisser entendre certaines théorisations nominalistes du
paternel). L’hétérosexualité (au sens
d’une psychisation de la génitalité et de
la différence sexuelle, comprenant la bisexualité psychique, et au sens de
leur inscription dans le pacte social) est une acquisition tardive, fragile et
elle demeure aujourd’hui encore la problématique par excellence, et ce pour
chacun d’entre nous : dans la parentalité bien sûr, et plus largement dans
le lien social lui-même.
Une fable théorique
En explorant les structures
élémentaires de la parenté, Claude Lévi-Strauss découvre, à travers multiples
variantes, une logique fondamentale des sociétés matrilinéaires et
patrilinéaires: les hommes échangent des femmes. De son côté, Sigmund Freud,
bien connu et attaqué pour ses concepts (l’inconscient, l’Œdipe, etc.), pense
par fictions théoriques et exagère (« la psychanalyse ne dit vrai que
quand elle exagère », Adorno) pour mieux toucher ses lecteurs : il dit
l’inavouable démesure de ce que lui révèlent les rêves, les mythes, et la
littérature. Ainsi, en sondant mariage et famille, écrit-il le
roman de la horde primitive. À mon tour, j’insère cette fable freudienne dans
ma fiction théorique, pour essayer de toucher à ce qui me semble participer du
non-dit du mariage en général, et du mariage pour tous en particulier.
C’est parce que les frères frustrés tuent le père de la horde primitive
(ce père, qui possède toutes les femmes - et tous les hommes ?) et
pactisent, qu’un moment capital se joue dans l’hominisation qui soudain
diffère et déplace la désirance du mâle
géniteur (du meneur de la « horde », laquelle n’est pas encore
une « famille ») en attraction/séduction adressée à… l’autre
soi-même, mon frère, mon semblable. L’homoérotisme est né qui, en érotisant le semblable (la
mêmeté), parvient à triompher sur le désir du père et pour le père et
freine ainsi l’avidité sexuelle des mâles, en donnant un sens psychique à la
pulsion (S.Ferenczi). Grâce à
l’appropriation identifiante des qualités prêtées à l’objet du même sexe,
l’homoérotisme pousse l’investissement libidinal vers la découverte de l’objet.
Car, différent du « double narcissique », l’homoérotisme idéalise les
projections sur l’autre soi-même et participe ainsi à la découverte de l’autre
par le moi. Les religions, notamment
monothéistes, retiennent et célèbrent cet homo-érotisme : Abraham ne consume
pas Isaac après avoir été « tenté », Jésus rejoint son Père, et les
fidèles consomment le père dans l’Eucharistie…
Ainsi constitué en « lui-même »,
frère parmi les frères, le garçon turbulent peut chercher un « objet »
hétéro-érotique, une femme, et ceci de plus en plus en dehors de son clan. Car,
ayant intériorisé psychiquement les interdits du père mort, le frère homoérotique
s’impose la première des lois, l’interdit de l’inceste, qui le détourne
des femmes de son propre clan et l’oriente vers les étrangères – moins
sujettes aux désirs infantiles que les femelles du même sang. Cette paternité
échangiste des frères, qui mêle l’attraction biologique que l’homme éprouve
envers les femelles des autres et la jouissance de l’instant, évolue progressivement
en un courant plus tendre: le refus de la satisfaction immédiate atténue les
passions, et l’on voit alors émerger une culture avec ses descendances,
lignages exogames, techniques et connaissances à transmettre. Mais c’est
toujours les tendances homo-érotiques et leurs mises en acte homosexuelles qui
constituent « la contribution de l’érotisme à l’amitié, la camaraderie, à
l’esprit de corps, à l’amour de l’humain en général » (Freud).
Ciment des foules culturelles lorsqu’elles se détachent de l’espèce, l’homoérotisme survit dans les «
grandes masses artificielles que sont les Églises et l’Armée (…), la cohésion
des masses (…) n’est pas différenciée selon les sexes et fait complètement
abstraction de l’organisation génitale de la libido».
Entendons: dans sa fonction de noyau social et de relais des impératifs
sociaux, la famille n’a d’autre choix que de dénier la génitalité (l’Église condamnait la « concupiscence »), tout en la pratiquant pour
s’assurer des descendants; elle se destine à abriter un temps le sommeil de
l’homoérotisme, pour qu’il s’éveille dans l’espace social des frères. Quant à
la génitrice - objet d’échange, outil de procréation et moyen de satisfaction
-, elle semble à mi-chemin entre, d’une part, l’homoérotisme (masculin et féminin) et, de l’autre, l’hétérogénéité. Celle-ci ne réside pas
seulement dans la découverte d’un « objet » distinct du « sujet », ou d’un «
autre » comme tous les autres qui ne sont pas Moi. L’hétérogenéité que je
pointe ici constitue - difficilement, secrètement indiciblement - ce que les
modernes appellent une « différence sexuelle».
De
l’homoérotisme à la différence sexuelle
Il a fallu des millénaires pour que la famille comme alliance entre deux
personnes de sexes différents puisse
être pensée et revendiquée par les hommes et par les femmes. Cela passe par
l’introduction de l’amour dans
l’espace familial : après l’« amour platonicien » du Vrai et du
Beau qui sublime l’homosexualité grecque, le Cantique des cantiques des Hébreux promeut la parole de l’amoureuse
Sulamite qui se languit de son berger-roi, avant que la littérature courtoise
(greffée d’influences taoïstes transmises, paraît-il, par les Arabes musulmans)
n’ouvre la voie à la grande littérature de l’Occident chrétien amoureux,
libertin, moderne et postmoderne. Cela s’affirme aussi dans le long processus
de libération des femmes, d’abord fondée sur un refus de la famille et de la
maternité, avant qu’il ne reconnaisse à cette dernière un érotisme spécifique
dans la reliance de l’amante devenue
mère avec ce premier autre, l’enfant, au carrefour de la biologie et du sens.
Le couple hétérosexuel, marié,
continue de fasciner les imaginaires. Non seulement le mariage comme
institution le normalise, mais que dire de ces « opéras de savon » américains,
qui nous imposent ce modèle jusqu’à la nausée. Est-il énigmatique, scandaleux,
et par-là même désirable, rappelant à chacun l’accouplement de papa/maman,
l’impensable « origyne » de l’origine? Ou bien est-ce l’amour de l’homme et de
la femme qui fascine les imaginaires ? Cette intimité entre deux
incommensurable qui « rompt la liaison de
masse propre à la race et à la communauté », « à la partition en nation et
à l’organisation en classe de la société, et accomplit des opérations
culturellement importantes »?
« Il semble assuré que l’amour homosexuel / entendons: homoérotisme / se
concilie beaucoup mieux avec les liaisons de masse, même là où il survient
comme tendance sexuelle non-inhibée; fait remarquable, dont l’élucidation ne
manquerait pas de mener loin ».
Ou encore : « L’origine homosexuelle de ce qui constitue la plus
grande partie de la civilisation est assez évidente, puisque nos sentiments
sociaux sont aussi de nature homosexuelle (c’est la femme qui rend l’homme
asocial) ».
La linguistique semble corroborer la fable théorique
freudienne. Dans le monde indo-européen, et conformément aux « structures
élémentaires de la parenté » selon Claude Lévi-Strauss, le terme « mariage
» correspond à l’alliance entre hommes.
L’homme conquérant et échangiste fait alliance avec l’autre homme en prenant sa
femme (sœur ou fille) : maritare (en latin) veut dire « apparier », «
conjoindre »; mais marya (en iranien) retrouve le sens d’un jeune homme
désireux, garçon farouche et guerrier destructeur. La condition de la mère, qui
se dit matrimonium et signifie que la femme « emportée » ou « prise »
par l’homme est destinée à la procréation (c’est-à-dire à être la mère du fils
de l’homme), n’apparaît que tardivement dans le droit romain; et finit par se
confondre avec maritare, sans avoir rien de commun avec ce terme. Le
sens du mariage se modifie dès lors : non plus réduit à son seul rôle d’alliance sociale entre hommes, il
devient l’instrument de la procréation, dont le maître reste
l’homme-père, tandis que la mère n’en est que l’ouvrière, ou plutôt la servante
voire l’esclave.
En revanche, l’idéogramme chinois 姓 xing, qui
signifie le « nom de famille », est composé du pictogramme 女 nü – femme, à gauche du
complexe phonique 生 sheng - croître, naître, vie. Contrairement au nom du père en Occident, le nom de famille chinois est celui de la femme-mère, littéralement :
né de la femme. Le nom de famille chinois était donc, à l’origine, le nom du
clan à l’époque matrilinéaire, un nom féminin – vestige de la famille
matrilinéaire. Ainsi, les huit grands noms de la haute Antiquité chinoise
patriarcale confucéenne comportaient tous le pictogramme 女 nü, femme (ce qui n’empêche pas
l’homme confucéen de bander les pieds des femmes, indéfectible supplice).
Les sociétés matrilinéaires semblent
donc plus respectueuses de cette fonction matrimoniale procréatrice. Cependant,
même les déesses-mères sont aujourd’hui interprétées comme des prothèses
dévouées au service du pouvoir phallique, comme une émanation et un support de
la souveraineté des frères. Il faudra qu’advienne Sarah la stérile, tardivement
fécondée par le Créateur, et que l’intelligence sensorielle de la Vierge («
table intellectuelle » lorsque le théologien « philosophe avec Marie ») lui
offre un enfant par « procréation spirituellement assistée » (Sollers), pour
que le rôle de la mère - toujours « trou » (nekeva, en hébreu) de
l’ordre paternel – soit reconnu( mais sous la protection du déni du
sexuel) et célébré par le lien social dans son insaisissable spécificité
charnelle et culturelle. Centre vide, « seule de son sexe », noyau autour
duquel gravite la roue de la Trinité et de la famille, Marie la Mère est
l’autre nom de l’Église qui deviendra le Corpus mysticum des
catholiques. Tandis que le fruit de ses entrailles, l’enfant Jésus, incarnation
du divin dans l’humain, offre aux fidèles le but de l’existence depuis deux
mille ans. Naissance de l’humanisme chrétien, long chemin menant…aux droits de
l’enfant.
Le féminisme a révolutionné ce
cadrage subtil de la mère, reconnue et glorifiée, quitte à dénier la
génitalité de l’amante, et jusqu’à parfois dénoncer dans la maternité un
asservissement masochiste au phallus. Mais le désir d’enfant ne se tarit pas
pour autant, et le féminisme dit différentialiste introduit dans les
démocraties avancées les aspirations à la parité des mères courages,
elles-mêmes qui n’ignorent pas l’érotisme des amantes.
Le mariage pour tous et les
procréations assistées, qui suivront bon gré mal gré, vont-ils abolir la
mémoire de la parentalité et avec elle, celle de l’humanité « traditionnelle »?
Les exigences des couples homosexuels et les recours aux artifices procréatifs
déculpabilisent l’homoérotisme refoulé, mettent en acte le souhait
d’auto-engendrement impliquant parricide et matricide, et dévoilent la fragilité du lien hétérosexuel. Ce retour
du refoulé met à jour une véritable archéologie de la parentalité, et nous
invite à prendre conscience de sa complexité. Regardons autour de nous.
Les démocraties avancées parviennent
à légaliser l’homoérotisme des frères socialisés et à ennoblir la
dépersonnalisation des corps et des esprits. Tout en accompagnant ce mouvement,
la psychanalyse (au moins celle qui reste attentive à la portée révolutionnaire
de la découverte freudienne) redouble de vigilance lorsque l’appartenance à la
masse et la pulsion grégaire pointe sous
l’égalité pour tous ». Généreuse et idéale au départ, cette idéologie ne
court-elle pas le risque de la banalisation et de l’automatisation de l’espèce
humaine, versions modernes du totalitarisme ?
J’émets
l’hypothèse que la majorité des hommes et des femmes qui adhérent au mariage
gay selon les sondages, ne le font pas simplement au nom d’un juridisme
égalitaire. Ils y adhèrent parce que l’homoérotisme – ainsi légalisé et
défait de toute perversion –, leur apparaît comme inhérent au lien
social, à sa valeur « égalité » et à l’universalisme lui-même. Comme si,
pourtant combattue voire discréditée, l’analyse freudienne du lien social homoérotique
gagnait en profondeur et s’installait dans les consciences. L’homoérotisme ne
me scandalise pas, il est le mien : semble dire le citoyen sondé. Ce qui
n’empêche pas que l’homophobie des skinheads et autres extrémistes de tout poil
mobilise ceux qui n’acceptent leur propre homoérotisme, et déclenchent des
passages à l’acte mortifères qu’il importe d’analyser et dénoncer sans
complaisance.
Dans ce contexte, est-ce
à dire que le « mariage gay/pour tous » signe l’échec du mariage hétérosexuel?
Il en révèle en tout cas l’extraordinaire fragilité, et par là même son
caractère séduisant, en même temps que le rôle central et incontournable de
la norme qu’il continue d’incarner, à travers le fantasme originaire de la scène primitive qui persiste
dans les inconscients, malgré le découplage entre procréation et sexualité.
Crise du couple hétérosexuel? Ou « scène primitive »
a-sociale ?
Revenons à cette
génitalité qui « rompt la liaison de masse » (Freud). Et écoutons les désirs qui se sont
exprimés pour défendre le mariage pour tous.
On cherche en vain où sont passées
les « valeurs ». Et si le couple
hétérosexuel et sa famille en étaient le point de mire, précisément, en
lieu et place de la « valeur » (qui se profile comme souci de parier
à la solitude, se prolonger et transmettre). La morale conventionnelle a beau
les banaliser, nos programmes télé globalisés les représenter jusqu’à la
caricature, nos fantasmes convergent vers eux: éprouvettes, congélations
d’ovocytes, dons de spermes, jusqu’à ces ventres féminins, que l’on achète le
temps d’une grossesse. Les « tradis » comme les « modernes » savent bien que «
ce n’est pas ça », ce n’est jamais ça: rien n’y fait, c’est bien à papa et
maman que l’on joue en légitimant le mariage pour tous. Et c’est bien
l’héritage archaïque de la parentalité qui s’invite dans les inconscients, à
l’ombre des débats au Parlement. Avec les deux apothéoses de ce théâtre de
l’imaginaire pour tous que sont la « scène primitive » de la génitalité, et l’«enfant-roi»,
antidépresseur souverain.
Bien qu’évoquées par les
opposants à la loi, il manquait au symptôme français une analyse, une défense
et une illustration de l’hétérosexualité. Cette dernière ne réside pas dans la
seule différence anatomique entre le mâle et la femelle. L’hétérosexualité ne
peut pas non plus être invoquée comme le plus sûr et le seul moyen de
transmettre la vie ou de garantir la mémoire des générations. Elle révèle l’extrême
intensité de l’érotisme et recèle de ce fait une insoutenable fragilité.
Il fallait le génie de Freud pour formuler ce que tous
savaient intimement : la procréation qui hante les humains n’est pas un
acte naturel et encore moins un acte souverain. Par cet acte même (à ne pas oublier quand on déduit le paternel de l’autre acte, celui du « meurtre du
père »), la différence sexuelle s’affirme dans une cascade de fantasmes -
foyers de la psychisation. Lesquels?
‒ Une fragilité habite la furie de la scène primitive, fantasme
originel et universel s’il en est : fusion et confusion de l’homme et de la
femme, perte exubérante d’énergies et d’identités, affinité de la vie avec la
mort, l’hétérosexualité n’est pas seulement une discontinuité (« je suis autre,
seul/e face à l’autre »), normalisée par la continuité (fusion pour « donner »
la vie). L’hétérosexualité est une transgression des identités et des codes,
qui ne procède pas de l’effroi, mais de l’angoisse et du désir à mort, portés
par la promesse de vie à travers la mort. Assomption phallique, violence et
exil de soi, le duo hétérosexuel est comme la tauromachie: un des beaux-arts
(Michel Leiris en fit la métaphore du sien, l’écriture).
Mais au sommet de la dépense, le plaisir récompense la castration, l’angoisse
de mort s’élève en jouissance et l’annule: en prenant forme dans la conception
probable d’un être nouveau, étranger et éphémère. Tel est le sens de la scène
primitive. Et de tous les érotismes qui s’ombiliquent à elle.
‒ Quelles que
soient les variantes de la « norme hétérosexuelle » dans la
psychosexualité de chacun, et quels qu’en soient les acceptations ou les rejets
vis-à-vis des couples diversement composés, le mirage de la « scène
primitive » comme fantasme originel, qui structure les inconscients, relie
immanquablement la diversité des érotismes, qu’ils soient profanes ou sacrés,
« au zénith de la procréation », comme l’explicite Georges Bataille. Le « principe
processuel » du paternel et/ou de la parentalité elle-même n’est
donc ni une abstraction, ni un bricolage de « substituts » ou de « fonctions »,
mais s’incarne au contraire dans la dyade hétérosexuelle des deux parents.
‒ Parce qu’ « il n’y a
pas de rapport sexuel » (Lacan) – par peur du féminin hante la
désirance du père ? -, le couple sexuel se perpétue à l’aide du tiers: « amours contingents » (Sartre et
Beauvoir); sublimations (œuvre, vocation, engagement, métier, partie, sport,
hobby, communauté, église...); et au sommet, le Créateur, 3e personne, « Il » majuscule et impersonnel, éternel et hors-dialogue, qui
résume, soutient et perpétue la tiercéité parentale et sa signifiance : deux fois deux homosexuels en miroirs attendent
l’Au-delà en l’espèce de Godot chez Beckett. En revanche, le couple
hétérosexuel (croyant ou non) espère un tiers qu’il aura engendré, et, faute
d’éternité, se pense dans l’horizontalité du temps qui passe. Car l’enfant
renoue la chaîne des générations : il est le signe (dans l’existence) et le réel de la transcendance symbolique, devenue transmission transgénérationnelle. La
parentalité n’est pas seulement une fabrique de citoyens plus ou moins
surmoïques. Dans l’insoutenable fantasme de la scène primitive, la parentalité
constitue la subjectivation comme pivot, éclipse (dans la jouissance) et
relance (dans l’enfantement) du Temps.
‒ Pourtant, quand les valeurs vacillent, que le lien social croule sous
l’endettement, et que la politique s’avoue et se montre incapable de penser le
Temps, la collectivité triomphante est prête à renoncer au retour rétrospectif,
et à l’analyse lucide de ses propres ressorts. La procréation médicale et la
mère porteuse remplacent dès lors la scène primitive, l’enfant roi devenant un
antidépresseur souverain que l’on doit « avoir » pour accéder au bonheur (happiness) pour tous.
‒ Fragilité du couple hétérosexuel, enfin, car l’émancipation des femmes et
leur performances sociales accentuent la bisexualité psychique des mères et des
amantes, et perturbent les hommes qui ressentent avec elles un « danger
d’homosexualité » (Colette) - à moins que ce ne soit un espoir.
Autrement plus complexe que la fable du « meurtre
du père », la scène primitive implique deux
sexes parlants dont les pulsions – devenues, à force de
« refusement » et de « psychisation », des désirs à mort
– sont toujours inscrites
dans la tiercéité de la signifiance : celle du temps et/ou de la procréation. Les
parents ne sont pas vraiment un PRINCIPIUM, mais plutôt un INITIUM, un
commencement/auto-commencement renouvelable en tant qu’acte de liberté (de Platon et Aristote à Saint Augustin, Nietzsche
et Heidegger, la philosophie distingue Principium
et Initium). Le
« paternel » participe de cette organisation génitale de la libido,
en tant que COMMENCEMENT et AUTO-COMMENCEMENT des parents et grands-parents. Le
paternel en est le témoin (dans l’inconscient
de l’enfant) et le porteur (dans
l’érotisme de l’homme) – avec et autrement que le maternel.
A l’encontre de
l’institution familiale (tributaire de l’homoérotisme), la génitalité
théâtralisée par la scène primitive est la face asociale de la famille.
Transgression des interdits, trouble sublime de l’obscénité, révélateur de « l’antagonisme entre amour sexué et liaison
de masse », l’accouplement de l’homme et de la femme rompt la communauté,
« la race, la partition en nations et l’organisation en classes de la société,
et accomplit des opérations culturellement importantes ».
Qu’est-ce qu’un père? Qu’est-ce
qu’une mère?
Revenons enfin au « paternel » : au
paternel seul, si on peut le formuler
ainsi. A la lumière de l’homoérotisme et au zénith de l’hétérosexualité
impérieuse et insoutenable, ce n’est pas la paternité qui se délite. C’est
la parentalité, avec hétérosexualité en nous, qui est « la part
problématique » (pour paraphraser encore Georges Bataille) : l’hétérosexualité est le problème des
problèmes, le fondement de la tiercéité,
et en ce sens le problème personnel et universel par excellence.
Quand l’égalité efface la différence homme/femme, et
que le manque n’existe plus, l’impossible et la mort disparaissent eux aussi:
la fécondité en laboratoire, la location d’utérus et les travaux que mènent
gynécologues et endocrinologues tentent de les résorber. Notre capacité à
donner du sens aux prouesses de la science, de la technique et de la liberté
sans code, est mise en danger sous la pression d’un accomplissement pulsionnel
sans limites, de l’assouvissement immédiat et de la satisfaction absolue.
Alors, entre l’impensable génitalité d’une
part, et la transmission des codes sociaux (morale, éducation, formation
professionnelle de la descendance) de l’autre, seul le droit de l’enfant – affinement récent des droits de l’homme et de la femme – semble
avoir la vocation de cadrer les tensions et de finaliser le principe de
parentalité. Mais le droit de l’enfant résulte de l’expérience et de la philosophie
des parents, à condition que ces derniers se soucient de l’infantile qu’ils
portent en eux. Circulaire et impossible mission parentale?
Notre société sécularisée est la seule civilisation
qui vote un mariage pour tous mais n’a pas de discours sur la parentalité.
Lorsque le Comité Consultatif d’éthique aura distingué ce que nous devons à la
médecine et ce qui pourrait être rendu à la société, il nous faudra répondre à
une question non-formulée, impensée et ignorée par le législateur: qu’est-ce qu’un
père? Qu’est-ce qu’une mère?
Le père? « Fiction légale » (James Joyce), « pivot,
centre fictif et concret du maintien de l’ordre généalogique » (Lacan)? Père de
la Loi ou père aimant? Pure fonction que peut endosser le compagnon de passage
de ma mère, l’éducateur, l’instituteur, le prof… l’État, en fin de compte? Je
ne le crois pas. En élucidant les multiples facettes qui composent l’émergence
d’une paternité dans un temps qui nous précède, n’avons-nous pas oublié le
corps mâle, auto-, homo- et
hétéro-érotique, qui me reconnaît et que je reconnais, et qu’à force de
parricide, je rejoins, devenant comme lui et autrement que lui ?
Le
paternel n'est pas principiel (fondateur) car le symbolique et le génétique lui préexistent. Comme le
maternel, il en est le recommencement, l'initial.
À condition de préciser que cet INITIAL est PARENTAL : toujours déjà
double. C'est par la scansion de son désir – par delà
l’homoérotisme - que le père participe à la tiercéité asociale (hétéro-érotique) de la scène primitive ET à la tiercéite sociale (homoérotique) du surmoi familial.
En revanche, c'est par la reliance que la mère y imprime sa marque. La
bisexualité psychique aidant, la parentalité se joue à quatre : scansion
et reliance du père - scansion et reliance de la mère. Pour que la conjonction des deux parentalités sous-tende cette « révolution
psychique de la matière », où la pulsion du néotène
parvient à faire sens dans la tiercéité du langage et de la pensée.
Le maternel?
État d’urgence de la matière, ni sujet ni objet, l’enceinte est une Chose.
Désir d’enfant et refoulement originaire, délices et épreuves de la passion
maternelle. Accouchement, arrachement, appropriation et rejet de soi, de cet
autre en soi. Nausée, congélation, infanticide. Interminable, infinie rencontre
avec ce premier autre, le tiers: création maternelle-paternelle, hétérogène.
Transmission des mots comme mots d’esprit, de l’art de la pensée,
‘dépassionnement’ et ‘reliance’, que l’autre soit soi-même, matricide et
liberté…
Ni modernes ni tradis
Je ne vous
propose pas de remplacer le paradigme du « meurtre du père » ni
celui, christocentrique, du « père mort », qui ne nous laisserait
qu’un Nom voire un Principe. Je suggère de le repenser à travers le paradigme
de la « scène primitive », et ainsi d’envisager les impacts de la
parentalité dans la construction des psycho-sexualités contemporaines.
Dès
lors, et à partir de la bisexualité psychique, infinies sont les
métamorphoses de l’« initial » parental.
L’analyste
freudien, qu’il soit un homme ou une femme, travaille avec une nouvelle version
du paternel : ni animal totémique, ni Laïos-Oedipe, ni Abraham-Isaac, ni Jésus
et son Père. Dans l’amour-haine du transfert, le père est non seulement aimé et
haï, mis à mort et ressuscité, mais littéralement atomisé sur nos divans et néanmoins incorporé par l’analysant. Comme dans la scène primitive ?
Pourquoi pas, si l’on songe à l’explosion des identités et des normes, où
l’accouplement de l’homme et de la femme rompt la communauté et rejoint le
zénith de la re-naissance et de la procréation.
C’est cette dissolution-recomposition permanente, cette affinité de la
vie avec la mort dont l’analyste se veut le garant, qui rend possible le
traitement des toxicomanies, somatisations, criminalités et autres borderlines.
Le sujet de ces « nouvelles maladies de l’âme » s’affiche dès lors dans
son identité paradoxale, qui n’est pas sans évoquer le mouvement brownien de
ces « drippings » de Pollock, intitulés One.
Où donc est passé l’Un, si le
commencement/auto-commencement est une dissémination? Suis-je encore Un,
lorsque j’analyse ou lorsque je suis analysant ? Assurément oui, mon identité
existe (« Il y a de l’Un ») mais demeure indécidable, privée d’un
centre immobile, et dégagée d’une répétition mortifère. Un peu comme une
musique sérielle, ou comme une danse improvisée qu’un ordre sous-jacent
soutient cependant, dans l’Ouvert. Ni « père mort » ni
« Führer », l’autorité ne disparaît pas pour autant dans la cure
analytique. Elle ne disparaît pas plus dans une société recomposée et en
mutation. Elle se dissémine dans l’ajustement
permanent des deux parents sur cette autre scène de la fécondité, dans son
recommencement qui se traduit dans l’action d’élever-éduquer-transmettre (à)
leur progéniture.
En résumé : si
nous continuons à nous revendiquer analystes freudiens, la reconnaissance de la différence sexuelle doit être la
pierre de touche de notre expérience ; le « principe » paternel
s’inscrit dans l’initial de la scène
primitive « au zénith de la procréation » ; la tiercéité structurante étaye l’unité du
sujet parlant avec sa capacité de langage et de pensée ; l’Un se dissémine
et se refait continûment dans le « multivers » postmoderne
(l’insémination artificielle est/reste aussi une de ces
« disséminations » de l’Un).
Le mariage pour tous ne sera pas le vœu pieux d’une
République coupée en deux, divisée entre les « modernes » et les « tradis »:
les gays - les recomposés - les PMA, GPA, etc. d’un côté; et les nostalgiques
de la norme, de l’autre. Un véritable manteau d’Arlequin se dessine plutôt, les
improvisations des uns empruntant aux modèles des autres, et vice versa,
interférant, innovant, désastreux et festifs, dans lesquels apparaissent des
parentalités singulièrement spécifiques. Il importe d’accompagner chaque projet
de famille, adoption, filiation, d’une attention personnalisée, au cas par cas.
Comme toujours ? Plus que jamais.
Entre la
famille biblique et la famille chinoise dont les pérennités se disputent le
destin du millénaire à venir, il n’y a pas d’autre choix pour l’Europe et
l’Amérique. Sans céder à la tentation d’une politique de la psychanalyse (qui
serait une négation de sa déontologie), la psychanalyse est peut-être la seule
à pouvoir répondre à cette urgence : non pas la disparition, mais la
dissémination de l’Un dans des singularités incommensurables, dont les
psychanalystes sont plus que les témoins, les rappels et en ce sens les
conditions de son émergence. Si nous en sommes persuadés, nous arriverons à nous faire
comprendre.
Julia Kristeva
11.5.2013
73e Congrès des psychanalystes de langue française, "Le paternel" du 9 au 12 mai 2013