Julia Kristeva


N’ayez pas peur de la culture européenne


Le catholicisme a pu façonner et peaufiner sa maîtrise du spectacle tout au long des siècles, mais c’est avec Jean Paul II, précisément, qu’il commence à en tirer profit, pour proposer  sa candidature à un magistère éclairé sur toute autre croyance. Nous avons compris alors que ce pape n’était pas seulement un très grand dignitaire de son église : c’est bel et bien la différence du catholicisme au regard des autres religions  que Karol Wojtyla a révélée à une planète médusée, et pour un instant réconciliée, le jour de ses funérailles.


D’abord, cet homme d’une foi profonde – il la définissait avec Jean de la Croix comme  « la nuit active de l’esprit » et, à l’instar de celle du Docteur mystique, elle ne fut jamais purement « spéculative ou abstraite », mais possédait « une valeur avant tout vitale[1]» –, ce pape avait un corps. Corps de skieur, corps de comédien (il écrivit que « la personne est un acteur »), corps atteint – gravement – dans l’attentat fomenté par le KGB, corps de vieillard handicapé mais, dans tous les cas, « corps agissant » (il l’écrit dans sa thèse d’inspiration husserlienne[2]), et où cohabitent, indissociables, l’Homme de douleur, l’enfant de Marie et la joie de Spinoza.
Je l’avais croisé à Sofia, presque paralysé et aphasique, s’amusant pourtant à rythmer de toutes ses fibres vivantes les chants et les pas des jeunes danseurs venus le fêter. Et proclamant que s’il nous arrive de perdre le sens de la vie, il nous reste tout de même deux recours : écrire, comme nous y ont invités saints Cyril et Méthode, inventeurs de l’alphabet slave ; et créer des liens : entre l’Eglise d’Orient et celle d’Occident, mais aussi entre chrétiens, juifs et musulmans. La transcendance s’incarnait pour lui en géopolitique et en écriture.


Quand il appelait, en français et avec son bel accent polonais, au respect des Droits de l’Homme (« de Lôm »), nous qui avions cessé d’attendre Godot et qui étouffions sous le mur de Berlin, avions beau jeu de lui reprocher son ignorance, que dis-je, son mépris pour la pilule, le préservatif et les familles recomposées ou homoparentales. Ecce homo était déjà en train de devenir le champion de l’ecceitas, de la liberté singulière, clamant urbi et orbi : «N’ayez pas peur ! » On a compris qu’il ne fallait pas avoir peur du totalitarisme stalinien. Le jour de ses funérailles, que j’ai regardées sur mon écran de télévision, East 57th street, à New York, j’ai cru entendre qu’il disait bien davantage : « N’ayez pas  peur de la culture européenne. » Et j’ai repris Personne et acte.


Jean-Paul II propose dans ce livre une exploration serrée de l’univers dit « Homme », à partir de la « philosophie traditionnelle » (d’Aristote à Saint Thomas et à Kant) repensée par la phénoménologie de l’ego transcendental  selon Husserl, avec Roman Ingarden et jusqu’à Max Scheler, sans oublier L’Etre et le Néant de Jean-Paul Sartre, que Wojtyla dit préférer aux logico-positivistes[3]! Il s’agit ni plus ni moins que de « réinterpréter certaines formules propres à toute cette philosophie[4] »,  en même temps – et c’est un aveu précieux –  que d’un « effort personnel […] pour atteindre cette réalité qui est l’homme-personne vu à travers ses actes[5] ». Dans ce qu’il appelle sa « découverte » de la « personne à travers ses actes », le futur pape annonce qu’il participe à une problématique capitale de la pensée moderne, qui est celle de l’« être homme comme sujet », cheminant « vers le très intéressant “objet en lui-même” /zurück zum Gegenstand/. » L’ensemble dynamique « l’homme agit » est pour lui une expérience qui dévoile à la fois la « liberté consciente » et la « conscience efficiente ». Mais, après avoir défini la « transcendance de la personne dans l’acte » comme une « domination active » et une « possession de soi » liée à l’autodétermination ou à la volonté, il ajoute un aspect complémentaire : « l’intégration de la personne dans l’acte ». « Sans l’intégration, la transcendance se trouve suspendue dans un certain vide surnaturel[6] ». Et ce sont le  «  corps » et le « psychisme » qui deviennent les acteurs majeurs de cette intégration complémentaire de la transcendance. Sans ignorer les « pulsions », et parmi elles les « pulsions sexuelles et génitales », avec la « différence somatique caractéristique entre homme et femme[7] », l’auteur recommande leur maîtrise « participative » : « L’homme n’« est » pas son corps, il « possède » son corps[8]. » 


Les dérives moralisantes de cette « possession » ne sont que trop évidentes. Pourtant, le théologien phénoménologue annonce de véritables ouvertures libertaires que les religieux et les politiciens de tous bords seraient bien inspirés de méditer aujourd’hui. D’abord, cette primauté de la « personne » en tant que fondement de la « communauté » : « Pour ma part, j’estime que la compréhension de la communauté et de la relation des personnes ne peut être présupposée de façon juste si elle ne se fonde pas déjà […] sur la conception de la personne et de l’acte[9]. » Enfin et surtout, cette défense de la singularité agissante et visible, face à la pure contemplation métaphysique. A ceux qui craignent que la « contingence existentielle » ne prenne trop de place, au détriment du « statut ontique » de l’homme,  l’auteur répond : «L’objet de cette étude est donc la personne telle qu’elle se révèle dans l’acte – et telle qu’elle s’y révèle  à travers tous ses conditionnements psychosomatiques qui sont en même temps richesse de l’homme et limitation spécifique » […] « il s’agissait de faire sortir de l’expérience de l’acte ce qui témoigne de l’homme comme personne, ce qui d’une certaine manière rend cette personne visible – il ne s’agissait pas, en revanche, d’élaborer une théorie de la personne comme être, une conception métaphysique de l’homme[10]. »


       Décidément, cette religion est-elle vraiment comme les autres ? Et dire que certains cherchent encore à « concilier » foi et raison, Europe et tiers monde, liberté et femmes voilées!  Bien mieux qu’une improbable diplomatie, c’est une refonte qui est à l’œuvre déjà, avec Husserl et Wojtyla entre autres, et avec bien d’autres, dans l’infatigable, l’interminable questionnement du sujet, de la personne, de l’acte, de la pulsion, du besoin de croire, des droits de l’homme, et peut-être même, ce n’est pas impossible, du droit à la caricature. Une refonte qui ouvre la voie à une  infinie… déconstruction ?


« N’ayez pas peur du christianisme, et ensemble nous n’aurons pas peur des religions ! », ai-je envie de dire, pour ma part, à mes amis agnostiques, humanistes, athées. Nous venons du même continent de pensée, nous nous dressons souvent « contre » les uns et les autres parce que nous sommes en réalité « tout contre » ; continuons l’analyse…  Et je fais un rêve : que de véritables complicités, nécessaires devant la barbarie montante, puissent être tissées non seulement, et à mon sens probablement moins entre le christianisme et les autres religions aujourd’hui tentées par l’intégrisme, qu’entre le christianisme et cette vision à laquelle j’adhère, issue du christianisme, bien que désormais détachée de lui, et qui ambitionne d’élucider les voies risquées de la liberté. Par sa personne et ses actes, Jean-Paul II a rendu ce rêve possible.  Bien plus que de sainteté, ce pape fait preuve d’ores et déjà d’une envergure universelle.
                                                     

 Julia Kristeva
                                         extrait de Cet incroyable besoin de croire, Bayard, 2007

 

Julia Kristeva

 

[1] Cf. La Foi selon Jean de la Croix (1979), Cerf, 1980, p. 33-34.
[2]  Cf.  Karol Wojtyla, Personne et acte (1977-1980), Editions du Centurion, 1983.
[3] P.  29.
[4] P. 8.
[5] Ibid.
[6] P. 216.
[7] P. 247-249.
[8] P. 234.
[9] P. 337-8. 
[10] Ibid.

 

 

 

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