JULIA KRISTEVA

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Julia Kristeva
 

 

 
 

Conférence de Carême à la Cathédrale de Metz

 

Dialogue entre un croyant et une humaniste.

 

Julia Kristeva et Mgr Claude Dagens, évêque d'Angoulême

22 février 2015

 

 
  Julia Kristeva à Metz photo © Sophie Zhang
  Julia Kristeva à Metz photo © Sophie Zhang
Julia Kristeva à Metz

Claude Dagens, veilleur de l’expérience intérieure

Julia Kristeva

 

Je tiens tout d’abord à vous remercier de m’avoir invitée à participer aux Conférences de Carême de la Cathédrale de Metz, et de l’honneur que vous me faites, en m’offrant l’occasion d’un « exercice d’admiration mutuelle » avec Monseigneur Claude Dagens, évêque d’Angoulême et membre de l’Académie française.

En lisant ses publications foisonnantes, il m’est apparu que la vie, l’œuvre et la foi de cet homme s’ordonnaient autour d’un axe majeur. C’est ce même axe qui porte le vaisseau de votre haute cathédrale, et fait vivre la civilisation chrétienne depuis deux mille ans. C’est également lui qui détient la clé des crises que traverse actuellement l’humanité globalisée, cet axe a un nom : l’expérience intérieure.

Je souhaite centrer votre éloge, Monseigneur, sur votre défense et votre illustration de cette expérience intérieure qui, parce qu’elle a fondé la morale chrétienne de la foi, lui a permis de succéder à la morale antique. Depuis votre jeunesse, vous en découvrez la puissance, vous en analysez les énigmes et cherchez les moyens de la réveiller, afin que cette expérience intérieure ne soit pas réduite à un « phénomène irrémédiablement dépassé », mais au contraire ravivée, car située « à la source d’une culture commune ». Et pour qu’enfin se renoue le dialogue avec la sécularisation, celle qui a coupé le fil avec la tradition dont elle est elle-même issue, mais qui (je perçois votre souci entre les lignes) aurait grand besoin d’en retrouver la mémoire.

Normalien, vous avez étudié l’Antiquité païenne et chrétienne, puis jeune étudiant  au séminaire des Carmes, vous  renoncez enfin à votre vocation d’historien. Un long chemin s’ouvre dès lors pour vous : celui de pasteur et de penseur de cette expérience intérieure, dont vos écrits témoignent. Le lecteur, croyant ou non croyant, vous accompagne dans votre expérience de la foi chrétienne, à laquelle vous avez consacré votre thèse Saint Grégoire le Grand. Culture et expérience chrétienne, que vous rééditiez aux Editions du Cerf en 2014, en la dédiant au pape François. 

J’aimerais m’arrêter quelques instants sur ce livre incontournable : non seulement pour vous remercier de m’avoir révélé cet immense auteur, Grégoire le Grand (590-604), préfet de Rome, moine, pape enfin, que Dante place au Paradis (chants 25 et 28) : auteur de la célèbre Moralia in Job, de Règles pastorales, d’Homélies, de Dialogues, de commentaires du Cantique des cantiques, etc ., à l’origine de l’humanisme chrétien et d’une importance décisive pour la constitution de la personne catholique, qui demeure selon moi la pierre angulaire de l’édifice européen. Or, c’est précisément parce que vous abordez et vivez la tradition catholique comme une expérience intérieure telle que Saint Grégoire l’a introduite dans les mœurs de son époque, et telle que vous l’explicitez dans votre livre, que vous avez la fierté et le courage d’affirmer aujourd’hui – face aux autres traditions culturelles et aux mutations risquées qu’encourt l’espèce humaine globalisée – l’apport spécifique du christianisme et plus précisément du catholicisme, ses promesses et ses atouts, sans pour autant en réfuter les limites et les errances.

Votre lecteur découvre comment la foi chrétienne a radicalement innové l’humanité antique, en construisant dans l’homme et dans la femme des premiers siècles de notre ère, une intériorité psychique qui ne se réduit pas à un moralisme exigeant. Ses complexités et ses paradoxes ne l’enferment pas, mais lui permettent de relier l’extérieur et l’intérieur, de se doter d’une intelligence du soi et du monde, et de procéder à des « métamorphoses » (retenons ce terme, j’y reviendrai). Souvent insoupçonnées de ceux qui en sont l’objet, les métamorphoses confèrent à cette expérience intérieure une histoire qui va complexifier l’ébauche grégorienne basique, et lui permettre d’interroger les réductions positivistes, calculatrices et mercantiles de la raison qui gère la modernité.

Comment ce haut fonctionnaire romain, davantage moraliste, éducateur et pasteur que philosophe, attiré par l’ascétisme des moines, mais sans ambition théologique, a-t-il pu greffer, sur l’Empire en décomposition, cet organe toujours vivant : l’intériorité catholique ? D’autres l’avaient précédé. On connaît Ovide (43 av. J.-C. - 18 ap. J.-C.) qui, avec le mythe de Narcisse, a gravé à jamais le désarroi de l’homme au seuil de notre ère. Le philosophe Plotin (205-270 ap. J.-C.) vint apporter une réponse à cette tragédie : le « nous » (ἡμεῖς) des Grecs venant remplacer ce face à face stérile de l’homme avec son image, où, seul à seul mais infiniment avec ce Tiers qui le dépasse, l’homme qui prie, les mains jointes vers l’Intellect, est en quête d’une vérité possible. Dans ce dispositif de la spiritualité néo-platonicienne, les pères de l’Église commencent à  introduire des préceptes bibliques et leurs aboutissements évangéliques, mais c’est l’œuvre monumentale de Saint Augustin (354-430) qui bâtit et couronne définitivement l’édifice de l’expérience chrétienne,  habitée par le Sujet absolu : le Christ.

Grégoire le Grand (540-604) ne se contente pas d’imiter Augustin et encore moins de le vulgariser. Vous démontrez patiemment comment cet adepte de la sagesse monastique, cet homme malade dans une époque malade – les infirmités de son corps lui donnaient un sens très vif de la misère humaine – détaille  avec précision et des exemples toujours concrets, les logiques subtiles de cette intériorité complexe par laquelle l’union avec le Christ purifie.

Tout en s’opposant à l’homme extérieur, désigné comme victime de la tentation de ses sens, l’homme de la foi chrétienne selon Grégoire ne se replie pas dans l’isolement défensif, tel l’hésychasme des ermites orientaux puis orthodoxes. Il coordonne les réalités spirituelles aux perceptions des sens, et tisse une véritable dialectique avec l’extériorité, tout en laissant s’entrelacer dans l’intériorité elle-même « le bon grain et l’ivraie », le bien et le mal, la beauté et la laideur. Mais ce mélange, qui rappelle la  permixtio augustinienne, se construit chez Grégoire comme deux degrés de l’être, et non comme une juxtaposition antinomique : il s’agit de dépasser et d’utiliser l’extérieur, voire le mal lui-même, dans un combat intérieur, pour s’engager à connaître le monde et procéder à sa conversion dans une véritable vision mystique et eschatologique. La référence à Job s’avère capitale dans l’échafaudage de cette morale de « guetteur » de Dieu que prophétisait déjà Ezéchiel.

En effet, Job, dit le païen (certains rabbins datent son existence d’avant l’élection d’Abraham, les théologiens l’ont donc recensé comme l’un des « saints païens » de l’Ancien Testament), endure les souffrances imméritées que lui impose Yahvé par l’intermédiaire de Satan, sans que jamais ce « juste » ne mette en question l’existence de Dieu : seul devant Dieu, « par delà le bien et le mal », ce païen serait-il un « postmoderne » ? En prenant ses distances avec Saint Augustin, Moralia in Job de Grégoire le Grand confronte et entremêle les « deux degrés de l’être ». Enraciné dans l’écriture mais tourné vers la pratique, sans intention spéculative ni polémiques doctrinales, toujours soucieuse de guider la vie chrétienne, la patristique selon Grégoire reste attentive à l’ascèse monastique selon saint Jean Cassien (360-435) et saint Benoît (480-547), et relève la valeur pédagogique de l’expérience du péché : la conversion aurait plus de chance si elle succède à une longue familiarité avec le mal. Elle ne s’enferme jamais dans la seule intériorité, mais tend à la prédication et à la conversion du monde. Il en résulte ce caractère  humain, ce goût pour l’enseignement concret, cette discrétion mesurée et cette conviction qui expliquent,  dites-vous,  son influence : pendant des siècles, Grégoire le Grand demeure « le principal maître à penser de l’Occident en matière d’exégèse et de morale ».

Toute votre œuvre considère ces fondations grégoriennes auxquelles elle est adossée comme les précurseurs d’une culture nouvelle : appelons-la celle des « métamorphoses » de « l’expérience intérieure ». D’Ovide-Sénèque-Plotin, puis Augustin-Cassin, et Grégoire le Grand pour la formation mystique et morale des fidèles et des moines, mais également pour l’instruction des clercs et des prédicateurs, ce mouvement continue dans l’histoire comme un long processus de contemplation amoureuse et de complexification de l’humain. J’en rappellerai deux stations qui vous sont chères et que j’ai pu croiser à ma façon. Je pense à Bernard de Clervaux (1090-1153), avec sa théologie des affects et des désirs, et son célèbre « ego affectus est » qui résonne d’emblée en contrepoint au cartésien  « ego cogito » qui viendra plus tard. Et à Thérèse d’Avila (1515-1582), la carmélite baroque que le jeune carme que vous étiez n’a pas oublié : vous évoquez son Château intérieur qui hisse l’expérience intérieure à une extase sublime où les sensations et les jouissances, loin d’être extérieures – mais Grégoire le Grand avait déjà esquissé cette intériorisation du sensible – embrasent l’intériorité  questionnante, et entrent en résonance avec l’« application des sens » des Exercices spirituels d’Ignace de Loyola (1491-1556). Bossuet qui se méfiait des mystiques, ne l’avait-il pas saluée ici-même, dans cette cathédrale de Metz, en prononçant en 1657, devant Anne d’Autriche, son Panégyrique  de cette sainte carmélite qui « a vécu sur terre comme si elle eût été déjà au ciel » ?

 

 

  Julia Kristeva Claude Dagens à la Cathédrale de Metz photo © Sophie Zhang

 

***

 

J’admire l’étude que vous proposez de cette complexité intrinsèque à l’expérience intérieure telle que le catholicisme n’a cessé de l’approfondir: en creusant les plis de la misère et d’une faiblesse humaine capable d’aller jusqu’au crime, tout à la fois auxiliaire ou consubstantiel à l’amour.

Ainsi votre Lettre de Jésus à Judas, qui nous ramène à ces jours de Carême actuellement célébrés. Assumant le genre d’une fiction épistolaire, vous prenez la parole au nom du Christ qui s’adresse à Judas (« Cher Judas », écrit Claude Dagens), pour laisser entendre que l’« homme (Judas lui-même) ne peut pas être confondu avec la trahison ». Dans la fresque de Giotto à Scrovegni, intitulée « L’arrestation de Jésus », vous contemplez l’éblouissement solaire que le peintre pose à la fois sur l’auréole du Christ et sur le manteau de Judas, dans ce qui semble être une fusion - amoureuse ? -  entre leurs deux corps : « Judas aimait-il à ce point Jésus ? » « Ce corps à corps de Judas et de Jésus est au-delà de la violence. (…) La haine s’annule elle-même. (…) Finalement, elle n’est rien.» Dans l’esprit de cette permixtio augustinienne où bien et mal cohabitent, vous soutenez, en substance, que la trahison elle-même serait un adjuvant au projet christique : il s’agirait d’aller au bien sans combat, uniquement par amour, fragilité, dépouillement ; ce que Judas précisément et apparemment récuse (je vous cite encore) : «  Tu me tenais entre tes mains, contre ton corps, et cependant, sans le savoir , tu participais à ma Passion. » Il y aurait un « inconscient » de Judas qui serait sa foi, me demandé-je quant à moi, : une « substance des choses visibles et argument des invisibles », comme dira Dante ?- « Nos corps  se joignaient à travers cette ultime rencontre. Tu allais me livrer à mes amis inconscients (!), mais toi, tu étais conscient d’être lié à moi, à travers ton corps, pour toujours».

Dans cette même démarche d’approfondissement de l’expérience intérieure proposée par Grégoire le Grand comme fondement de la chrétienté, vous dressez le portrait de Simon-Pierre : celui qui se dépasse, « avance en eau profonde », « va au large » : « Duc in altum ». Pourtant, tout en reconnaissant le Christ, Simon-Pierre est aussi l’homme du refus : il hésite (bien que différemment de Judas)  devant le chemin de l’humiliation, de l’exclusion et de la mort. Pourquoi Jésus l’a-t-il dès lors choisi comme apôtre ? Votre réponse découle de votre saisie christique de l’expérience intérieure : « Il a vu de quoi nous sommes capables et jusqu’où peut aller notre connivence avec le mystère d’iniquité. » En explicitant ainsi les paradoxes de l’expérience, le mystique s’engage, plus radicalement que le moraliste prédicateur. Votre portrait  de François d’Assise, dans le livre que vous intitulez Sur les traces du Christ, témoigne de cette radicalité, qui désigne la mystique  : rupture avec le milieu familial : « suivre nu le Christ nu » ; sa pauvreté totale ; le lien avec Claire et le rêve de celle-ci rejoignant François qui lui tend comme une mamelle ; François dans le monde musulman et son désir de martyre jusqu’à la mort ; la démarche enfin, parfaitement pacifique ; la réhabilitation de Jésus enfant : l’innocence et l’impotence de linfans associant la crèche de Noël avec la Croix de Pâques ; suivis de cette première identification « psychosomatique» avec les plaies du Christ, à Alverne

 

***

 

Permettez-moi une hypothèse : ces variations narratives, où vous explorez les limites de la condition humaine dans l’expérience intérieure, vous donnent, selon moi, cette fermeté aussi retenue que fière, avec laquelle vous formulez vos conclusions sociopolitiques (tel votre Catholiques  de France, réveillons-nous !). Au temps de l’anticléricalisme, constatez-vous, succède une époque d’indifférence et d’ignorance, une « société en manque de repère et en manque d’espérance », « une Eglise fragile et une société fragile » ; les religions se sentent « exposées » ; on est passé du « désenchantement » à l’ « incertitude». Et vous nous invitez à « lire le temps de l’histoire » : à scruter « les origines chrétiennes de l’Antiquité tardive», comme si vous leur compariez l’époque moderne et contemporaine. 

Entre évolution et constance, vous proposez de penser les réalités culturelles et spirituelles comme « métamorphoses » (nous y sommes) : «  c’est-à-dire un ensemble de processus à la fois lents et profonds à travers lesquels des réalités nouvelles émergent et  s’inscrivent dans des formes anciennes qu’elles modifient peu à peu, comme cela s’est produit dans des périodes  de transitions du haut Moyen Age  à la Renaissance et au XVIIIe siècle. » Pour éviter  les « usages pervers de notre mémoire blessée », il est important que l’Eglise ne soit pas, écrivez-vous, « une secte  formée de combattants  agressifs qui  rêveraient d’en découdre avec leurs  adversaires », et que les humanistes ne « se gargarisent pas avec un credo qui serait partagé par tous les hommes de bonne volonté ». Car c’est « le principe même de l’humanité (qui) est aujourd’hui en question. ». Mille fois d’accord !

Quant à l’Eglise elle-même, vous n’en appelez pas à des réformes de structure et de fonctionnement, mais à sa capacité à « manifester ses convictions à l’intérieure de notre société sortie de la religion ». Quelle en serait l’expression? Je remarque, vous n’en serez pas surpris, que vous revenez à l’expérience intérieure singulière en soulignant qu’elle est spécifique au combat de chaque personne : «  Avec la personne de Jésus, ce qui distingue le christianisme, c’est l’importance accordée à chacun, à chaque être humain, avec ce que chacun a d’unique. Et cette affirmation-là, pour paraître pieuse, est la réalité décisive. » « Tout être humain, comme le dit Jean-Paul II, est la route de l’Église. »

Je souscris à votre affirmation qui me rappelle la philosophie de Duns Scot (1266-1308), et à ce qu’on a appelé après lui l’ecceitas de l’expérience, c’est-à-dire sa singularité (du démonstratif « ecce » ou « hic » - ceci : cet homme-ci, cette femme-là), et qui, bien plus que des idées générales ou obscures, contient les voies de la vérité.

Seriez-vous, Monseigneur,  un guetteur, comme celui qu’évoque Ezéchiel, qui « tient son âme sur les hauteurs » pour montrer la voie à son peuple ? En quelque sorte, mais vous souscrivez plutôt à la modulation grégorienne de cette ambition, lorsque vous citez votre auteur : « Un guetteur, moi ? Quel guetteur qui ne se tient pas sur la montagne par l’action, et se traîne encore dans la vallée des faibles ! » 

Oserais-je vous dire que j’ai entendu, dans cet aveu d’espérance, une description… de l’expérience psychanalytique elle-même ? Celle qui nous a été léguée par un juif athée,  Sigmund Freud, et qui tente de sonder le caractère incommensurable de chaque mal-être, pour le mener à plus de partage et de créativité. Un autre guetteur dans la vallée des faibles…

Oui, je vous suis parfaitement  quand vous écrivez : « Il existe un terrain culturel commun aux croyants et aux non-croyants, celui de l’humanisme… » Et vous ajoutez avec prudence un bémol : « C’est l’humanisme même qui est en question, depuis des décennies. » (Cf.). Oui, « nous avons la liberté de comprendre que beaucoup de valeurs invoquées dans les deux camps / la Tradition laïque et la Tradition de l’Église / avaient des racines communes, du côté de l’Évangile du Christ et de la pensée d’Emmanuel Kant…»

 

 

II.

 

  Julia Kristeva à Metz photo © Sophie Zhang

 

Il ne me reste désormais que quelques questions à formuler, autant d’hypothèses de travail que ces deux traditions que vous évoquez doivent à mon sens mener ensemble :

La première concerne le fait religieux dans l’enseignement laïc, et la construction de l’Europe. En essayant de donner suite à l’« esprit d’Assise », nous avons créé au Collège des Bernardins le « Projet Montesquieu », avec la participation de catholiques, prêtres et laïcs, de rabbins, d’imams et d’humanistes, pour penser ensemble les mutations profondes et les questions d’actualité. Au Ministre de l’Éducation nationale qui envisageait un « enseignement laïque de la morale », nous avons proposé d’intégrer, à tous les niveaux de la scolarité, un enseignement conséquent des « faits religieux », dispensé par des spécialistes des textes et de l’Histoire des religions. Pour ne pas laisser nos jeunes et moins jeunes citoyens en proie aux fanatismes, n’est-il pas nécessaire de faire connaître les principes et les pratiques religieuses, et surtout de les examiner ? Au-delà de l’école, ce projet intéresse l’avenir européen lui-même : le modèle démocratique que l’Europe propose au monde, et autour duquel elle a tant de mal à mobiliser ses propres habitants, est non seulement incompréhensible mais il se révélera impossible tant que le sens de la personne qu’offre l’expérience intérieure forgée par la Tradition et ses réévaluations, ne sera pas reconnu et revalorisé. Ce projet ne pourrait-il pas s’inscrire, cher Claude Dagens, dans votre appel aux catholiques français, quand vous leur dites : « le christianisme n’est pas rejeté, mais méconnu »; « être chrétien au milieu des autres, en acceptant de nous tenir dans une société qui n’est pas chrétienne » (p.40)

 

La deuxième concerne la conception de l’amour. Vous rappelez l’audace de Benoît XVI qui inclue désormais dans la notion chrétienne de l’amour non seulement l’agapè (comme le fait le théologien luthérien Nygren), mais aussi l’éros quand « il ne se ferme pas sur lui-même et qu’il traite l’autre comme un objet ». Les sciences de l’homme tentent  de définir les diverses logiques de la « relation d’objet » dans l’érotisme : selon le sexe des personnes, les variétés de liens, leurs dépendances aux traumas et aux codes moraux. Je vous crois volontiers quand vous écrivez que « la charité chrétienne est irremplaçable» car elle est un « accueil de la personne pour elle-même » : j’en ai été souvent témoin… à condition qu’elle s’accompagne des compétences nécessaires – extérieures à elle. À l’inverse, je déplore que la « charité qui s’est sécularisée » (comme vous dites), qui progresse et se professionnalise, manque tristement et fréquemment de cœur. Voyez-vous des différences entre ces deux façons de penser l’amour ? Ou de possibles rapprochements sur le long terme?

 

 Quant au mal que vous n’évitez pas de convoquer dans votre appel aux catholiques, la bonne conscience globalisée assiste aujourd’hui, impuissante, à sa version ultime : le mal radical qui déclare la vie superflue, et l’extermine. Le fanatisme religieux l’exerce avec arrogance désormais, comme ce fut le cas au temps de la Révolution française avec la guillotine ou du nazisme avec la Shoah. Des djihadistes répandent la décapitation sur les écrans d’internautes hyperconnectés fascinés ou horrifiés. Les 7 et 9 janvier 2015, la France a vécu son 11 septembre. Le week-end suivant, plus de trois millions de personnes défilaient dans ses rues pour faire entendre que malgré l’assassinat de dix-sept personnes, la République est bel et bien vivante, et demeure plus que jamais attachée à la liberté de penser que les journalistes assassinés de Charlie hebdo défendaient. Il ne suffit pas de bombarder les criminels. Ils témoignent d’un nihilisme aux prétentions religieuses, qu’aucune religion constituée ne reconnaît ni n’est à même d’éradiquer ou d’encadrer. En revanche, les thérapeutes d’adolescents et autres personnes fragilisées par la décomposition des liens familiaux, l’échec scolaire, le chômage, la misère et les humiliations diverses, parviennent à diagnostiquer la désubjectivation : le soi a disparu et la désobjectalisation : l’autre n’existe pas, pour les acteurs de ce mal radical.  Aucune trace d’expérience intérieure, le soi est emporté par la pulsion de mort qui efface les frontières entre le dedans et le dehors, le moi et l’autre ; l’apathie cohabite avec la jouissance mortifère. Il est possible de repérer les symptômes avant-coureurs de ces désubjectivations-désobjectalisations et d’accompagner les personnes qui en sont atteintes pour essayer de les reconstruire. Il faut du temps pour acquérir ces compétences, elles sont coûteuses, elles ne s’exercent que rarement… Mais elles existent, la recherche et la connaissance de la complexité humaine sont plus que jamais nécessaires. Et c’est par la parole interprétative, dans ce lien d’empathie avec la personne carencée qu’on appelle un transfert-contretransfert, une sorte d’amour, que l’interprétation opère. Pour moi, cette attitude est la version sécularisée du pardon : elle n’efface pas le mal et le crime mais, en débusquant leur sens et en aidant le sujet à l’assumer, elle permet au criminel de se modifier. Le thérapeute n’exerce aucun moralisme compréhensif qui condamnerait le crime ou parierait sur la personne. Cette distinction est préalable au soin, mais elle ne suffit pas. Il s’agit d’accompagner le sujet carencé pour l’aider à construire ses propres moyens de renaître. Cela demande beaucoup de nouveaux savoirs et de tact, une intense proximité avec la personne que l’on accompagne, des proximités singulières plus exactement, des « métamorphoses » des principes et valeurs conventionnels.

 

En vous conviant à cette approche de l’amour et du mal, une pensée de Blaise Pascal (1623-1662) me vient à l’esprit. Elle me rappelle que certaines « charités » atteignent elles aussi, autrement que ne le font nos compétences sécularisées, la justesse de l’acte, quand il repose sur la mobilité de l’esprit que le philosophe mathématicien définit ainsi : «  Celui qui a la capacité de se réjouir du bien sans se fâcher du mal contraire aurait trouvé le point. C’est le mouvement perpétuel. »

 

J’ai appris grâce à vous que Pascal avait lu… Grégoire le Grand ! Encore une de ces métamorphoses de l’expérience intérieure à laquelle vous invitez la culture chrétienne? Merci de m’avoir permis de les admirer, à travers votre œuvre et votre expérience.

 

Julia Kristeva

 

 

 

 

  Julia Kristeva Claude Dagens, Robert Scholtus à la Cathédrale de Metz photo © Sophie Zhang

Conférence de Carême à la Cathédrale de Metz

 

 

  Julia Kristeva à Metz photo © Sophie Zhang

 

 

  Julia Kristeva à Metz photo © Sophie Zhang

 

 

 

Devant le buste de Bossuet,   Julia Kristeva à Metz photo © Sophie Zhang

 

 

  Julia Kristeva Claude Dagens à la Cathédrale de Metz photo © Sophie Zhang

photos © Sophie Zhang

 


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