Une somme de Julia Kristeva


Sainte Thérèse sur le divan

Nouvel Observateur Julia Kristeva


Dans «Thérèse mon amour», la psychanalyste dresse un fascinant portrait de la carmélite espagnole épileptique du XVIe siècle. Rencontre

Ce n'est pas la première fois que Julia Kristeva attaque là où on ne l'attend pas. Mais qui, après l'avoir vu étudier Hannah Arendt, Colette, Mélanie Klein ou Marcel Proust, aurait prévu que cette psychanalyste athée se prendrait de passion pour la mystique espagnole du XVIè siècle, figure de proue de la Contre-Réforme? Résultat de six années de lectures, un pavé de 750 pages qu'elle jette dans la mare aux grenouilles de bénitier et aux canards bouffeurs de curés. Tantôt roman historique, tantôt essai psychanalytique, tantôt dialogué comme du théâtre, tantôt écrit sous forme de lettres, un ouvrage formidable, échevelé, exubérant, allègre, aussi bouillonnant que les transports de Thérèse. Ce qui la fascine? Que cette hystérique fasse de sa foi sa thérapie. Qu'elle frôle la folie sans y céder. Qu'elle produise une oeuvre littéraire, tout en fondant les carmes déchaussés. Tout bien considéré, Kristeva ne pouvait qu'adorer ce «conquistador au féminin» en qui elle reconnaît sa contemporaine.

Le Nouvel Observateur - Comment et pourquoi vous êtes-vous intéressée à sainte Thérèse d'Avila, sujet a priori éloigné de vos centres d'intérêts habituels?

Julia Kristeva. - La religion fait partie de ma vie depuis mon enfance en Bulgarie. Avant la médecine, mon père séminariste a étudié la théologie. Il était très pieux. Ma mère étant darwinienne, il y avait là un conflit dont je me suis fait l'écho. A table, je me livrais souvent à des attaques contre l'Eglise, ce qui avait le charme de mettre mon père en colère. Avec l'âge, j'ai appris à voir dans sa religiosité une forme de résistance contre le communisme. Quand je me suis rendue à son enterrement en septembre 1989, les autorités bulgares ont refusé l'inhumation. Les tombes étaient réservées aux membres du Parti. Les autres devaient être incinérés. Même si c'était contraire à leur religion. J'en ai conçu une aversion virulente pour une certaine forme d'athéisme. Entre-temps, à partir de la lecture de Freud (qui considère la religion comme une illusion mais une étape importante de la construction du moi), à partir de Lacan surtout, la religion est devenue pour moi objet d'interrogation et d'analyse.

N. O. - Mais pourquoi Thérèse plutôt qu'une autre?

J. Kristeva. - Je ne la connaissais qu'à travers un livre de Lacan, intitulé «Encore», tiré d'un séminaire sur la jouissance féminine. Sur sa couverture figurait la statue de sainte Thérèse, par le Bernin. Voici six ans, on m'a proposé d'écrire un ouvrage au sein d'une collection sur les maîtres spirituels de l'Occident. J'ai refusé, mais j'ai découvert sainte Thérèse. Cette carmélite aussi exubérante que surveillée m'a entraînée, d'empathie en rire, dans un genre romanesque polyphonique: une tornade.

N. O. - Charcot dit Thérèse hystérique, Freud va jusqu'à en faire la patronne des hystériques, Esteban Garcia-Albea voit en elle une épileptique, Verceletto précise: épilepsie temporale...

J.Kristeva. - Ces diagnostics sont justes. Les neurologues ont raison de cataloguer ses extases parmi les crises d'épilepsie. Mais son comportement n'est pas seulement dicté par des raisons physiques.

N. O. - Dans la mesure où elle fait usage de sa raison et mène une vie suractive, peut-on parler de folie?

J. Kristeva.- Quand Freud emploie le mot hystérie, il ne stigmatise pas, mais découvre que tout être parlant est constitué d'excès qui peuvent devenir pathologiques s'ils ne sont pas traduits en langage qui est leur traitement premier. Le mot juste écluse et apaise l'excitation. Le verbe se faisant chair, et vice versa, est une sublimation qui peut avoir un impact social considérable. Comme Thérèse, qui a fondé 17 monastères en dix ans et transformé la politique de l'Eglise.


N. O. - ... tout en faisant oeuvre littéraire. Vous écrivez qu'elle ne cesse de «jouir tout en pensant» et ne jouit pleinement qu'en écrivant.

J.Kristeva. - D'abord, elle se donne au Christ de la manière la plus paroxystique. La statue du Bernin montre bien cet état de jouissance. D'ailleurs sa sensualité est à la fois débordante et méditée. Et de son extase nous ne connaissons que ce qu'en retiennent ses mots, par une écriture qui n'est pas une autofiction mais construction de soi. Thérèse affine les mots, les métaphores, les récits. Là où un mystique comme Maître Eckhart est théologien, elle est déjà romancière.

N. O. - Est-ce de ses origines marranes qu'elle tire son art de jouer au chat et à la souris avec l'Inquisition?

J. Kristeva. Peu de commentateurs semblent attacher d'importance à ses antécédents hébraïques. Pourtant saint Jean de la Croix, Louis de Léon, une bonne partie des mystiques espagnols sont des descendants de conversos. Ce que j'essaie de démontrer, c'est que ses ascendances juives l'ont amenée à intérioriser sa foi, à la rendre plus secrète et en même temps plus sensuelle parce que constamment référée au «Cantique des cantiques». De surcroît, Thérèse joint le ravissement à l'ascétisme des protestants qui faisait alors défaut à l'Eglise catholique. Raison de plus pour que le concile de Trente fasse d'elle «la» sainte de la Contre-Réforme.

N. O. - A la fin du livre, vous interpellez Diderot.

J. Kristeva. Avec respect et complicité. Je reste athée.

N. O. - Vous lui dites : «L'athée en vous se condamne à appauvrir l'intériorité singulière, à se fermer l'entrée des demeures de l'âme, du fait même qu'il récuse l'existence de l'Autre.»

J. Kristeva. - Les religions célèbrent l'Autre comme limite ou figure du sacré. N'arrivant pas à terminer son roman anticatholique «la Religieuse», Diderot explique à l'un de ses visiteurs qui le découvre en larmes : «Je ne me console pas d'un conte que je me fais.» De même que Madame Bovary, c'était Flaubert, Suzanne Simonin, ce serait un peu Diderot, l'ancien chanoine.

N. O. - Diriez-vous que nous allons vers un retour du religieux?

J.Kristeva. - Oui, à croire les fidèles de Mao revenus à Moïse ou à saint Paul! Pourtant, ce «retour du religieux» se fait par-delà «le fil rompu de la tradition» (selon Tocqueville et Hannah Arendt), et il a déjà connu au XXè siècle un double mouvement qui ne cesse de féconder l'expérience contemporaine: la modernité normative (avec Herman Cohen, Scholem et Levinas) et la modernité critique (Kafka, Benjamin, Arendt) à l'écoute de la Bible mais aussi de Nietzsche, Heidegger et la phénoménologie. Aujourd'hui, une troisième reprise se profile, à laquelle j'appartiens et que j'appellerai une «modernité analytique». La vie intérieure colmatée par les désastres de la globalisation se révolte et se réveille sous la forme de créativités singulières, spécifiques à chacun, méditant et transformant à la fois leur dette et leur distance vis-à-vis de notre triple héritage: juif, chrétien et grec, avec la greffe musulmane. C'est dans cette perspective que j'ai essayé d'apprivoiser la foi amoureuse de Thérèse.

 

Propos recueillis par Jacques Nerson

 

source: Le Nouvel Observateur du 22 mai 2008

 

 

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