« Je suis et resterai une “étrangère” »
Le Grand Entretien
Philosophie magazine n°135
DÉCEMBRE 2019/JANVIER 2020
Propos recueillis par Martin Legros
Vous êtes né à Sliven en Bulgarie, deux
jours après le début de la Seconde Guerre
mondiale, d’un père orthodoxe travaillant pour l'Église - son nom, Kristev, signifie Croix – et d’une mère scientifique. Obligée d’intégrer les Jeunesses
communistes au moment où la Bulgarie bascule de l’autre côté du rideau de fer,
comment avez-vous grandi au sein de ces croyances
opposées ?
J’ai en effet grandi entre un père fervent orthodoxe et
une mère biologiste darwinienne qui se faisait discrète et c'est moi qui
montais « au créneau » pour attaquer la foi et défendre la raison.
Très tôt, j'ai pris le parti des Lumières, Oedipe oblige, je me révoltais contre « l'obscurantisme paternel ». Tout
cela, dans une société sous l’emprise du totalitarisme communiste. On préparait
l’« homme nouveau » patriote de l'idéologie collective dès l'enfance
et j’étais « pionnière », comme tous les écoliers, avant de nous
faire intégrer la Jeunesse communiste à l'adolescence. Mon père ne voulait pas
nous dresser contre le régime, il ne marquait pas moins sa dissidence
intérieure par ses lectures (Dostoïevski) et par ses chants à l'église. Le but
de sa vie, disait-il, c’était de sortir ses filles de ces « intestins de l’enfer »
– une expression empruntée à La
Divine Comédie de Dante. Il n'y avait qu'une « seule façon de se
sauver », selon lui, c’était d’apprendre les langues étrangères. Très tôt,
en plus du russe, plus tard de l'anglais, je suis allée à l’école maternelle
française, puis à l’Alliance française où je me suis immergée dans la langue
française par la littérature. Je me souviens que je grimpais dans les pruniers
de ma grand-mère en déclamant les vers de Victor Hugo : « Sur une barricade, au milieu des
pavés/Souillés d'un sang coupable et d'un sang pur lavés,/ Un
enfant de douze ans est pris avec des hommes./ - Es-tu de ceux-là, toi ? -
L'enfant dit : Nous en sommes./ - C'est bon, dit
l'officier, on va te fusiller./…/La mort stupide eut honte, et l’officier fit
grâce. » Un des premiers poèmes que j'ai appris à mon fils David.
Vous évoquez aussi des moments dans les rues
où les passants étaient invités à se réjouir des condamnations prononcées lors
des procès politiques…
J’ai très tôt ressenti la violence physique et pas
seulement psychique du totalitarisme. Je devais avoir 5 ans, un haut-parleur
hurlait qu'on allait pendre les opposants, ma sœur est tombée de sa poussette
dans la rue, on s’est mis à courir à toute allure pour rentrer à la maison...
Il y avait des rumeurs des tortures qu’on infligeait aux
« réactionnaires », des baignoires d’excréments… J’ai d’abord voulu
devenir astrophysicienne, pour m’évader par le cosmos sans doute. Mais il aurait fallu être un enfant de
la nomenklatura et aller étudier en Urss, je me suis repliée sur le microcosme
des langues. J’ai encore les cahiers où je recopiais le Dictionnaire philosophique de Voltaire, Jacques le Fataliste et son maître de Diderot. La France n’était
pas seulement le pays de la littérature, mais celui de la Révolution. A
l’université, on apprenait les philosophes des Lumières, présentés comme les précurseurs de Marx et du
communisme. Mais les « dissidents » y puisaient leur souffle
libertaire. Au moment du « dégel », inauguré par le rapport Khroutchev, j'ai été impressionnée par le courant dit
« révisionniste » des Lettres françaises d’Aragon, puis par le « nouveau roman » sur
lequel j’ai commencé une thèse.
A 25 ans, profitant du dégel, vous bénéficiez
d’une bourse pour venir à Paris. Débarquée avec cinq dollars en poche, vous
allez nouer contact avec la fine fleur de l’avant-garde littéraire : Roland
Barthes, Lucien Goldmann, mais aussi Philippe Sollers avec lequel
vous vous mariez. Comment vous êtes-vous intégrée si rapidement à ce
microcosme ?
Je ne me suis pas vraiment « intégrée », je
suis et je resterai une étrangère, comme l'écrivait déjà Roland Barthes (voir
« L'étrangère », 1970). Votre présentation en témoigne, et je suis
davantage lue à l'étranger qu'en France. Ce que vous appelez le « la fine
fleur de l’avant-garde littéraire» est, pour moi, le langage, quand il devient
vie, impulsion de vie.
Tzvetan Todorov, qui
était arrivé en France quelque temps avant moi, et qui pensait que je devais rentrer en
Bulgarie, m’a conseillé de suivre le séminaire de Lucien Goldmann sur « le
structuralisme dialectique », plutôt que celui de Barthes, trop
formaliste. J'ai suivi les deux. Tandis que Pierre Daix,
rédacteur en chef des Lettres françaises m’a mise en contact avec
Aragon. Mes interlocuteurs étaient surpris qu'une étrangère connaisse aussi
bien la littérature française.
Et Sollers ?
Il incarnait, avec la revue Tel Quel, la pensée d’avant-garde, publiant Artaud, Bataille, Joyce, ou Derrida et Foucault, remettant
en question les formes classiques du roman et de l’idéologie, fût-elle bourgeoise
ou progressiste. Il voulait changer la société en changeant le langage –
des idées qui me rappelaient les futuristes russes. Gérard Genette et Roland
Barthes, dont je suivais le séminaire, m’ont conseillé d’aller le
rencontrer. Sollers m’a reçu dans son petit bureau aux éditions du Seuil. Il ne
ressemblait pas à un de ces écrivains plutôt dépressifs, exangues et aphasiques de l'Occident moderne que j'apercevais en conférences à
l'université. Le physique de ce « nouveau-nouveau romancier »
m'évoquait davantage un corps de footballeur (j'accompagnais mon père aux
matchs de foot). Et je crois qu'il a été étonné de découvrir une jeune Bulgare
francophile qui ne correspondait pas au profil des universitaires de l’époque.
Nous avons parlé de Bakhtine et du carnaval, nous sommes allés boire un verre
et très vite une affinité sensuelle, inattendue et croissante, s'est établie
entre nous. Le mariage n'était pas à la mode à la veille de mai 68. Nous nous sommes mariés parce que mon titre de séjour prenait
fin et que, sinon, j’aurais dû rentrer en Bulgarie… Nous ne nous sommes plus
quittés.
Dès le départ, ce fut donc à la fois une
aventure philosophique et amoureuse ?
Philippe lisait Nietzsche, Humain, trop humain, et j'essayais de le suivre, au lit, mais il
tournait déjà la page quand je n'en étais qu'aux premières lignes ! Il m'a fait
découvrir un nouveau Hegel, à la lumière de celui de Georges Bataille et de son
« expérience intérieure ». La Culture m'est apparue dans sa polyphonie qui défie l'Esprit absolu, par le dialogue où
le Moi d'un musicien spasmodique, qui
prétend que les « pensées sont ses catins » et s'affronte avec Lui, le philosophe. La
Phénoménologie de l'esprit commentant Le
Neveu de Rameau, n'avançait-elle
pas que la culture serait cette « impudence [Schamlosigkeit) d'énoncer »,
une parole impudique en somme, des pulsions tempérées en débat politique qui ne
se laissaient pas purifier-neutraliser par le Surmoi ni l'Idéal du Moi ?
Une énonciation capable de transmuer les sensations fiévreuses d'une passion en
fugues de plaisir et de sens. Dès le début, la culture se constitue donc comme
une transgression, et c'est la culture française qui en porte le témoignage
exemplaire. Les Lumières n'étaient donc pas seulement une affaire d'Etat ou une
fraternité laïque, mais avec elles et plus qu'elles, une histoire de goût, de
courage et d'humour : une impudence, la France !
Or, c’est précisément ce que Bataille entendait par
« expérience intérieure », ce brasier de l’éros et de la mort où l’individu risque sa liberté.
On vivait au rythme de « l'imagination au pouvoir », et cette
invitation à mettre en jeu les limites subjectives, morales, philosophiques
– on appelait cela la « jouissance »– s'est avérée
essentielle pour ébranler non seulement les totalitarismes et les systèmes
oppressifs, mais la morale normative
elle-même. Afin d’ouvrir, en l’écrivant, une autre éthique. La folie,
l’érotisme étaient les leviers de résistance dans la vie comme dans la pensée.
Il ne s’agissait pas de succomber aux excès, mais de les accompagner et
élucider. De trouver de nouvelles formes, littéraires, philosophiques, pour les
mettre en question et transmettre. On a accusé Tel Quel de formalisme, alors qu'il s’agissait de saisir et de
multiplier les logiques vivaces du langage. « Vivre, c’est défendre une
forme », écrit Hölderlin face à l'effondrement spirituel historial et
l'éclipse de la transcendance. L'inconnu de ces états limites, brûlants, irruptifs devait me mener ensuite vers la
psychanalyse.
C’était une démarche intellectuelle ou une
expérience ?
L’existentiel et le conceptuel ne font qu'un dans ce
voyage, dans ce choix de vie. Philippe me permettait à la fois de comprendre et
d'être dans ce bouillonnement qui secouait le pays, qui abandonnait ses colonies et rêvait de désirs. Je
préparais une thèse sur l'écriture de Mallarmé et Lautréamont qui avaient révolutionné le langage poétique en explorant des
états-limites, et là, j’avais l’impression d'appartenir à ce laboratoire
d'écriture du risque de la liberté.
Cela a aussi eu un débouché politique,
puisqu’en 1974 vous entreprenez un voyage en Chine avec Barthes et Sollers au
moment où le groupe d’intellectuels réunis autour de la revue Tel quel se rapproche du maoïsme…
Partagiez-vous les illusions de vos camarades ?
Votre question m’étonne. Comme si je ne savais pas que le
maoïsme était un mouvement totalitaire ! Certains de mes amis étaient plus
fervents : dès 71, ils considéraient le maoïsme comme un socialisme
attentif aux particularités nationales et culturelles. Après le colonialisme, comment allons-nous
rencontrer le tiers-monde ? Les diversités culturelles, de langages et de
pensées, passionnaient les structuralistes et les sémioticiens qui sondaient l’intertextualité dans les mythes, danses, images, codes ou langages des humains et de tous les
vivants : une prémonition de la globalisation et de l'écologie était en
cours. Et voilà Mao en train de se révolter contre le dogmatisme russe !
Il lâchait les jeunes et les femmes dans l’arène politique ! Il était
temps d’aller y voir de plus près. Nous avons été la première délégation
d’intellectuels invités après l’entrée de la Chine à l’ONU. J'avais suivi une
licence de chinois à Paris-7, sans me présenter aux examens, et François Cheng
me faisait l'amitié de m'initier en cours privés à la sagesse taoïste.
Sceptique, oui, mais passionnée de découvrir la Chine et les femmes,
« l'autre moitié du Ciel ». La première chose à faire était de les
entendre parler. Or, les Chinois parlaient contre les
Soviétiques avec un langage soviétique. Les femmes étaient utilisées pour
accréditer l’idée d’un changement radical, mais elles exerçaient aussi de
réelles responsabilités, avec une énergie digne du traditionnel Yin-Yang,
savamment encouragé par Mao en personne. A mon retour, j'ai publié Des Chinoises (1974/2001), avec l’idée
de mettre en contact le féminisme occidental avec cette tradition-là. Et j’ai
désinvesti la politique qui m'est apparue incapable de répondre aux angoisses
d'une humanité avide de réussites programmées par l’automatisation de l’espèce.
Je me suis engagée dans la psychanalyse freudienne de la Société de
psychanalyse de Paris (SPP), après avoir suivi les séminaires de Lacan.
Sofia-Paris-île de Ré-Chine-l'écriture et la
maternité : ce ne sont pas ces notes éparses, mais mes romans qui
éclairent l'impudence de ces
voyages : Les Samouraïs, Le Vieil
Homme et les Loups, Possessions, Meurtre à Byzance, L'Horloge enchantée.
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Récemment, près de 40 ans plus tard, vous
avez été accusée d’avoir été recrutée par les services de renseignements
bulgares, comme espionne, pour infiltrer la scène intellectuelle
française de l’époque. Des accusations « fausses et grotesques »
avez-vous répliqué.
C’est une histoire kafkaïenne. Le dossier « Sabina »
est un dossier vide qui a été monté par les services secrets bulgares pour
justifier leur activité auprès de leur hiérarchie dans la surveillance d’une
personne passée de l’autre côté du Rideau de fer et qu’ils ne voulaient pas
lâcher. Le dossier, qui ne me cite qu’à la 3e personne, ne fait état
d’aucune mission précise que j'aurais accomplie et ne porte nulle part ma
signature. C’est un dossier de surveillance maquillé en dossier de recrutement.
Imaginez qu’ils ont envoyé 16 personnes pour me poser des questions, à
différentes occasions : ici, on me demande si Aragon était communiste
– ce à quoi je réponds qu’il était plutôt surréaliste. Sacrée
espionne ! Pour le printemps de Prague, j’aurais dit qu’il ne
correspondait pas à l’esprit du Parti communiste bulgare. Quelle fulgurante
originalité ! Un jour, alors qu’un ancien condisciple de lycée avait
frappé à ma porte avec un poème bulgare, j’aurais eu la franchise de lui dire
qu’il était assez mauvais. Ils en déduisent que je suis devenue « très
orgueilleuse » et que je « méprise la poésie bulgare ». Le
rapport conclut que « Sabina est nulle comme espionne », tout en
ajoutant qu’il conviendrait de surveiller son mari qui a des relations avec la
Chine ! C’en est presque drôle. Si ce n’est qu’une partie du dossier est
constituée de 28 lettres intimes que j’avais envoyées à mes parents et qui ont
été réquisitionnées. Grâce à la procédure de « transparence » des
archives des services secrets, ces gouttelettes de larmes ou de plaisir sont
dorénavant en accès libre sur Internet. Banals, incurables viols psychiques...
Que des journalistes du Nouvel Obs et du New York Times aient pu, sans
vérification aucune, donner du crédit à ces méthodes staliniennes en dit long
sur leur déontologie, mais plus encore sur leur ignorance de ce qu’est un Etat
totalitaire !
Venons-en à votre pensée. Dans vos travaux,
au croisement de la psychanalyse et de la linguistique, vous vous êtes
particulièrement intéressée à tout ce qui est pré-verbal dans la communication, ce que vous appelez le « sémiotique ». De quoi
s’agit-il ?
En arrivant en France, j’avais apporté dans mes valises
les travaux de Bakhtine sur Dostoïevski. Pour ce théoricien de la littérature,
Dostoïevski n’est pas seulement ce grand écrivain qui donne sa voix aux pauvres
et aux démons et qui embrasse la croyance à l’ère du nihilisme. Il est en
contact avec une tradition qui irrigue la littérature médiévale, européenne et
bien sûr russe, celle du carnaval, de sorte que chaque idée, chaque
positionnement, chaque phrase et même chaque mot dit une chose avec son
contraire et mille autres. La crue du Verbe ! Le carnaval sur le parvis de l’église, cela ne signifie pas qu’on
rejette les dogmes religieux, mais qu’ils ont un envers, et qu’il importe de
les faire entendre ensemble, de faire cohabiter le bien et le mal, l’interdit
et la loi. C'est cela qui m'intéressait, aussi bien dans la littérature que
dans l'analyse : cette zone où les comportements ne se figent pas.
L'analyse procède au démantèlement des défenses et des traumas, qui, à cette
condition seulement, peuvent favoriser une renaissance. Cette approche du sens,
ou plutôt du processus de la signifiance a ouvert la voie à ce que les amateurs d'étiquettes ont appelé le « post-structuralisme », on me compte parmi les
fondateurs. Au travers des structures, systèmes, codes et règles, j'entends la productivité du langage, son
hétérogénéité (énergie et sens). Là est la fabrique de la subjectivité, qui
s'empare de l'anté-prédicatif (de Husserl) et de la transsubstantiation (Proust) du parlêtre (Lacan) pour rejoindre, avec sa propre
chair, la chair du monde.
Vous avez développé également une réflexion
sur le féminin que Judith Butler vous reproche de rabattre sur la maternité.
Que répondez-vous ?
Fâcheuse méprise, hélas ! J'ai écrit les passions de l'amante dans mes romans ; et
l'érotisme de Colette, de Beauvoir, de Duras ou de Thérèse d'Avila, sans
oublier ses conflits chez Arendt et Klein habitent mes
essais. Mais l'érotisme maternel, que j'appelle une reliance (qui n'est ni
l'asservissement de la femme à la société phallocratique et reproductrice, ni
le droit à l'égalité pour tous et toutes devant notre dieu La Technique) est un
continent encore peu connu que j'explore dans mon travail clinique :
l'état d'urgence de la vie, l'expulsion et la tendresse, l'effondrement, la
séparation, et la transmission. La reliance maternelle comprend la violence et l'abjection.
L’abjection ?
Oui. Winnicott a révélé le rôle décisif de la mère pour
qu’émergent pour l’enfant des objets transitionnels. Le nourrisson surmonte la
séparation à travers le jouet qui représente sa mère. Mais ce grand analyste
n’a pas suffisamment insisté, me semble-t-il, sur la négativité-destructivité qui fait partie de cette relation.
Fascination et rejet, ni sujet ni objet, l'ab-ject,
l'abjection double l'amour.
Mère ou amante,
le féminin est transformatif, en avenir constant, et de ce fait
insaisissable : une sorte de « boson » de l'inconscient, comme
il y a des bosons de Higgs en physique. Mais, de
grâce, ne neutralisons pas le féminin
dans le genre, ne serait-ce que pour faire justice à celles qui viennent
chercher survie et créativité sur
nos divans. Et aussi pour les 700 millions à travers le monde mariées de force,
130 000 fillettes mutilées par l'excision et les victimes des féminicides (une femme tuée tous les deux jours, rien qu'en
France).
Vous récusez donc le nouveau paradigme du
genre qui distingue le sexe biologique du genre culturel ?
Pas vraiment. La portée libératrice du genre participe de
l'accélération anthropologique en cours, et tant que les désirs sont favorisés
– et satisfaits – par les avancées scientifiques, il est vain de
les récuser. S'impose en revanche de répondre aux demandes et aux symptômes
dans leur singularité pour accompagner ces « êtres autrement » vers
la créativité. Infinies sont et seront les métamorphoses de la parentalité que
la psychanalyse sera amenée à traiter.
On oublie par ailleurs que la sexualité, avec laquelle la
théorie de l'inconscient a « dynamité » la morale normative, est une
sexualité dénaturée, parce que
d'emblée et toujours elle est biologie-et-sens, organes-et-parole,
excitation-et-psychisation. A cela les derniers
textes
[1]
de Freud ajoutent une
bisexualité psychique polyphonique, dédoublée des deux côtés de la
différenciation, de telle sorte que la partie se joue au moins à quatre. Dès
lors, où sommes-nous avec la « comédie hétérosexuelle », pour
reprendre l'humour noir de Lacan ?
Depuis les grottes de Chauvet et Lascaux, le rapport
entre les deux sexes est suspendu à
la représentation fantasmatique de la vie et de la mort, liée à la fécondité
féminine. En revanche, l'hétérosexualité (au sens de la psycho-sexualité dénaturée, comprenant la génitalité et la
bisexualité psychique, et de leur inscription dans le pacte social) est une
acquisition fragile et tardive dans l'histoire des cultures humaines.
Désormais, l'hétérosexualité n'est plus perçue comme le plus sûr et le seul
moyen de transmettre la vie et garantir la mémoire des générations. Mais
l'image de la « scène primitive », fantasme originel, hante les
couples, quels que soient leurs genres, l'hétérosexualité
est et sera le problème.
Votre fils David est atteint d’une maladie
neurologique et vous êtes activement engagée en faveur des personnes en
situation de handicap. Qu’est-ce que cette expérience vous a
appris ?
L’humain est
singulier. Cette vérité, qui paraît simpliste, peine à s'imposer. La notion de
handicap repose sur une impasse de la métaphysique. Aristote suppose une
forme-type universelle (un archétype),
dont « diverses situations » ou « cas » s'écarteraient par défaut – par privation de l'avoir (stérésis), par manque. Pourtant, cette vision
(« vous avez un manque, vous êtes déficient ») a généré des miracles
de miséricorde, compassion et soin, en contrepoint du mépris, de la peur, du
rejet. Mais les personnes en situation de handicap s'insurgent aujourd'hui
contre cette vision : elles y
pointent l’exclusion qu'elle pose et de ce fait légitime. Au contraire, la
vitalité de David me révèle dans la
situation de handicap une épreuve et une chance. L'épreuve, c'est l'épée de Damoclès de la mortalité : sans
prothèse et sans aide humaine, la vie handicapée n'est pas viable. Quelle qu'en soit l'autonomie, la personne
handicapée pourrait paraphraser les vers de Baudelaire : « Ma douleur
[ non : Ma mortalité), donne-moi la main, viens par ici ». La chance ? De changer de mentalité. La personne en situation de
handicap invite chacun de nous à regarder et écouter ceux qui parlent,
marchent, entendent, regardent, agissent alentour, autrement, bizarrement,
follement, à faire peur. Des mondes nouveaux s'ouvriront alors à notre propre
vie, douloureux ou enchantés, ni normaux ni handicapés, éclosions de surprises,
des mondes en train de devenir polyphonie, résonances différentes, et cependant
compatibles, des mondes enfin rendus à leurs pluralités.
En tant que mère d’une personne en situation de
handicap, est-ce qu’il n’y a pas aussi l’expérience
d’une certaine culpabilité ?
Jacques Chirac, le seul de tous les présidents de la
République française qui a fait du
handicap un engagement fondateur, me disait que notre plus grand ennemi c'est
la honte. Homme politique, il avait
pesé le poids de l'opinion. Vous me parlez de culpabilité maternelle. La toute-puissance de la Mère hante-t-elle
donc toujours les humains, avec son
cortège de faute-devoir-et-culpabilité, bref : de culpabilité ? Avec mon
ami le Prof. Charles Gardon (Univ. de Lyon-2), nous
avons créé le Conseil national du handicap pour sensibiliser, informer, former et ainsi seulement changer le regard. Une véritable
révolution des mentalités s'impose, elle sera longue, interminable... La
vitalité, la sur-vivance de mon fils face aux limites
et aux épreuves, me bouleversent : « David, tu rêves ? » - je me
fais parfois réaliste. « Mais, Maman, je rêve, donc je suis ! »
- rétorque-t-il. Et je redeviens
une pessimiste énergique.
Dans un très beau livre, Soleil noir, vous dites que la
dépression et la mélancolie sont des humeurs fondamentales liées à la perte de
l’objet, de la Chose. Que dit-elle du sujet humain ?
Mélanie Klein nous a appris que le bébé fait l’expérience
de la tristesse dès lors qu’il est capable de se représenter sa séparation
d’avec la mère. Après les cris, la colère, les pleurs, le chiffon ou la peluche
sucés/jetés, le corps et le visage du petit parlêtre deviennent une scène
d'affects, mimiques et gestes qui impriment tristesse, chagrins, mélancolie.
« Je l’ai perdue », solitude irréparable. « Mais non, je me la
représente, mes neurones sont capables d'en garder la trace, elle s'est
projetée en moi, je la tiens, je peux même lancer un coup d'oeil mi-déçu, mi-rassuré à sa
présence virtuelle. Je sais bien qu'elle n'est pas que virtuelle et je
m'évertue à coller à son empreinte les petites mélodies dont j'étais déjà
capable, mes « écholalies », pour la rendre présente dans ce qui est
en train de devenir ma pensée. » La perte n'est plus qu'absence
supportable, et l'imaginaire d'abord mélancolique s'autonomise :
rieur, corrosif, révolté. Le langage qui pense est un matricide
imaginaire heureux, que menace en sourdine toujours cet affreux abîme de la
séparation. Le pseudo-Aristote le savait bien, il prétendait que l'homme de
génie, à commencer par le philosophe, devait être un homme mélancolique. J'en connais qui ne l'ignorent pas non plus,
mais parviennent à incorporer le féminin transformatif en Flûte enchantée. Naissance du jour ou Temps retrouvé, Comédie des erreurs ou Tempête, voire Paradis I
et Paradis II.
Comment expliquer que notre contemporanéité
est marquée par cette figure de la dépression ?
Les communautés hyperconnectées ne parviennent pas à colmater dans la durée la position dépressive, cette
doublure transcendée des êtres parlants. Le chômage, une rupture affective, la frustration professionnelle
ouvrent en abîme le désêtre, qui laisse libre cours à la haine et à la plus pulsionnelle des
pulsions, la pulsion de mort. Lorsque
la politique est devenue la nouvelle religion, promettant de gérer l'aspiration
au bonheur à force de lois, justice et égalité, la sécularisation a relégué
cette dimension symbolique, c'est-à-dire l'économie psycho-sexuelle et le
multivers des expressions singulières, à la « sphère privée » .
Aujourd'hui, la gestion politique
– prise en tenaille par la finance et le spectacle – manque d'impact aussi bien sur
l'émiettement politicien à l'intérieur des Etats que sur la crispation
identitaire dans et entre les nations. Quant à la dimension symbolique, elle dérive au gré du quiétisme des
religions amorties, ou bien se radicalise dans le mimétisme revanchard des
« guerres saintes », quand elle ne se fétichise pas dans le marché de
l'art. Je prends donc le risque de penser que la dépressivité ambiante génératrice de colères insolubles est le symptôme de l'échec de l'humanisme face à deux réalités de la globalisation
numérisée que sont les étrangers et
la transcendance. Les étrangers ne
sont pas seulement des migrants en flux irrésistibles. Je pense aux Gilets
jaunes et à nous tous, nouvelle
humanité aspirée par un « pays qui n'existe pas ». Quant à la transcendance,
l'Etat-nation a du mal à la traduire dans ses logiciels datés et, de ce fait,
il échoue à répondre aux besoins d'idéaux et aux besoins de croire, qui demeurent des constituants universels, des
citoyens internautes.
Vous avez beaucoup écrit sur la croyance.
Qu’est-ce que la psychanalyse peut nous en apprendre?
Emile Benveniste, dans son Vocabulaire des institutions indo-européennes, note que
« credo » - du sanskrits kredh/sradh – veut dire
« donner son cœur et sa force vitale en attendant une récompense » et
désigne l'acte de confier une chose avec la certitude de la récupérer.
Religieusement (croire) et économiquement (faire crédit). L'homme védique
dépose son désir, sa force magique dans les dieux et escompte un retour. Mais c'est un
juif athée, S. Freud, qui, en sondant les abîmes de l'inconscient, a fait du
« besoin de croire » un objet
de connaissance. Sur lequel s'adosse – pour s'en détacher – le désir de savoir. Les religions se
sont construites sur cet investissement nucléaire. C’est pour cela qu’elle
tiennent, mais en bloquant et en réprimant le désir de savoir. Le lien
transférentiel est aussi un investissement mutuel : le besoin de croire
participe du processus analytique. Quand les ados en proie à la radicalisation
viennent à la Maison de Solenn, l'équipe
interculturelle n'interroge pas leur foi. Une méta-famille leur fait
confiance, à laquelle ils ou elles
confient leur mal-être. Ils
reprennent même confiance dans la langue française, et l'investissent jusqu'à
lire des poètes soufis en traduction, qui leur parlent de ça en termes d'amour. La psychanalyse se réinvente pour aider les
candidats au djihad à créer une plénitude de langue et de liens telle que ni le
vide ni le trop-plein divin ne sauraient menacer cette autre capacité, corrosive
et libertaire, le désir de savoir.
La psychanalyse servirait à former des
citoyens ?
Il n'y a pas de politique de la psychanalyse. Elle est ce
lieu interstitiel où vous découvrez
que vos étrangetés sont transférables. En introduisant cette entente entre
altérités en souffrance, au plus intime de l'homme et de la femme, la
psychanalyse met en mouvement le langage, les identités, les liens et les idéaux. Ce faisant, elle participe à
cette refondation de l'humanisme dont nous constatons aujourd'hui les échecs.
La nouvelle renaissance est encore invisible. Pourtant l'éveil est en cours,
pas seulement pour sauver la planète. Mais pour entendre les singularités
extrêmes. Comme si nous étions à la fin du 13e siècle, quand Duns Scot
proclamait que la vérité n'est ni dans les idées abstraites, ni dans la matière
obscure, mais dans cette femme-ci, dans cet homme-là.
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Samuel Dock, Fayard, 2016.
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