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Conférence de Carême à la Cathédrale de Metz
Dialogue entre un croyant et une humaniste.
Julia Kristeva et Mgr Claude Dagens, évêque d'Angoulême
22 février 2015
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             Julia Kristeva à Metz 
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Claude Dagens, veilleur de l’expérience intérieure
        
Julia
        Kristeva
        
        
Je
        tiens tout d’abord à vous remercier de m’avoir invitée à participer aux
        Conférences de Carême de la Cathédrale de Metz, et de l’honneur que vous me
        faites, en m’offrant l’occasion d’un « exercice d’admiration
        mutuelle » avec Monseigneur Claude Dagens,
        évêque d’Angoulême et membre de l’Académie française.
        
En
        lisant ses publications foisonnantes, il m’est apparu que la vie, l’œuvre et la
        foi de cet homme s’ordonnaient autour d’un axe majeur. C’est ce même axe qui
        porte le vaisseau de votre haute cathédrale, et fait vivre la civilisation
        chrétienne depuis deux mille ans. C’est également lui qui détient la clé des
        crises que traverse actuellement l’humanité globalisée, cet axe a un nom : l’expérience intérieure.
        
Je
        souhaite centrer votre éloge, Monseigneur, sur votre défense et votre
        illustration de cette expérience
          intérieure qui, parce qu’elle a fondé la morale chrétienne de la foi, lui a
        permis de succéder à la morale antique. Depuis votre jeunesse, vous en
        découvrez la puissance, vous en analysez les énigmes et cherchez les moyens de
        la réveiller, afin que cette expérience intérieure ne soit pas réduite à un
        « phénomène irrémédiablement
        dépassé », mais au contraire ravivée, car située « à la source d’une
        culture commune ». Et pour qu’enfin se renoue le dialogue avec la
        sécularisation, celle qui a coupé le fil avec la tradition dont elle est
        elle-même issue, mais qui (je perçois votre souci entre les lignes) aurait
        grand besoin d’en retrouver la mémoire.
        
Normalien,
        vous avez étudié l’Antiquité païenne et chrétienne, puis jeune étudiant  au séminaire des Carmes, vous  renoncez enfin à votre vocation
        d’historien. Un long chemin s’ouvre dès lors pour vous : celui de pasteur
        et de penseur de cette expérience intérieure, dont vos écrits témoignent. Le
        lecteur, croyant ou non croyant, vous accompagne dans votre expérience de la
        foi chrétienne, à laquelle vous avez consacré votre thèse Saint Grégoire le Grand. Culture et expérience chrétienne, que vous
        rééditiez aux Editions du Cerf en 2014, en la dédiant au pape François.  
        
J’aimerais
        m’arrêter quelques instants sur ce livre incontournable : non seulement
        pour vous remercier de m’avoir révélé cet immense auteur, Grégoire le Grand
        (590-604), préfet de Rome, moine, pape enfin, que Dante place au Paradis
        (chants 25 et 28) : auteur de la célèbre Moralia in Job, de Règles pastorales,
        d’Homélies, de Dialogues, de commentaires du Cantique
          des cantiques, etc ., à l’origine de
        l’humanisme chrétien et d’une importance décisive pour la constitution de la
        personne catholique, qui demeure selon moi la pierre angulaire de l’édifice
        européen. Or, c’est précisément parce que vous abordez et vivez la tradition catholique comme une expérience intérieure
        telle que Saint Grégoire l’a introduite dans les mœurs de son époque, et telle
        que vous l’explicitez dans votre livre, que vous avez la fierté et le courage
        d’affirmer aujourd’hui – face aux autres traditions culturelles et aux
        mutations risquées qu’encourt l’espèce humaine globalisée – l’apport
        spécifique du christianisme et plus précisément du catholicisme, ses promesses
        et ses atouts, sans pour autant en réfuter les limites et les errances.
        
Votre
        lecteur découvre comment la foi chrétienne a radicalement innové l’humanité antique,
        en construisant dans l’homme et dans la femme des premiers siècles de notre
        ère, une intériorité psychique qui ne
        se réduit pas à un moralisme exigeant. Ses complexités et ses paradoxes ne
        l’enferment pas, mais lui permettent de relier l’extérieur et l’intérieur,
        de se doter d’une intelligence du soi et du monde, et de procéder à des
        « métamorphoses » (retenons ce terme, j’y reviendrai). Souvent
        insoupçonnées de ceux qui en sont l’objet, les métamorphoses confèrent à cette
        expérience intérieure une histoire qui va complexifier l’ébauche grégorienne
        basique, et lui permettre d’interroger les réductions positivistes,
        calculatrices et mercantiles de la raison qui gère la modernité.
        
Comment
        ce haut fonctionnaire romain, davantage moraliste, éducateur et pasteur que
        philosophe, attiré par l’ascétisme des moines, mais sans ambition théologique,
        a-t-il pu greffer, sur l’Empire en décomposition, cet organe toujours
        vivant : l’intériorité catholique ? D’autres l’avaient précédé. On
        connaît Ovide (43 av. J.-C. - 18 ap. J.-C.) qui, avec
        le mythe de Narcisse, a gravé à jamais le désarroi de l’homme au seuil de notre
        ère. Le philosophe Plotin (205-270 ap. J.-C.) vint
        apporter une réponse à cette tragédie : le « nous » (ἡμεῖς) des Grecs venant
        remplacer ce face à face stérile de l’homme avec son image, où, seul à seul
        mais infiniment avec ce Tiers qui le dépasse, l’homme qui prie, les mains
        jointes vers l’Intellect, est en quête d’une vérité possible. Dans ce
        dispositif de la spiritualité néo-platonicienne, les pères de l’Église
        commencent à  introduire des
        préceptes bibliques et leurs aboutissements évangéliques, mais c’est l’œuvre
        monumentale de Saint Augustin (354-430) qui bâtit et couronne définitivement
        l’édifice de l’expérience chrétienne,  habitée par le Sujet absolu : le Christ.
        
Grégoire
        le Grand (540-604) ne se contente pas d’imiter Augustin et encore moins de le
        vulgariser. Vous démontrez patiemment comment cet adepte de la sagesse
        monastique, cet homme malade dans une époque malade – les infirmités de
        son corps lui donnaient un sens très vif de la misère humaine –
        détaille  avec précision et des
        exemples toujours concrets, les logiques subtiles de cette intériorité complexe par laquelle l’union avec le Christ purifie.
        
Tout en
        s’opposant à l’homme extérieur,
        désigné comme victime de la tentation de ses sens, l’homme de la foi chrétienne
        selon Grégoire ne se replie pas dans l’isolement défensif, tel l’hésychasme des ermites orientaux puis
        orthodoxes. Il coordonne les réalités spirituelles aux perceptions des sens, et
        tisse une véritable dialectique avec l’extériorité, tout en laissant
        s’entrelacer dans l’intériorité elle-même « le bon grain et
        l’ivraie », le bien et le mal, la beauté et la laideur. Mais ce mélange,
        qui rappelle la  permixtio augustinienne, se
        construit chez Grégoire comme deux degrés
          de l’être, et non comme une juxtaposition antinomique : il s’agit de dépasser et d’utiliser l’extérieur, voire le mal lui-même, dans un combat intérieur, pour s’engager à connaître le monde et procéder à sa conversion dans une véritable vision
        mystique et eschatologique. La référence à Job s’avère capitale dans
        l’échafaudage de cette morale de « guetteur » de Dieu que prophétisait
        déjà Ezéchiel.
        
En
        effet, Job, dit le païen (certains
        rabbins datent son existence d’avant l’élection d’Abraham, les théologiens
        l’ont donc recensé comme l’un des « saints païens » de l’Ancien
        Testament), endure les souffrances imméritées que lui impose Yahvé par
        l’intermédiaire de Satan, sans que jamais ce « juste » ne mette en
        question l’existence de Dieu : seul devant Dieu, « par delà le bien
        et le mal », ce païen serait-il un « postmoderne » ? En
        prenant ses distances avec Saint Augustin, Moralia in Job de Grégoire le Grand confronte et entremêle les « deux
        degrés de l’être ». Enraciné dans l’écriture mais tourné vers la pratique,
        sans intention spéculative ni polémiques doctrinales, toujours soucieuse de
        guider la vie chrétienne, la patristique selon Grégoire reste attentive à
        l’ascèse monastique selon saint Jean Cassien (360-435) et saint Benoît
        (480-547), et relève la valeur pédagogique de l’expérience du péché : la
        conversion aurait plus de chance si elle succède à une longue familiarité avec
        le mal. Elle ne s’enferme jamais dans la seule intériorité, mais tend à la
        prédication et à la conversion du monde. Il en résulte ce caractère  humain, ce goût pour l’enseignement
        concret, cette discrétion mesurée et cette conviction qui expliquent,  dites-vous,  son influence : pendant des
        siècles, Grégoire le Grand demeure « le
          principal maître à penser de l’Occident en matière d’exégèse et de morale ».
        
Toute
        votre œuvre considère ces fondations grégoriennes auxquelles elle est adossée
        comme les précurseurs d’une culture nouvelle : appelons-la celle des
        « métamorphoses » de « l’expérience intérieure ».
        D’Ovide-Sénèque-Plotin, puis Augustin-Cassin, et Grégoire le Grand pour la
        formation mystique et morale des fidèles et des moines, mais également pour
        l’instruction des clercs et des prédicateurs, ce mouvement continue dans
        l’histoire comme un long processus de contemplation amoureuse et de
        complexification de l’humain. J’en rappellerai deux stations qui vous sont
        chères et que j’ai pu croiser à ma façon. Je pense à Bernard de Clervaux
        (1090-1153), avec sa théologie des affects et des désirs, et son célèbre
        « ego affectus est » qui résonne d’emblée en contrepoint au cartésien
         « ego cogito » qui viendra plus tard. Et à Thérèse d’Avila
        (1515-1582), la carmélite baroque que le jeune carme que vous étiez n’a pas
        oublié : vous évoquez son Château
          intérieur qui hisse l’expérience intérieure à une extase sublime où les
        sensations et les jouissances, loin d’être extérieures – mais Grégoire le
        Grand avait déjà esquissé cette intériorisation du sensible – embrasent
        l’intériorité  questionnante,
        et entrent en résonance avec l’« application des sens » des Exercices spirituels d’Ignace de Loyola
        (1491-1556). Bossuet qui se méfiait des mystiques, ne l’avait-il pas saluée
        ici-même, dans cette cathédrale de Metz, en prononçant en 1657, devant Anne
        d’Autriche, son Panégyrique  de cette sainte carmélite qui « a vécu sur terre comme si elle eût été déjà
          au ciel » ?
        
        
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***
        
        
J’admire
        l’étude que vous proposez de cette complexité intrinsèque à l’expérience
        intérieure telle que le catholicisme n’a cessé de l’approfondir: en creusant
        les plis de la misère et d’une faiblesse humaine capable d’aller jusqu’au
        crime, tout à la fois auxiliaire ou consubstantiel à l’amour.
        
Ainsi
        votre Lettre de Jésus à Judas, qui
        nous ramène à ces jours de Carême actuellement célébrés. Assumant le genre
        d’une fiction épistolaire, vous prenez la parole au nom du Christ qui s’adresse
        à Judas (« Cher Judas », écrit Claude Dagens),
        pour laisser entendre que l’« homme
          (Judas lui-même) ne peut pas être confondu avec la trahison ». Dans la
        fresque de Giotto à Scrovegni, intitulée
        « L’arrestation de Jésus », vous contemplez l’éblouissement solaire
        que le peintre pose à la fois sur l’auréole du Christ et sur le manteau de Judas,
        dans ce qui semble être une fusion - amoureuse ? -  entre leurs deux corps : « Judas aimait-il à ce point
          Jésus ? » « Ce corps à corps de Judas et de Jésus est au-delà de
          la violence. (…) La haine s’annule elle-même. (…) Finalement, elle n’est rien.» Dans l’esprit de cette permixtio augustinienne où bien et mal
            cohabitent, vous soutenez, en substance, que la trahison elle-même serait un
            adjuvant au projet christique : il s’agirait d’aller au bien sans combat,
            uniquement par amour, fragilité, dépouillement ; ce que
            Judas précisément et apparemment récuse (je
              vous cite encore) : «  Tu me tenais entre tes mains, contre
                ton corps, et cependant, sans le savoir , tu participais à ma Passion. » Il
                  y aurait un « inconscient » de Judas qui serait sa foi, me demandé-je
                  quant à moi, : une « substance des choses visibles et argument des
                  invisibles », comme dira Dante ?- « Nos
                    corps  se joignaient à travers cette ultime rencontre. Tu allais me
                    livrer à mes amis inconscients (!), mais toi, tu étais conscient d’être lié à
                    moi, à travers ton corps, pour toujours».
                      
Dans
        cette même démarche d’approfondissement de l’expérience intérieure proposée par
        Grégoire le Grand comme fondement de la chrétienté, vous dressez le portrait de
        Simon-Pierre : celui qui se dépasse, « avance en eau profonde », « va au large » : « Duc in altum ». Pourtant, tout en
        reconnaissant le Christ, Simon-Pierre est aussi l’homme du refus : il
        hésite (bien que différemment de Judas)  devant le chemin de l’humiliation, de l’exclusion et de la mort. Pourquoi
        Jésus l’a-t-il dès lors choisi comme apôtre ? Votre réponse découle de
        votre saisie christique de l’expérience intérieure : « Il a vu de quoi nous sommes capables et jusqu’où peut aller
          notre connivence avec le mystère d’iniquité. » En explicitant ainsi les
        paradoxes de l’expérience, le mystique s’engage, plus radicalement que le moraliste prédicateur. Votre portrait  de François d’Assise, dans le livre que
        vous intitulez Sur les traces du Christ,
        témoigne de cette radicalité, qui
        désigne la mystique  : rupture avec le milieu familial : « suivre nu le Christ nu » ; sa
        pauvreté totale ; le lien avec Claire et le rêve de celle-ci rejoignant
        François qui lui tend comme une mamelle ; François dans le monde musulman
        et son désir de martyre jusqu’à la mort ; la démarche enfin, parfaitement
        pacifique ; la réhabilitation de Jésus enfant : l’innocence et
        l’impotence de l’infans associant la crèche de Noël avec la Croix de Pâques ; suivis de cette
        première identification « psychosomatique» avec les plaies du Christ, à Alverne…
        
        
***
        
        
Permettez-moi
        une hypothèse : ces variations narratives, où vous explorez les limites de
        la condition humaine dans l’expérience intérieure, vous donnent, selon moi,
        cette fermeté aussi retenue que fière, avec laquelle vous formulez vos conclusions
        sociopolitiques (tel votre Catholiques  de France,
          réveillons-nous !). Au temps de l’anticléricalisme, constatez-vous,
        succède une époque d’indifférence et d’ignorance, une « société en manque de repère et en manque
          d’espérance », « une Eglise
            fragile et une société fragile » ; les religions se sentent
        « exposées » ; on est
        passé du « désenchantement »
        à l’ « incertitude». Et
        vous nous invitez à « lire le temps
          de l’histoire » : à scruter « les origines chrétiennes de l’Antiquité tardive», comme si vous
        leur compariez l’époque moderne et contemporaine.  
        
Entre évolution et constance, vous proposez de penser les réalités culturelles et
        spirituelles comme « métamorphoses » (nous y sommes) : «  c’est-à-dire un ensemble de processus à la
          fois lents et profonds à travers lesquels des réalités nouvelles émergent
          et  s’inscrivent dans des formes
          anciennes qu’elles modifient peu à peu, comme cela s’est produit dans des
          périodes  de transitions du haut
          Moyen Age  à la Renaissance et au
          XVIIIe siècle. » Pour éviter  les « usages pervers de notre
            mémoire blessée », il est important que l’Eglise ne soit pas,
        écrivez-vous, « une secte  formée de combattants  agressifs qui  rêveraient d’en découdre avec leurs  adversaires », et que les
        humanistes ne « se gargarisent
          pas avec un credo qui serait partagé par tous les hommes de bonne volonté ».
        Car c’est « le principe même de
          l’humanité (qui) est aujourd’hui en question. ». Mille fois
        d’accord !
        
Quant à
        l’Eglise elle-même, vous n’en appelez pas à des réformes de structure et de
        fonctionnement, mais à sa capacité à « manifester
          ses convictions à l’intérieure de notre société sortie de la religion ».
        Quelle en serait l’expression? Je remarque, vous n’en serez pas surpris, que
        vous revenez à l’expérience intérieure singulière en soulignant qu’elle est spécifique au combat de chaque
          personne : «  Avec la
            personne de Jésus, ce qui distingue le christianisme, c’est l’importance
            accordée à chacun, à chaque être humain, avec ce que chacun a d’unique. Et
            cette affirmation-là, pour paraître pieuse, est la réalité décisive. »
        « Tout être humain, comme le dit
          Jean-Paul II, est la route de l’Église. »
        
Je
        souscris à votre affirmation qui me rappelle la philosophie de Duns Scot
        (1266-1308), et à ce qu’on a appelé après lui l’ecceitas de l’expérience, c’est-à-dire sa singularité (du démonstratif « ecce » ou « hic »
        - ceci : cet homme-ci, cette femme-là), et qui, bien plus que des idées générales ou obscures, contient les
        voies de la vérité.
        
Seriez-vous,
        Monseigneur,  un guetteur, comme celui
        qu’évoque Ezéchiel, qui « tient son
          âme sur les hauteurs » pour montrer la voie à son peuple ? En
        quelque sorte, mais vous souscrivez plutôt à la modulation grégorienne de cette
        ambition, lorsque vous citez votre auteur : « Un guetteur, moi ? Quel guetteur qui ne se tient pas sur la montagne
          par l’action, et se traîne encore dans la vallée des faibles ! »  
        
Oserais-je
        vous dire que j’ai entendu, dans cet aveu d’espérance, une description… de
        l’expérience psychanalytique elle-même ? Celle qui nous a été léguée par
        un juif athée,  Sigmund Freud, et
        qui tente de sonder le caractère incommensurable de chaque mal-être, pour le
        mener à plus de partage et de créativité. Un autre guetteur dans la vallée des
        faibles…
        
Oui, je
        vous suis parfaitement  quand vous
        écrivez : « Il existe un
          terrain culturel commun aux croyants et aux non-croyants, celui de
          l’humanisme… » Et vous ajoutez avec prudence un bémol : « C’est l’humanisme même qui est en
            question, depuis des décennies. » (Cf.). Oui, « nous avons la liberté de comprendre que
              beaucoup de valeurs invoquées dans les deux camps / la Tradition laïque et la
              Tradition de l’Église / avaient des racines communes, du côté de l’Évangile du
              Christ et de la pensée d’Emmanuel Kant…»
        
        
        
II.
        
        
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Il ne
        me reste désormais que quelques questions à formuler, autant d’hypothèses de
        travail que ces deux traditions que vous évoquez doivent à mon sens mener
        ensemble :
          
La première concerne le fait religieux dans l’enseignement laïc,
        et la construction de l’Europe. En essayant de donner suite à l’« esprit
        d’Assise », nous avons créé au Collège des Bernardins le « Projet
        Montesquieu », avec la participation de catholiques, prêtres et laïcs, de
        rabbins, d’imams et d’humanistes, pour penser ensemble les mutations profondes
        et les questions d’actualité. Au Ministre de l’Éducation nationale qui
        envisageait un « enseignement laïque de la morale », nous avons
        proposé d’intégrer, à tous les niveaux de la scolarité, un enseignement
        conséquent des « faits religieux », dispensé par des spécialistes des
        textes et de l’Histoire des religions. Pour ne pas laisser nos jeunes et moins
        jeunes citoyens en proie aux fanatismes, n’est-il pas nécessaire de faire connaître les principes et les pratiques
        religieuses, et surtout de les examiner ? Au-delà de l’école, ce projet
          intéresse l’avenir européen lui-même : le modèle démocratique que l’Europe
          propose au monde, et autour duquel elle a tant de mal à mobiliser ses propres
          habitants, est non seulement incompréhensible mais il se révélera
          impossible tant que le sens de la
            personne qu’offre l’expérience
              intérieure forgée par la Tradition et ses réévaluations, ne sera pas
          reconnu et revalorisé. Ce projet ne pourrait-il pas s’inscrire, cher Claude Dagens, dans votre appel aux catholiques français, quand
          vous leur dites : « le
            christianisme n’est pas rejeté, mais méconnu »; « être chrétien au milieu des autres, en acceptant de nous tenir
              dans une société qui n’est pas chrétienne » (p.40)
          
        
La deuxième concerne la conception de l’amour.
        Vous rappelez l’audace de Benoît XVI qui inclue désormais dans la notion
        chrétienne de l’amour non seulement
        l’agapè (comme le fait le théologien
        luthérien Nygren), mais aussi l’éros quand « il ne se
          ferme pas sur lui-même et qu’il traite l’autre comme un objet ». Les
        sciences de l’homme tentent  de
        définir les diverses logiques de la « relation d’objet » dans
        l’érotisme : selon le sexe des personnes, les variétés de liens, leurs
        dépendances aux traumas et aux codes moraux. Je vous crois volontiers quand
        vous écrivez que « la charité
          chrétienne est irremplaçable» car elle est un « accueil de la personne pour elle-même » : j’en ai été
        souvent témoin… à condition qu’elle s’accompagne des compétences nécessaires
        – extérieures à elle. À l’inverse, je déplore que la « charité qui s’est sécularisée » (comme
        vous dites), qui progresse et se professionnalise, manque tristement et
        fréquemment de cœur. Voyez-vous des différences entre ces deux façons de penser
        l’amour ? Ou de possibles rapprochements sur le long terme?
        
        
 Quant au mal que vous n’évitez pas de convoquer dans votre appel aux
        catholiques, la bonne conscience globalisée assiste aujourd’hui, impuissante, à
        sa version ultime : le mal radical qui déclare la vie superflue, et l’extermine. Le fanatisme religieux l’exerce
        avec arrogance désormais, comme ce fut le cas au temps de la Révolution
        française avec la guillotine ou du nazisme avec la Shoah. Des djihadistes
        répandent la décapitation sur les écrans d’internautes hyperconnectés fascinés ou horrifiés. Les 7 et 9 janvier
          2015, la France a vécu son 11 septembre. Le week-end suivant, plus de trois
          millions de personnes défilaient dans ses rues pour faire entendre que malgré
          l’assassinat de dix-sept personnes, la République est bel et bien vivante, et
          demeure plus que jamais attachée à la liberté de penser que les journalistes
          assassinés de Charlie hebdo défendaient. Il ne suffit pas de bombarder les criminels. Ils
            témoignent d’un nihilisme aux prétentions religieuses, qu’aucune religion
            constituée ne reconnaît ni n’est à même d’éradiquer ou d’encadrer. En revanche,
            les thérapeutes d’adolescents et autres personnes fragilisées par la
            décomposition des liens familiaux, l’échec scolaire, le chômage, la misère et
            les humiliations diverses, parviennent à diagnostiquer la désubjectivation : le soi a disparu et la désobjectalisation : l’autre n’existe pas, pour les acteurs de ce mal radical.  Aucune trace d’expérience intérieure, le soi est emporté par la pulsion de
            mort qui efface les frontières entre le dedans et le dehors, le moi et
            l’autre ; l’apathie cohabite avec la jouissance mortifère. Il est possible
            de repérer les symptômes avant-coureurs de ces désubjectivations-désobjectalisations et d’accompagner les personnes qui en sont atteintes pour essayer de les
            reconstruire. Il faut du temps pour acquérir ces compétences, elles sont
            coûteuses, elles ne s’exercent que rarement… Mais elles existent, la recherche
            et la connaissance de la complexité humaine sont plus que jamais nécessaires.
            Et c’est par la parole interprétative, dans ce lien d’empathie avec la personne
            carencée qu’on appelle un transfert-contretransfert, une sorte d’amour, que l’interprétation opère. Pour moi, cette attitude est la
            version sécularisée du pardon :
            elle n’efface pas le mal et le crime mais, en débusquant leur sens et en aidant
            le sujet à l’assumer, elle permet au criminel de se modifier. Le thérapeute
            n’exerce aucun moralisme compréhensif qui condamnerait le crime ou parierait
            sur la personne. Cette distinction est préalable au soin, mais elle ne suffit
            pas. Il s’agit d’accompagner le sujet carencé pour l’aider à construire ses
            propres moyens de renaître. Cela demande beaucoup de nouveaux savoirs et de
            tact, une intense proximité avec la personne que l’on accompagne, des
            proximités singulières plus exactement, des « métamorphoses » des principes
            et valeurs conventionnels.
            
        
En vous conviant à cette approche de l’amour et
        du mal, une pensée de Blaise Pascal (1623-1662) me vient à l’esprit. Elle me
        rappelle que certaines « charités » atteignent elles aussi, autrement
        que ne le font nos compétences sécularisées, la justesse de l’acte, quand il
        repose sur la mobilité de l’esprit que le philosophe mathématicien définit
        ainsi : «  Celui qui a la
          capacité de se réjouir du bien sans se fâcher du mal contraire aurait trouvé le
          point. C’est le mouvement perpétuel. »
        
        
J’ai appris grâce à vous que Pascal avait lu… Grégoire le
        Grand ! Encore une de ces métamorphoses de l’expérience intérieure à
        laquelle vous invitez la culture chrétienne? Merci de m’avoir permis de les
        admirer, à travers votre œuvre et votre expérience.
        
        
Julia Kristeva 
        
              



photos © Sophie Zhang






