Des femmes: pour quelle civilisation?
Palin, l’impénétrable pouvoir de la matrone phallique
Le meilleur et le pire
Le XXIe siècle sera celui des femmes : pour le meilleur ou pour le pire ?
Est-ce parce que les femmes, traditionnellement vouées à la survie de l’espèce, se trouvent plus exposées aux dilemmes éthiques fondamentaux ? Est-ce parce que la percée féministe a plus ou moins négligé le poids des désirs inconscients et des contraintes biologiques taxés d’archaïques et de conservateurs? Est-ce parce que la sécularisation a cru pouvoir résoudre les conflits psychosociaux en se bornant à démocratiser les législations et les institutions, mais en réduisant « la culture » à un fétiche décoratif, en s’écartant de l’éthique jusqu’à l’oublier, et en se compromettant dans le « management » politicien quand ce n’est pas la corruption mafieuse ?
Le fait est que si l’on braque les projecteurs sur l’émergence des femmes dans tous les domaines de la vie sociale, politique et culturelles, c’est tout le corps social que l’on voit confronté plus radicalement que jamais aux problèmes fondamentaux, éthiques et civilisationnels, que précisément ce « corps » - forcément consensuel - s’arrange à dénier. Tandis qu’au contraire, le corps et la psyché des femmes les manifestent en pleine lumière dans l’empire omniprésent du spectacle.
Ainsi, quand le féminisme s’inverse en une ruée vers les mères porteuses et que l’envie de procréation à tout prix s’accompagne de la série macabre de bébés congelés et d’enfants « oubliés », « abandonnés » et « abusés », pouvons-nous prendre conscience que nous sommes la seule civilisation qui manque d’un discours sur la vocation maternelle ? La psychanalyse moderne, après Freud et Winnicott, mène une recherche exemplaire sur les relations précoces mère-enfant, complétant l’incontournable problématique de la « fonction paternelle ». Mais qui s’en soucie, quand une médicalisation à outrance sévit dans la « santé mentale » ? Et quand « Avoir » un bébé, au besoin avec l’aide de l’ « immaculée conception », est aujourd’hui un antidépresseur comme un autre. Pourquoi pas ? Peut-être. Mais il faudrait au moins commencer par en éclairer les risques, les avantages et les conséquences…
Un symptôme massif se profile dans la campagne présidentielle des Etats-Unis, qui sont peut-être encore notre Troisième Rome. Le « phénomène » Palin place les femmes au cœur du vote : moins parce que les électrices sont tentées de voter (ou non) pour une femme, et que les électeurs vont choisir (ou non) pour la première fois dans l’histoire du pays, l’autre sexe à la vice présidence (voire plus), que parce que la colistiaire républicaine présente le projet d’une femme au dynamisme moderne, tout en incarnant de fait un projet de civilisation axé sur des valeurs ultraconservatrices, appuyé sur le « bon sens » le plus traditionnaliste. Là se manifeste l’impasse d’une certaine Amérique. Et peut-être du monde occidental.
Le symptôme Palin
Sexy, active, entreprenante, star, mannequin, télégénique, mère de famille nombreuse, comptant même un enfant trisomique exhibé triomphalement pour faire honte à ceux qui ont peur du handicap, Sarah Palin diminue les impôts en exploitant à fond les gisements de pétrole et de gaz (qui dit mieux ?) Convaincue que la guerre en Irak est « juste » « par la volonté de Dieu », et partisane farouche du port d’armes, la chasseresse réputée y envoie joyeusement son fils : s’il lui arrive de trépasser, qu’à Dieu ne plaise, le Seigneur nous en fera d’autres ! Et de décréter qu’il n’y a pas de réchauffement climatique. Et d’envoyer des hélicoptères tirer sur les ours blancs et autres espèces polaires rarissimes ! Et de chercher à interdire pêle-mêle A. Burgess, W. Faulkner, G. Chaucer, J.-J. Rousseau, A. Miller, le Decameron de Boccace, J. Steinbeck, Harry Potter (instinct maternel oblige !), M. Twain, D.H. Lawrence (l’axe du mal ?), W. Golding, Aristophane (qui était-ce déjà ?), G. Eliot et Shakespeare (tant qu’on y est !) à la Wasilla Public Library ; voire de limoger le/la libraire.
Blogs et autres sites féministes et démocrates regorgent de données pareillement exemplaires et aberrantes sur la candidate vice-présidente qui n’en continue pas moins de séduire la « base », avec sa fille collégienne enceinte, son opposition à l’avortement des femmes blanches – pas trop des Noires, car la race blanche, elle, est menacée de disparition –, son opposition à l’éducation sexuelle des jeunes, à l’aide aux parents, au congé maternel, à la sécurité sociale universelle… Les supporters d’Obama ne manquent pas de réagir Mais je quitte mes amis avec un sentiment de malaise croissant : sommes-nous à la hauteur du symptôme Palin ?
Les mesures sociales ou juridiques envisagées pour le contrer, aussi nécessaires soient-elles risquent de fondre au soleil des restrictions budgétaires prévisibles : par définition, « les mesures » passent sous silence les causes anthropologiques et morales du phénomène. Aucune vision politique n’intègre des objectifs éthiques alternatifs capables d’opposer aux crispations identitaires et aux conservatismes sécuritaires une philosophie contemporaine de la différence sexuelle, de la reproduction, de la famille, de la liberté et de ses risques, bref du « bien-vivre » individuel et collectif qui préoccupait déjà… Aristote.
Est-ce trop demander d’une campagne électorale ? Bien sûr. Est-ce trop tard ? Evidemment. Mais l’exhibition de cette gestion intégriste de la féminité et de la maternité dans les présidentielles américaines nous concerne tous, et à long terme. Banalité du mal ou caricature tragique, cet étranglement de l’émancipation féminine dans un conservatisme starisé en protection d’une identité contre d’autres, d’une communauté contre d’autres, dans un contexte d’insécurité aggravée, peut-il s’inverser ? Déclencher un cri d’alarme ? Devenir une chance ?
Premier constat : l’appartenance à la « communauté des femmes », pas plus que celles à d’autres communautés soi-disant providentielles dans l’histoire (les bourgeois, les prolétaires, le tiers monde, etc.) ne confère pas la moindre vertu libératrice aux individus qui en font partie. Car la liberté se conjugue au singulier, et une femme peut y contribuer à condition qu’elle puisse s’approprier ses déterminations biologiques et sociales, afin de mieux les transcender : aventure exigeante et de longue haleine. Les contradictions et les apories du féminisme, jusqu’à ses revers évangélistes actuels, laissent entendre que le culte de la Femme n’aura été qu’une « ruse de l’Histoire » occidentale : tout en bouleversant le système sexuel binaire par l’expérience de nouvelles sexualités « recomposées », cette « ruse » finit par inclure les femmes aussi dans l’universalité de l’intérêt général. Lequel, aujourd’hui globalisé, met chacune à l’épreuve et lui réclame de mettre en question sa pensée, son langage, ses croyances, ses tentations d’uniformité et d’absolu, au profit du respect des diversités.
L’action novatrice et courageuse de nombreuses femmes appartenant à diverses familles politiques – dont le réalisme et la probité restituent souvent sa crédibilité au débat politique national et international, répond à ce défi. C’est dire que le symptôme Palin et autres passages à l’acte au féminin qui signent le malaise actuel de civilisation relèvent moins d’une virtuelle « essence féminine » que d’une crise hystérique destructrice sous son masque salutaire. Avec ses dérives borderlines de toute-puissance maternelle, sexuelle et divine, une telle posture défigure l’expérience complexe de la maternité, qu’elle fige dans l’impénétrable pouvoir de la matrone phallique, fantasmée comme prothèse des mâles défaillants et châtrés. Mais elle est choisie, encouragée et valorisée pour faire contrepoids aux molles techniques des politiciens, pour colmater les trous du nihilisme ambiant. C’est « ça » qui séduit hommes et femmes en manque de repères. Faudrait-il y voir une logique profonde de l’humaine condition ? Aucun « droit de l’homme » en tout cas ne se risque à affronter tel quel cet explosif secret .
Le carrefour politique/religion
Pour cela même, et bien que le krach financier puisse minorer – sans l’éradiquer - le trouble causé par le « phénomène Palin », les Etats-Unis d’Amérique remettent les enjeux historiques au carrefour redoutable de la politique et de la religion. Maintenir la séparation de ces deux univers, tout en interrogeant leur voisinage et leurs interférences : tel est le défi de notre temps. Avec La Femme, terre promise à ce croisement, nous voici donc au cœur d’une autre actualité : bénéfices et limites de la sécularisation. La République française, qui a longuement pratiqué une laïcité inconcevable outre Atlantique, semble apte à affronter le problème, puisqu’elle admet depuis quelque temps qu’il en existe un. Tandis que l’Amérique profonde, qui a imprimé « In God we trust » sur son Dollar sacré, n’a pas l’air de voir où est le problème. Avant de devenir « positive », et sans être forcément « négative », la laïcité à la française n’est-elle pas le terrain propice sur lequel les sciences humaines, la psychanalyse, la pensée féministe elle-même, et bien sûr les arts et les lettres, par leur insolence fabuleuse, peuvent reconnaître et explorer l’emprise rassurante du besoin de croire aussi bien que l’attrait libérateur du désir de savoir ?
Je m’éloigne des femmes, de la campagne présidentielle, de l’actualité politique ? Pas vraiment, si l’on admet que, face à la montée de l’arrogance conservatrice susceptible de s’installer bientôt au sommet de la plus grande puissance, un profond malaise de civilisation est en train d’envahir la planète à la veille des élections américaine, autrement et plus sournoisement que ne le font la crise financière et la menace terroriste. Et si l’on admet que le « phénomène américain » appelle lui aussi une micro-politique - entre psychanalyse et histoire des religions - qui ne fasse pas l’économie des différences sexuelles et de leurs… impasses. Et qui n’ignore pas l’emprise des croyances sur les individus et sur les masses.
La rupture et l’anamnèse
Attentif à ses antécédents grecs et à la fondation juive, l’humanisme a longuement dénié ses liens conflictuels avec la tradition chrétienne. Pour que le retour de ce refoulé ne se verrouille pas en libéralisme intégriste sur la place politique, pour qu’il ne se crispe pas en fondamentalisme réactif dans les comportements des hommes et des femmes, une nouvelle attitude est désormais nécessaire : il s’agit de reconnaître ce que nous devons aux continents religieux, à leur philosophie, à leur morale, à leur esthétique. Notre rupture en est l’héritière rebelle, mais avec devoir d’anamnèse. Aucune autre tradition n’a engendré cette liberté inouïe dont se réclament les Lumières européennes et les Droits de l’homme. Alors cessons de nous plaindre de ce que les civilisations sont mortelles, et de chercher désespérément des interdits et des croyances de substitution. La transvaluation des religions est une tâche historiale : n’ayons pas peur de penser qu’il est urgent de l’entreprendre.
Exemples ? Loi (biblique) et amour (christique) à la place des « deals » techniques et des « oukazes » meurtriers : le besoin diffus de spiritualité les réclame. Révolution baroque des sens et des langages annociatrice des Lumières, contre le refoulement puritain et sa jumelle, l’industrie du hard-sex : elle nous interpelle aujourd’hui. Il n’y a plus de repères ? Le monde manque d’Autorité ? Et si l’Autorité consistait à reconnaître la mortalité qui est à l’œuvre dans le sujet parlant - comme le fait la passion christique jusqu’à faire mourir Dieu lui-même, et comme Freud nous a invités à le faire en débusquant la pulsion de mort en doublure d’Eros?
Parce que la sécularisation, et elle seule, a su « couper le fil de la tradition », nous pouvons enfin penser toutes les traditions. Sans œcuménisme, en les mettant en résonance et en perspective. Tel est notre avantage, et c’est une exorbitante ambition.
Quant à Mme Palin, oserais-je lui proposer d’apprendre quelques langues étrangères, par exemple européennes ? Elle en connaît ? Jamais assez, qu’elle continue ! Après la Deuxième Guerre mondiale, les jésuites de Georgetown University à Washington ont donnéé une belle réponse pour contrer d’éventuels retours du totalitarisme : apprendre aux jeunes le plus de langues étrangères possibles et faire de la littérature comparée. Notre Union européenne si fragile, si improbable, avec ses 25 langues et le pari que le multilinguisme est traductible, voudrait créer un nouvel habitant de la mondialisation : le citoyen européen au verbe kaléïdoscopique et à l’identité plurielle capable de résister à la banalisation et à l’automatisation par le partage de nos divers langages, sensibilités, histoires, nations, sexualités, identités. Laboratoire de cette diversité partageable, le multilinguisme est le fondement d’une civilisation et d’une laïcité qui sauront faire face aux heurts des religions. Quand la gouverneure de l’Alaska se rapprochera de l’Europe qui, si elle n’existait pas, devrait être inventée… alors…
Le psychodrame électoral aura déchiré un temps le sparadrap de la politique gestionnaire, pour ramener à la surface du débat politique ces mouvements telluriques fondamentaux qui conditionnent la vie et la mort des civilisations. Avant que les manœuvres des prochains vainqueurs ne viennent les ensabler, essayons de mettre en lumière ces logiques profondes.
Julia KRISTEVA
Libération du 25 septembre 2008
Dernier livre paru : Thérèse mon amour, Fayard, 2008
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