Merci beaucoup de
votre présence. Merci à St. Eustache, l’église, et à Gilbert Caffin, d’avoir organisé cette rencontre, et merci à Claude Geffré d’avoir accepté cet échange.
On m’a demandé de
présenter l’interprétation psy, et la mienne, du besoin de croire. Et il m’a semblé que je ne pouvais pas aborder
directement ce que Freud et mes patients m’apprennent à ce sujet, sans
commencer par vous dire comment je reçois ce que nous dit de sa foi celui qui
est l’inspirateur principal de notre réflexion ce soir – John Henry
Newman.
Car ce que j’ai à
vous dire à la lumière de S. Freud n’est pas sans rapport avec son expérience
telle que je la lis.
Moi-même et mon Créateur
John Henry Newman (1801-1890), vous
le connaissez mieux que moi, grâce à l’année Newman à St. Eustache, rappelle dans son Apologia pro vita sua (1864) le « grand
changement »qui « se fit
en ses pensées » à l’âge de15
ans. Plus qu’une « empreinte » ou
une « impression », le dogme chrétien est devenu alors pour lui une
« certitude absolue » : « à présent encore (49 ans
après), j’en suis plus certain que d’avoir des pieds et des mains ».Intense concentration, isolement totalde la « réalité des phénomènes
matériels », et rien que « deux êtres » « dontl’évidence »est aussi « lumineuse »
qu’ « absolue » : « Myself and my Creator ».
La scène se passe
en 1816.La banque de son père fait
banqueroute, l’adolescent de
15ans ne peut pas rejoindre sa famille l’année suivante pour les vacances d’été, il reste à son
collège à Ealing : séparé des siens, mais entouré de la délicate
compréhension du révérendWalter Mayers, protestant évangélique.
D’emblée,
l’auteur de cet Apologiaavertit ses lecteurs : il ne nous
dira pas tout. « Secretummeummihi ». On pourrait être tenté de
psychanalysercet état
hallucinatoire etcesurmoi exigeant qui sous-tendentla conversion du jeune homme secoué par
la banqueroute du père, comme on l’a fait pour Kierkegaard. Ce n’est pas ce que
je souhaiterais vous proposer ce soir. Je préférerai revenir d’abord sur la
manière propre à Newman depenser l’éprouvé decette évidence et de
cettecertitude de la Foi :
véritable combat contre le rationalisme étroit, une sorte de Dilatatio de la Raison, aurait dit Richard de Saint Victor au XIIe siècle. Je vais vous faire part ensuite de ma pratique et ma théorie de la psychanalyse, qui, attentives à ce
que j’appelle le « besoin de croire » sous-jacent au
« désir de savoir », découvrentdansl’expériencedu
« croire » une dimension psychique spécifique : l’affect et plus précisémentl’affect filial
père-fils comme constante anthropologique universelle, pré-religieuse.
J’aborderai – dans la discussion -comment cette manière de penser la Foi peut éclairer le sens dudogme de l’Infaillibilité, cher à
Newman.
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Julia Kristeva à l'église Saint-Eustache à Paris, photos de Sophie Zhang
I.
L’adolescent
éprouve doncla réalité absolue – la « certitude » -de ce que j’appellerai la co-présence entre le Moi-même et son Créateur. S'agit-il d'un
« sentiment » ? Le mot est trop subjectif, « dérisoire »
dit-il, « a mocquery » au regard de
l’inévitable « empreinte »imposéeau Moi par une
réalité hors-Moi. S’agirait-il d’une réalité impersonnelle ? Les
mots sont à ce point impuissants à nommer l’inscription de cette évidence absolue, que le
théologien va recourir auxcomparaisons et aux métaphores : empruntées d’abord au corps («plus
sûr encore que d’avoir des pieds et des mains ») et pour finir…au« fait »
(« the fact », dit-il) du père anthropologique. De même que
l’amour filial n’existe pas sans le fait (the fact) du père humain,la piété n’existe pas si l’Etre
absolu n’est pas un « fact ». (Je vous renvoie à l’Apologie, p. 48 , éd. fr.1939). A trop vouloir convaincre,
la logique tourne court : Newman veutplaider le dogme de la transcendance du Créateurdont il subit l’empreinte, et il tente de décrire ce « subi »,
étymologiquement ce « pâtir », cette « passion ». Mais le
mot « passion »ne sera
pas formulé ici,le théoricien dira
plus tard : « /Jeune/ Je ne voyais pas ce que voulait dire
« Aimer Dieu » (Cf. Travor, p.17).
Pourtant, l’analogie qu’il tisse dans
ce paragraphe suggère plutôt (et malgré lui) que Dieu seraitune parabole invisible de la paternité (
de la fonction paternelle humaine)comme objet du désir du fils.
Sans approfondir la teneur affective de ce constat involontaire,
Newmanpréfère détailler logiquement une série d’actes cognitifsqu’il appelle actes de conscienceet qui jalonnent leprocessushétérogène de la croyance :
« Des ombres et des images (encore une métaphore) vers la vérité »
(telle sera sa devise gravée sur son mémorial à Edgbasten),
- et une certitude rationnelle quis’en dégage in fine : « Je sais que je sais que je le sais… » :
ce propos se terminant par des points de suspension, comme pour évoquer un
processusde savoir infini (tel le
nombre Pi de Leibniz).
De l’intuition antérieure à la rationalité(il parlera de la « phronesis » aristotélicienne,
introduira le concept de « sens
illatif »,etc.) – jusqu’àla rationalité énoncée par le
Credo : Newman maintient la luminosité secrète
(« surnaturelle », dit-il)de sa Foi, qu’il décrira aussi commeun « inwardsense » ( sens intérieur), ou encore comme
« cor (le cœur de saint Augustin) :
« Cor ad cor loquitur » (telle sera sa
devise de Cardinal).
Le
terme d’ « affect » que Saint Bernard de Clairvauxavait repris à la scholastique pour en
faire un conceptclé de sa lecture du Cantique des Cantiques, ne semble pas venir
sous la plume de Newman. Il s’impose cependant si l’on veut appréhender cette
zone élargie et fragile que Newman appelle la «conscience » de
l’expérience, ou (plus tard)« assentiment aux images et aux choses » (à distinguer del’ « assentiment aux
notions »). Une « conscience » (entre guillemets) qui n’a pas
encore la rigueur d’un acte cognitif rationnel, mais évoquela « sphère anté-prédicative »
de la phénoménologie husserlienne, ou encore lesens « sémiotique » (antérieur
et sous-jacentà la syntaxe qui
garantit la signification « symbolique ») dans ma conception de la
subjectivité comme un processus de « signifiance ».
L’hétérogénéitéde ces actes psychiques constituant le
lien nommé « credo » entre moi-même et le Créateur appelle d’emblée
des régimes de parole qui ne réduisent pas « les ombres et les images »
auxsavoirs du « je sais » conceptuel. Notre culture les définit comme« esthétiques » : les arts, la musique, la peinture
et, pour Newman, la poésie, en prise directe surces
« germes » de pensée que suggèrentles métaphores des « ombres »
et des « images »,
A partir decetéprouvédel’union entre Moi et le Père/Créateur,le Credo selon Newmancessera d’être une
« empreinte », pour se développercommeun lien intersubjectif et amoureux. Et c’est précisément cette révélation amoureuse quile conduira des Pères byzantins et du
Protestantisme àl’Eglise
catholique. Suivonsdonc le
mouvement de la subjectivation amoureuseen 3 temps.
1.La conception de la Foi comme
empreinte (eikon) du Créateur dans le croyant, de son icône et de son économie a été développéeau IX e siècle, notamment par le patriarche Nicéphore, au cours du débat
byzantin sur l’autorisation des images de Dieu. En insistant sur la déposition/réception/inscription du
pacte avec le Créateur, cette économie risquait d’introvertir le croyant dans ce que Newman appelle « unworldnesness » :
retrait du monde, voire source de « désespoir » dans le christianisme évangélical.
2.Au contraire, grâce à l’analogie établie
d’emblée par Newman entre le Créateur etle « fait » de la paternité
humaine vivante, le Credo s’éclaire pour lui tout autrement. L’empreinte
devient unegrâce quin’est pas seulement imputée par analogie, mais implantéepar et pour l’amour du Père.Bien plus qu’une réception
ou application (éikon-économie) de laLoi
biblique. Et pas seulement non plus une participation au Bien général de l’Etre
Bien (le « Bonum » neutre,à la manière philosophique ou thomiste).
La Foi sera la « certitude » d’une co-présence avec le « Bonus » singulier (dira Maurice Blondel).Entendons : une personnalisation
duelle du lien : Moi par Lui parce que Lui pour Moi.Et une initiative du croyant, en ce sens
qu’il ne se contente pas d’imiter, mais participe. Le don amoureuxsera entendu comme une gratification
tout autant que comme une épreuve : unconflit permanent, dans le décalage
entre appel et réponse. Et cependant une identification
totale réunit le Fils avec le Père dans un seul Esprit.
Newman n’explicite
pasle caractère affectifde ce mouvement : il se contente de
tracer la dynamiquehétérogène
etl’unité logique du
processus. Néanmoins, sa compréhension de la co-présenceMoi/Créateur fait du croyant le Temple
de l’Esprit. Elle abolit la séparation entre le « juste » et
l’ « élu », et envisage un nouveau régime de la subjectivité dans la Foi : celui du
renouvellement (« la croissance est l’unique preuve de la vie… »,
Newman aime à citer Thomas Scott) impliquant que la vérité de la Foi n’est pas l’ « enchantement », mais la liberté comme conquête et drame : car
« notre cœur est sans repos ».
3.Enfin,la
décision de croire comprend les « pauvres et les illettrés » : ceux-là mêmes qui« ressentent » (encore cette certitude de la perception
pré-rationnelle). L’unification du Moi-même avec son Créateur se
« réalise » (« realize »,
s’accomplit)dansl’universalité la plus élargie, celle de
l’humanisme chrétien qui associe le genre humain à ce« per modumunius » vécu comme lien d’amour.
Tel sera le sensultime de la sainteté qui s’accomplit,
selon Newman, là où il existe la « certitude indéfectible » (Grammaire de l’assentiment, p. 292) de
la co-présence entre Moi-même et Mon créateur.
« La sainteté, voilà le grand but. Il doit y avoir là un combat et une
épreuve » (cité par M. Travor, The Pillars and
the cloud, 1962, p. 55). En s’appuyant sur la
certitude sensible- en passant par la conscience que cette co-présence est une tension- eten englobant la
certitude que tous les hommes participentde cette évidence, qu’ils le sachentou non.
Bien que Newman lui-même
n’ait pas revendiqué le terme de « mystique », l’assemblage entre
assentiment et imagination d’une part, et grammaire de
l’inférence-justification de l’autre,parvient à intégrer l’expérience mystiquedans la consolidation d’un dogme
catholique qui lui paraît devoir être élucidé et protégé. Ce chemin qui mène le
protestant Newman au catholicisme, et qui n’a pas échappé à un Henri de Lubac,
le conduit à une autre certitude qu’il n’a pas explicitement formulée mais que je résumerais ainsi : l’essence de l’éthos chrétien est mystique.
D’aucuns ont fait de la mystique une clé pour ouvrir les portes de la Foi à de
nouveaux mondes : Maître Eckhart prépare le vocabulaire de la philosophie
européenne, tandis que Thérèse d’Avila entamela transition baroquevers le siècle des Lumières. Newman,
pour sa part, protège le catholicisme à la fois du
moralisme protestant et du criticisme rationaliste, et réassureles fondamentaux du catholicismeparune patiente description du lienPère/Fils sous-jacent au Verbe, démontrant que cette expérience-là-qu’il n’appelle que subrepticement « amoureuse » (Assentiment, p.190, par
ex.)- est le fondement ultime du
sens éthique.Il discerne dans la mystique le ferment nécessaire pourrefonder le dogme : en le rendant plus complexe et plus dynamique.
J’espère vous
surprendreen affirmant qu’après
Freud et Lacan,la psychanalyse se
tient aujourd’hui à ce carrefour où le besoin de croire côtoie le désir de savoir, et où il se fait entendre,peut-être élucider. Le plus souvent,
l’opinion retientde Freud le
diagnostic de la religion comme uneillusion,
en oubliant non seulement que l’inventeur de l’inconscientpromet un avenir(peut-être ?) « sans
fin » à cette illusion, mais aussi que son œuvre
complexe opère une véritable archéologie de la fonction paternelle :
d’Œdipe et Laïos –en passant
par le meurtre du Père comme fondement du fait religieux dans Totem et Tabou, – jusqu’à
l’assomption intellectuelle de ce sentiment dans le judaïsme selon Moïse et le monothéisme. Depuis
quelques années, un Freud plus secret encore se révèle dansla recherche psychanalytique, qui essaie
d’approfondir les avancées du fondateur, et ce face au retour des
spiritualités et dans le contexteglobalisé des heurts et des conflits de religions.
II.
Le besoin
de croire et le désir de savoir
Commençons par rappeler deux sources du « croire » quiprécèdent l’écoute du psychanalyste
confronté à la croyance : la source biblique et évangélique, la source
sanscrite.
Prenons le Psaume 116 : 10: « He' emantikiadaber...
» ; « J’avais foi même quand je disais: /"Je suis vraiment bien
malheureux"/ Moi qui disais dans mon trouble: "Tout homme est
menteur!" » Saint Paul, dans sa Seconde
Lettre au Corinthiens, 4 :13, reprend, en écho au Psaume 116 :
« J’ai cru et j’ai parlé ». N’est-ce pas ce que fait Newman, qui l'avait ressenti, dans l'empreintedu dogme, puis dans l’expérience
personnelle del’unionMoi/Père, avant d’en rechercher « la grammaire de
l’assentiment » ?
Puisque le
psalmiste évoque, quelques lignes avant cet énoncé, l’écoute miséricordieuse de
Dieu, Autre aimant, et en rassemblant les diverses interprétations de l’hébreu
« ki » qui veut dire «et »,
« parce que », et « malgré », j’entends le verset
ainsi : « Puisque Tu me parles et m’écoutes, je crois et je parle,
malgré l’innommable. »
Le
contexte biblique du Psaume est donc très explicite : il associe la foi («emouna », où l'on entend la racine « amen », foi ou croyance) qui commande à
l’acte de parole (à l'énonciation), à des énoncés précis, quelconques, et en
l'occurrence déceptifs. Bien qu’aucune de mes paroles ne soit digne de
foi, je parle parce que quelqu’un m’a parlé et écouté. C’est dans l’acte de se
parler que je crois : est FOI l’investissement de l’acte de SE parler. La
Foisoutient l’acte de
l’énonciation:elle détient, en ce
sens, la clé de l'acte de parole
lui-même, fût-il celui de la plainte (je suis
malheureux, les hommes mentent, etc.). Parce que je crois, je parle; je ne
parlerais pas si je ne croyais pas; croire à ce que je dis, et persister à
dire, découle de la capacité de croire en l'Autre, et nullement de l'expérience
existentielle, forcément décevante.
Dans l’univers indo-européen,
lemot credo en latin remonte au sanscrit «sraddhā-»
qui dénote un acte de « confiance » en un dieu, impliquant
restitution sous forme de faveur divine accordée au fidèle; c'est de cette
racine que découle, laïcisé, le crédit financier: je dépose un bien en attendant récompense (Emile Benveniste a minutieusement
argumenté ce développement) : j’investis.
L'expérience psychanalytique de l'enfant
et de l'adulte témoigne d'un moment crucial du développement, où l'infansse projette dans un tiers auquel il s'identifie:
le père aimant. Identification primaire (Einfühlung)avec le père de la préhistoire individuelle[1].
Aurore de la tiercité symbolique, ce tiers est
un père aimant qui me reconnaît et que je reconnais. Il remplace la fascination
et l'horreur de l'interdépendance duelle mère-et enfant. De telle sorte que
cette reconnaissance confiante que m'offre le père aimant la mère et aimé
d'elle, et que je lui voue à mon tour, change mes balbutiements en signes
linguistiquesdont il fixe la valeur. Les signes
du langage transforment mon angoisse en « attente croyante »: GläubeErfahrung,
écrit Freud. C’est donc l'écoute paternelle aimante qui donne sens à ce qui
serait, sinon, un innommableexcèsdes plaisirs et des
douleurs : indicible trauma.
Pourtant,ce n'est pas Moi
qui construis cette identification primaire; et ce n'est pas non plus le père
aimant qui me l'impose. L'Einfühlung avec lui - ce degré zéro du devenir Un avec le
tiers - est « directe et immédiate », telle un
foudroiement ou une hallucination. « Evidence »,
« certitude », dit Newman. C'est par l'intermédiaire de la
sensibilité et du discours de la mère aimant le père - une mère à laquelle
j'appartiens encore, dont je suis encore inséparable, - que cette« unification » de moi-dans-l'autre-qui-est-un-tiers s'imprime en moi et me
fonde. Je ne parle pas sans cet étayage maternel demon « attente croyante »,qui s’adresse au père aimant de la
préhistoire individuelle.
Plus encore, cet autre de la
mère, aimant la mère non moins que la mère/la femme en moi, ce père de l’Einfühlung, ce « degré zéro de la tiercité »…. possède les « attributs des deux
parents ». Figure peu connue des psychanalystes eux-mêmes, ilétait déjà là, devait être là, avant que
Laïos- le désormais célèbre père dit « œdipien » – ne vienne formuler ses interdits et ses lois.
Un père qui, en
me reconnaissant et en m'aimant à travers ma mère, me signifie que je ne suis
pas elle mais autre : ilme fait
croire que je peux « croire » ; que je peux
m' « identifier » à lui - Freud utilise même le verbe « investir
».Besetzung (all), Cathexis (angl). Croire et/ou investir, non pas en lui en tant qu' « objet » de besoin, de
désirou de savoir (cela viendra
plus tard; pour l'instant mon « objet » de besoin et de désir c'est
surtout maman). Mais croire (ou investi) en la représentation qu'il a de moi et en ses mots - en la représentation
que je me fais de lui,et en mes
mots. Investir l’acte psychique d’écoute et d’élection? « J'ai cru, et j'ai
parlé.» Alchimie d’affects et de sens, pôle de l’imagination, appelons-le :
Père Imaginaire.
Mon besoin de
croire ainsi satisfait et m'offrant les conditions optimales de développer le
langage, sera le fondement sur lequel pourra s'appuyer
une autre capacité, corrosive et libératrice: le désir de savoir. Si et
seulement si je suis porté (e) par cet « investissement » - par cette
foi-qui me fait entendre un tiers
aimant/ aimé et lui parler,- alors seulement, je peuxenfinéclater en questions.
Qui ne connaît la
transe jubilatoire de l'enfant posant des questions ? Et il ne cesse de nous
ramener à cette inconsistance des noms et des êtres, de l'Être, qui ne le
terrorise plus mais le fait rire, parce qu'il croit qu'il est possible de nommer, de faire nommer. « Je sais
que je sais que je sais… »
A
cette archéologie du « besoin de croire » du côté du père, l’écoute
analytique ajoute aujourd’hui les liens
précoces mère-enfant, à commencer par ce « sentiment océanique »
dont Romain Rolland avait indiqué à Freud qu'il était une composante
essentielle du sentiment religieux. Eprouvé extatique d’un corps sans
frontières et sans organes ( les quatre eaux de Thérèse d’Avila), et menace
catastrophique de perte de soi voirede dissolution biologique (le feu de Jean de la Croix) : la
clinique explore ces expériences limites quand elleséchouent dans les « nouvelles
maladies de l’âme » (toxicomanie, psycho-somatose,
passage à l’acte suicidaire, vandalisme, etc.) ; l’art moderne y
cherchedes« langages »défiant la figurabilité et la
représentation ; et les théories de la signification renouent avec les avancées
de Platon dans le Timée, qui esquisse
un « espace avant l’espace », un réceptacle dit «chora », qui serait nourricier
et maternel, antérieur au père-au sens - et même à la syllabe, et qui tenterait
une « récupération »ontologique de l’atomisme de Démocrite.Moi et Ma Génitrice/Créatrice :
endoublure de l’investissement
paternel ?La psychanalyse
elle-même peine encore à aborder ce continent.
Lacan pensait que la devise de la psychanalyse
devait être « Scilicet » : « tu peux savoir ». En
effet, tu peux savoir d'où viennent les enfants, d'où vient que tu parles, ce
que tu dis, etc. Il avait oublié de rappeler que « tu peux savoir »
si et seulement si tu crois savoir. Pour arriver éventuellement à savoir
pourquoi tu crois, ce que tu veux dire en croyant, ce que tu crois... Le
catholique qu'était Lacan à l'origine devait croire que c'était évident et
qu'il était inutile d'insister. Enfin, il faut croire que le moment est venu de
revenir à cette « plus-value» de la parole, à son étayage qui est son
«plus-de-jouir», disait-il, en remontant plus loin, jusqu'au croire...
La psychanalyse n'a pas pour finalité de nous trouver le meilleur
partenaire amoureux ni la situation professionnelle la mieux adaptée. La
psychanalyse nous apprendque la
capacité de faire sens est ancréedans le destin non seulement de la fonction paternelle, et plus
largement de la fonction parentale :
père et mère.Car nous sommes en
viesi et seulement si nous
pouvonsinvestir cette fonction, au
sens étymologique d’ « investir » : nous unir affectivement avec son altérité
aimante, pour ensuitel’interroger dans le désir et
par l’innovation.
Freud, ce juif athée,
l’homme le moins religieux de son siècle, arrive à cette conclusion
extravagante : la mystique etla
psychanalyse visent un point commun,« un point d'attaque similaire » ».Comment serait-ce possible ? Le Moi
de l'analysant, affranchi de la tutelle du Surmoi, élargit ses perceptions et
se consolide de manière à s'approprier des fragments du Ça. « Là où Ç'était,
le Moi doit advenir ». Tel serait le travail de la civilisation: à long
terme, peut-être impossible, comme l'assèchement du Zuidersee.
Nous sommes en 1932, Freud écrit ses Nouvelles conférences sur la
psychanalyse. La nuit tombera bientôt sur l'Europe et le monde. Mais Freud
n'abandonne pas son archéologie du « point d'attaque similaire »
entre psychanalyse et mystique. Peu avant sa mort, le 22 août 1938, le dernier
mot de sa main trace cependant une ligne de démarcation dans cette similitude
troublante: « Mysticisme: autoperception obscure
du règne, au-delà du Moi, du Ça». Entendons: plongée et perte du Moi dans l'autoperception du Ça (côté mystique); mais réorganisation
du Moi par une interminable élucidation du Ça (côté psychanalyse). Sans adhérer
à l'expérience mystique, sans l'ignorer non plus, l'écoute analytique donne
sens à sa jouissance : en construisant/déconstruisant continûment le lien
œdipien, et jusqu’à l’Identification primaire avec le Père de la Préhistoire
individuelle.
C'est bien cette
capacité de signifier, cette signifiance
ancrée dans le destin de la fonction paternelle parentale jusqu’aux affects et
les pulsions, que nous lègue la psychanalyse freudienne. En reliant le plus
intime aux mutations historiques par le biais de l'évolution des structures
familiales et du réglage de la reproduction, la signifiance onto- et phylogénétique fait entrer l'histoire dans l'expérience du
divan. Freud l’appelle « une haute visée chez les humains », « DashöhereWesen in Menschen ». Loin de
trahir une quelconque régression idéaliste, cette théorisation désigne les
logiques d'une immanentisation de la transcendance, que le fondateur
de la psychanalyse a constaté par et dans le transfert, au sein de la « cure de
parole » qu'il a inventée.
Les Lumières ont
désacralisé les religions en dénonçant leurs abus,
sans pour autant déconstruire le besoin de croire. Diderot lui-même, après
avoir imaginé sa Religieuse qui, enfin affranchie de la mortification et des
abus sexuels, se trouve « libre » soubrette dans le monde profane, ce
Diderot athée impénitent n’arrivait pas à finir son roman et pleurait.
« Je pleure sur un conteque
je me fais », confie l’ex-chanoine à un de ses amis encyclopédistes. Il
n’arrivait pas à trouver du sens pour la vie de sa religieuse libérée. L’a-t-il
trouvé des années plus tard lorsqu’il invente le Neveu de Rameau : un dialogue entre Lui, l’artiste spasmodique
et Moi, rien qu’un philosophe, qui sait ? Ce n’étaitpas une nouvelle« somme post-théologique »,
seulement l’ « assemblage » sans
synthèse d’un sujet divisé : les « ombres et images » de
l’intuition esthétique, d’un côté, et les grilles devérité dans unsystème de savoir, de l’autre. Freud
hérite de cette recomposition, entreprise par Diderot, de la subjectivité
parlante qui fausse compagnie à l’Ego Cogito et se révèle habitée par le désir
amoureux du sens de l’Autre.
Avec la théorie de l’inconscient, la modernité
essaie d’être plus lucide que Diderot.Nous ne renonçons pas aubesoinde croire qui n’a pas
encore d’ « objet » à proprement parler, mais se contented’investir une Chora de sens (avant la signification, disait Platon dans le Timée)ou de pressentir une Chose, Resdivina (disaient les docteurs) : pôle aimanté des affects,non encore dissocié d’un non encore
« moi ». Nous ne renonçons donc pas au besoin de croire. Mais
quandl’ « objet » de ce besoin se fige en Objet Absolu
de désir, en Dieu le Père sacré par la croyance, nous lui adressons nos désirs
de savoir.
Suis-je
en train de vous dire que la psychanalyse est une fille de l’onto-théologie,
son dernier avatar, comme l’en accusent certains de ses détracteurs ? Ou
bien est-ce notre commune appartenance à la famille patrilinéaire et
patriarcalequi nous fait découvrir
les (presque) mêmes logiques chez les sujets issus de ce même cadre
anthropologique, pour en tirer des valeurs universelles ? Puisque
la«fonction
paternelle »ainsi que l’équilibre
entre « besoin de croire » et « désir de savoir » qu’elle
sous-tendrestent au fondement de la
capacité de penser de l’Homo Sapiens, leur démantèlement ou leur
reconstitutionentraîneront des
changements du régime de penser, tout autant que de l’éthique sociale.Dans cette évolution, bien plus qu’une
accompagnatrice avisée, la psychanalyse sera l’un de garde-fous les plus
attentifs.
III.
Quelquesmots pour finir sur le dogme de
l’Infaillibilité dans ce contexte.Si l’on suit le trajet de Newman à partir de l’évidence sensible dans lapré-compréhension jusqu’àl’assentiment conceptuel
qui consolide cettevérité immédiate,
on constate qu’une cohérence logique se construit qui mène nécessairement à
l’exigence, elle-mêmelogique, de clore
ce processusd’assentiments par une
ultime représentation qui boucle la boucle en incarnant l’incarnation.
L’institution de l’Eglise comme Corpus mysticumet
le dogme de l’Infaillibilité Pontificale sont ces représentants ultimes de ce processus de représentation dont Newman
tente de cerner la « grammaire ». Ils sont leVorstellungrepräsentanz de l’union
Père-Fils.L’Infaillibilité papaleest la représentationdu fait (the fact, seloin Newman)qu’il est possible - à
l’infini - de représenterlareprésentation de l’invisible et
cependant pensable besoin de croire, qui n’est autre que l’investissement
amoureux Père/Fils et qui spécifie le fait humain.
L’Eglise et la Papautépeuvent-elles se soutenir aujourd’hui de
la seule autorité de cette« cohérence logique » qui s’est construite tout au long de
l’histoire de la théologie, et qu’appréciait si finement James Joyce, grand
admirateur de Newman aussi (« Personne n’a jamais écrit en anglais
une prose comparable à celle d’un petit pasteur fatigant devenu prince de la
seulevéritable Eglise… »,
écrit-il).
Deux
conditionssupplémentaires semblent
leur manquer pour assurer sensoriellement et
logiquement leur dispositif ébranlé par le monde moderne des diversités
culturelles et des émancipations risquées.
-Le Credo
(dans lequel l’écoute psychanalytiquedéchiffre cette identificationavec le père de la préhistoire individuelle,qui serait au fondement de la capacité de
faire sens)s’est appuyé tout au
long de l’histoire, en particulier catholique, sur des langages qui se situent à proximité sensorielle maximalede l’expérience amoureuse. Ce sont les
langagesdes arts qui explorent et
pratiquent cette proximité avec l’invisible parabole de l’Objet d’amour.L’Eglise comme corpus mysticum n’est possible quecomme une église
de musique, de peinture, de poésie. Où sont les arts dans l’Église
aujourd’hui ? Saint-Eustache a une longue et belle histoire qui croise les
hauts lieuxde la culture et l’art
français et européen (Richelieu, Molière, Mme de Pompadour, Rameau, La
Fontaine, la mère de Mozart…), et aujourd’hui encore elle réunit souvent des
artistes. Maisencore ? En
d’autres temps, d’autres penseurs du catholicisme savaient entendreet faire entendre ce que Baltazar Gracian appelait « l’intense profondeur des
mots »- les « ombres » et les « lumières » de
Newman.La verve qu’on dit « poétique »,
et qui transforme le code fatiguéde la communication usuelle
en une écriture, semble aujourd’hui
étrangère aux discours théologiques.
-La « grammaire » selon Newman
détaillel’ « assentiment » sur lequel repose le lienPère/ Fils, mais c’est la
psychanalyse qui interprète cette unification comme uncycle sublimatoire fait d’affect, de désir et d’amour du sens.
La culpabilisation, la condamnation et larépressiondes affects et
désirs (hétéro-, homo- ouincestueux) pas plus que le minutieux repérage des logiques des
« assentiments »,ne
sauraientassurer la sublimation de
ce lienque Newman définit comme
fait de « combats » et de «preuves ». Les individus modernes ne
peuvent plus faire l’économie d’une
véritable analyse de cette passion (plutôt qu’un assentiment), de ses
catastrophes dépressives etde ses explosions dans un scandale comme celui de la pédophilie.
Par ailleurs, la
sexualité féminine, celle de la femme - « amante » comme celle
de la femme- « mère », cherchent aujourd’hui d’autres expressions
etréorganisations que celles
préconisées par le catéchisme. Et ce n’est pas parce que la sécularisation est
la seule civilisation qui n’a pas de discours sur la maternité, que la psycho-sexualité
fémininen’interpelle pasà son tour le duo fondateur de la Foi,
limité au seul Moi-Fils et son Créateur.
La psychanalyse,
plus que les autres sciences de l’homme, aussi bien que les nouvelles
expressions artistiques, seraient-elles desnihilistes destructrices, ou au
contraire des défisinnovants ? Le
judaïsme n’a pas manqué de rabbins pour faire entendre que la tradition se
transmet à travers des ruptures. Etnombreux sont ceux qui reçoivent maintenant le christianisme comme un
accomplissement du judaïsme par-delà la rupture.Le temps est venu de faire le pari d’un
humanisme qui ne serait possible qu’à condition de « transvaluer »
(Nietzsche) la tradition qui le précède. En approfondissant instamment l’analyse
des diverses versions du besoin de croire qui continue de fonder le désir de savoir.