Ouverture des célébrations du 200ème anniversaire de la naissance de Dostoïevski
UNESCO 4 octobre 2021
intervention de Julia Kristeva
« Nous
sommes tous des nihilistes »
Monsieur
l’Ambassadeur,
Monsieur
le Directeur de l’Institut Gorki,
Chers
Collègues,
Mesdames
et Messieurs,
L’événement
qui nous réunit aujourd’hui lance un double défi à la modernité globalisée.
Défi, parce qu’avec son extraordinaire proniknovénié (pénétration, emphase, prévision, vision – les traductions sont faibles),
Dostoïevski s’impose comme le prophète de notre modernité où « tout est permis
» : nihilisme et guerres saintes, féminicide et pédophilie compris. Défis aussi
et surtout parce que ces révélations ne sont possibles que par la lecture
aujourd’hui mise à mal par l’humanité numérisée et virale, et qu’il nous
revient à nous de réveiller et de fructifier.
Merci
de me donner l’occasion d’esquisser ma façon de le lire autour du thème – oh
combien actuel – du nihilisme.
Dans
l'accélération numérique qui délite les civilisations, la lecture – expérience
singulière – les appelle à rebondir en s'appropriant leur mémoire. L'« ogre russe » en fait partie. Explorateur dans
les sous-sols de l'âme européenne, son carnaval pensif en consume les
démons.
« Partout et en toutes choses, je
vivais jusqu'à la dernière limite, et j'ai passé ma vie à la franchir »,
écrit Dostoïevski au poète A. Maïkov (1867).
Son écriture, exubérante appropriation
de la vie jusque dans la mort, arrache l'internaute englouti sans limites par
la Toile, et le convie à une expérience intérieure que je reçois comme
une espèce d'immunité intime. La lecture de Dostoïevski édifie des contreforts
psychiques et culturels indispensables au combat de l'espèce humaine pour la
vie.
Aimer Dostoïevski ? Dostoïevski « auteur
de ma vie » (Buchet-Chastel, 2019) ? Deux expressions trop étroites
pour exprimer l’engloutissement et la régénérescence que provoquent en moi, en
vous, la tessiture vocale de ce sens tourbillonnant, la violence du Verbe
incarné que je suis, que vous êtes, qui vous blesse, vous ennuie et vous
transcende. Maintes fois, j’ai voulu m’en protéger, renoncer. Jusqu’à ce que la
lecture de la traduction d’André Markowicz restitue à
la langue française son génie.
L'oratorio
que je vous propose, dans mon Dostoïevski face à la mort ou le sexe hanté du
langage (Fayard, octobre 2021), est habité par un Dostoïevski total et
neuf, galvanisé par le langage. L'homme et l'œuvre s'introduisent dans le
troisième millénaire, où enfin « tout est permis ». Et les
anxiétés des internautes rejoignent son expérience de la subjectivité et de la
liberté, qui fait écho aux contingences hypermodernes, sans craindre de
dépasser les bornes ni de vivre jusqu'à la dernière limite.
J'accompagne l’écrivain sur l'échafaud,
lui qui fut condamné à mort pour ses « idées révolutionnaires ».
Je le suis dans le bagne de Sibérie où il entame ses métamorphoses. « L'enfant
de l'incroyance et du doute », qu'il restera jusqu'à la fin de sa vie,
découvre et reconstruit un « Christ national », qui ne quittera pas le « nouveau narrateur » en train de surgir dans les Carnets de la Maison
morte (1860-62) et du Sous-sol (1864-65). Prophétique, le « disciple
des forçats » pressentait déjà la matrice carcérale de l'univers
totalitaire qui se révéla dans la Shoah et le Goulag, et qui menace aujourd'hui
par l'omniprésence de la Technique.
Pour braver le nihilisme et son double,
l'intégrisme, qui gangrènent le monde sans Dieu et avec lui, Dostoïevski
réinvente ce pari sur la puissance de la parole et du récit qu'est le roman
polyphonique (Bakhtine). Il l'a fait, porté par sa foi orthodoxe dans le
Verbe incarné. Ses romans sont christiques, sa foi est romanesque. Dostoïevski
a libéré le sensible de l'objectivation et de l'intellection dans lesquelles
excelle le christianisme occidental, et l'intensité de son christianisme
orthodoxe conduit le romancier au cœur du pathos destructeur comme du nihilisme
auxquels les démocraties fracturées de l'Occident peinent à répondre.
« Le
nihilisme est apparu chez nous parce que nous sommes tous des nihilistes.
Ce qui nous a effrayés c’est seulement sa forme neuve et originale […] Comiques
ont été l’affolement et la peine que se sont donnés nos têtes pensantes :
d’où sont venus les nihilistes ? Ils ne sont venus de nulle part, ils ont
toujours été avec nous, en nous, auprès de nous », écrit Dostoïevski
dans ses Carnets de notes (1881).
Arrêtons-nous
à ces phrases. Qui est ce « Nous » ?
«
Nous », les Russes, tiraillés entre l’Europe et l’Asie qui s’attirent et se
repoussent, chacune (l’Europe et l’Asie) fascinée et déroutée par les us et
coutumes de l’autre. « Nous », les orthodoxes, voués au pafos stihii, cruel sous-sol des passions et de
l’adoration plaintive des icônes, « véritables nihilistes de village » (« Vlas », Journal d’un écrivain, 1873), forcément sublimes et préférables aux rasants doctrinaires abonnés aux
plaisirs scolastiques de l’entendement.
«
Nous », Fedor Mikhaïlovitch, écœuré par les
socialistes positivistes « persuadés que sur la tabula rasa ils vont tout de
suite bâtir des paradis ». « Nous », l’ancien fouriériste qui a vécu la condamnation
à mort et l’échafaud, ne manquait pas d’empathie pour les nihilistes : ne se
considérait-il pas comme un ancien netchaïevien ?
(Journal d’un écrivain, 1873).
« Nous »,
nihilistes « passifs », que le refus de croire ou l’inaptitude au
sacré pétrit en indifférence, dans un monde utilitariste, basé sur le
matérialisme biologique et l’égoïsme rationnel ? Ou bien nihilistes « actifs »,
comme le vulgaire assassin qui se rêve en Napoléon, et qui n’est qu’un Raskolnikov (de raskol, « division », «
scission », désignant le schisme entre les orthodoxes vieux-croyants et
l’Église orthodoxe officielle, mais aussi le grand schisme entre catholiques et
orthodoxes) ? Ou bien encore un des « nôtres », la « société
secrète d’incendiaires révolutionnaires, de mutins », soumis au charme de
Piotr Verkhovenski, exalté doublon du glaçant Chigaliov, d’anarchistes, des pétroléïtchiki qui lui rappellent la Commune de Paris brulant les Tuileries ?
Les
effondrements des démocraties dans le totalitarisme, pestes brunes ou rouges,
mais aussi les dérives souverainistes, ultra-libérales avec leurs finances,
marchandisation des corps, automatisation globalisée des esprits ou de ce qui
en reste, trouvent leurs ancêtres dans le programme tragico-comique,
pré-léniniste de Chigaliov. Stepane Trofimovitch Verkhovenski s’amuse à persifler le bonheur utilitariste, en ajoutant au « chigaliovisme » la « profondeur » de la société
de consommation à venir : « Shakespeare ou une paire de bottes, Raphaël
ou le pétrole ? » (Les Démons, 1872). Ces mots sonnent au
présent.
Raskolnikov, Stavroguine, Kirillov, Verkhovenski,
Ivan Karamazov… les grands héros de Dostoïevski sont des nihilistes, des
athées, des négateurs de Dieu, mais tout contre lui. « Vous vénérez
l’Esprit saint sans le savoir », diagnostique Tikhone en écoutant la confession de Stavroguine (Les
Démons). Kirillov se suicide « pour être libre » et « seul », mais en hurlant : « Liberté, égalité, fraternité ou la mort ! »
Pour Piotr Verkhovenski, il est évident que ce « citoyen
du monde » « croit en Dieu », « encore pire qu’un pope ».
La
Russie orthodoxe n’aurait peut-être pas été le berceau du nihilisme, si le «
nous sommes tous des nihilistes » de Dostoïevski ne nous concernait pas – plus
gravement, plus universellement – « nous tous » : l’humanité
parlante qui « participe » au néant et au nihilisme. Depuis quand ? Depuis le libéralisme
sans frein, le colonialisme, l’essor de la technique ? Depuis « l’histoire
de la métaphysique », qui « protège en son sein le nihilisme » ? Aujourd’hui, l’écriture
de Dostoïevski interpelle en profondeur l’histoire sociale et politique
européenne et planétaire.
Les
romans de Dostoïevski sont des romans de la pensée qui élève le Dire à
la plus véhémente multiplicité. Il n’y a pas d’autre moyen (dit l’écrivain en substance)
que la polyphonie du texte pour pénétrer avec recueillement dans le
sous-sol du nihilisme. Pour transmettre ainsi seulement cette énigmatique
jouissance (naslajdénié) que Dostoïevski
affectionne, et qui laisse le nihilisme derrière nous.
J’entends
votre question : Qu’a-t-il à en faire l’internaute globalisé de ce
nihiliste de Raskolnikov et de Stavroguine,
demi- fous ; du saint prince Mychkine flanqué de son
double, l’enragé Rogojine ; des quatre frères
Karamazov Reste le mal le plus radical de tous les crimes imaginables, l’abus
sexuel d’un enfant avec meurtre : rêve de Svidrigaïlov,
confession de Stavroguine, il hante Dostoïevski
lui-même… Entre la cruauté et la grâce, il n’y aurait pas d’autre pardon au
crime que de l’écrire sans fin.
Rouvrez
donc ses livres, et écoutez bien. Quand enfin « tout est permis », ou presque,
et que vous n’avez plus d’angoisse mais des anxiétés liquides, plus de désirs
mais des fièvres acheteuses, plus de plaisirs mais des décharges urgentes sur
plein d’applications, plus d’amis mais des fellows et des likes, vous êtes incapables de vous
exprimer dans les phrases quasi proustiennes des possédés de Dostoïevski, mais
vous vous videz dans l’addiction aux clics et aux selfies ? Eh bien vous êtes
en résonance avec les exténuantes polyphonies de saint Dosto qui prophétisaient déjà le streaming des sms, tweets et Instagram,
pornographies et « marches blanches », « #balancetonporc » et guerres
nihilistes, sous couvert de « guerres saintes ».
Dostoïevski
serait-il notre contemporain ? Pas plus, pas moins qu’une fugue pour quatuor à
cordes et une symphonie avec chœur de Beethoven. Ou la densité de Shakespeare.
Ou la comédie de Dante. Insolents défis dans le hors-temps du temps.
Traduit
dans toutes les langues (seize versions de la traduction chinoise de Crime
et Châtiment, 1866), le « géant russe » stimule, la réinvention du roman,
la philosophie, la liberté de penser, en Europe et dans le monde.
Julia Kristeva
|