« Parler en psychanalyse »

Des symboles à la chair et retour

« Quelle parole en psychanalyse ? » A dessein, je me permets de reformuler ainsi la tâche des deux rapporteurs du colloque. Car c’est bien à cette question qu’ils répondent lorsque, loin de se contenter de raffiner l’expérience du langage dans ce qui devient de plus en plus, hélas, le jardin secret de la psychanalyse, ils placent la théorisation de la parole en analyse à l’intérieur du vaste champ des « études de l’esprit ». Tout en sollicitant aussi un nouveau retour à Freud, qui nous permet de mieux différencier la parole en psychanalyse de l’ « inconscient  cognitif » ou  de la « déconstruction philosophique ». De quoi faire de notre congrès un véritable événement épistémologique qui ne pouvait avoir lieu qu’au sein de la psychanalyse française et francophone. Je m’explique.

1. Qu’appelle-t-on la « chair » ?


Avec la phénoménologie, puis la sémiologie, lorsque ces deux disciplines savent prêter l’oreille à la découverte freudienne de l’inconscient – mais aussi au « gai savoir » du langage qu’apportent les « grands écrivains » modernes – une révolution était, est en cours dans la compréhension de ce que « parole » veut dire. Il s’agit de traverser la surface de l’objet « langage » faite de signes (de mots) et de synthèses prédicatives (logique, grammaire) pour viser ce que Husserl appelait « la hylé », la matière  laissée en dehors de la « mise entre parenthèses » dans l’acte de signifier. Merleau-Ponty a accomplie ce bouleversement en recherchant un état « préréflexif » de la pensée qui élargisse la communication avec le monde (avec l’Etre), au croisement (chiasme) de la nature et de l’esprit : un « passage du monde muet au monde parlant »  que le philosophe décrit ainsi : « Le monde vu n’est pas ‘dans’ mon corps, et mon corps n’est pas dans le monde visible […] chair appliquée à la chair, le monde ne l’entoure ni n’est entouré par elle […] ; il y a insertion réciproque et entrelacs de l’un à l’autre ». La « chair » ainsi définie comme un « chiasme » entre le moi et le monde devait le conduire à sa Phénoménologie de la perception (1945). Mais la perception/sensation ne pouvait s’introduire dans les sciences du langage que lorsque celles-ci allaient commencer à se construire autour du « sujet de l’énonciation » et, à fortiori, autour du sujet de l’énonciation travaillé par l’inconscient.


Ainsi, lorsque Emile Benveniste, le premier linguiste qui écrivit ses « Remarques sur la fonction du langage dans la découverte freudienne » s’intéressa au « sens opposé des mots primitifs », ce ne fut nullement pour valider les spéculations étymologiques de Carl Abel – où Freud avait cherché un socle à sa découverte selon laquelle l’inconscient ignore la négation. L’article de Benveniste rappelle que le même mot ne signifie pas deux « sens » opposés, mais deux « perceptions » du même sujet de l’énonciation qui se déplace dans l’espace. Et il laisse entendre qu’il existe des langues primitives dont on peut retrouver des vestiges dans les codes de communication actuels – qui, comme celui du rêve et de l’inconscient (celui du Ça et non des représentations inconscientes), véhiculent des quasi-signes sensoriels. Le pas était franchi pour inclure dans l’objet « langage » la sensation-perception d’un « agir » pré- ou translinguistique du sujet parlant dans le monde.  


La théorie linguistique d’Antoine Culioli devait approfondir cette perspective, en reprenant l’ancienne notion des stoïciens grecs, le « lekton » – oublié par le « signe »  selon Saussure –, c’est-à-dire le signifiable. En effet, le signe linguistique se réfère non à un référent-objet opaque mais, à travers lui, à un ensemble ouvert constitué de sensations-affects-pulsions qui manifestent la négociation conscient/inconscient requise dans l’acte de signifier du sujet. Ceci rappelle le modèle freudien du signe : Représentations de mots vs Représentations de choses, à condition d’ajouter que la « chose » inconsciente n’est jamais « en soi », mais qu’elle est chose de désir, donc d’« énaction » (d’agir) : la « représentation de chose » est contextualisée et agie, et par conséquent elle se donne d’emblée dans une « enveloppe prénarrative », au sens de Daniel Stern. Le linguiste découvre alors que la langue elle-même peut fonctionner comme une articulation prédicative de quasi-signes et de microrécits qui ne se contentent pas d’être des métaphores, mais déclenchent une expérience sensorielle « plus-que-métaphorique », je dirais métamorphique. Le « signifiable » sera un mélange de sensations, affects et mémoire culturelle : par exemple, « au ras des pâquerettes », « qui dort dîne » ou « avoir les yeux plus gros que le ventre » De quoi créer le charme, la magie de ce lien identitaire qu’est la langue dite maternelle ou nationale ; mais aussi son pouvoir de subjugation, doublure de fascination et d’horreur.


Le signifiable poussé jusqu’à la métamorphose hallucinatoire (dont le sujet parlant porte les traces mnésiques onto- et phylogénétiques), devient – par le truchement du langage – une métaphoricité codée et transmissible dans le système de la langue elle-même. Mais c’est dans ce que notre culture reçoit comme un « style littéraire »  que la métaphoricité trouve son expansion maximale. Ici, la « simultanéité des traces mnésiques sensorielles et verbales » des quasi-signes (sens-et-sensation) agit de manière surprenante, défiant les clichés du code national. Telle est l’économie du passage de « La chèvre de Monsieur Seguin », qui a intéressé René Diatkine et Laurent Danon-Boileau : « Tout à coup, le vent fraîchit, la montagne devint violette. C’était le soir ». Là où le sujet parlant n’existe pas, car Blanchette est annulée par l’angoisse, ce sont les sensations du monde extérieur dans lequel elle se projette qui imposent – au lecteur – les affects d’inquiétude, de danger, de peur. La métaphore métamorphose le lecteur en le situant dans le chiasme, dans la « chair du monde »


Notre rapporteur a raison d’insister : il ne s’agit pas seulement d’un arrangement de mots, mais de condensation de traces mnésiques qui doivent être brèves, même si ces « trouées » dans la chaîne signifiante peuvent s’enchaîner à l’infini – comme dans les phrases et les paperolles de Proust.
Baudelaire, qui affectionnait les coenesthésies a brillamment commenté ces basculements du signe dans la sensation et, à travers elle, dans la désubjectivation – sous l’effet du haschisch, du vin ou, tout simplement si je puis dire, de l’acte sublimatoire qu’on appelle « inspiration ». Par exemple : « Votre œil fixe en arbre [...] » – ce qui ne serait dans le cerveau d’un poète (sous-entendu, médiocre) qu’une comparaison naturelle deviendra dans le vôtre une réalité. « Vous prêtez d’abord à l’arbre vos passions, votre désir et votre mélancolie ; ses gémissements et ses oscillations deviennent les vôtres, et bientôt vous êtes l’arbre ». Moi, je n’écris pas de métaphores, je vous transmets des métamorphoses, insiste en substance Baudelaire. Daniel Widlöcher reprend le terme : « Le passé de la psychanalyse ne s’inscrit pas dans le temps mais dans un toujours là, un univers infini de métamorphoses ».


Je suis d’accord avec lui.  Lorsque l’enfant autiste se liquéfie devant une flaque d’eau, il ne fait pas une métaphore : il agit une métamorphose dans le chiasme sensoriel entre un non-moi et le non-monde. Il est en échec de signes, en carence de la « tiercité symbolique ». Il est dans la chair présubjective que Merleau-Ponty appelle la « chair du monde ».
En revanche, quand l’analyste « verbalise » cette immersion dans la chair du monde par une métaphore (en pensant et en disant que «  la flaque » fait ressentir à l’autiste son inquiétude innommable), l’autiste pourra – peut-être, peu à peu, à force de transfert de sa sexualité infantile sur son thérapeute, et si son « type d’autisme » lui permet d’entendre l’interprétation – s’acheminer lui-même vers une expérience de quasi-signes.


Quant à l’écrivain dont nous apprécions « la force du langage », il « réussit là où l’autiste échoue ». Il a vécu des « métamorphoses » à la manière autiste– je pense au narrateur de Proust enveloppé du parfum des lilas dans une pissotière, ou dans la « matière frémissante et rose » d’un vitrail. L’écrivain parvient cependant à formuler ces intensités sensorielles sous la forme de métaphores qu’il appelle des « transsubstantiations » Elle s’accomplit à travers la structure narrative qui abrite, ou se laisse déchirer par les insights de la « chose inconsciente » dans laquelle – comme dans l’association libre de la cure analytique – les sensations compactées à l’agir pulsionnel transitent par l’enveloppe narrative. L’épisode de la « madeleine » – dans les premiers brouillons, la savoureuse « madeleine » n’était qu’une sèche « biscotte » – est surdéterminé par un croisement des flux narratifs : une scène de lecture par la mère du narrateur d’un roman de George Sand dans lequel la mère incestueuse se prénomme Madeleine, et jusqu’au rituel, secrètement codé des homosexuels de l’époque qui, pour profaner la communion catholique, dégustaient des biscottes trempées dans l’urine qu’on appelait « du thé » dans l’argot des pissotières de l’époque.


Pensons aussi à Colette : « on » ne se souvient pas des intrigues de ses récits, banales histoires de jalousie et d’adultère, mais on garde en mémoire l’ « effet bœuf » (pour parler comme Danon-Boileau), l’impact sensoriel de ses métaphores-métamorphoses qui nous déplacent de la strate du signe « linguistique » dans la sensation de l’objet évoqué, dans le plaisir éprouvé au contact du parfum ou de la couleur, et qui deviennent autant d’« indices » de l’affect de solitude et de désespoir : « Rose noire, confiture d’odeur ». « Je suis désormais cette femme solitaire et droite, telle une rose triste qui, d’être effeuillée, a le port plus fort ». Vous l’entendez, l’insistance sur les allitérations favorise la rupture du contrat abstrait entre « signifiant » et « signifié », et désinhibent l’afflux de la mémoire sensorielle et affective.
Mais c’est Artaud qui, à partir de la psychose, insiste sur le fait que la fine pellicule des sensations elles-mêmes jouxtent une turbulence pulsionnelle rebelle : « Les sentiments ne sont rien/les idées non plus/tout est dans la motilité/dont comme le reste l’humanité n’a pris qu’un spectre ».


Les conceptualisations freudiennes sur le frayage de la trace mnésique dans le Bloc-notes magique (1925), les travaux de Derrida sur l’écriture –«  trace » ou « impression » antérieure au langage vocale –, ceux d’André Green sur l’ « hétérogénéité » du signifiant étayé sur la pulsion, et d’autres que je ne peux reprendre ici viennent à l’esprit pour nous aider à interpréter ces avancées, dans le substrat sensoriel du langage comme relais entre signes et pulsions. J’y ajouterais mes propres recherches sur le « sémiotique » translinguistique (que je distingue du « symbolique », lequel advient avec l’acquisition des signes et de la syntaxe) : le mode « sémiotique » du langage condense et déplace des frayages pulsionnels qui métamorphosent les affects subjectifs  en récits des expériences sensorielles désubjectivées, voire prépsychiques.
Comment ces rencontres entre l’expérience clinique des analystes  et certaines approches modernes du langage s’inscrivent-elles dans les modèles du langage selon Freud ? Ou, plutôt, comment se laissent-elles modifier par les modèles du langage selon Freud ?

2. Trois modèles du langage selon Freud
Je dis bien « les modèles », car on en distingue au moins trois :
·    le modèle de l’asymptote ;
·    le modèle optimiste ;
·    et le modèle de la signifiance qui étaie le langage et se révèle accessible à travers lui dans le transfert.
Un premier modèle, qui s’amorce dans Contribution à la conception des aphasies (1881) et Naissance de la psychanalyse (1885), constate l’inadéquation, le déséquilibre entre le sexuel et le verbal. La sexualité ne peut pas se dire – toute. Et cette asymptote induit sinon une absence de traduction, du moins une traduction défaillante entre les représentations inconscientes (qui deviendront Représentations de choses) et les mots (Représentations de mots). Défaillance qui génère des symptômes, lesquels nécessitent pour être levés un intermédiaire – un autre langage : le « parler en psychanalyse », précisément. Je voudrais insister sur l’hétérogénéité inhérente à ce « premier modèle du langage », qui se développera plus tard avec la théorisation de la pulsion et de sa figurabilité.
Le modèle psychanalytique, que j’appelle optimiste, apparaît avec la mise en place de la cure fauteuil/divan et sa règle fondamentale de l’« association libre », et il se formule clairement dans L’Interprétation des rêves (1900). Il est proche de la conception structurale du langage, et c’est sur lui que s’appuiera Lacan. A ceci près que l’approche structuraliste du langage en psychanalyse va curieusement passer sous silence cette innovation freudienne qui s’impose. Pourtant, l’invitation faite au patient de fournir un récit modifie profondément la conception classique du langage : et c’est bien cette représentation de l’agir et/ou de son substrat inconscient qu’est le fantasme, et non pas les signes et la syntaxe, qui permettent cette modification. Que se passe-t-il ? Parce qu’il véhicule « dès le début » des fantasmes (des « enveloppes prénarratives »), le langage est chargé d’un signifiable que les sciences du langage ignorent : de désir et de pulsions. Freud dira que le langage est « préconscient », ce qui implique – dès L’Interprétation de rêves –, qu’il est un langage de « contact », comme le précise le rapport de Dominique Clerc.

Je daterai de 1912-1914 un tournant de la pensée freudienne qui modifie profondément sa conception du langage et amorce un « troisième modèle », avec « Totem et tabou » (1912), le narcissisme (1914), « Deuil et mélancolie » (1917), les résistances à l’analyse, la pulsion de mort, Au-delà du principe de plaisir (1920), et jusqu’à Moïse et le Monothéisme (1939).
Deux aspects de ce troisième modèle intéressent le « parler en psychanalyse » : d’une part, la fluidité des instances topiques qui favorise aussi bien des résistances et des catastrophes que des remaniements psychiques ; de l’autre, et comme pour optimiser cette fluidité, le souci de Freud d’axer l’écoute et l’interprétation sur l’analyse de la fonction paternelle, de son insoutenable fragilité. En oubliant – ou en sous-estimant – la folle endurance de la vocation maternelle, mais ce sera un autre colloque.
Le moi, écrit Freud dans Le Moi et le ça, se composant de traces verbales et de perceptions : « Les perceptions sont au Moi ce que les pulsions sont au ça », cette coprésence de la perception et de la verbalisation se pose désormais comme une « région », un « district » frontaliers entre le ça (inconscient profond) et le surmoi (conscientiel) et, de ce fait, comme l’objet par excellence de la cure. L’objectif de l’interprétation étant de faire advenir le moi là où était le ça, on comprend que la parole dans la cure est supposée transformer en perception/verbalisation les traces mnésiques indicibles de la « chose seule », plus ou moins traumatique. Dans le transfert, qui est œdipien en dernière instance. Ce qui veut dire  que la formulation sera toujours une formulation au regard de l’Œdipe, à ne pas confondre avec une formulation réductible à l’Œdipe. De la chair aux signes, ou vice versa, et parce qu’il approfondit son analyse de la fonction paternelle : Freud ne cesse de poser les limites, mais aussi les ouvertures-passages-porosités dans le processus de la signifiance.
Que « parler en psychanalyse » soit capable – indéfiniment – de toucher les pulsions via les sensations, Freud semble y penser jusqu’aux derniers mots de son apophtegme (1938) concernant la mystique : « Mysticisme : l’autoperception obscure du règne, au-delà du Moi, du Ça ». Testament à rapporter à sa formule des Nouvelles conférences (1932) : « la perception peut concevoir (Erfassen) des rapports dans le Moi profond et dans le Ça ». Entendons, ce qui distingue la cure psychanalytique de la trouée mystique, c’est que – chez les mystiques – le Moi a disparu au profit du Ça qui s’autoperçoit. Le raptus mystique s’en tient à l’aperçu (vision) qui opère une déchirure instantanée (« psychanalyse de l’instant », écrit D. Widlöcher) dans la verbalisation et laisse la chose perçue, et la pulsion sous-jacente, agir en silence. Avant qu’Eros ne refasse du bruit, en conduisant le mystique à inventer un langage, une écriture. Au contraire, l’analyse est un événement processuel, temporel et interactif, construisant/déconstruisant continûment le lien œdipien. Question : quel est l’étayage spécifiquement psychanalytique qui distingue la parole en psychanalyse du raptus esthétique ou mystique ?
C’est bien le fil rouge du destin œdipien de l’Homo Sapiens qui va structurer tout à la fois l’éthique de la psychanalyse que Freud esquisse dans cette période de son œuvre, et l’écoute – donc l’interprétation – de l’analyste. Ainsi et rétroactivement, le destin œdipien avec ses catastrophes devait redonner son sens, non pas ultime parce qu’il est toujours en devenir et inachevé, mais son sens spécifique à ce que « parler en psychanalyse » veut dire. Pour le dire autrement, il devient clair pour Freud que ce qui différencie le « Parler en psychanalyse » de tout autre langage et théorisation, est tributaire du complexe paternel, ou plus exactement de la flexibilité de l’Œdipe.
En élargissant ainsi le champ de la parole en analyse, Freud n’a pas quitté l’« objet » langage. Il permet – les deux rapporteurs le montrent –, de suivre d’une façon nouvelle le procès de signifiance qui fait du langage non pas un système de défense, ni seulement – mais rarement ! – une grâce métamorphique, mais une dynamique de re-construction psychique.


Ainsi, face au discours d’Ada saturé de sensations qui ne parviennent pas à se déprendre de leur « violence et poésie », face à la défense nostalgique qui lui barre l’accès au processus auto-analytique et impose à l’analyse une séduction qui « castre l’écoute » par son emprise sensorielle, lorsque l’analyste interprète en esquissant un lien : «  Alors il y le rêve… la scène avec Pietro… la scène du café… la parole de votre mère… » Ada s’empresse de rétorquer : « Le lien ? Vous me poser une colle, un examen… » La vignette que nous propose Laurent Danon-Boileau permet d’entendre que la parole de cette analysante, compactée avec ses sensations et destinée à capter l’analyste, est à la recherche du père mort alors qu’Ada avait dix ans. Et lorsque, dépassant la fin de la séance, elle ouvre une nouvelle piste associative en évoquant sa grand-mère – « Elle m’aimait. Je ne me souviens pas » –, en écho à ce « lien » manquant – j’entends son analyste penser : « Le lien, c’est que quelqu’un n’est plus là, a disparu trop tôt pour que vous puissiez vous souvenir qu’il puisse vous aimer ».
Si j’entends cette nécessaire inclusion du lien œdipien à ce moment du transfert, c’est parce que le rappel de la « sexualité infantile », dans la vignette, me le permet. Et parce que le « troisième modèle freudien du langage » – la signifiance –, nous a fait comprendre que c’est l’introjection de l’identification primaire – Einhülung –, que la mort du père a laissée béante chez Ada ; Einhülung qui manque à cette patiente pour « décompacter » le langage-sensation qu’elle jette comme un appel désespéré de l’autre, pour élaborer – dans l’écoute de l’analyste – une parole susceptible de devenir une transition psychique entre la chair qui l’emprisonne et l’excellence scientifique qui la voue à la solitude.
D’une autre façon, lorsque le patient « Pas touche » de Dominique Clerc se plaint de ne rien ressentir à son égard, à cause de « la différence d’âge », et que l’analyste interprète avec tact : « C’est vrai, je pourrais être votre mère », le matériel présenté comporte un « Je pourrais être votre mère, alors que vous avez besoin de votre père pour que je ne vous touche pas trop ». C’est sous-entendu, et seul le tact de l’analyste peut décider quand et comment la peur du désir incestueux et l’appel à la tiercité du père et/ou de l’analyste pourront se dire.

3. De la parole interprétative comme question
Au fur et à mesure que Freud théorise la pulsion de mort, et que la narcissisme se révèle impuissant à lui faire obstacle, c’est la relation d’objet qui apparaît comme le contrefort susceptible de moduler la déliaison. La psychanalyse moderne insiste beaucoup là-dessus, mais peut-être moins, me semble-t-il sur le fait que ce mouvement de la pensée freudienne s’accompagne de l’émergence de la signifiance : identification, perlaboration, idéalisation, surmoïsation, sublimation – autant de logiques signifiantes que j’entends comme les approfondissements, par Freud, de sa découverte du « complexe d’Œdipe » : de la fonction paternelle pour autant qu’elle est, chez l’animal parlant, le régulateur de sa destructivité. Le « signifiant » des lacaniens, hors de toute référence linguistique, se réfère à cet étagement de la signifiance (selon ma terminologie), qui comprend le modèle de transformation des actes de penser (tel, entre autres, le système de Bion), le modèle de régulation des processus (la métapsychologie), mais tous deux intégrées au point de vue génétique, qui fait dépendre l’organisation de l’appareil psychique et de ses instances des accidents de l’Œdipe. En effet, une vigoureuse refonte s’opère dans ce dernier Freud entre le « point de vue génétique » des stades (oral, anal, phallique, génital), les phases de l’Œdipe et ses différences chez l’homme et chez la femme, ainsi que la relation d’objet qui en dépendent ou le défient. De sorte qu’en s’affinant, c’est bien l’exploration de la fonction paternelle qui associe les modèles topique, dynamique et économique à l’ontogenèse et à la phylogenèse. Et c’est bien cette signifiance qu’est le récit, ancrée dans le destin de la tiercité, qui associe, voire subordonne, le modèle de transformation des pensées (Bion), comme le modèle de régulation (métapsychologie). J’insiste pour ma part sur le socle freudien de la signifiance (récit de la fragilité de la fonction paternelle), car c’est lui qui confère la cohérence – indispensable dans notre clinique – à ces deux approches qui risquent, à défaut, de s’isoler dans une spéculation stérile. Ni seulement génétique, ni seulement historique, je choisis d’appeler une « signifiance » ce processus de pensée translinguistique que nous lègue le troisième modèle  de la parole  telle que Freud nous invite à l’entendre en tant qu’analystes : car, quelles qu’en soient les étapes ou les strates, elle s’ancre dans les signes du  langage tel que le constitue le transfert-contre-transfert. Et en reliant le plus intime (la « chose » indicible) aux mutations historiques par le biais de l’évolution des structures familiales et du réglage de la reproduction, la signifiance fait entrer l’histoire dans ce que « parler en psychanalyse » veut dire.


Freud, qui a été l’homme le moins religieux de son siècle, n’a pas hésité à postuler, en commentant le destin de la fonction paternelle commandant à l’installation de la signifiance et à ses accidents, « une haute visée chez les humains » : « das höhere Wesen in Menschen ». Loin de trahir une quelconque régression idéaliste, cette théorisation désigne les logiques d’une immanentisation de la transcendance, que le fondateur de la psychanalyse a constaté par et dans la « cure de parole » qu’il a inventée. Deux moments de cette révolution freudienne se rattachent à cette capacité langagière : l’identification primaire et le complexe de castration.


L’Einfülung de l’identification primaire n’est pas encore aimer/haïr/connaître (Bion), mais constitue ce « besoin de croire », cette « attente croyante » qui succède à l’angoisse anxieuse et sur laquelle insiste Dominique Clerc. Une « objectalité » d’un ordre différent se met en place : j’investis non le père comme « objet » du désir, voire du désir à mort, mais l’investissement psychique de mon investissement, que ce père me renvoie si et seulement s’il est un père aimé/aimant.


Dans cette perspective, j’ai proposé de penser que la négativité (Negativität), dont Freud suit la trace dans l’oral et dans l’anal, s’adjoint en outre l’épreuve phallique pour structurer la chaîne signifiante. La structure binaire de celle-ci (phonèmes marqués/non-marqués), tel un ordinateur psychosomatique transpose en traces verbales les représentations psychiques de l’avalement et de l’excrétion, de l’approbation et du rejet.


C’est dire que l’acquisition du langage est, en dernière instance, une négociation de l’épreuve de castration, le sujet s’emparant de l’appropriation et de l’expulsion pour construire une chaîne signifiante qui sera sa diversion – et son divertissement – ultimes contre et avec la pulsion de mort.


Je lierai à la phase phallique et à la symbolisation des pulsions qu’elle parachève, une activité psychique qui n’a pas suffisamment retenu l’attention de Freud, et qui me paraît fondatrice du dispositif analytique : il s’agit de cet acte allocutoire par excellence qu’est le questionnement, qui met à l’épreuve l’identité et l’autorité de l’autre (du réel et de l’objet). La jubilation de l’enfant questionnant est encore habitée par la certitude métamorphique (hallucinatoire) que tout identité est une représentance constructible/déconstructible. Avant que le moi ne soit soumis à la dictature du surmoi conscientiel et communicationnel – cette « pure culture de la pulsion de mort ».


Alors certains n’en peuvent plus de ne plus pouvoir supporter la castration symbolique qui, de détournement en détournement, nous extrait de la chair pour nous installer dans le code, et masque des traumatismes graves devenus insoutenables à force de mascarade. Ces gens-là se font « analysants » : ils demandent à l’analyste d’ouvrir la boîte de Pandore de la signifiance.
Le questionnement qui opère dans ce procès de la signifiance qu’est le transfert ne sera donc pas un questionnement conscientiel, ni philosophique, qui présuppose une réponse. « Parler en psychanalyse » met en question ce questionnement horizontal lui-même, car, à la verticale du système de la langue, « parler en psychanalyse » ruine l’ouvrage du langage, et avec lui, la tyrannie de l’identification avec les succédanés de la fonction paternelle. Les moments de grâce de la cure ne sont-ils pas ceux où tout « self » s’avère « faux », voire « personne », et où les signes qui m’enchaînent contactent la chair sensible ? « Je » m’absente et « ça » parle. A force de parler de la sorte, je m’affronte au silence : silence de l’analyste, silence de l’angoisse. Mais encore et toujours – tant que dure le transfert – au silence de l’attente de sens : le silence du possible recommencement.


Le lien dont la cure rend l’analysant capable n’est autre que le lien d’investissement du processus de symbolisation  lui-même. Car l’objet, quel qu’il soit (sexuel, professionnel, symbolique, etc.) et fut-il provisoirement optimal, peut exister dans la durée si et seulement si le sujet parlant-analysant est capable d’en construire-déconstruire indéfiniment le sens et la « chose » (la chose).


Freud a inventé, en somme, « une parole », une certaine version du langage, qui n’est peut-être pas sa vérité, mais qui est un de ses mérites, que la psychanalyse a le redoutable privilège de révéler. Au voisinage de la morale et de son ancêtre, la religion, mais aussi au voisinage des « sciences de l’esprit », « parler en psychanalyse » ouvre une autre voie dans le rapport au processus de signification qui constitue l’humain. Et c’est bien ce déplacement du dire par rapport à lui-même, cette révolution infinitésimale, constitutive de notre pratique, qui inquiète le monde. Je crains que nous ne soyons pas assez attentifs à cette singularité exceptionnelle de « parler en psychanalyse » ; pire, pas assez fiers d’elle. Car elle est, jusqu’à présent, la seule qui peut, non pas nous sauver d’une culture dont la psychanalyse dévoile qu’elle est une culture de la pulsion de mort, mais la seule qui puisse faire diversion à la pulsion de mort – la différer, la détourner, la divertir. Sans fin, par la seule expérience du langage qui subtilise le langage, en le rendant sensible à l’indicible : aller-retour et vice versa.

Julia Kristeva

Congrès Psy 17-20 mai, SPP/francophonie

 

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