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Gênes, 22 juin – Remise du Prix « Mondi Migranti »
Étrangers à nous-mêmes
Mesdames et Messieurs,
C’est une étrangère qui vous parle :
« L’étrangère » est en
effet le titre de l’article que me
consacre Roland Barthes dans la Quinzaine
Littéraire en 1970, à
l’occasion de la publication de mon premier livre en français après mon arrivée
à Paris en décembre 1965. Qu’est-ce qu’un étranger, une étrangère ? Une
tragédie, une élection, un état désormais banal dans la globalisation inexorable? Comment peut-on être étranger ?
Il a été convenu que je vous fasse part de
quelques ressentis personnels et de quelques réflexions que vous trouverez plus
développés dans mon livre Étrangers à
nous-mêmes (Fayard, 1988).
I.
Toccata
et fugue pour l’étranger
Étranger: rage étranglée
au fond de ma gorge, ange noir troublant la transparence, trace opaque,
insondable. Figure de la haine et de l'autre, l'étranger n'est ni la victime
romantique de notre paresse familiale, ni l'intrus responsable de tous les maux
de la cité. Ni la révélation en marche, ni l'adversaire immédiat à éliminer
pour pacifier le groupe. Étrangement, l'étranger nous habite: il est la face
cachée de notre identité, l'espace qui ruine notre demeure, le temps où
s'abîment l'entente et la sympathie. De le reconnaître en nous, nous nous
épargnons de le détester en lui-même. Symptôme qui rend précisément le «nous»
problématique, peut-être impossible, l'étranger commence lorsque surgit la
conscience de ma différence et s'achève lorsque nous nous reconnaissons tous
étrangers, rebelles aux liens et aux communautés.
L' «étranger », qui fut
l' «ennemi» dans les sociétés primitives, peut-il disparaître dans les sociétés
modernes?
Une blessure secrète,
souvent inconnue de lui-même, propulse l'étranger dans l'errance. Ce mal-aimé
ne la reconnaît pourtant pas: le défi fait taire chez lui la plainte.
« Ce n'est pas vous qui m'avez fait du tort », dénie, farouche, cet
intrépide, « c'est moi qui ai choisi de partir »; toujours absent,
toujours inaccessible à tous. Le rejet d'un côté, l'inaccessible de l'autre: si
l'on a la force de ne pas y succomber, il reste à chercher un chemin. Rivé à
cet ailleurs aussi sûr qu'inabordable, l'étranger est prêt à fuir. Aucun
obstacle ne l'arrête, et toutes les souffrances, toutes les insultes, tous les
rejets lui sont indifférents dans la quête de ce territoire invisible et
promis, de ce pays qui n'existe pas mais qu'il porte dans son rêve, et qu'il faut bien appeler un au-delà.
II.
Qui est
étranger ? Le paradoxe
Je reviendrai à cette poussée vers l’au-delà qui habite l’étranger et en fait, en définitive, un être sans identité fixe,
dont la seule patrie est le voyage ( « In via in patria », dira saint
Augustin), renvoyant chacun au fait que l’identité est un point
d’interrogation : douloureux ou extatique. Cette dimension – où l’aborder
sinon au Bernardins ?- relève de la métaphysique ou de la
philosophie : je l’aborderai par le biais de la psychanalyse pour finir. Arrêtons-nous auparavant à
un paradoxe qui est cœur de notre conception
politico-juridique de l’étranger. Je m’explique.
L’étranger est
celui qui ne fait pas partie du groupe, qui n’en est pas, qui est l’autre. De quelle altérité s’agit-il ? Toute altérité condense sur soi fascination et abjection. Mais
toute différence ne confère pas cependant la caractéristique d’« étranger »-« étrangère ».
Le groupe dont l’étranger ne fait pas
partie doit être un groupe social
structuré autour d’un certain type de pouvoir politique. Et c’est ici que réside le paradoxe.
Si la réglementation politique
ou la législation en général définissent notre manière de poser, de modifier et éventuellement
d'améliorer le statut des étrangers, elles forment aussi un cercle vicieux, car
c'est précisément au regard d'elles qu'il existe des étrangers. En effet, sans groupe social structuré autour d'un
pouvoir et doté d'une législation,
il n'y aurait pas cette extériorité, le plus souvent vécue comme
défavorable ou du moins problématique, que l'étranger représente et subit. Aussi
constate-t-on que ce sont les
mouvements philosophiques (les stoïcismes
grec et latin avec leur cosmopolitisme)
et religieux (le protochristianisme) qui,
transcendant la définition politique de l'homme, lui accordent des droits qui sont égaux à ceux des citoyens, mais ne s'exercent qu'au sein de la cité de l'au-delà, au sein d'une cité
spirituelle. Cette solution absolue
des malaises de l'étrangeté par certaines religions se heurte, on ne le sait
que trop, à leur propre limite et à leur
propre dogmatisme : les fanatiques désignent de nouveaux étrangers, ceux qui ne font pas partie de leur foi, pour de nouvelles mises à
l'écart ou persécutions. La
juridiction politique apparaît alors comme
un garde-fou, avant que ses mécanismes ne soient grippés, à un moment
donné, par l'intérêt dominant de tel groupe social et de tel pouvoir politique.
On fera alors éventuellement appel au cosmopolitisme
moral ou religieux, et les droits de l'homme
essaieront de préserver le peu de droits que les citoyens ont jugé bon de
donner aux non-citoyens. Le jeu de ce
balancier est ce que les démocraties ont trouvé de mieux pour faire face aux étrangers, qui ont le
redoutable privilège de faire s'affronter un État
à son autre (autre État, mais aussi hors-État, non-État...),
et, plus encore, la raison politique à la raison morale.
Homme ou citoyen
Droits de l'homme ou droits du citoyen? Cette
discordance, dont Hannah Arendt a tracé la , généalogie, mais aussi la
dégénérescence - celle qui a donné lieu au totalitarisme -, apparaît nettement dans
l'abord du «problème des étrangers» par les sociétés modernes. La difficulté qu'engendre la question des étrangers serait toute contenue dans l'impasse
de la distinction qui sépare le citoyen de l’homme : n'est-il pas
vrai que, pour établir les droits propres aux hommes d'une civilisation
ou d'une nation - fût-elle la plus
raisonnée et la plus consciemment
démocratique -, on est obligé d'écarter de ces droits les non-citoyens,
c'est-à-dire d'autres hommes? Cette
démarche signifie - c'est sa conséquence extrême
- qu'on puisse être plus ou moins homme à mesure qu'on est plus ou
moins citoyen, que celui qui n'est
pas un citoyen n'est pas tout à fait un homme. Entre l'homme et le citoyen, une
cicatrice : l'étranger. Est-il tout à fait un homme s'il n'est pas citoyen? Ne jouissant pas des droits de
citoyenneté, possède-t-il ses droits d'homme? Si, consciemment, on accorde aux étrangers tous les
droits des hommes, qu'en reste-t-il réellement lorsqu'on leur enlève
les droits
du citoyen?
Une
telle formulation volontairement paroxystique, certes, du problème
moderne des étrangers ne présuppose pas nécessairement une revendication anarchiste, libertaire ou « gauchiste ». Elle
signale simplement que, du point de vue juridique, le problème
des étrangers découle d'une logique classique, celle du groupe politique et de son apogée,
l'État-nation. Logique qui, susceptible de
perfectionnement (les démocraties)
ou de dégénérescence (totalitarisme),
reconnaît qu'elle repose sur certaines exclusions et qui, en conséquence,
s'entoure d'autres formations - morales et religieuses, dont elle ne
modère pas moins les aspirations
absolutistes - pour affronter précisément ce qu'elle a écarté, en l'occurrence
le problème des étrangers et son
règlement plus égalitaire.
Dans l'état actuel de brassage sans précédent d'étrangers
sur le globe, deux solutions extrêmes se dessinent. Ou bien nous allons vers
des États-Unis mondiaux de tous les ex-États-nations : processus envisageable
à long terme et que le développement économique, scientifique, médiatique laisse
supposer. Ou bien le cosmopolitisme humaniste se révèle une utopie, et les
aspirations particularistes imposent la conviction que les petits ensembles politiques
sont les structures optimales pour la survie de l'humanité.
Dans la première hypothèse, la citoyenneté est appelée à intégrer au
maximum les droits de l'homme et à se
dissoudre en eux, car s'ils assimilaient
les ex-étrangers, les nationaux perdraient nécessairement bien des caractères et des privilèges qui les définissent comme tels. D'autres
différences se formeraient sans
doute, donnant lieu au kaléidoscope
multinational des États-Unis mondiaux: différences
sexuelles, professionnelles, religieuses, etc.
Au
contraire, si les États-nations devaient survivre encore longtemps, comme le maintien farouche de leurs
propres intérêts semble actuellement l'indiquer, le déséquilibre entre droits
de l'homme et droits du citoyen créerait des balances plus ou moins subtiles ou
brutales, semblables à celles que l'on observe en France au gré des situations
politiques. Il deviendrait alors nécessaire d'établir un statut des étrangers préservant des abus des uns et des autres,
précisant les droits et les
obligations des deux parties. Ce statut devrait être provisoire,
évolutif, et s'adapter aux changements des besoins sociaux et des mentalités.
Quelles que soient les
différences d’un pays à l’autre, on peut généraliser en disant que dans les démocraties
modernes les étrangers sont exclus
d’un certain nombre de droits. Ainsi, à quelques
exceptions près, les étrangers sont exclus de la fonction publique : en
France ils y ont accédé seulement par la loi de 17 juillet 1978. Vous
discuterez ici en profondeur et en détail cette différence entre, d’une part,
droits de l’homme, et, d’autre part, droits
civiques ou droits politiques concernant les étrangers en France. Évoquons seulement brièvement l’épineux
problème qu’est l’exclusion des étrangers du droit de vote. On connaît bien les arguments des deux parties dans ce conflit
sans solution facile : « Les étrangers restent en définitive
fidèles à leur pays d'origine et peuvent nuire à notre indépendance
nationale », disent les uns; « les étrangers bâtissent avec nous notre indépendance économique
et, par conséquent, doivent jouir des droits politiques qui
confèrent le pouvoir de décision », répliquent les autres.
Quelle que soit l’opinion qu’on sera
amené à prévaloir dans cette difficile question, on peut remarquer avec
certains juristes que
« l’étranger est réduit ainsi à un objet
passif » : les étrangers ne votent pas
et ne participent ni à l'État, ni au Parlement, ni au gouvernement, ils sont «
aliénés par rapport à l’ordre juridique - comme à l’ordre politique et à
l'ensemble des
institutions de la société dans laquelle ils vivent ». S’y ajoute le fait que le pouvoir est
donné à l’Administration d’interpréter voire de modifier par règlements et décrets la juridiction
en cours, ce qui peut conduire à
faire du droit des étrangers un « droit au rabais ». Enfin, on peut
comprendre ceux qui déplorent l’exclusion des étrangers des « effets
symboliques de la loi » : l'investissement imaginaire de la symbolique juridique - dont il résulte que, pour tout
citoyen, la loi possède une valeur « sacrée » et par conséquent
affective, réelle plus que réaliste - n'a pas cours avec les étrangers.
Ceux-ci ne participent pas au processus légal qui conduit à l'adoption des
lois.
La réponse politique et juridique côtoie immanquablement
les conceptions philosophiques que le monde moderne se fait de
l'étranger, quand elle ne s'en inspire pas. Je vous propose donc de rappeler quelques moments clés de l'histoire de la pensée moderne, qui ont été
nourris par la confrontation de l'homme national avec la diversité des hommes.
III.
Le type idéal historique
Les Lumières françaises, puis les Droits de l’homme et du citoyen tentent
d’intégrer - dans le pacte politique
lui-même - cette déconstruction des identités politiques , d’immanentiser l’universel
dans le politique: que ce soit à travers de la
notion d’une unité du « genre
humain » et des efforts juridiques, sociaaux et
politiques pour la mettre en pratique, dès le XVIIIe siècle ; à travers le
« vivre ensemble » dans la diversité des cultures au sein de la
globalisation moderne.
Au retour de la Rencontre interreligieuse
pour la justice et la paix à Assise (octobre 2013), où Benoît XVI a prononcé
cette phrase qui m’a marquée : « Personne n’est propriétaire de la
vérité », j’ai proposé à des amis des Bernardins la création d’un
Cercle Montesquieu, avec la
participation des religieux, prêtres, rabbins, imams et des humanistes pour penser et travailler
ensemble. Pourquoi Montesquieu ? Montesquieu, « le premier penseur
qui a conçu et exprimé la notion de type idéal historique » (selon Ernst
Cassirer) pense la « totalité de l’espèce » et le tissu politique du
globe à partir de la « sociabilité » et de l’ « esprit
général » qui gouverne l’espèce humaine enfin rendue à son universalité
effective. Tout en reconnaissant le
poids national, Montesquieu le transpose et résorbe dans une philosophie politique
sans frontières, intégration maximale du genre humain dans une idéalité modérée
réalisable.
IV.
Homme versus citoyen
Le moins que
l’on puisse dire est que le nationalisme des siècles postérieurs à Montesquieu
a confirmé la nécessité de ses mises en garde et ses réseaux de sécurité.
Dès la Révolution française
cependant, et déjà dans l’épochale Déclaration des droits de l’homme et du citoyen (16 août 1789), il apparait
évident combien cet horizon demeure un horizon, mais que la gestion pacifique abandonne subrepticement la notion
universelle – les « hommes »- et ses associations
politiques » supposées qui
doivent mettre en œuvres les droits naturels égalitaires, pour rencontrer
l’ « association politique » historiquement « essentielle »…
la nation. Le paradoxe que nous avons
évoqué d’emblée :
Article 1. « Les hommes naissent libres et égaux en
droits … »
Article 6. « La loi est
l’expression de la volonté générale ; tous les citoyens ont droit de concourir….à sa formation [de la loi]… »
De fait, donc, l'homme «naturel» a beau être
universel, dès qu’on le pense comme immédiatement politique, il est national. Ce glissement du raisonnement
va conduire, avec le développement économique des sociétés occidentales, à la création des Etats-nations, et, par dérivation ou
déviation, à la flambée
du nationalisme aux XIXc et XXe siècles. Toutefois, après les
expériences terribles de l'histoire contemporaine, on ne saurait qu'admirer l'intuition éthique et politique qui, par-delà la
nécessité historique qui
consiste à reconnaître l'essence politique nationale des hommes, se réserve un horizon inaliénable, irréductible à celui de la conscience
politique nationale et à sa
juridiction.
C’est chez Kant que cet universalisme
moderne trouve sa formulation radicale. Dans ses Idées d’une histoire universelle d’un point de vue cosmopolitique (1784) il traduit l’ « impératif moral » au plan juridique et
pratique, en envisageant « une relation extérieure légale entre les
Etats » et prône la fédération des droits nationaux dans une
« Grande Société des
Nations »- « une force unie et une décisions légale de la volonté unifiée ». Aussitôt énoncé , le droit universel se heurte à la difficulté majeure : Sans
instance transcendantale universelle et supérieure, comment assurer cette « volonté unifiée » , ce
pays au-delà des pays où LES peuples et LES pays intégreraient leurs
« étrangers » qui n’en seraient plus ? Kant lui-même considère son idée extravagante » :
« folle » dit-il, en pensant à l’abée de Saint-Pierre et à Rousseau qui
l’avaient précédé dans cette vision. Il la maintient cependant comme la
« seule issue possible à la détresse ». D’où découlerait cette
hospitalité, cette générosité volontaire ? « Tout simplement… de ce
que la Terre est ronde », conclut-il pragmatiquement, naïvement…
La Shoah et les massacres
intercommunautaires qui continuent de plus belle au XXIe siècle témoignent du
fait que, malgré les avancées considérables, l’ « impératif
moral », la finitude de la surface terrestre et les ajustements
politico-juridiques du droit international ne parviennent pas à résoudre les difficultés sociopolitiques
des étrangers. Ils sont plus impuissants encore face à cette poussée vers
l’au-delà qui s’empare de chacun de
nous, et plus dramatiquement encore des étrangers qui, exposés aux échecs de l’intégration et aux forces de la désintégration, non
seulement n’adhèrent à aucune supplication, mais lâchent les brides de la pulsion
de vie et basculent dans la pulsion
de mort.
Face à cette absence de
« connivence » et de « conciliation » - nous sommes loin
des stoïciens et des tendances
pacificatrices du religere comme de
la « volonté unifiée » de Kant-, Ratzinger et Habermas avaient fait
appel à un retour de la foi (« Les fondements pré-politiques de l’Etat
démocratique », 2004). Mais laquelle ? Le dialogue entre les
religions ne semble pas capable de
mettre fin aux massacres entre les croyants, fussent-ils ceux des trois monothéismes, et peut-être encore moins
entre les croyants des trois monothéismes; et la sérénité bouddhiste elle-même n’est pas dépourvue d’explosions contre les adversaires étrangers.
J’ai la faiblesse de penser que le
développement des sciences humaines, et notamment de la psychanalyse, qui ne
cessent d’approfondir leur connaissance de la vie psychique,- contribue de
manière innovante à la refondation de l’humanisme moderne dans sa visée
universaliste et cosmopolite, Et ceci tout particulièrement face aux désarrois identitaires que vivent les étrangers, mais aussi les
nationaux de souche qui les accueillent dans la globalisation numérisée.
V.
L’inquiétante étrangeté
selon Freud
Deux moments capitaux de la découverte de Sigmund
Freud ( 1856-1939) concernent directement notre propos.
Sa notion de l’ « inquiétante étrangeté »
(Unheimlish) nous invite à faire face aux réactions passionnelles que
suscite l’étranger, assimilé à l’étrange- à l’angoissant- au menaçant.
L’étrange étranger – auquel nous tournons le dos, que nous rejetons ou persécutons,
qui nous menace ou que notre charité accueille, infantilise ou stimule –
l’étrange étranger n’existe pas en soi, dit Freud en substance. Il réveille des
craintes et des traumatismes qui nous habitent, que nous avons oubliés–refoulés–censurés,
et que la rencontre avec l’autre- plus encore avec l’autre étranger- réveille
et actualise.
Vous ne pouvez pas
éradiquer l’étranger, dit la psychanalyse, chaque singularité comporte et suscite
amour et haine ; mais vous pouvez
les élucider en vous pour mieux les accueillir chez les autres. En apprivoisant les étrangetés, peurs-angoisses-violences-et-rejets qui vous
habitent, en donnant sens à l’étrangeté en vous-même, vous préparez la vie de ce « toucher intérieur » (oikéiosis), conciliation universelle qui préside à l’universalité du « genre humain ». Cette psychisation intime de mal-être que
suscite l’étranger, nous invite à un accompagnement personnalisé des migrants
comme des accueillants. Elle ne « résout » pas le « problème des
étrangers ». De toute évidence, cette psychisation ne peut que s’ajouter
aux mesures économiques, juridiques et sociales. Mais en intériorisant l’enjeu
politique, elle nous responsabilise et atteste que l’humanisme universaliste
est une expérience délicate, à refonder au singulier, et de très très longue
haleine.
Je prendrai pour vous en convaincre
l’exemple extrême que sont les passages à l’acte mortifères des étrangers (souvent)
adolescents : exposés à la désintégration sociale, à la dépression
profonde à et son envers maniaque que sont le fanatisme intégriste et le gangstéro-intégrisme.
VI. L’étrangeté et
le mal radical L’Étrangeté
En effet, de nouveaux étrangers inquiètent désormais la globalisation
en général et le pacte républicain en particulier : les revendications des droits dégénèrent en
vandalisme quand ce n’est pas en gangstéro-intégrisme et en fanatisme qui
sèment la mort. Pas vraiment « nouveaux » si l’on pense au nihilisme
de la fin du XIXe siècle et autres explosions suicidaires dévastatrices ?
Mais « nouveaux » parce qu’ils agisssent, dans un contexte d’éveil
des spiritualités, au nom d’une poussée vers l’absolu transformée en ce qu’il
faut bien appeler, non plus une « idéalité » (divine ou
universaliste sécularisée), mais une « maladie d’idéalité ». « Nouveaux » parce qu’en résonnance avec les conflits au Proche Orient. Et parce que mettant au défi le modèle français de la
sécularisation, de la laïcité.
La délinquance des
« ados défavorisés », le fanatisme des jeunes et moins jeunes qui se font
kamikazes pour le compte de l’Etat islamique en Irak et au Levant, la
recrudescence de l’antisémitisme virulent révèle en effet une phase plus
radicale du nihilisme, une phase qui s’annonce en dessous du « heurt de
religions ». Elle concerne tout particulièrement des
jeunes français issus de l’immigration, fragilisés par un milieu familial en
souffrance, par l’échec scolaire et professionnel, désintégrés, désocialisés.
Comme tous les adolescents, ces adolescents prolongés sont révoltés
contre le « système », à la recherche de reconnaissance, habités par
une quête d’idéal, une aspiration paradisiaque. A cette différence près
que leur ruée vers l’au-delà du
mal-être est d’une violence paroxystique qui opère dans un « moi »
sans consistance, et qui de ce fait vole en éclat. Les idéaux eux-mêmes disparaissent
balayés par la plus pulsionnelle des pulsions, la pulsion de mort résorbant la
pulsion de vie. Cette désorganisation saisit en profondeur les ressort de la
civilisation, mettant en évidence la destruction du « besoin de
croire » pré-religieux constitutif de la vie psychique avec et pour l’autre.
La
psychanalyse s’aventure du côté de cette désorganisation profonde de la
personne- c’est la déliaison (“je”
n’existe pas”, “rien qu’une pulsion de déliaison prête à tout”) ; et la désorganisation du lien à l’autre - c’est la désobjectalisation (“l’autre n’a ni sens ni valeur”), où seul triomphe la malignité du mal, le
« mal radical ».
Qu’est-ce que le mal radical? Il consiste
à déclarer- et à réaliser- la
superfluité des êtres humains: leur mise à mort (Kant, Arendt).
Le mal
radical est-il est sans pourquoi? La mystique et la littérature le disent, à leur façon. Nous- le pacte politique-
ne pouvons pas en rester là. Avec l’expérience psychanalytique, je ne me
contente pas de me révolter non plus. Je cherche les logiques du mal extrême, pour affiner l’interprétation de ce mal-être, de cette étrangeté, dans
le transfert-contretransfert. Nous découvrons que parmi ces nouveaux étrangers, certaines personnes-
notamment des adolescents- succombent à la maladie d’idéalité: ils explosent
littéralement, incapables de distinguer
le dedans et le dehors, le soi et l’autre. La pulsion de mort résorbe la
vie psychique, sans soi et sans autre, ni « moi » ni
« toi », « on » sombre dans la destructivité aveugle et
autodestructrice. Le besoin de croire s’effondre dans l’empire de la déliaison et
de la désobjectalisation, accompagnées d’un plaisir insensé, quand ce n’est
pas dans le vide de l’apathie l’indifférence apparente et trompeuse.
Dans l’état de guerre entre étrangers qui
a façonné l’histoire, les humains ont toujours essayé de distinguer le
« bien’ du « mal » qui résulte des heurts entre valeurs, elles-mêmes relayant des intérêts libidinaux divergents ou
concurrents. L’Homme religieux et l’Homme moral s’en sont constitués : plus ou
moins coupables et révoltés, ils en vivent, s’en préoccupent et espèrent les
élucider pour éventuellement s’entendre au lieu de s’entretuer.
A côté de ce mal discutable, il en existe un autre, le mal extrême, qui balaie le sens de la distinction elle-même
entre bien et mal, et de ce fait détruit la possibilité d’accéder
à l’existence d’autrui, au sens et à soi-même. Ces « états limites » de
l’être humain ne se refugient pas seulement dans les hôpitaux ni sur les divans des
psychanalystes, mais déferlent dans les catastrophes sociopolitiques, dans
l’abjection de l’extermination – telle la Shoah, cette horreur qui défie
l’explication et la raison. Des nouvelles formes de mal extrême se
répandent aujourd’hui dans le monde globalisé, dans la foulée des maladies d’idéalité qui s’étalent dans
le gangstéro-intégrisme.
Est-ce
possible de pousser l’écoute analytique jusqu’à ces frontières de l’Homo Sapiens, et de pratiquer encore la
psychanalyse dans ces conditions ?
Les
démocraties se trouvent devant un défi historique : sont-elles capable
d'affronter cette crise du besoin de
croire et du désir de savoir que le couvercle de la religion ne retient
plus, et qui touche au fondement du lien entre les humains étrangers ?
L'angoisse qui nous fige ces temps de débordements sur fond de crise économique
et sociale (cas Mérah, cas Nemmouche, les deux frères Tsarnaev au marathon de
Boston, les candidats au martyr en Syrie, etc.), exprime notre l'incertitude
devant cet enjeu colossal.
J'ai
essayé de vous dire comment elle me concerne. Suis-je optimiste, trop optimiste
? Je me définirai plutôt comme une pessimiste énergique. Et je demande: Que
faisons-nous? Ne pas démissionner devant le mal, ni même devant le mal extrême. Mais poursuivre patiemment
la recherche – certainement pas d’on ne sait quel équilibre utopique,
mais de ce point fragile que Pascal
définit comme un “mouvement perpétuel”, en écrivant: “Qui a trouvé le secret de se réjouir du bien sans se
fâcher du mal contraire aurait trouvé le point. C’est le mouvement
perpétuel”.
Et
si l’expérience qui nous manque
aujourd’hui pour accompagner ces « nouveaux étrangers » était précisément ce “point”, ce
“mouvement perpétuel”, vers le “secret de se réjouir du bien sans se fâcher du
mal”… Une certaine expérience intérieure…pour accompagner l’étrangeté, fut-elle
la plus explosive.
VII.
Pratiquement…
Pour conclure, deux constats.
-
L’étranger qui a pu apparaître comme
la chance ouvrant le groupe à plus de fraternité, n’a pas fini de porter ce message
pour plus d’universalisme aux hommes et aux femmes du 21e siècle.
Mais le désarroi de cette élection étrangère s’avère d’une lourdeur qui
exacerbe la fragilité de la condition humaine et aggrave nos quêtes de sens en les transformant en
maladies d’idéalité : le mal radical se répand
sous les oripeaux de guerres saintes. Ne fixons pas l’étranger dans sa condition qu’elle soit prophétique
ou barbare: source de questionnement éclairant, mais aussi source de
fanatisme mortifère. Accueillons-le (la) dans sa singularité, ses impasses sont les nôtres, elles nous concernent,
elles sont partageables.
-
L’identité nationale ne s’en ressent
pas moins, elle est en modification accélérée. En France, en cette fin de XXe siècle, chacun est destiné à rester le même et l'autre
: sans oublier sa culture de départ, mais en la relativisant au point de la
faire non seulement voisiner, mais aussi alterner avec celle des autres. Une
nouvelle homogénéité est peu probable, peut-être peu souhaitable : la
rhétorique du FN est réactive, régressive et suicidaire sans ses apparences
consolatrices. Nous sommes appelés, par la force de l'économie, des médias, de
l'histoire, à cohabiter dans un seul pays, la France, elle-même en voie
d'intégration dans l'Europe. S'achemine-t-on vers une nation-puzzle faite de
diverses particularités, dont la dominante numérique reste pour l'instant française
- mais jusqu'à quand?
-
En l'absence d'un nouveau lien
communautaire - religion salvatrice qui intégrerait la masse des errants et des
différents dans un nouveau consensus, « unanimation » spirituelle, autre
que la ruée vers « plus d'argent et de biens pour tout le monde » -, nous
sommes amenés, pour la première fois dans l'histoire, à vivre avec des
différents en misant sur nos codes moraux personnels, sans qu'aucun ensemble
embrassant nos particularités ne puisse les transcender. Une communauté
paradoxale est en train de surgir, faite d'étrangers qui s'acceptent dans la
mesure où ils se reconnaissent étrangers eux-mêmes. La société multinationale
serait ainsi le résultat d'un singularisme extrême, mais conscient de ses
malaises et de ses limites, ne connaissant que des irréductibles
prêts-à-s'aider dans leur faiblesse, une faiblesse dont l'autre nom est notre
étrangeté radicale : une espèce de sacré.
Dans un sens nouveau que Kant évoquait déjà en préconisant, à la fin de sa Critique de la raison pure, un nouvel
espace éthique sous le nom d’un nouveau « Corpus mysticum » pour le monde du libre
arbitre et ses lois morales. Mais Saint Augustin, qui associe le divin lui-même à l'étranger, ne l’esquissait-il pas déjà, en écrivant :
« Dieu,
grâce à qui nous apprenons que parfois ce que nous croyions nôtre nous est étranger, et que ce que nous croyions étranger est nôtre parfois. » SAINT
AUGUSTIN, Soliloques.
Julia Kristeva
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