Métaphores ? Non, métamorphoses ! L'imaginaire comme droit au mensonge.
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Nous
lisons Les Vrilles de la vigne comme
une parabole, une évocation chiffrée et elliptique de la mutation stylistique
en cours, le rossignol et la vigne étant les deux métaphores polymorphes et
croisées de l’écrivain lui-même, de ses désirs et de leur dépassement
sublimatoire. Pourtant, la justesse et la concision onirique de l’écriture de
Colette en font plus que de simples images rhétoriques : elles sont la réalisation même du changement en cours.
Mieux que des métaphores, ce sont des métamorphoses : les trilles imaginés du
rossignol sont ceux de Colette elle-même. Ces métamorphoses révèlent des
postures imaginaires, provisoires — et en ce sens forcément des
impostures —, mais elles forment aussi sa seule réalité aujourd’hui en
cours de changement : corps-âme-et-musique sont confondus dans l’écriture d’une
réalité si réelle qu’elle ne peut être ni vécue ni simplement lue comme une littérature. Grâce à l’intensité serrée
de ses mouvements physiques et psychiques inséparables de leur formulation, le
« moi » ne se compare pas
au rossignol ni ne se prend pour lui : « moi » est le rossignol, « moi » est la nuit sonore.
Comment
ne pas se souvenir, dans cette mutation si particulière que Colette est en
train de vivre et d’écrire, de Baudelaire, l’« assassin » (haschischin) des Paradis artificiels : « Votre œil se fixe sur un arbre
[...] ce qui ne serait dans le cerveau d’un poète qu’une comparaison fort
naturelle deviendra dans le vôtre une réalité. Vous prêtez d’abord à l’arbre
vos passions, votre désir ou votre mélancolie ; ses gémissements et ses
oscillations deviennent les vôtres, et bientôt vous êtes l’arbre [...] cause et
effet, sujet et objet, magnétiseur et somnambule. »
Le
sujet et l’objet, le rossignol et la vigne, l’écriture et le pré-texte s’identifient l’un à l’autre dans une osmose
insécable. Mais, à la différence de Baudelaire, il ne s’agit pas chez Colette
d’une ivresse. Et, à l’inverse, comme d’aucuns l’ont dit, il ne s’agit pas non
plus d’une domestication du monde
— le mot banalise — mais bien d’une innocence, d’un refus de nuire. La sublimation serait donc la
protection maximale, idéale, contre la violence agressive, son innocentement suprême ?Cette appropriation de l’autre, de l’extérieur, de l’étranger, supplée aux douleurs
d’aimer et suspend la cruauté vengeresse dans l’apaisement ; seules la
concision et la fulgurance trahissent la cicatrice des blessures éprouvées.
On
ne le répétera jamais assez : ses allégories, comme ses métaphores, sont des
métamorphoses parce qu’elles saisissent l’objet nommé (le rossignol, la vigne)
dans son impact sensible sur le sujet, et communiquent cette sensibilité aiguë,
singulière, révélatrice au lecteur lui-même, qui bascule des mots aux choses.
La logique la plus fréquente qui sous-tend la mise en mots de ces métamorphoses
est celle de l’analogie et du contraste. La métaphore colettienne procède par une foudroyante saisie d’un
« rapport indicible » qui trace des cercles et des spirales entre
deux choses, deux sensations et deux mots. Curieusement, les
« vrilles » de ce « rapport indicible » piquent comme des
fléchettes le cœur de l’« objet », tel qu’il passionne le
« sujet » : « Je tâte timidement, j’invente un rapport indicible entre la goutte laiteuse des muguets, le pleur de pluie
tiède, la bulle cristalline qui monte du crapaud... »
L’invention réside dans le rapport d’analogie et d’opposition qui surveille le
désir, nullement dans le rêve qui relâche les contraintes logiques :
Colette ne rêve pas, ne perd jamais pied, elle ment ou modifie, le réel est
toujours là.
Poète
? Elle l’est, mais aux antipodes de Mallarmé le nominaliste. Alors que le
maître d’Un coup de dés célèbre
« l’absente de tout bouquet », Colette croque la vigne toxique et se
coule dans la gorge du rossignol. Ses vrilles évoquent davantage les
« anneaux » des métaphores proustiennes.
A cette différence près que les « anneaux » métaphoriques de Proust
s’enchaînent à l’infini, tandis que les vrilles « crochues » de
Colette n’oublient pas qu’elles s’originent dans la
saveur de la vigne. Et, bien que, d’un claquement de langue, l’écrivain s’en
évade, pour ne garder que l’ivresse des seuls « trilles tremblés et
cristallins [qui] chantent pour chanter », cet accrochage aux mots a
pour seul but de revenir, par le plaisir du rythme sonore, à la sève de la
plante, au cri vigoureux de l’oiseau...
La
métaphore chez Colette se différencie également de l’usage surréaliste de ce
trope. L’Aragon du Paysan de Paris,
se voulait « kleptomane de la volupté » dont la métaphore réalisait
« le vagabondage de l’incertitude » : « L’Erreur aux doigts
de radium, ma maîtresse chantante, mon ombre pathétique ». Le jeu onirique
des métaphores surréalistes défiait les contraintes de la langue et des
identités : « Ni le visage, ni les soupirs ne retrouvent le miroir ou
l’écho cherché » ; et le mot avait pour vocation de corrompre par un
flot subjectif la terre même du sens : « J’appelle style l’accent que
prend à l’occasion d’un homme donné le flot par lui répercuté de l’océan
symbolique qui mine universellement la terre par métaphore. »
Rien de tel chez Colette : la surprise qu’elle impose est celle de
l’opposition, qui s’ajoute à l’analogie et, par le choc du paradoxe,
« fait mouche ». Elle ne se soucie pas d’ouvrir l’océan des
associations infinies, mais capte et fixe l’instant de plaisir.
Des
termes antithétiques, disjoints, se réunissent en oxymores, et les métaphores colettiennes s’appuient fréquemment sur la contrariété qui
serait, selon Roland Barthes, la « jouissance proprement structurelle
— ou tragique ».
C’est en effet par l’intermédiaire de l’opposition structurale que la métaphore
chez Colette s’incarne en métamorphoses. Ainsi de la rose, qui, comme le style de l’écrivain, n’est qu’un
« prodigieux, […] inépuisable don de métamorphose [...] vous, roses
noires, confitures d’odeur […]. »
Habituellement
rouge, rose ou jaune thé, la rose fonce ici jusqu’au noir. A ce contraste qui
l’extrait du monde des fleurs et la transporte (premier effet de métaphore)
dans celui de la culture (de l’artifice) ou de la mélancolie (comme le soleil
accompagné de la même épithète), s’ajoute un deuxième mouvement métaphorique,
filé selon la logique des inversions et déplacements sensoriels. Le regard
mange la rose, la vue est devenue un goût, je savoure la fleur comme une
confiture. Enfin, un troisième déplacement conduira du palais et de la langue
au nez : c’est le tour aux parfums d’être confits, la rose cuit son odeur
: « vous, roses noires, confitures d’odeur » Dans ces glissements
successifs, les mots tissent des vrilles, et les spirales de cette broderie
confondent les entrelacs des sensations avec les musiques des champs
sémantiques qui aimantent les mots, avec leurs sonorités suaves : ro : z/nua : r/cofitju :
r/dodœ : r.
Ainsi
procède l’invention métaphorique de Colette :
moins par un envol onirique qui, lui, insuffle une connotation sexuelle aux
objets innocents (tels les « poissons solubles » de Breton et Aragon,
qui s’avèrent être des métaphores de la masturbation), que par la « mise
en rapport indicible » qui accouple les objets, vrille les perceptions les
unes aux autres, et conduit l’auteur avec le lecteur à se projeter dans la
chair du monde, à se métamorphoser en monde sensible par la vibration de sa
langue.
La
trouvaille du mot juste elle-même, qu’on imagine immédiate et visant droit au
cœur du lien passionnel qui enveloppe l’auteur et ses objets, semble résulter
de ce mouvement en « vrilles de la vigne » spécifique à la pensée
chez Colette : simultanément analogie, contraste et identification du mot
sonore avec son référent sensible. Lisons encore : la métaphore du feu change les paons en oiseaux
insaisissables, avant de transférer sa chaleur à la clarté froide de leur
plumage bleu. – « Pour un
court moment le feu instable qui les enveloppe se fige et se tient au bleu
fixe. » Eux, feu, bleu :
croyez-vous que ce « bleu » est un signe absolu, monogramme
inexorable, immédiat ? Détrompez-vous, le choix du mot a résulté lui-même de
maintes « vrilles » qui lui ont fait faire un détour chez ses
semblables et chez ses contraires, sont passées de l’optique au mental, du dit
au senti et jusqu’au pressenti, avant de l’« abolir » dans la série
des verts. La métaphore-métamorphose se laisse filer dans une petite séquence
de quelques phrases qui composent une mini-nouvelle, du genre « vrilles de
la vigne » : « Je dis “bleu” ; mais comment nommer cette couleur
qui dépasse le bleu, recule les
limites du violet, provoque la pourpre dans un domaine qui est plus
mental qu’optique, car si j’appelle
pourpre une vibration de couleur qui
semble franger ce bleu, je ne la vois
pas réellement, je la pressens... O folie de vouloir dépeindre le
paon ! Ce bleu que je prétendais décrire est d’ailleurs aboli, les deux paons se sont remis en
marche, parallèles, et le bronze vert seul les couvre... »
Qu’est donc cette « folie de vouloir dépeindre », si ce n’est le
démon de l’analogie et de l’opposition, qui ressource mes mots aux vibrations
contrastées que je pressens du monde, et dans lequel s’abolissent les contours,
les couleurs, les objets, et jusqu’à moi-même, pour mieux faire advenir
l’intensité de l’Être ?
L’écriture
métamorphique qui caractérise le style de Colette s’épanouit dans un genre qui
devient sien : mélange de narration elliptique et de poèmes en prose. Puisqu’il
n’existe pas de nom consacré pour définir ce genre surprenant, désignons-le
d’un terme générique : « les vrilles de la vigne », car pourtant
le titre et le texte que nous venons de lire marquent un tournant qui fait du
style une expérience de transsubstantiation, une « mémoire crochue ».
Discipline du secret, de la biffure et du rythme, ce genre marie la dilatation
et la suspension : « Vingt pages sur le coloré, le tonique et
mystérieux éphémère ; vingt lignes sur le notoire et le vénérable que
d’autres ont chanté et chanteront. »
Contrairement à l’exaltation du chant poétique, « les vrilles de la
vigne » se retranchent dans l’écoute du choc métaphorique entre deux
mots : « Chanter ! O prosateurs murés dans votre silence, qui
retenez votre souffle pour entendre mieux la musique timide de deux mots
accolés... »
Elle feint de ne pas choisir, d’accumuler les détails insignifiants :
« c’est l’ordinaire qui me pique et me vivifie ».
Mais cette apparente improvisation se joue avec le souci permanent d’éviter
l’« imposture » : laquelle serait, à bien lire Colette, tout
simplement une complaisante narration. « C’est donc à la grâce de Dieu que
j’accumule ces feuillets, privés qu’ils sont du trait déformant et agréable, du
dialogue entre personnages imaginés, d’une concision arbitraire qui occit, marie, sépare. Je déchois de l’imposture. »
Les deux mouvements de l’écriture de Colette tentent d’approcher en vain ce secret insaisissable, sans que pour autant l’auteur aspire à aucune authenticité, bien au contraire : elle avance l’idée paradoxale selon laquelle le dévoilement du secret féminin ne se réalise qu’au prix du mensonge, de la feinte. Colette se flatte de refuser les généralités logiques (« Je cherche à dépasser la zone perfide de la logique ») et ironise sur un homme politique qui avait « souhaité élargir (moi je disais : borner) ma vie à quelque grande idée qui m’eût servi quasi de religion, de dignité (sic), d’inspiration ». Il n’en existe pas moins chez elle une théorie de l’imaginaire comme mensonge nécessaire, envié, recommandé. Willy lui-même, geôlier si obstinément caricaturé, est presque remercié d’avoir appris à sa captive cet art de « dissimuler » (très symptomatiquement, dans le manuscrit, Colette biffe le mot, puis le maintient) qui fait de vous un écrivain : « Paix, donc sur cette main, morte à présent, qui n’hésitait pas à tourner la clef dans la serrure. C’est à elle que je dois mon art le plus certain, qui n’est pas celui d’écrire, mais l’art domestique de savoir attendre, dissimuler, de ramasser des miettes, reconstruire, recoller, redorer, changer en mieux-aller le pis-aller, perdre et regagner dans le même instant le goût frivole de vivre. » De même, à propos d’Adolphe Taillandy, une autre version de Willy, cet éloge ambigu : « Je ne lui ai pas connu, pour ma part, d’autre génie que celui du mensonge [...]. Pour lui, l’adultère n’était qu’une des formes - et non la plus délectable — du mensonge. »
Mais l’art du mensonge n’est pas moins professé par des personnages plus attachants et proches de la narratrice, comme Minne qui érige la tromperie en art de vivre : « [...] les gens qui ne mentent pas. Ce sont des paresseux, qui ne se donnent même pas la peine d’arranger un peu la vérité, quand ce ne serait que par politesse, ou bien pour intriguer… » ; ou Claudine elle-même qui, face à la passion destructrice d’une Annie, préfère la ruse à l’authenticité : « Il y a plus de plaisir à s’attacher à ceux qui nous trompent, qui portent le mensonge comme une robe très parée et ne l’écarte que par un désir voluptueux de nudité. Je n’ai pas moins aimé Renaud dans le temps qu’il me trompait, et qui sait si l’image de Rézi ne m’est pas demeurée plus chère pour ce qu’elle me cachait que pour ce qu’elle m’a livrée ? » Paul Masson, dit Lemice-Térieux, est un ami très apprécié « pour sa manie mystificatrice, […] elle lui tenait, je pense, lieu de vice, et d’art ». Les homosexuels la fascinent parce qu’ils sont experts en dissimulation : « Auprès de leur art de feindre, tout semble imparfait. Quand j’eus à dissimuler, j’avais sous les yeux mes modèles. J’avais l’exemple quotidien d’une diplomatie laborieuse, qui ne sert que la passion et le ressentiment. »
On s’est maintes fois étonné du choix étrange et des symptomatiques oublis de la mémorialiste contant ses débuts à Paris dans Mes apprentissages : en effet, Colette ne mentionne pas la présence de Georgie Raoul-Duval à Bayreuth, ne dit pas que c’est Willy qui lui fait connaître Missy, ne souffle mot du scandale mondain que fut l’apparition des deux femmes au Moulin-Rouge, se tait sur Natalie Clifford Barney et Renée Vivien, etc. Des raisons personnelles, allant du règlement de comptes à la discrétion due aux vivants, président sans aucun doute à de telles omissions qui valent bien des mensonges. On s’aperçoit cependant, face au projet global du livre, que l’« apprentissage » dont il s’agit est bel et bien celui de la littérature, et que celui-ci s’étaie sur l’art de la dissimulation, de l’artifice, de la feinte. Contre la passion romantique et fatale de l’authenticité, Colette s’est d’emblée imposé cette discipline, et son intérêt se porte sur ceux qui savent faire semblant et s’abstenir, car c’est dans leurs attitudes de défi au bon sens commun qu’elle déchiffre les germes de ce courage et de cette virtuosité qui transforment quelqu’un en artiste. « C’est pourquoi j’ai pu donner, sans amour, une place de choix par exemple au jeune homme que je vis feindre de boire, et de fumer l’opium. Or il est plus aisé de fumer et de boire que de faire semblant, et l’abstention, rare en tous domaines, révèle une inclination vers le défi et la virtuosité. »
JULIA KRISTEVA