Julia Kristeva
Officier dans l’Ordre National de la Légion d’honneur
Mercredi 28 mai 2008.
Madame la Ministre,
Je remercie en tout premier lieu Monsieur le Président de la République, grand maître des grands ordres nationaux, qui me fait l’honneur de me promouvoir au grade d’Officier de l’Ordre National de la Légion d’honneur.
Je remercie aussi tout particulièrement Madame la Ministre Christine Albanel, qui a proposé ma nomination et dont le discours me touche profondément.
Vous avez devant vous une citoyenne européenne, d’origine bulgare, et qui se considère comme une intellectuelle cosmopolite : ce mot seul suffisait pour que l’on soit persécuté dans la Bulgarie de mon enfance.
L’histoire de mon pays d’origine a changé, et bien qu’il continue à se débattre dans les difficultés économiques et politiques, il est désormais membre à part entière de la Communauté européenne. Chose que nous ne pouvions imaginer quand j’ai quitté la Bulgarie en 1965, pour poursuivre mes études à Paris, avec une bourse octroyée par la clairvoyance du visionnaire que fut le Général de Gaulle, qui envisageait déjà une « Europe de l’Atlantique à l’Oural ».
Il est habituel d’évoquer, en de telles circonstances solennelles, le souvenir de ses parents. Je pense en effet à mon père, Stoyan Kristev, ce lettré orthodoxe qui poussa le byzantinisme jusqu’à me faire apprendre le français dès mon plus jeune age, en m’inscrivant à l’école maternelle des religieuses françaises, afin de me transmettre l’esprit de doute et de liberté dont se glorifie avec raison la culture française.
Et je pense à ma mère, Christine Kristeva, dont l’esprit scientifique joint à la douceur, ainsi que le sens aigu du devoir, m’ont légué cette rigueur indispensable à chacun, tout au long de ma construction personnelle, et tout particulièrement nécessaire à une femme, de surcroît dans les épreuves de la vie en exil.
C’est sur cette base familiale, renforcée par le culte de l’enseignement et de la culture qui s’est conservé et développé en Bulgarie à travers les aléas de son histoire mouvementée, que j’ai bâti ce que la civilisation française m’a donné à son tour. Et c’est avec un sentiment de dette et de fierté que je porte, dans le monde globalisé qui est le nôtre aujourd’hui, les couleurs de la République française dans divers pays et continents.
Je l’ai écrit dans Etrangers à nous-mêmes et je me permets de le répéter ici : « Nulle part on n’est plus étranger qu’en France, nulle part on n’est mieux étranger qu’en France. »
Car, au-delà de l’ambiguïté de l’universalisme, la tradition française du questionnement, la place des intellectuels et l’importance du forum politique – dont les Lumières sont un des exemples paroxystiques qui caractérisent la culture française – permettent à chaque fois de relancer le débat intellectuel et politique plus dramatiquement, plus lucidement qu’ailleurs. C’est ce qui constitue le véritable antidote à la dépression nationale, comme à sa version maniaque qu’est le nationalisme. Je rends donc hommage à la culture française qui m’a adoptée, et qui n’est jamais plus française que quand elle se met en question, jusqu’à rire d’elle-même – et quelle vitalité dans ce rire ! – et à se lier aux autres.
Je me suis à tel point transférée dans cette culture et dans cette langue française, que je parle et écris depuis cinquante ans déjà, que je ne suis pas loin de croire les Américains qui me prennent pour une intellectuelle et une écrivain française.
Le grade d’Officier de la Légion d’honneur que vous me conférez aujourd’hui, Madame, au nom du Président de la République, me conduit à confronter rapidement l’honneur à trois questions : le langage, la nation, les femmes.
Il existe une contribution majeure des sciences humaines françaises à la culture moderne, d’inspiration linguistique, psychanalytique et phénoménologique : les auteurs de cette contribution – qu’on appelle French Theory et à laquelle appartiennent des chercheurs comme Barthes, Lacan, Foucault, Derrida, Deleuze, voire même Kristeva – ont opéré ce que Mallarmé appelle « un démontage impie de la fiction ». Autant dire que nous avons essayé d’analyser les mécanismes du sens qui constitue le mystère de l’aventure humaine, en la désacralisant sans doute, mais sans la dévaloriser ; au contraire, en reconstituant, en ranimant sa vitalité. Des structures élémentaires de la parenté aux mythes des peuples primitifs, mais aussi aux mythologies des médias français, en passant par la folie, les prisons, la poésie, le langage enfantin, les pouvoir de l’horreur, le discours amoureux ou les nouvelles maladies de l’âme, nous avons démontré comment se fait et se défait le Sujet et ses significations.
C’est dans l’expérience littéraire – avec Philippe Sollers, Tel Quel puis L’Infini – que j’ai cherché la pratique de cette subjectivité révoltée qui, simultanément, permet à l’individu de vivre aux frontières du plaisir et de la mort, et à la société de transcender ses limites nécessaires. Plus que l’ésotérisme, c’est l’anarchisme de Mallarmé et de Lautréamont qui m’ont séduite dans ce que j’ai appelé une « révolution du langage poétique », et que je continue d’interroger en parlant du « sens et non-sens de la révolte », ou d’une « révolte intime » du « temps sensible » chez Proust, Céline, Artaud, Sartre et Aragon, dans mes cours à l’Université Paris Diderot – Paris 7.
De saint Augustin à Freud, la vie du Sujet et du Langage nous apparaît comme une mise en question : interrogation permanente qui ouvre la mémoire, au-delà des valeurs et des identités figées, aux soubassements du langage, à l’infralangage, aux battements de la pulsion, des sensations, et jusqu’à la biologie. Mon expérience de la psychanalyse devenait inévitable et nécessaire dans cette perspective. Sans la conception psychanalytique d’un Sujet clivé en conscient/inconscient, nous n’avons aucun moyen d’envisager la subjectivité en dehors de la métaphysique, le sujet comme dynamique de refondation et de création, aussi bien de la psyché que du lien social.
Ce questionnement du sens et du sujet m’a conduite, je viens de prononcer le mot, à une interrogation de l’étrangeté. Si la vie du langage, comme révolte permanente, amalgame le sujet écrivain au style, et le sujet en psychanalyse à l’épreuve de la vérité, il en résulte une étrange conception de l’identité. Nos identités ne sont en vie que si elles se découvrent autres, étranges, étrangères à elles-mêmes.
Tel est le constat de la littérature moderne et de l’expérience psychanalytique, et nous n’avons pas encore pris la mesure de ce qu’il implique pour le pacte social – aussi bien que pour son noyau moderne qu’est la Nation. Si nous ne sommes des sujets libres qu’en tant qu’étrangers à nous-mêmes, il s’ensuit que le lien social devrait être non pas une association d’identités, mais une fédération d’étrangetés. Ne serait-ce pas la meilleure façon pour la nation, et peut-être la seule, de s’inclure dans des ensembles supérieurs : l’Europe et au-delà ? L’Europe comme fédération d’étrangetés respectées : tel est mon rêve.
Je suis cependant convaincue que ce rêve ne peut être un véritable antidote à la banalisation des cultures et à l’automatisation de l’espèce, que s’il s’appuie sur une certaine vision et ambition de et pour la nation et la langue nationale. Je soutiens donc que, contre l’universalisme qui banalise les traditions culturelles, et les communautarismes qui juxtaposent des identités sociales et culturelles, quand ils ne les dressent pas les unes contre les autres, le temps semble venu de décomplexer l’identité nationale. Sans tomber dans la patriotisme nationaliste de « l’exception française », il importe d’affirmer avec fierté les contributions spécifiques de notre pays dans divers domaines de la vie sociale, parmi lesquels le développement culturel, son rôle dans l’histoire des Français, et sa valeur internationale que les autres peuples peuvent apprivoiser à leur manière spécifique.
Dans cet esprit, je suis heureuse de pouvoir me consacrer bientôt à un « Rapport et avis » du Conseil Economique et Social sur Le message culturel français et la vocation interculturelle de la francophonie.
Persuadée du rôle actif que la francophonie pourra jouer pour promouvoir la diversité culturelle aujourd’hui, je rappellerai les liens étroits que l’histoire culturelle française a forgés entre les diverses expressions culturelles (arts, goût, mentalité) d’une part, et la langue française elle-même d’autre part.
Cet alliage, qui constitue de la langue et de la littérature un équivalent ou un substitut du sacré en France, en même temps qu’un appel au respect universel d’autrui, est probablement unique au monde. Il en résulte ceci que, tout compte fait, persiste à travers la globalisation un désir pour la langue française, perçue non pas comme un « code » mais comme une manière d’être au monde (expérience subjective, goût, modèle social et politique, etc.) propre, certes, à toutes les langues, mais dont la conscience s’est cristallisée tout particulièrement en France.
Je me propose donc de problématiser l’héritage culturel français dans le contexte actuel, pour impulser une dynamique politique à la francophonie et l’adapter au monde moderne, au double sens de cette logique d’adaptation : faire mieux connaître et partager cette expérience française et « l’identité linguistique », et contribuer à ouvrir l’hexagone à la diversité mondiale.
Enfin, c’est en tant que différente, femme et étrangère, que j’essaie de contribuer à cette nouvelle version du pacte européen et international que nous sommes nombreux à souhaiter.
Quand une femme en arrive à ces logiques du pacte social, quand elle essaie d’en comprendre les promesses, mais aussi les difficultés, voire même les impasses, elle s’expose, plus que ses homologues masculins, à l’honneur certes, mais aussi à son envers qu’est la souffrance.
A ce propos et pour terminer, je voudrais évoquer le sentiment de la première intellectuelle française que fut Madame de Staël, la première et déjà cosmopolite, qui écrivait ceci dans De la littérature, « Des femmes qui cultivent les lettres » : Elle [la femme de Lettres] promène sa singulière existence, comme les Parias de l’Inde, entre toutes les classes dont elle ne peut être, toutes les classes qui la considèrent comme devant exister par elle seule : objet de la curiosité, peut-être de l’envie, et ne méritant en effet que la pitié […] ; les guerriers voient le casque, le panache étincelant, ils attaquent avec violence, et dès le premier coup ils atteignent le cœur. »
Aujourd’hui, les plus lucides d’entre nous ne se contentent pas d’attaquer, ni seulement de revendiquer la parité. Nous affirmons notre différence ; nous savons que notre étrangeté est notre force ; et qu’elle peut apporter du nouveau à l’universalité renouvelée du contrat social.
Si je vous parle néanmoins de ce cœur féminin que les attaques atteignent d’emblée sous l’apparent panache de la guerrière, c’est parce que je n’oublie pas que tout honneur se gagne sur un champ de bataille, que la bataille n’est jamais finie, et que pour un homme comme pour une femme, il n’y a de meilleure garantie de l’honneur que la… vulnérabilité. Vulnérabilité des femmes, et pas seulement Vulnérabilité des personnes en situation de handicap. Et je remercie les amis du Mouvement International Handicap d’être présents ce soir à notre cérémonie.
Puisque je reçois cet insigne comme une reconnaissance accordée à une intellectuelle européenne, ce ne sera pas le moindre honneur pour moi que de continuer à chercher dans l’écriture ce qu’est une véritable adoption : à savoir une renaissance. Merci aux éditions Fayard, en la personne de leur directeur, Claude Durand, de leur indéfectible soutien à mes expériences d’écrivain. Car la langue étant le corps et l’âme de l’écrivain, c’est dans l’écriture en français qu’il me reste à poursuivre notre solidarité de différents.
Je vous remercie donc pour votre confiance.
Julia Kristeva
Lien: Le discours de Mme Christine Albanel
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Christine Albanel, Philippe Sollers, Julia Kristeva et Claude Durand |
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© Photos de Sophie Zhang
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