JULIA KRISTEVA


L'EUROPE DES LANGUES


1.Mon expérience personnelle. 2. Le défi européen dans la globalisation. 3. Sujet libre, religion, humanisme.

1. Vous avez devant vous une citoyenne européenne, d’origine bulgare, et qui se considère comme une intellectuelle cosmopolite Et c’est avec un sentiment de dette et de fierté que je porte, dans le monde globalisé qui est le nôtre aujourd’hui, les couleurs de la République française dans divers pays et continents.


Je l’ai écrit dans Etrangers à nous-mêmes et je me permets de le répéter ici : « Nulle part on n’est plus étranger qu’en France, nulle part on n’est mieux étranger qu’en France. »
Car, au-delà de l’ambiguïté de l’universalisme, la tradition française du questionnement, la place des intellectuels et l’importance du forum politique – dont les Lumières sont un des exemples paroxystiques qui caractérisent la culture française – permettent à chaque fois de relancer le débat intellectuel et politique plus dramatiquement, plus lucidement qu’ailleurs. C’est ce qui constitue le véritable antidote à la dépression nationale, comme à sa version maniaque qu’est le nationalisme. Je rends donc hommage à la culture française qui m’a adoptée, et qui n’est jamais plus française que quand elle se met en question, jusqu’à rire d’elle-même – et quelle vitalité dans ce rire ! – et à se lier aux autres.


Deux penseurs, fort différents, me venaient à l’esprit. Saint Augustin : « La seule patrie, c’est le voyage (In via, in patria)- que reprend une héroïne de mes romans qui me ressemble, en disant : « Je me voyage ». Et La Fontaine, dans ce texte peu connu au titre si français, « Le pâté d’anguille » : « Diversité, c’est ma devise ».


De saint Augustin en passant par La Fontaine et jusqu’à nous, la vie du Sujet et du Langage nous apparaît ici, dans l’Espace culturel européen, comme une mise en question : interrogation permanente qui ouvre la mémoire, au-delà des valeurs et des identités figées, à la vie du langage, comme révolte permanente, comme épreuve de la vérité. Il en résulte une étrange conception de l’identité. Nos identités ne sont en vie que si elles se découvrent autres, étranges, étrangères à elles-mêmes.


Tel est le constat de la littérature moderne et de l’expérience psychanalytique, et nous n’avons pas encore pris la mesure de ce qu’il implique pour le pacte social – aussi bien que pour son noyau moderne qu’est la Nation. Si nous ne sommes des sujets libres qu’en tant qu’étrangers à nous-mêmes, il s’ensuit que le lien social devrait être non pas une association d’identités, mais une fédération d’étrangetés. Ne serait-ce pas la meilleure façon pour la nation, et peut-être la seule, de s’inclure dans des ensembles supérieurs : l’Europe et au-delà ? L’Europe comme fédération d’étrangetés respectées : tel est mon rêve.


Je suis cependant convaincue que ce rêve ne peut être un véritable antidote à la banalisation des cultures et à l’automatisation de l’espèce, que s’il s’appuie sur une certaine vision et ambition de et pour la nation et la langue nationale. Je soutiens donc que, contre l’universalisme qui banalise les traditions culturelles, et les communautarismes qui juxtaposent des identités sociales et culturelles, quand ils ne les dressent pas les unes contre les autres, le temps semble venu de décomplexer l’identité nationale. Sans tomber dans la patriotisme nationaliste de « l’exception française », il importe d’affirmer avec fierté les contributions spécifiques de notre pays dans divers domaines de la vie sociale, parmi lesquels le développement culturel, son rôle dans l’histoire des Français, et sa valeur internationale que les autres peuples peuvent apprivoiser à leur manière spécifique.


Dans cet esprit, je suis heureuse d’avoir pu présenter – et faire adopter à un « Avis » du Conseil Economique et Social sur Le message culturel français et la vocation interculturelle de la francophonie, le 24 juin 2009, publié dans le Journal Officiel.


Persuadée du rôle actif que la francophonie pourra jouer pour promouvoir la diversité culturelle aujourd’hui, je rappellerai les liens étroits que l’histoire culturelle française a forgés entre les diverses expressions culturelles (arts, goût, mentalité) d’une part, et la langue française elle-même d’autre part.


Cet alliage, qui constitue de la langue et de la littérature un équivalent ou un substitut du sacré en France, en même temps qu’un appel au respect universel d’autrui, est probablement unique au monde. Il en résulte ceci que, tout compte fait, persiste à travers la globalisation un désir pour la langue française, perçue non pas comme un « code » mais comme une manière d’être au monde (expérience subjective, goût, modèle social et politique, etc.) propre, certes, à toutes les langues, mais dont la conscience s’est cristallisée tout particulièrement en France.
Je me propose donc de problématiser l’héritage culturel français dans le contexte actuel, pour impulser une dynamique politique à la francophonie et l’adapter au monde moderne, au double sens de cette logique d’adaptation : faire mieux connaître et partager cette expérience française et « l’identité linguistique », et contribuer à ouvrir l’hexagone à la diversité mondiale.

2. J’aimerais insister sur le multilinguisme comme signe distinctif de la culture européenne, et le sens que ce fait revêt dans les tensions internationales actuelles.
La culture européenne, qui fut le berceau de la quête identitaire, n’a pas cessé d’en dévoiler aussi bien la futilité que le possible, bien qu’interminable, dépassement. Et c’est ce paradoxe : il existe une identité, la mienne, la nôtre, mais elle est infiniment constructible et déconstructible, ouverte, évolutive – qui confère sa déroutante fragilité et sa vigoureuse subtilité au projet européen dans son ensemble, et au destin culturel européen en particulier. Qui ne le connaît ? Les médias le déclinent en termes de « diversité », de « respect des singularités », d’« ouverture » et de « fermeture » des frontières, d’équilibre entre les « nations » et la « globalisation », etc.
« Qui suis-je ? » est une question dont la meilleure réponse, européenne, n’est évidemment pas la certitude, mais l’amour du point d’interrogation. En effet, entre l’incertitude de l’identité personnelle propre à l’Européenne que je suis, les angoisses et leurs envers que sont les arrogances communautaires, et les soubresauts des nations dans une globalisation qui favorisent les unes au détriment des autres, avant de les uniformiser toutes, l’Union est-elle une zone de libre échange ou un projet politique ?


N’attendez donc pas de moi que je vous propose une définition de la culture européenne autre que celle-ci : en contrepoint au culte moderne de l’identité, la culture européenne est une quête identitaire indéfiniment reconstructible, ouverte. Et c’est précisément ce contrepoint, ce « contre-courant », qui fait l’intérêt, la valeur et la difficulté de la culture européenne, mais aussi, et par conséquent du projet européen lui-même. J’y tiens, à cette « identité indéfiniment dépassable », au moins pour deux raisons.
D’abord, elle s’est imposée dans mon expérience d’Européenne, que je suis depuis plus de quarante ans déjà. Lorsque j’ai quitté ma Bulgarie natale pour finir ma thèse à l’Université à Paris, avec une bourse accordée par le gouvernement de de Gaulle, cet Européen sceptique mais visionnaire confirmé, qui s’adressait déjà à une Europe « de l’Atlantique à l’Oural », je ne pouvais pas prévoir, pas plus que quiconque à cette époque, que la Bulgarie deviendrait membre de l’Union européenne. Le rideau de fer et le Mur de Berlin ne laissaient guère supposer que des nations raisonnables et souveraines allaient cesser de s’affronter sur les champs de batailles ancestraux, pour se consacrer aux échanges de marchandises, mais aussi d’idées. Et que cette Union allait se forger – avec combien d’hésitations et d’insuffisances – comme le premier espace terrestre réel de la « paix universelle » dont rêvait Emmanuel Kant. En venant de mes Balkans obscurs et aujourd’hui encore méconnus, la fréquentation de la culture européenne m’avait convaincue que mon identité est futile parce que ouverte à l’infini des autres – et c’est cette conviction que je voudrais vous transmettre, car mon travail en France et dans le monde depuis, la confirme et l’affine.


Pour le dire autrement, les différents confluents qui composent la civilisation européenne (gréco-romain, juif et, depuis deux mille ans, chrétien, puis leur enfant rebelle qu’est l’humanisme, sans oublier la présence arabo-musulmane de plus en plus forte), ainsi que les spécificités nationales, n’ont pas fait de la culture européenne seulement un beau manteau d’Arlequin ni un hideux broyeur d’étrangers victimisés – bien que ces extrêmes n’aient pas manqué à notre passé, et qu’ils hantent aujourd’hui encore, redoutables revenants, les latences xénophobes et antisémites du vieux continent.
Non, une cohérence s’est cristallisée de ces diversités qui, pour la seule et unique fois au monde, affirme une identité, tout en l’ouvrant à son propre examen critique et à l’infini des autres. Après avoir succombé aux dogmes identitaires jusqu’aux crimes, un nous européen est en train d’émerger, qui porte au monde une conception et une pratique de l’identité comme inquiétude questionnante. En ce début du troisième millénaire, il est possible d’assumer le patrimoine européen en le repensant comme un antidote aux crispations identitaires : les nôtres et celles de tous bords. C’est la deuxième raison qui me fait revenir sur cette spécificité identitaire « à contre courant » que l’Europe offre au monde.
Cette philosophie identitaire de la diversité et du questionnement, je la situerai dans les domaines concrets de la langue, de la nation, et de la liberté.

En octobre 2005, sur une proposition française, puis européenne, fortement appuyée aussi par le Canada, l’Unesco a adopté une Convention sur la diversité qui est une étape majeure dans l’émergence d’un droit culturel international. Elle est intitulée : « Convention sur la protection et la promotion de la diversité des expressions culturelles ». Tout en se proposant de « stimuler l’interculturalité afin de développer l’interaction culturelle dans l’esprit de bâtir des passerelles entre les peuples », la Convention affirme également le « droit souverain des Etats de conserver, adopter et mettre en œuvre les politiques et les mesures » appropriées à cette fin. Elle définit en outre le « contenu culturel » à sauvegarder et à développer, comme ce qui « renvoie au sens symbolique, à la dimension artistique et aux valeurs culturelles qui ont pour origine ou expriment des entités culturelles». Plus de trente pays ont déjà accepté cette convention qui demande encore à être appliquée.
L’Europe est désormais une entité politique qui parle autant de langues, sinon plus, qu’elle ne comporte de pays. A mes yeux, ce multilinguisme est le fond de la diversité culturelle qu’il s’agit d’abord de sauvegarder et de respecter – pour sauvegarder et respecter les caractères nationaux –, mais qu’il s’agit aussi d’échanger, de mélanger, de croiser. Et c’est une nouveauté, pour l’homme et la femme européens, qui mérite réflexion et approfondissement.


Au XIIe siècle, Saint Bernard a fait de l’homme européen un sujet amoureux. Dans son interprétation des Cantiques, un homme voyageur s'est constitué, qui était l'être amoureux : ego affectus est. Cet homme chrétien s'est donné comme un être amoureux des autres, mais l'amour va avec la guerre. Il n'y a pas eu de réflexion très approfondie sur cette ambivalence, que l’on trouve toujours dans les religions, amour et haine allant ensemble, mais c'était déjà une façon de vivre la complexité du message européen. Au XVIIe siècle, Descartes a révélé à la science naissante et à l’essor économique un ego cogito. Le XVIIIe siècle a apporté, avec les charmes du libertinage, ce souci des singularités qui s’est cristallisé dans la Déclaration des Droits de l’Homme. Après l’horreur de la Shoah, les européens du XXIè siècle doivent affronter aujourd’hui une autre ère.


La diversité linguistique européenne est en train de créer des individus kaléidoscopiques capables de défier non seulement le bilinguisme du globish english imposé par la mondialisation, mais aussi cette bonne et vieille francophonie, laquelle a bien du mal à sortir de son rêve versaillais, pour devenir l’onde porteuse de la tradition et de l’innovation dans le métissage. Une nouvelle espèce émerge peu à peu : un sujet polyphonique, citoyen polyglotte d’une Europe plurinationale. Le futur Européen sera-t-il un sujet singulier, au psychisme intrinsèquement pluriel parce que trilingue, quadrilingue, multilingue ? Ou se réduira-t-il au globish ? Un exemple : le département de langue et littérature de Georgetown University a fêté son cinquantième anniversaire en 2000. A la question « Comment répondre à la Shoah ? », le doyen jésuite a répondu : « En enseignant les langues et les littératures ». Je constate plutôt pour l’heure une heureuse polyphonie linguistique et/ou culturelle, à laquelle les jeunes Européens, nos étudiants, s’essaient progressivement : peut-être plus couramment, plus naturellement que ceux venant d’autres pays et continents.
L’étranger se distingue de celui qui ne l’est pas parce qu’il parle une autre langue. Et c’est désormais le cas de l’Européen passant d’un pays dans un autre, parlant la langue de son pays avec celle, voire celles des autres. En Europe, nous ne pourrons pas, nous ne pouvons plus échapper à cette condition d’étrangers, qui s’ajoute à notre identité originaire, en devenant la doublure plus ou moins permanente de notre existence.


Pour finir, cette allusion à l’actualité politique toute récente.
Dans la « crise des valeurs » actuelle, nous entendons divers messages idéologiques ou religieux, plus ou moins dogmatiques, qui nous proposent, contre le manque de repère, leur Vérité, forcément absolue, comme Repère Absolu. L’expérience européenne de l’identité plurielle nous ouvre une autre perspective, peut-être la seule moderne, la seule alternative véritable aux heurts entre certitudes dogmatiques : la pluralité identitaire. Car dans le monde globalisé, il n’y a plus d’universel uniforme et absolu, mais des diversités culturelles qui se doivent attention et respect. Le multilinguisme est le laboratoire de cette diversité, la meilleure réponse aux tentations fondamentalistes. Et, pour ma part, c’est dans le multilinguisme que je chercherais le fondement de la nouvelle laïcité qui saurait faire face aux heurts des religions.

3. Le sujet européen polyphonique pourra-t-il résister au choc des fondamentalismes religieux ? C'est la question cruciale du troisième millénaire.
Pour essayer de répondre à cela, je ferai un détour par la psychanalyse, la plus jeune fille de la longue histoire des libertés européennes.
La psychanalyse explore en effet le microcosme de la liberté subjective, de l’auto-activité spontanée, de ce pouvoir de commencer par soi-même une parole, un lien, une expérience : en un mot la psychanalyse explore les conditions de l'épanouissement ou d'échec de la subjectivité libre, indépendante et créatrice.
À la fin du XIXe et au début du XXè siècle Freud a conceptualisé ce que Sophocle avait déjà thématisé, dans sa tragédie Œdipe Roi, trois siècles avant notre ère : que l'économie sous-jacente de la subjectivité est un carrefour entre le désir amoureux pour la mère et le désir de meurtre pour le père. Tragique par essence, le sujet n’est libre que parce qu'il est animé par ce double désir interdit : d’inceste et de parricide. Ce n’est qu’à ce prix qu’il veut savoir et qu’il constitue des objets de savoir.
En d'autres termes, le sujet œdipien est le sujet de la philosophie et le sujet de la science.
L’expérience clinique vient confirmer que la résolution sans fin du conflit Œdipien conditionne l'accès de l'enfant au langage et à la pensée, qu’elle permet l'autonomie affective, et qu’elle initie en conséquence tous les autres épanouissements : ceux de la moralité, de la compétitivité, de la créativité.


Si telles sont les conditions structurales requises pour l’avènement du modèle optimal de la subjectivité libre, diversement décliné par les civilisations et leur histoire, l’expérience clinique n’est pas la seule à faire apparaître aujourd’hui, dans le domaine européen lui-même, que ce modèle Œdipien est en crise. Les modifications qui affectent la vie familiale, parmi lesquelles l'émancipation sexuelle et professionnelle des femmes, la multiplication des divorces, l'effacement et même l'effondrement de l'autorité paternelle, le chômage endémique, et le règne toxique de l’image, sont parmi les facteurs essentiels, connus de tous, qui contribuent à la mise en échec de la configuration Œdipienne et favorisent différentes formes d'aliénation, que j'ai appelées les « nouvelles maladies de l'âme ».


La faculté de juger se délite jusqu’à disparaître, comme le notait justement Hannah Arendt, grande lectrice de Kant, à propos de la compromission « banale » de beaucoup d’allemands avec le nazisme, car les individus se laissent imposer le jugement d'un chef ou le consensus d'un groupe plutôt que de « juger par eux-mêmes ». Par-delà la faculté de juger, c'est la vie psychique dans sa globalité qui est atteinte : «le for intérieur », qui s'affirme souverainement dans l'auto-détermination du Soi, dans le pouvoir de commencer par soi-même une parole, un lieu, un état, est menacé.


Comment se manifestent ces « nouvelles maladies de l’âme » qu’induit la crise de le subjectivité œdipienne ? Par de graves difficultés, et même par l'impossibilité à représenter les sentiments-pulsions-passions et les conflits qui les provoquent. Au mieux, si l’on peut dire, les individus utilisent des schémas collectifs empruntés aux médias dominés par la télévision qui, quand ils n’exacerbent pas intempestivement leurs drames, les endorment ou les robotisent. La clinique témoigne que nombreux sont ceux qui, parmi nous, perdent la capacité d'élaborer leur vie psychique et de la partager, que ce soit par l’entendement ou par une activité libre ou créatrice.
Le sujet libre est devenu un mirage et l’on accueille sur le divan des patients affligés de « faux-selfs » (Winnicott), des personnalités « borderline » (Kernberg) ou « comme si » (Hélène Deutsch). De crises de larmes en plages de mutisme, ces personnes sombrent, parfois jusqu’au suicide, dans le trop-plein d’affects, que le rejet ou l'impossibilité de la communication langagière empêchent d'élaborer et de métaboliser autrement. Les maladies psychosomatiques, la toxicomanie, les passages à l’acte, le vandalisme et diverses formes de cynisme expriment ce naufrage d’une subjectivité incapable d’autonomie et d’indépendance, parce que fondamentalement carencée dans sa capacité de représentation et de pensée. Ne s’agit-il pas plutôt de la même sacro-sainte liberté poussée à ces extrêmes ? Protestent les conservateurs heurtés par tant d’excès et de transgressions que certaines idéologies libertaires se complaisent, au contraire, à rationaliser et à justifier. En réalité, sous maintes formes d'anarchisme contestataire en proie au malaise subjectif et social, se dissimule une inaptitude à exercer la liberté de soi, une psyché morcelée sous la poussée de la pulsion et par la destruction du cadre social.


Quelles réponses pouvons-nous donner à cette crise d'identité collective ? Elles sont peu nombreuses, je le crains. Avec sa laideur, son minimalisme, sa destructivité, l'art moderne, qui se réclame explicitement de la psychose, constitue peut-être une des rares variantes d'effort libertaire susceptible d’accompagner avec lucidité cette déconstruction de la subjectivité occidentale.


Après la faillite des idéologies providentielles, les extrémismes politiques échouent désormais dans la barbarie terroriste, quand ce n’est pas, en effet, dans la psychose. Quant à un retour à des solutions antérieures sous l'aspect de la nostalgie conformiste par exemple, il ne fournira qu’une réponse provisoire si les conduites issues des traditions religieuses sont imposées comme des dogmes au lieu d’être repensées et modifiées à la lumière de la crise moderne. Et lorsqu'un « nous » communautaire parvient à se manifester, il est fait de ces « maladies de l'âme », de ces états critiques que s’efforcent de consolider en les consolant les récents appels à l'amour et à la compassion (que l’on se remémore des foules rassemblées autour du pape dans la recherche d'un père affectueux). Jusque dans les communautés apparemment stables des citoyens de l’Europe occidentale, apparemment bien enracinés dans leur sol, leur histoire, et leur programme identitaire, le « nous » (qui se reconstruit seulement dans quelques moments éphémères de passion extrême) est mis à mal, des déchirures intérieures le lézardent.

Il nous manque une anthropologie de la psychologie nationale et, plus largement, religieuse. Si elle existait, elle pourrait préparer, par-delà la reconstruction économique indispensable, l'avènement d'une civilisation.


Il serait historiquement juste de commencer par fédérer les divers courants du christianisme qui se partagent majoritairement la spiritualité en Europe. Puis, sur la base de cette fédération, difficile mais indispensable à constituer, il s'agirait d'entreprendre une reconstruction morale et subjective des pays ex-communistes orthodoxes. Alors seulement, à partir de cette tradition repensée et rénovée, un véritable travail laïque et critique de questionnement philosophique et d'éducation pourrait devenir possible. Car on ne saurait créer une administration et une économie démocratiques sans rebâtir une subjectivité libre. Les deux tâches, politique et spirituelle, sont parallèles.
Les ravages du totalitarisme et notamment la tragédie de la Shoah ont conduit à réviser l'héritage des Lumières qui avait pris la forme d'une critique, voire d'un rejet de la religion. Au mieux, nous avons hérité du XVIIIe siècle et de la Révolution française la tentative de contenir la religion en l'éclairant : c'est la laïcité. Au pire, certains l'ont poussée jusqu'à la persécution : c'est l’athéisme stalinien, entre autres.


Le retour du refoulé s'est produit, et beaucoup de politiciens s'en sont servi pour un nouveau partage géopolitique.
Ce que j’entends sur le divan me fait constater qu’une jeune fille poussée par son père et ses frères à porter le voile, et qui par ailleurs a compris et intégré l'enseignement de l'école républicaine, vit un conflit souvent dramatique entre ces deux univers incompatibles. Certaines ont la force de renoncer au voile, mais la pression familiale crée une angoisse intolérable qui les conduit en analyse. D'autres, qui ne vont pas consulter mais dont des camarades me confient le drame, se constituent comme des doubles personnalités, ou des personnalités « comme si ». Elles feignent d'appartenir aux deux cotés : elles trichent avec les interdits familiaux, tout en ayant bien du mal à prendre au sérieux l'enseignement scolaire (histoire, biologie, anthropologie, littérature, psychologie) qui met en cause le statut de la femme « protégée » - de fait « emmurée » - tel que l’impose le port du voile. Entre deux discours incompatibles, elles « choisissent », si l'on peut dire, l'échec scolaire, quand ce n’est pas la dépression.
La laïcité telle que je l'entends n'aurait pas de sens si nous ne reconnaissions pas les carences du discours humaniste, dans lesquelles s'engouffre la foi intégriste.
Les « mesures sociales » contre les diverses formes d’exclusion, qui de surcroît sont insuffisantes, ne pourront pas résorber le mal-être de ceux qui se tournent vers les solutions religieuses. Force est de constater que nous n'avons pas de discours laïcs sur les expériences fondamentales du destin humain, et que la nécessité de créer un humanisme exigeant, je dirais destinal, se fait sentir de plus en plus douloureusement.
Exemple ? Le discours laïc sur la maternité faisant défaut, les mères sont renvoyées au consumérisme des couches-culottes ou, au mieux, à la pédopsychatrie - mais la psychiatrie est dans un état critique, ou discréditée dans plusieurs pays européens.

Le handicap est un autre « champ » qui devrait contribuer à la refondation de l'humanisme. Car – et je me répète – ce dont nous avons besoin est un nouvel humanisme, capable de parler vraiment de mal-être, ou de manque à être, tout en le conduisant non pas vers l'intégration (terme qui comporte un déni de la souffrance et une précipitation vers la normalisation), mais vers une interaction entre les citoyens en situation de handicap et ceux qui ne le sont pas. C’est d’une démocratie du partage qu’il s’agit, dans cette nécessité très concrète et urgente en Europe, une démocratie du partage qui dépendrait et reposerait sur :
− La personnalisation de l'accompagnement des personnes en situation de handicap
− Désinsulariser du handicap
− Un changement dans les manières de voir et percevoir le handicap

Une nouvelle ère commence, nous le sentons. Sera-t-elle un nouveau partage de la souveraineté internationale, ou une emprise unilatérale ? Serons-nous livrées à des manipulations politiques et génétiques sans précédent ? Ou, les avancées des sciences et des techniques nous permettront-elles des réponses plus adaptées, plus solidaire de la vie de chacun ? Un autre destin humain est à l'horizon de ce troisième millénaire, qui exige un humanisme plus complexe afin d'éviter une nouvelle barbarie adossée à la technique. Reconnaître concrètement la souffrance des différents individus, interagir avec elle dans un projet de vie. La civilisation en général et, avec elle le message culturel européen, ne résisteront pas au choc des religions sans un humanisme complexifié, capable de reconnaître la souffrance et de lui donner la chance d’une vie meilleure, d’un projet de vie, d’un sens de vie. L'accompagnement des personnes handicapées en fait partie, peut-être même lui donne-t-elle une chance inouïe, une chance sans précédent. Car certes, les sciences augmentent les savoir, mais nous permettront-elles d’y répondre selon une approche éthique adéquate ? Ceci est, à mon avis, le principal thème en jeu dans la diversité culturelle européenne. Bien au-delà des combats politiciens et des aléas de la géopolitique.

 

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Tout en partageant un certain euroscepticisme avec bon nombre d'entre vous, je voudrais finir cette intervention sur une note plus optimiste. Non seulement notre conception et nos pratiques européennes d’identités plurielles - basées sur le multilinguisme – sont un antidote salutaire face aux tensions croissantes entre les identités nationales qui menacent le globe par la guerre atomique. Mais, ici, en Europe, davantage que dans d'autres régions du monde, nous avons également les conditions démocratiques et les capacités intellectuelles de proposer une refondation de l'humanisme, issu des Lumières. C'est un outil que nous pouvons utiliser contre les nombreux visages de la barbarie que j'ai cités précédemment, et qui, voulant lutter contre les excès de la liberté, prônent finalement un retour au conformismes et aux archaïsmes. Peut-être manquons nous de courage, et de fierté, pour accepter de nous réapproprier notre histoire et notre présent, pour les examiner de manière approfondie et critique, pour les trans-évaluer afin de les porter dans et par le monde.

Julia Kristeva

 

« Journées Kristeva 2009 » organisées par l’École des Hautes Études en Sciences sociales ( Høgskole ) d’Oslo, 24-26 septembre 2009

 

 

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