Percuter, réverbérer: comment déployer les mots de
la philosophie
par Marian Hobson
Julia Kristeva arrive en France à un moment où la vie intellectuelle a été
gagnée par un mouvement de créativité exceptionnelle, que ce soit en
philosophie (et dans l’ordre alphabétique, Barthes, Bourdieu, Deleuze, Derrida,
Foucault, Guattari, Lyotard) ou dans le roman (Beckett, Simon, Sollers) pour ne
pas mentionner la grande floraison qui anime les sciences, l’histoire des
sciences, et les mathématiques. Vous le savez, la participation de Julia à ce
moment exceptionnel a été fondamentale, exemplaire et polymorphe. Devant cette
multiplicité, devant la capacité d’auto-renouvellement que Julia a manifestée
toute sa vie, dans ces quelques moments où je peux la célébrer, je ne suivrai
qu’un seul fil : son écriture, ou plutôt certaines stratégies qu’elle
adopte dans sa manière d’écrire afin de travailler sa pensée, afin de la
développer à partir de certains maîtres pour la tourner vers de tout autres
possibilités. Ces stratégies ont
produit certaines formules, certains termes que d’autres à leur tour se sont
appropriés et qui ont fécondé leur
réflexion.
Or penser, c’est aussi exercer une action. JK a toujours rejeté la
distinction à laquelle certains s’agrippent comme à un garde-fou :
distinction trop simple, trop réconfortante, voulant faire un partage
impossible entre « travailler », qui aurait affaire au réel et à la matière,
et « réfléchir » ou « écrire », activités reléguées parfois
par les purs et durs dans le vaporeux et l’inutile. J’évoquerai brièvement à la
fin de mon intervention deux exemples de la réunion qu’elle a su opérer dans sa
vie entre ‘réflexion’ et ‘productivité’.
À la fin des années 60, les travaux de cette toute jeune femme frappent le Paris intellectuel avec
force. Son premier livre est comme
un ‘bilan’ de sa recherche depuis son arrivée en France ; elle a le culot
de l’intituler Sémiotiké. C’est ainsi
que le philosophe Locke a baptisé sa « doctrine des signes » et sa
théorie sur leur articulation dans la pensée, lui qui avec Condillac a dans les
temps modernes démontré le va-et-vient entre la pensée et son expression, et
réfléchi à l’interaction entre l’expérience privée du sujet par laquelle il
doit se connaître et la pression exercée par la société et par le langage où il
doit se faire connaître. Ici je remarquerai non seulement l’envergure et
la cohérence des articles de cette
débutante, mais également comme une conscience de leur destinée, de leur
potentiel. La sémiotique est une branche de la linguistique, célébrée alors
comme la discipline pilote des sciences humaines. Dans ses travaux sur la
langue, Julia Kristeva manifeste le dynamisme qui caractérisera toujours sa pensée,
car elle ne néglige ni les tensions historiques et sociales ni les poussées
poétiques qui œuvrent infailliblement dans tous les actes de langage. Julia réfléchit déjà sur la relation du
sujet avec la langue, sur le développement du sujet à travers la langue, un des
axes qui traversera son œuvre.
Avant d’examiner ce parcours dans plus de détail, quelques remarques qui me
paraissent importantes. Julia K reconnaît toujours le travail de ceux qui l’ont
informée, inspirée, provoquée. Ainsi, la visibilité qu’elle réserve à des noms
qui avaient tendance, chacun pour des raisons différentes, à passer sous le
radar de l’attention publique : le philosophe et logicien américain
Peirce, les linguistes Benveniste, Jean Claude Chevalier, Thomas Sebeok par
exemple ont été célébrés par elle comme ils le méritaient. Et c’est ainsi que,
mue par cette générosité intellectuelle autant que par les accidents de sa
naissance et de son appartenance linguistique, elle débute dans ses premières
publications par présenter à un public large et mal informé les travaux de
l’école sémiotique de Tartu en Estonie ou la théorie et la critique littéraire
radicalement novatrices du grand Mikhail Bakhtine, une médiation qui aura sur
la recherche occidentale le retentissement qu’on sait.
À partir de là, JK développe son travail sur ce qu’elle appelle, dans une
de ces formules marquantes qu’elle excelle à façonner, « le sujet en procès ».
« En procès » dans le sens juridique : avec le groupe Tel Quel,
elle lit les « poètes fous », Artaud, Lautréamont et réussit un saut périlleux en les
intégrant aux mouvements littéraires d’avant-garde tout en respectant leur
étrangeté, leur singularité, voire le danger qu’ils ont couru en écrivant. Du
coup elle refuse de les récupérer, de les neutraliser dans une paraphrase qui
aplanirait les difficultés et ainsi fermerait le chemin à l’avenir de la
création et du langage. L’avant-garde dans cette perspective acquiert un rôle
fondamental : comme gardienne d’une espèce de négativité. Sous la plume de JK, ces poètes ont
conservé leur force percutante,
toute leur énergie subversive, leur capacité d’ingérence dans nos habitudes
linguistiques ou mentales, sans pour autant échapper à une écoute patiente et mobile à la fois,
écoute de l’étrangeté à laquelle Julia nous accoûtume. Avec les travaux de Tel
Quel, avec son livre La Révolution du
langage poétique de 1974, elle propose un remaniement en profondeur du
canon poétique,en déplaçant l’attention des poètes classiques : Baudelaire,
Rimbaud, vers ceux qui mènent à
l’avant-garde moderne dont elle fait partie. Mais c’est également une révision
radicale qu’elle opère au sein des
genres poétiques. Avec Lautréamont ou Mallarmé, l’écriture du poème se
transforme en narration de l’expérience du sujet (Rév, 618) et s’éloigne donc des marques prosodiques de la poésie.
Une narration, annonce Julia Kristeva, qui ne maîtrise jamais sa matière par
une métalangue, mais qui se poursuit par un travail à même le langage. S’amorcerait ici une nouvelle pratique
poétique qui surgirait au-dessus de la marée des poétiques désuètes. Une
écriture, annonce Julia, qui doit frayer avec les nouvelles possibilités de
l’avant-garde dont la pratique textuelle, performante, doit percuter les
inconscients (618) ; c’est,
dit elle, une mutation du poétique qui à la fin du 19e. siècle fait
passer dans la langue l’expérience de la psychose. C’est ici, de cette
redistribution des discours modernes, que la philosophie sortirait massivement
perdante. Et comme la montée dans son horizon du « sujet psychique »
en procès, cette mise à l’écart de la philosophie fait signe vers un des choix
professionnels qu’elle adoptera : la psychanalyse.
EXPRESS THE SHOCK ?
Je voudrais signaler ici un trait distinctif des textes de Julia Kristeva.
Elle travaille sur de grandes plages de temps, situant son discours par rapport
à un contexte socio-historique souvent très large. C’est un des avantages
qu’elle a peut-être tirés de son éducation dans une Bulgarie
marxiste-léniniste : ce que je
pourrais appeler une audace narrative, une volonté de voir les choses dans la
perspective d’une macro-histoire
fortement théorisée. Cela dit, elle ne s’est jamais reposée sur un récit rôdé ou sans surprise,
marxiste ou autre. Au contraire, chacun de ses travaux, toujours inattendu, a eu
un effet percutant. C’est ainsi que ses lecteurs ont appris par sa thèse de 3e cycle, Le texte du roman, que l’on pouvait à la fois respecter les
difficultés et le détail d’un texte ancien, en l’occurrence Le petit Jehan de Saintré de la fin du
quinzième siècle, et dégager de ce même ouvrage une théorie sémiologique
rigoureuse Ce fut pour nous, je
peux vous l’assurer, une découverte et une libération. Une découverte qui a rayonné : un
décloisonnement des perspectives académiques qui a ouvert des champs d’étude et de
connaissance, où sans elle moi-même et beaucoup d’autres nous n’aurions jamais
osé nous aventurer.
C’est une audace sans vanité. Si Julia met toujours ce dont elle parle, la révolution du langage poétique, le
rôle de l’avant-garde ou l’expansion de la sémiologie, en rapport avec son
propre moment historique, elle ne
se place pas pour autant au point d’aboutissement d’une téléologie, mais plutôt
à un maximum de distance par rapport à la structure dont elle parle; elle
cherche toujours, me semble-t-il, à se situer dans les marges de son propre
système intellectuel. Elle se localise de façon à tendre au lecteur, comme à un
varappeur qui suivrait ses traces, la corde de rappel dont il a besoin dans les
montées difficiles.
Cette main tendue est nécessaire : dans ses travaux sémiologiques,
comme dans sa théorie littéraire, comme dans l’exploration de ce « sujet
en procès » que j’ai mentionné plus haut, son approche est vigoureuse,
sans compromis et souvent inattendue. JK ne néglige pas les formalisations
linguistiques ni logiques. Et pourtant cela n’a pas découragé ses
lecteurs : ses travaux ont encore cours – sujet d’étude et piste de
lancement pour maints collègues plus jeunes. On pourrait se demander comment
a-t-elle eu une telle audience après avoir traversé des domaines
intellectuels aussi variés ? et surtout en déniant à la philosophie, on
l’a vu brièvement plus haut, le rôle de science omni-présente qui
transcenderait et fédérerait ces différents domaines.
Et pourtant dans son écriture JK développe ou déploie des mots à partir de
la philosophie qui reste en catimini dans notre culture. Ces mots, quoique
percutants, ne sont ni des mots d’ordre ni des slogans ni des appels. Tous ils
ont comme le pouvoir de changer subtilement notre approche à notre propre
travail, qu’il soit littéraire, historique, artistique. Mais ils opèrent ce
changement en tordant leur sens d’origine : c’est ce déplacement (que les
lecteurs de JK aperçoivent peut-être obscurément) qui donne à ces mots leur
pouvoir de réverbération.
Prenons comme exemple le terme qu’elle a lancé et qui a eu un impact
incalculable sur la manière de penser la littérature : l’intertextualité. Ce mot a ouvert des
perspectives décisives aux lecteurs
rétifs à une histoire littéraire qui passe tranquillement d’un auteur à un
autre : Balzac qui précède Flaubert, Proust qui écrit avant Claude Simon.
Les lacunes d’une telle approche étaient pourtant évidentes. Que faire des œuvres dont on ne connaît pas
l’auteur pour autant même qu’on puisse parler d’auteur dans le sens
moderne ? Voyez Homère, mais aussi dans une certaine mesure Shakespeare.
L’Intertextualité permet de penser la relation que peuvent avoir différentes
œuvres entre elles sans devoir les lier chaque fois à un auteur réel ou postulé.
Que les textes qu’on lit soient la somme des relations existantes entre textes,
à travers leur langage, ouvre une aire de réflexion qui permet des
rapprochements inattendus et souvent riches de conséquences. Par exemple :
ne pourrait-on pas juxtaposer certains sonnets de Mallarmé et le ‘nonsense
poetry’ de Edward Lear ou de Lewis Carroll ? C’est un rapprochement aussi
fécond qu’inattendu que je dois à un étudiant américain, Andy Piggott. Mais
vous voyez la difficulté : au lieu de se reposer sur des causes
historiques externes (date, langue, culture par exemple), il faut chercher des
données pertinentes dans les structures textuelles, dans les détails du style,
dans tout ce qui prouve le dialogue d’un texte avec un autre. La recherche
intertextuelle implique un risque interprétatif – un risque qui vaut la
peine qu’on le prenne.
Intertextualité reprend un terme philosophique, intersubjectivité, forgé par le
philosophe Husserl et qui désignait pour un sujet psychique la possibilité de
partager une expérience subjective avec d’autres êtres. Le concept
d’intertextualité substitue au sujet psychique le texte. Ce n’est pas simplement que l’auteur est
mort, comme le voulaient Barthes ou Foucault – avec la loi du copyright
il me paraît évident qu’il ne l’est pas - mais que les textes ne sont pas
clos ; ils échappent à leur auteur et s’inscrivent dans un réseau
socio-historique où circule la signification. C’est ainsi qu’un texte
postérieur peut nous aider à comprendre un texte qui lui est antérieur –
renversement de l’ordre chronologique qui n’est pas nécessairement causal et
que certains trouvent choquant.
Le titre du cinquième livre, Polylogues 1977 a lancé un autre de ces néologismes
qui comme intertexte ou intertextualité a fonctionné comme un
noyau heuristique qui est allé très au-delà de ses origines.
D’autres termes forgés ou adoptés par Julia ont eu peut-être moins de
réverbération, mais certains, en
ranimant un terme oublié comme paragrammes,
qui relance l’ancien « paragrammatisme » (synonyme d’ « allitération »,
selon Littré), attendent que d’autres en tirent une impulsion nouvelle et les
mènent plus loin. JK a montré chez Lautréamont comment une citation ou une
réminiscence, des paragrammes comme
elle dit, communique avec une autre écriture Sém. P. 194 et sert à une destruction-construction où la
poésie devient « une réflexion
continue, une contestation écrite du code de la loi et de soi-même » p.
197. Kristeva arrive ainsi à décrire, avec une précision remarquable, comment
Lautréamont réunit des tons ou des discours contradictoires :
« c’est la démarche philosophique contestative devenue langage
(structure discursive ) » dit-elle (197). D’autres termes encore, comme le
néologisme, « idéologème »,
s’il circule chez certains sociologues, a été délaissé par les littéraires. Le
pouvoir perturbateur que pour ma part je crois y discerner mériterait néanmoins
que l’on revienne sur les traces de Julia et qu’on l’exploite davantage.
JK a su ouvrir une riche carrière à des mots pris à la philosophie ou élaborés
à partir des philosophes ; en quoi elle met en pratique sa propre théorie
de l’intertexte. Ce qui m’amène à une question : tandis qu’elle annonce la
désaffection de la philosophie dans la distribution des discours modernes
(Rév), elle semble pourtant reserver à cette discipline comme des nouveaux
quartiers, comme une nouvelle sphère d’activité d’effervescence et de réverbération,
« la théorie ».
Pour conclure : je voudrais saluer brièvement l’activité qu’elle
exerce dans l’espace public par sa pensée et par sa plume en concevant et
rédigeant des rapports officiels CHECK sur le rayonnement culturel de la France
et sur les citoyens en situation de handicap. Il est plus important que jamais
aujourd’hui pour l’image de l’Université que des intellectuels s’engagent comme
elle le fait dans la politique sociale. Elle perpétue ainsi la grande tradition
de l’intellectuel, mais l’intellectuel qui, au lieu de défendre une cause
partisane, s’engagé pour des enjeux collectifs et pour la chose publique.
Marian Hobson
Julia Kristeva aujourd'hui - mercredi 27 avril 2011, Université Paris Diderot