Mesdames et Messieurs,
                  
                
                Merci beaucoup de
                  votre présence. Merci à St. Eustache, l’église, et à Gilbert Caffin, d’avoir organisé cette rencontre, et merci à Claude Geffré d’avoir accepté cet échange.
                  
                
                On m’a demandé de
                  présenter l’interprétation psy, et la mienne, du besoin de croire. Et il m’a semblé que je ne pouvais pas aborder
                  directement ce que Freud et mes patients m’apprennent à ce sujet, sans
                  commencer par vous dire comment je reçois ce que nous dit de sa foi celui qui
                  est l’inspirateur principal de notre réflexion ce soir – John Henry
                  Newman.
                  
                
                Car ce que j’ai à
                  vous dire à la lumière de S. Freud n’est pas sans rapport avec son expérience
                  telle que je la lis.
                  
                
                
                   
                
                Moi-même et mon Créateur
                  
                
                
                   
                
                John Henry Newman (1801-1890), vous
                  le connaissez mieux que moi, grâce à l’année Newman à St. Eustache,  rappelle dans son Apologia pro vita sua (1864)   le « grand
                  changement »  qui « se fit
                  en ses pensées » à l’âge de  15
                  ans. Plus qu’une « empreinte » ou
                  une « impression », le dogme chrétien est devenu alors pour lui une
                  « certitude  absolue » : « à présent encore (49 ans
                  après), j’en suis plus certain que d’avoir des pieds et des mains ».  Intense concentration, isolement total  de la « réalité des phénomènes
                  matériels », et rien que « deux êtres » « dont  l’évidence »  est aussi « lumineuse »
                  qu’  « absolue » : « Myself and my Creator ».
                  
                
                La scène se passe
                  en 1816.  La banque de son père fait
                  banqueroute, l’adolescent de
                    15 ans ne peut pas rejoindre sa famille l’année suivante pour les vacances d’été, il reste à son
                  collège à Ealing : séparé des siens, mais entouré de la délicate
                  compréhension du révérend  Walter Mayers, protestant évangélique.
                  
                
                D’emblée,
                  l’auteur de cet Apologia  avertit ses lecteurs : il ne nous
                  dira pas tout. « Secretum meum mihi ». On pourrait être tenté de
                  psychanalyser  cet état
                  hallucinatoire et  ce  surmoi exigeant qui sous-tendent  la conversion du jeune homme secoué par
                  la banqueroute du père, comme on l’a fait pour Kierkegaard. Ce n’est pas ce que
                  je souhaiterais vous proposer ce soir. Je préférerai revenir d’abord sur la
                  manière propre à Newman de  penser l’éprouvé de cette évidence et de
                  cette  certitude de la Foi :
                  véritable combat contre le rationalisme étroit, une sorte de Dilatatio de la Raison, aurait dit Richard de Saint Victor au XIIe siècle. Je vais  vous faire part ensuite de ma pratique et ma théorie de la psychanalyse, qui, attentives à ce
                  que j’appelle  le « besoin de croire » sous-jacent au
                  « désir de savoir », découvrent  dans  l’expérience  du
                  « croire » une dimension psychique spécifique : l’affect et plus précisément l’affect filial
                    père-fils comme constante anthropologique universelle, pré-religieuse.
                  J’aborderai – dans la discussion -  comment cette manière de penser la Foi peut éclairer le sens du  dogme de l’Infaillibilité, cher à
                  Newman.
                  
                
                 
                
                 
                
                   
                
                I.
                  
                
                
                   
                
                L’adolescent
                  éprouve donc  la réalité absolue – la « certitude » -  de ce que j’appellerai la co-présence entre le Moi-même et son Créateur. S'agit-il d'un
                    « sentiment » ? Le mot est trop subjectif, « dérisoire »
                    dit-il, « a mocquery » au regard de
                    l’inévitable « empreinte »  imposée  au Moi par une
                    réalité hors-Moi. S’agirait-il d’une réalité impersonnelle ? Les
                    mots sont à ce point impuissants à nommer l’inscription de cette évidence absolue, que le
                    théologien va recourir aux  comparaisons et aux métaphores : empruntées d’abord au corps («plus
                    sûr encore que d’avoir des pieds et des mains ») et pour finir…au  « fait »
                      (« the fact », dit-il) du père anthropologique. De même que
                    l’amour filial n’existe pas sans le fait (the fact) du père humain,   la piété n’existe pas si l’Etre
                  absolu n’est pas un « fact ». (Je vous renvoie à l’Apologie, p. 48 , éd. fr.1939). A trop vouloir convaincre,
                  la logique tourne court : Newman veut  plaider le dogme de la transcendance du Créateur  dont il subit l’empreinte, et il tente de décrire ce « subi »,
                  étymologiquement ce « pâtir », cette « passion ». Mais le
                  mot « passion »  ne sera
                  pas formulé ici,  le théoricien dira
                  plus tard : « /Jeune/ Je ne voyais pas ce que voulait dire 
                  « Aimer Dieu » (Cf. Trevor, p.17).
                  Pourtant, l’analogie qu’il tisse dans
                  ce paragraphe suggère plutôt (et malgré lui) que Dieu serait  une parabole invisible de la paternité (
                  de la fonction paternelle humaine)  comme objet du désir du fils.
                  
                  
                  Sans approfondir la teneur affective de ce constat involontaire,
                  Newman  préfère détailler logiquement une série d’actes cognitifs  qu’il appelle actes de conscience  et qui jalonnent le  processus hétérogène de la croyance :
                  « Des ombres et des images (encore une métaphore) vers la vérité »
                  (telle sera sa devise gravée sur son mémorial à Edgbaston),
                  - et une certitude rationnelle qui  s’en dégage in fine : « Je sais que je sais que je le sais… » :
                  ce propos se terminant par des points de suspension, comme pour évoquer un
                  processus  de savoir infini (tel le
                  nombre Pi de Leibniz).  
                  
                
                De l’intuition  antérieure à la rationalité  (il parlera de la « phronesis » aristotélicienne,
                  introduira le concept de « sens
                    illatif »,etc.) – jusqu’à  la rationalité énoncée par le
                  Credo : Newman maintient la luminosité secrète
                  (« surnaturelle », dit-il)  de sa Foi, qu’il décrira aussi comme  un « inward sense » ( sens intérieur), ou encore comme
                  « cor (le cœur de saint Augustin) :
                  « Cor ad cor loquitur » (telle sera sa
                  devise de Cardinal).  
                  
                
                Le
                  terme d’ « affect » que Saint Bernard de Clairvaux  avait repris à la scholastique pour en
                  faire un concept clé de sa lecture du Cantique des Cantiques, ne semble pas venir
                    sous la plume de Newman. Il s’impose cependant si l’on veut appréhender cette
                    zone élargie et fragile que Newman appelle  la «conscience » de
                    l’expérience, ou (plus tard)  « assentiment aux images et aux choses » (à distinguer de  l’ « assentiment aux
                    notions »). Une « conscience » (entre guillemets) qui n’a pas
                    encore la rigueur d’un acte cognitif rationnel, mais évoque  la « sphère anté-prédicative »
                    de la phénoménologie husserlienne, ou encore le  sens « sémiotique » (antérieur
                    et sous-jacent  à la syntaxe qui
                    garantit la signification « symbolique ») dans ma conception de la
                    subjectivité comme un processus  de « signifiance ».
                    
                  
                L’hétérogénéité  de ces actes psychiques constituant le
                  lien nommé « credo » entre moi-même et le Créateur appelle d’emblée
                  des régimes de parole qui ne réduisent pas « les ombres et les images »
                  aux  savoirs du « je sais » conceptuel. Notre culture les définit comme  « esthétiques » : les arts, la musique, la peinture
                  et, pour Newman, la poésie, en prise directe sur ces
                  « germes » de pensée que suggèrent  les métaphores des « ombres »
                  et des « images »,
                  
                
                
                   
                
                    A partir de  cet éprouvé de l’union entre Moi et le Père/Créateur,  le Credo selon Newman  cessera d’être une
                  « empreinte », pour se développer  comme  un lien intersubjectif et amoureux. Et c’est précisément cette révélation amoureuse qui  le conduira des Pères byzantins et du
                  Protestantisme à  l’Eglise
                  catholique. Suivons  donc le
                  mouvement de la subjectivation amoureuse  en 3 temps.
                  
                
                
                  
                  1.   
                  
                  La conception de la Foi comme
                    empreinte (eikon) du Créateur dans le croyant, de son icône et de son économie a été développée  au IX e siècle, notamment par le patriarche Nicéphore, au cours du débat
                    byzantin sur l’autorisation des images de Dieu. En insistant sur la déposition/réception/inscription du
                    pacte avec le Créateur, cette économie risquait d’introvertir le croyant dans ce que Newman appelle « unworldnesness » :
                    retrait du monde, voire source de « désespoir » dans le christianisme évangélical.
                    
                  
                
                  
                  2.   
                  
                   Au contraire, grâce à l’analogie établie
                    d’emblée par Newman entre le Créateur et  le « fait » de la paternité
                      humaine vivante, le Credo s’éclaire pour lui tout autrement. L’empreinte
                    devient une  grâce qui  n’est pas seulement imputée par analogie, mais implantée  par et pour l’amour du Père.  Bien plus qu’une réception
                    ou application (éikon-économie) de la  Loi
                    biblique. Et pas seulement non plus une participation au Bien général de l’Etre
                    Bien (le « Bonum » neutre,  à la manière philosophique ou thomiste).
                    La Foi sera la « certitude » d’une co-présence avec le « Bonus » singulier (dira Maurice Blondel).  Entendons : une personnalisation
                    duelle du lien : Moi par Lui parce que Lui pour Moi.  Et une initiative du croyant, en ce sens
                    qu’il ne se contente pas d’imiter, mais participe. Le don amoureux  sera entendu comme une gratification
                    tout autant que comme une épreuve : un  conflit permanent, dans le décalage
                    entre appel et réponse. Et cependant une identification
                      totale réunit le Fils avec le Père dans un seul Esprit.
                    
                  
                     Newman n’explicite
                  pas  le caractère affectif  de ce mouvement : il se contente de
                  tracer la dynamique  hétérogène
                  et   l’unité logique du
                  processus. Néanmoins, sa compréhension de la co-présence  Moi/Créateur fait du croyant le Temple
                  de l’Esprit. Elle abolit la séparation entre le « juste » et
                  l’ « élu », et envisage un nouveau régime de la subjectivité dans la Foi : celui du
                  renouvellement (« la croissance est l’unique preuve de la vie… »,
                  Newman aime à citer Thomas Scott) impliquant que la vérité de la Foi n’est pas l’ « enchantement », mais la liberté comme conquête et drame : car
                  « notre cœur est sans repos ».
                  
                
                 
                  
                
                
                  
                  3.           
                  
                  Enfin,  la
                    décision de croire comprend les « pauvres et les illettrés » : ceux-là mêmes qui  « ressentent » (encore cette certitude de la perception
                    pré-rationnelle). L’unification du Moi-même avec son Créateur se
                    « réalise » (« realize »,
                    s’accomplit)  dans  l’universalité la plus élargie, celle de
                    l’humanisme chrétien qui associe le genre humain à ce  « per modum unius » vécu comme lien d’amour.
                    
                  
                
                   
                
                    Tel sera le sens  ultime de la sainteté qui s’accomplit,
                  selon Newman, là où il existe la « certitude indéfectible » (Grammaire de l’assentiment, p. 292) de
                  la co-présence entre Moi-même et Mon créateur.
                  « La sainteté, voilà le grand but. Il doit y avoir là un combat et une
                  épreuve » (cité par M. Travor, The Pillars and
                    the cloud, 1962, p. 55). En s’appuyant sur la
                  certitude sensible- en passant par la conscience que cette co-présence est une tension- et  en englobant la
                  certitude que tous les hommes participent  de cette évidence, qu’ils le sachent  ou non.
                  
                
                    Bien que Newman lui-même
                  n’ait pas revendiqué le terme de « mystique », l’assemblage entre
                  assentiment et imagination d’une part, et grammaire de
                  l’inférence-justification de l’autre,  parvient à intégrer l’expérience mystique  dans la consolidation d’un dogme
                  catholique qui lui paraît devoir être élucidé et protégé. Ce chemin qui mène le
                  protestant Newman au catholicisme, et qui n’a pas échappé à un Henri de Lubac,
                  le conduit à une autre certitude qu’il n’a pas explicitement formulée mais que je résumerais ainsi : l’essence de l’éthos chrétien est mystique.
                  
                  
                  D’aucuns ont fait de la mystique une clé pour ouvrir les portes de la Foi à de
                  nouveaux mondes : Maître Eckhart prépare le vocabulaire de la philosophie
                  européenne, tandis que Thérèse d’Avila entame  la transition baroque  vers le siècle des Lumières. Newman,
                  pour sa part, protège le catholicisme à la fois du
                    moralisme protestant et du criticisme rationaliste, et réassure  les fondamentaux du catholicisme  par  une patiente description du lien  Père/Fils sous-jacent au Verbe, démontrant que cette expérience-là  -  qu’il n’appelle que subrepticement « amoureuse » (Assentiment, p.190, par
                    ex.)  - est le fondement ultime du
                    sens éthique.  Il discerne dans la mystique le ferment nécessaire pour  refonder le dogme : en le rendant plus complexe et plus dynamique.
                  
                
                
                   
                
                                               
                  
                
                J’espère vous
                  surprendre  en affirmant qu’après
                  Freud et Lacan,  la psychanalyse se
                  tient aujourd’hui à ce carrefour où le besoin de croire côtoie le désir de savoir, et où il se fait entendre,  peut-être élucider. Le plus souvent,
                  l’opinion retient  de Freud le
                  diagnostic de la religion comme une illusion,
                  en oubliant non seulement que l’inventeur de l’inconscient  promet un avenir  (peut-être ?) « sans
                  fin » à cette illusion, mais aussi que son œuvre
                    complexe opère une véritable archéologie de la fonction paternelle :
                    d’Œdipe et Laïos –  en passant
                    par le meurtre du Père comme fondement du fait religieux dans Totem et Tabou, – jusqu’à
                    l’assomption intellectuelle de ce sentiment dans le judaïsme selon  Moïse et le monothéisme. Depuis
                    quelques années, un Freud plus secret encore se révèle dans  la recherche psychanalytique, qui essaie
                    d’approfondir les avancées  du fondateur, et ce face au retour des
                    spiritualités et dans le contexte  globalisé des heurts et des conflits de religions.
                  
                
                                                       
                  
                
                                                                II.
                  
                
                       Le besoin
                  de croire et le désir de savoir         
                  
                
                
                   
                
                Commençons par rappeler deux sources du « croire » qui  précèdent l’écoute du psychanalyste
                  confronté à la croyance : la source biblique et évangélique, la source
                  sanscrite.
                  
                
                Prenons le Psaume 116 : 10: « He’emanti ki adaber....
                  » ; « J’avais foi même quand je disais: /"Je suis vraiment bien
                  malheureux"/ Moi qui disais dans mon trouble: "Tout homme est
                  menteur!" » Saint Paul, dans sa Seconde
                    Lettre au Corinthiens, 4 :13, reprend, en écho au Psaume 116 :
                  «  J’ai cru et j’ai parlé ». N’est-ce pas ce que fait Newman, qui l'avait ressenti, dans  l'empreinte  du dogme, puis dans l’expérience
                  personnelle de   l’union  Moi/Père, avant d’en rechercher « la grammaire de
                  l’assentiment » ?
                  
                
                       Puisque le
                  psalmiste évoque, quelques lignes avant cet énoncé, l’écoute miséricordieuse de
                  Dieu, Autre aimant, et en rassemblant les diverses interprétations de l’hébreu
                  « ki » qui veut dire «et »,
                  « parce que », et « malgré », j’entends le verset
                  ainsi : « Puisque Tu me parles et m’écoutes, je crois et je parle,
                  malgré l’innommable. »
                  
                
                    Le
                  contexte biblique du Psaume est donc très explicite : il associe la foi (« emouna », où l'on entend la racine « amen », foi ou croyance) qui commande à
                  l’acte de parole (à l'énonciation), à des énoncés précis, quelconques, et en
                  l'occurrence déceptifs. Bien qu’aucune de mes paroles ne soit digne de
                  foi, je parle parce que quelqu’un m’a parlé et écouté. C’est dans l’acte de se
                  parler que je crois : est FOI l’investissement de l’acte de SE parler. La
                  Foi  soutient l’acte de
                  l’énonciation:  elle détient, en ce
                  sens,  la clé de l'acte de parole
                  lui-même, fût-il celui de la plainte (je suis
                  malheureux, les hommes mentent, etc.). Parce que je crois, je parle; je ne
                  parlerais pas si je ne croyais pas; croire à ce que je dis, et persister à
                  dire, découle de la capacité de croire en l'Autre, et nullement de l'expérience
                  existentielle, forcément décevante.
                  
                
                Dans l’univers indo-européen,
                  le  mot credo en latin remonte au sanscrit «sraddhā-»
                  qui dénote un acte de « confiance » en un dieu, impliquant
                  restitution sous forme de faveur divine accordée au fidèle; c'est de cette
                  racine que découle, laïcisé, le crédit financier: je dépose un bien en attendant récompense (Emile Benveniste a minutieusement
                  argumenté ce développement) : j’investis.  
                  
                
                 L'expérience psychanalytique de l'enfant
                  et de l'adulte témoigne d'un moment crucial du développement, où l'infans se projette dans un tiers auquel il s'identifie:
                  le père aimant. Identification primaire (Einfühlung)  avec le père de la préhistoire individuelle
                    
                    [1]
                    
                    .
                  Aurore de la tiercité  symbolique, ce tiers est
                  un père aimant qui me reconnaît et que je reconnais. Il remplace la fascination
                  et l'horreur de l'interdépendance duelle mère-et enfant. De telle sorte que
                  cette reconnaissance confiante que m'offre le père aimant la mère et aimé
                  d'elle, et que je lui voue à mon tour, change mes balbutiements en signes
                    linguistiques dont il fixe la valeur. Les signes
                      du langage transforment mon angoisse en « attente croyante »: Glaube Erfahrung,
                      écrit Freud. C’est donc l'écoute paternelle aimante qui donne sens à ce qui
                      serait, sinon, un innommable  excès  des plaisirs et des
                  douleurs : indicible trauma.
                  
                
                        Pourtant,  ce n'est pas Moi
                  qui construis cette identification primaire; et ce n'est pas non plus le père
                  aimant qui me l'impose. L'Einfühlung avec lui - ce degré zéro du devenir Un avec le
                  tiers - est « directe et immédiate », telle un
                    foudroiement ou une hallucination. « Evidence »,
                  « certitude », dit Newman. C'est par l'intermédiaire de la
                  sensibilité et du discours de la mère aimant le père - une mère à laquelle
                  j'appartiens encore, dont je suis encore inséparable, - que cette  « unification » de moi-dans-l'autre-qui-est-un-tiers s'imprime en moi et me
                  fonde. Je ne parle pas sans cet étayage maternel de  mon « attente croyante »,  qui s’adresse au père aimant de la
                  préhistoire individuelle.
                  
                
                    Plus encore, cet autre de la
                  mère, aimant la mère non moins que la mère/la femme en moi, ce père de l’Einfühlung,  ce « degré zéro de la tiercité »…. possède les « attributs des deux
                  parents ». Figure peu connue des psychanalystes eux-mêmes, il  était déjà là, devait être là, avant que
                  Laïos- le désormais célèbre père dit « œdipien » – ne vienne formuler ses interdits et ses lois.
                  
                
                      Un père qui, en
                  me reconnaissant et en m'aimant à travers ma mère, me signifie que je ne suis
                  pas elle mais autre : il  me fait
                  croire que je peux « croire » ; que je peux
                  m' « identifier » à lui - Freud utilise même le verbe « investir
                  ».  Besetzung (all.), Cathexis (angl). Croire et/ou investir, non pas en lui en tant qu' « objet » de besoin, de
                  désir  ou de savoir (cela viendra
                  plus tard; pour l'instant mon « objet » de besoin et de désir c'est
                  surtout maman). Mais croire (ou investi) en la représentation qu'il a de moi et en ses mots - en la représentation
                  que je me fais de lui,  et en mes
                  mots. Investir l’acte psychique d’écoute et d’élection? « J'ai cru, et j'ai
                  parlé.» Alchimie d’affects et de sens, pôle de l’imagination, appelons-le :
                  Père Imaginaire.
                  
                
                Mon besoin de
                  croire ainsi satisfait et m'offrant les conditions optimales de développer le
                  langage, sera le fondement sur lequel pourra s'appuyer
                    une autre capacité, corrosive et libératrice: le désir de savoir. Si et
                  seulement si je suis porté (e) par cet « investissement » - par cette
                  foi-  qui me fait entendre un tiers
                  aimant/ aimé et lui parler,- alors seulement, je peux  enfin  éclater en questions.
                  
                
                Qui ne connaît la
                  transe jubilatoire de l'enfant posant des questions ? Et il ne cesse de nous
                  ramener à cette inconsistance des noms et des êtres, de l'Être, qui ne le
                  terrorise plus mais le fait rire, parce qu'il croit qu'il est possible de nommer, de faire nommer. « Je sais
                  que je sais que je sais… »
                  
                
                A
                  cette archéologie du « besoin de croire » du côté du père, l’écoute
                  analytique ajoute aujourd’hui les liens
                    précoces mère-enfant, à commencer par ce « sentiment océanique »
                  dont Romain Rolland avait indiqué à Freud qu'il était une composante
                  essentielle du sentiment religieux. Eprouvé extatique d’un corps sans
                  frontières et sans organes ( les quatre eaux de Thérèse d’Avila), et menace
                  catastrophique de perte de soi voire  de dissolution biologique (le feu de Jean de la Croix) : la
                  clinique explore ces expériences limites quand elles  échouent dans les « nouvelles
                  maladies de l’âme » (toxicomanie, psycho-somatose,
                  passage à l’acte suicidaire, vandalisme, etc.) ; l’art moderne y
                  cherche  des  « langages »  défiant la figurabilité et la
                  représentation ; et les théories de la signification renouent avec les avancées
                  de Platon dans le Timée, qui esquisse
                  un « espace avant l’espace », un réceptacle dit « chora », qui serait nourricier
                  et maternel, antérieur au père-au sens - et même à la syllabe, et qui tenterait
                  une « récupération »  ontologique de l’atomisme de Démocrite.  Moi et Ma Génitrice/Créatrice :
                  en  doublure de l’investissement
                  paternel ?  La psychanalyse
                  elle-même peine encore à aborder ce continent.
                  
                
                
                   
                
                Lacan pensait que la devise de la psychanalyse
                  devait être « Scilicet » : « tu peux savoir ». En
                  effet, tu peux savoir d'où viennent les enfants, d'où vient que tu parles, ce
                  que tu dis, etc. Il avait oublié de rappeler que « tu peux savoir »
                  si et seulement si tu crois savoir. Pour arriver éventuellement à savoir
                  pourquoi tu crois, ce que tu veux dire en croyant, ce que tu crois... Le
                  catholique qu'était Lacan à l'origine devait croire que c'était évident et
                  qu'il était inutile d'insister. Enfin, il faut croire que le moment est venu de
                  revenir à cette « plus-value» de la parole, à son étayage qui est son
                  «plus-de-jouir», disait-il, en remontant plus loin, jusqu'au croire...
                    
                  
                
                   
                
                La psychanalyse n'a pas pour  finalité de nous trouver le meilleur
                  partenaire amoureux ni la situation professionnelle la mieux adaptée. La
                  psychanalyse nous apprend  que la
                  capacité de faire sens est ancrée  dans le destin non seulement de la fonction paternelle, et plus
                  largement de la fonction parentale :
                  père et mère.  Car nous sommes en
                  vie  si et seulement si nous
                  pouvons  investir cette fonction, au
                  sens étymologique d’ « investir » : nous unir affectivement avec son altérité
                  aimante, pour ensuite  l’interroger dans le désir et
                  par l’innovation.
                  
                 
                Freud, ce juif athée,
                  l’homme le moins religieux de son siècle, arrive à cette conclusion
                  extravagante : la mystique et  la
                  psychanalyse visent un point commun,  « un point d'attaque similaire » ».  Comment serait-ce possible ? Le Moi
                  de l'analysant, affranchi de la tutelle du Surmoi, élargit ses perceptions et
                  se consolide de manière à s'approprier des fragments du Ça. « Là où Ç'était,
                  le Moi doit advenir ». Tel serait le travail de la civilisation: à long
                  terme, peut-être impossible, comme l'assèchement du Zuidersee.
                  Nous sommes en 1932, Freud écrit ses Nouvelles conférences sur la
                    psychanalyse. La nuit tombera bientôt sur l'Europe et le monde. Mais Freud
                  n'abandonne pas son archéologie du « point d'attaque similaire »
                  entre psychanalyse et mystique. Peu avant sa mort, le 22 août 1938, le dernier
                  mot de sa main trace cependant une ligne de démarcation dans cette similitude
                  troublante: « Mysticisme: autoperception obscure
                  du règne, au-delà du Moi, du Ça». Entendons: plongée et perte du Moi dans l'autoperception du Ça (côté mystique); mais réorganisation
                  du Moi par une interminable élucidation du Ça (côté psychanalyse). Sans adhérer
  à l'expérience mystique, sans l'ignorer non plus, l'écoute analytique donne
                  sens à sa jouissance : en construisant/déconstruisant continûment le lien
  œdipien, et jusqu’à l’Identification primaire avec le Père de la Préhistoire
                  individuelle.
  
                
                 
                C'est bien cette
                  capacité de signifier, cette signifiance
                    ancrée dans le destin de la fonction paternelle parentale jusqu’aux affects et
                    les pulsions, que nous lègue la psychanalyse freudienne. En reliant le plus
                  intime aux mutations historiques par le biais de l'évolution des structures
                  familiales et du réglage de la reproduction, la signifiance onto- et phylogénétique fait entrer l'histoire dans l'expérience du
                  divan. Freud l’appelle « une haute visée chez les humains », « Das höhere Wesen in Menschen ». Loin de
                  trahir une quelconque régression idéaliste, cette théorisation désigne les
                  logiques d'une immanentisation de la transcendance, que le fondateur
                  de la psychanalyse a constaté par et dans le transfert, au sein de la « cure de
                  parole » qu'il a inventée.
                  
                
                Les Lumières ont
                  désacralisé les religions en dénonçant leurs abus,
                    sans pour autant déconstruire le besoin de croire. Diderot lui-même, après
                    avoir imaginé sa Religieuse qui, enfin affranchie de la mortification et des
                    abus sexuels, se trouve « libre » soubrette dans le monde profane, ce
                    Diderot athée impénitent n’arrivait pas à finir son roman et pleurait.
                    « Je pleure sur un conte  que
                  je me fais », confie l’ex-chanoine à un de ses amis encyclopédistes. Il
                  n’arrivait pas à trouver du sens pour la vie de sa religieuse libérée. L’a-t-il
                  trouvé des années plus tard lorsqu’il invente le Neveu de Rameau : un dialogue entre Lui, l’artiste spasmodique
                  et Moi, rien qu’un philosophe, qui sait ? Ce n’était  pas une nouvelle  « somme post-théologique »,
                  seulement  l’ « assemblage » sans
                  synthèse d’un sujet divisé : les « ombres et images » de
                  l’intuition esthétique, d’un côté, et les grilles de  vérité dans un  système de savoir, de l’autre. Freud
                  hérite de cette recomposition, entreprise par Diderot, de la subjectivité
                  parlante qui fausse compagnie à l’Ego Cogito et se révèle habitée par le désir
                  amoureux du sens de l’Autre.
                  
                
                Avec la théorie de l’inconscient, la modernité
                  essaie d’être plus lucide que Diderot.  Nous ne renonçons pas au  besoin  de croire qui n’a pas
                  encore d’ « objet » à proprement parler, mais se contente  d’investir une Chora de sens (avant la signification, disait Platon dans le Timée)  ou de pressentir une Chose, Res divina (disaient les docteurs) : pôle aimanté des affects,  non encore dissocié d’un non encore
                  « moi ». Nous ne renonçons donc pas au besoin de croire. Mais
                  quand  l’ « objet »  de ce besoin se fige en Objet Absolu
                  de désir, en Dieu le Père sacré par la croyance, nous lui adressons nos désirs
                  de savoir.
                  
                
                Suis-je
                  en train de vous dire que la psychanalyse est une fille de l’onto-théologie,
                  son dernier avatar, comme l’en accusent certains de ses détracteurs ? Ou
                  bien est-ce notre commune appartenance à la famille patrilinéaire et
                  patriarcale  qui nous fait découvrir
                  les (presque) mêmes logiques chez les sujets issus de ce même cadre
                  anthropologique, pour en tirer des valeurs universelles ? Puisque
                   la  «fonction
                  paternelle »  ainsi que l’équilibre
                  entre « besoin de croire » et « désir de savoir » qu’elle
                  sous-tend  restent au fondement de la
                  capacité de penser de l’Homo Sapiens, leur démantèlement ou leur
                  reconstitution  entraîneront des
                  changements du régime de penser, tout autant que de l’éthique sociale.  Dans cette évolution, bien plus qu’une
                  accompagnatrice avisée, la psychanalyse sera l’un de garde-fous les plus
                    attentifs.
                    
                  
                                                   
                  
                
                III.  
                 
                Quelques  mots pour finir sur le dogme de
                  l’Infaillibilité dans ce contexte.  Si l’on suit le trajet de Newman à partir de l’évidence sensible dans la  pré-compréhension jusqu’à  l’assentiment conceptuel
                  qui consolide cette  vérité immédiate,
                  on constate qu’une cohérence logique se construit qui mène nécessairement à
                  l’exigence, elle-même  logique, de clore
                  ce processus  d’assentiments par une
                  ultime représentation qui boucle la boucle en incarnant l’incarnation.
                  L’institution de l’Eglise comme Corpus mysticum  et
                  le dogme de l’Infaillibilité Pontificale sont ces représentants ultimes de ce processus de représentation dont Newman
                  tente de cerner la « grammaire ». Ils sont le Vorstellungrepräsentanz de l’union
                  Père-Fils.  L’Infaillibilité papale  est la représentation  du fait (the fact, seloin Newman)  qu’il est possible - à
                  l’infini - de représenter  la   représentation de l’invisible et
                  cependant pensable besoin de croire, qui n’est autre que l’investissement
                  amoureux Père/Fils et qui spécifie le fait humain.
                  
                
                   L’Eglise et la Papauté  peuvent-elles se soutenir aujourd’hui de
                  la seule autorité de cette  « cohérence logique » qui s’est construite tout au long de
                  l’histoire de la théologie, et qu’appréciait si finement James Joyce, grand
                  admirateur de Newman aussi  (« Personne n’a jamais écrit en anglais
                  une prose comparable à celle d’un petit pasteur fatigant devenu prince de la
                  seule  véritable Eglise… »,
                  écrit-il).   
                  
                
                        Deux
                  conditions  supplémentaires semblent
                  leur manquer pour assurer sensoriellement et
                  logiquement leur dispositif ébranlé par le monde moderne des diversités
                  culturelles et des émancipations risquées. 
                  
                  
                  
                  
                
                
                  
                  -      
                  
                  Le Credo
                    (dans lequel l’écoute psychanalytique  déchiffre cette identification  avec le père de la préhistoire individuelle,  qui serait au fondement de la capacité de
                    faire sens)  s’est appuyé tout au
                    long de l’histoire, en particulier catholique, sur des langages qui se situent à proximité sensorielle maximale  de l’expérience amoureuse. Ce sont les
                    langages  des arts qui explorent et
                    pratiquent cette proximité avec l’invisible parabole de l’Objet d’amour.  L’Eglise comme corpus mysticum n’est possible que  comme une église
                    de musique, de peinture, de poésie. Où sont les arts dans l’Église
                    aujourd’hui ? Saint-Eustache a une longue et belle histoire qui croise les
                    hauts lieux  de la culture et l’art
                    français et européen (Richelieu, Molière, Mme de Pompadour, Rameau, La
                    Fontaine, la mère de Mozart…), et aujourd’hui encore elle réunit souvent des
                    artistes. Mais  encore ? En
                    d’autres temps, d’autres penseurs du catholicisme savaient entendre  et faire entendre ce que Baltazar Gracian appelait « l’intense profondeur des
                    mots »- les « ombres » et les « lumières » de
                    Newman.  La verve qu’on dit « poétique »,
                    et qui transforme le code fatigué  de la communication usuelle
                    en une écriture, semble aujourd’hui
                    étrangère aux discours théologiques.
                    
                  
                
                  
                  -      
                  
                   La « grammaire » selon Newman
                    détaille  l’ « assentiment » sur lequel repose le lien   Père/ Fils, mais c’est la
                    psychanalyse qui interprète cette unification comme un  cycle sublimatoire fait d’affect, de désir et d’amour du sens. 
                    La culpabilisation, la condamnation et la  répression  des affects et
                    désirs (hétéro-, homo- ou  incestueux) pas plus que le minutieux repérage des logiques des
                    « assentiments »,  ne
                    sauraient  assurer la sublimation de
                    ce lien  que Newman définit comme
                    fait de « combats » et de «preuves ». Les individus modernes ne
                    peuvent plus  faire l’économie d’une
                    véritable analyse de cette passion (plutôt qu’un assentiment), de ses
                    catastrophes dépressives et   de ses explosions dans un scandale comme celui de la pédophilie.
                    
                  
                Par ailleurs, la
                  sexualité féminine, celle de la femme - « amante » comme celle
                  de la femme- « mère », cherchent aujourd’hui d’autres expressions
                  et  réorganisations que celles
                  préconisées par le catéchisme. Et ce n’est pas parce que la sécularisation est
                  la seule civilisation qui n’a pas de discours sur la maternité, que la psycho-sexualité
                  féminine  n’interpelle pas  à son tour le duo fondateur de la Foi,
                  limité au seul Moi-Fils et son Créateur.
                  
                
                La psychanalyse,
                  plus que les autres sciences de l’homme, aussi bien que les nouvelles
                  expressions artistiques, seraient-elles des  nihilistes destructrices, ou au
                  contraire des défis  innovants ? Le
                  judaïsme n’a pas manqué de rabbins pour faire entendre que la tradition se
                  transmet à travers des ruptures.  Et  nombreux sont ceux qui reçoivent maintenant le christianisme comme un
                  accomplissement du judaïsme par-delà la rupture.  Le temps est venu de faire le pari d’un
                  humanisme qui ne serait possible qu’à condition de « transvaluer »
                  (Nietzsche) la tradition qui le précède. En approfondissant instamment l’analyse
                  des diverses versions du besoin de croire qui continue de fonder le désir de savoir.
                  
                
                
                   
                
                Julia Kristeva
                  
                
                Église Saint-Eustache,
                  Paris, 15 décembre 2010