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POURQUOI LA PSYCHANALYSE N’EST PAS UNE RELIGION

26 mai 2018  - Centre Éveline et Jean Kestemberg

 (Dans le cadre du cycle de 3 samedi ayant pour thème « Etranger, étrangeté »)

 

sigmund freud 

 

1.               Idéal, idéalisation, liberté

Homme des Lumières et juif athée, mais solidaire avec son peuple,  Freud dénonce les illusions répandues et imposées par les religions (Avenir d’une illusion, 1927) ; il met en garde aussi contre le « caractère totalisant » des idéologies  « qui ne laisse aucun problème ouvert » (Nouvelles conférences, 1932) ; et ne manque pas  d’insister sur le fait que la psychanalyse n’est pas une Weltanschauung, entendons :  elle n'est ni une vision ni  une idéologie. Plus encore et fondamentalement, De Totem et Tabou(1912) à Moïse et le monothéisme (1939), Freud déconstruit les faits religieux à l’écoute de cette psycho-sexualité que lui révèle sa découverte de l’inconscient. Mais aussi et vice versa, il constate que des thèmes et des logiques à l’œuvre dans les traditions religieuses (le mythe d’Œdipe, les rites de purification et les interdits, le sacrifice, la quête d’idéal, etc.) participent du processus de subjectivation dont témoignent le travail du rêve et la libre association dans le transfert. En d’autres termes, dans l’écoute et l’interprétation psychanalytique, la transcendance s’avère immanente à la vie psychique : C'est en ce sens qu'Homo sapiens est un Homo religiosus. Qu'il parle un langage de croyance ou un langage de connaissance, le sujet parlant est un sujet tragique. Ni « guérison » ni réparation des idéaux religieux et/ou moraux, l’expérience du transfert ne propose pas non plus une substitution de la religion. « Je ne pense pas à un substitut de la religion ; ce besoin-là (retenez le terme) doit être sublimé » (S. Freud, Lettre à Jung, 13 février 1910). Freud « coupe le fil avec la tradition religieuse » (selon l’expression de Tocqueville et de Hannah Arendt, désignant un événement unique au monde, qui s’est produit uniquement dans l’héritage gréco-judéo-chrétien au siècle des Lumières), mais cette coupure freudienne s’exerce de manière autrement radicale que ne le font le doute agnostique ou le déni que pratique l’athéisme rationaliste. Autrement radicale et,  reconnaissons-le, unique. Pourquoi ? Parce que c’est l’expérience du transfert qui est la véritable révolution copernicienne en ce sens que, tout en rompant avec le religieux, elle reconnaît  et déconstruit son  héritage par le fait même de perlaborer –sublimer  ces « deux bourreaux » de la subjectivation que  sont l’objet et la pulsion. Car ainsi c’est à cette condition seulement que l’idéal, les idéaux et toute identité s’en trouvent ainsi structurellement élucidés, inlassablement reconstitués et mis en question.

Une certaine liberté s’en suit. Quelle liberté [1] ?

La liberté n’est pas une notion psychanalytique. Freud n’emploie  que rarement le terme de « poussée libertaire » (Freitheitsdrang) : essentiellement ambivalente, à la fois révolte contre l’injustice et source de progrès, mais aussi individualisme indompté hostile à la civilisation ; freinée par le besoin de sécurité et, dès les débuts de l’hominisation, jugulée par la conscience morale qui impose  le renoncement à la liberté pulsionnelle.

Si l’on ne peut que souscrire à ce raisonnement, force est de constater cependant que l’expérience analytique  propose  une autre version de la liberté, qui s’appuie sur la possibilité du transfert-contretransfert d’optimaliser la vie psychique, pour établir de nouveaux liens et développer des créativités (car telle fut l’éthique qui présidât aux fondations de la psychanalyse, bien que la formulation en revienne à Winnicott). Cette vision de la liberté comme accompagnement et optimalisation de la vie psychique s’inscrit dans un courant philosophique, d’inspiration kantienne, selon lequel la liberté n’est pas une révolte-négation : ni un affranchissement des interdits, contraintes ou obstacles de la poussée hormonale (électrique ou libidinale) ni un renoncement aux passions. La liberté est une initiative, un recommencement de soi dans le temps : Selbstanfang (Kant), « self-beginning » .  Mais tandis que certains tendent à enfermer cette liberté-initiative dans la liberté d’entreprendre, dans les procédures de l’adaptation à la production-reproduction-communication-marketing ; d’autres, au contraire, privilégient, dans l’initiative, la découverte de la liberté-révélation par et dans la rencontre avec l’autre, dans laquelle le Moi a une chance de se réinventer.

    A faire entendre à ces jeunes filles et femmes qui confondent la liberté avec le choix : “et si c’était mon choix de porter la burqa, d’aller au Daesh ?” et les aider à découvrir que la liberté n’est pas un choix (dans un supermarché), mais une  construction-dépassement de soi avec et vers l’altérité de l’autre.

 

2.               Le besoin de croire : une composante anthropologique universelle pré-religieuse

  Ce frayage de la liberté dans notre pratique clinique, et plus particulièrement au sujet du religieux m’a conduite à une relecture de ce Dieu Logos dont Freud se réclame et qui évoque le Deus sive natura de Spinoza ; ainsi qu’à plusieurs approches freudiennes de la subjectivation qui précèdent et accompagnent la construction du Moi, de l’Idéal du Moi, qui émaillent toute son œuvre et font brusquement surface dans son dernier apophtegme : « Mystique : obscure auto-perception du royaume extérieur au Moi : le Ça » (1938, Derniers écrits). (Ce qui étend considérablement le champ du « Là où était le Ça, le Moi doit advenir ».)

Je propose donc de penser qu'il existe un besoin de croire, composant anthropologique universelle, avec son corrélat le désir de savoir, et qui demeurent  sous-jacents à l’Idéal du Moi et au Surmoi.

 

Croire … Il ne s’agit pas de ce « je crois » dans lequel j’entends  un « je suppose », une hypothèse comme dans cette phrase : « Je crois que la courbe du chômage va s'inverser. » Il s’agit davantage du « croire » qui advient dans une « expérience » au sens où, dans la langue allemande, on distingue entre « Erlebnis » -union avec l’objet, et « Erfahrung », patent savoir. Le « croire » qui nous intéresse sera  plus proche de « l’union avec l’objet » (Erlebnis) : songez à l’état amoureux, à l’écoute musicale, à l’admiration d’un coucher de soleil, et à l’état mystique religieux…

 

Croyance-créance

Credo - du sanscrit +kredh-dh/ srad-dhā - veut dire « donner son cœur, sa force vitale, en attendant une récompense », et désigne un « acte de confiance impliquant restitution », l’acte de « confier une chose avec la certitude de la récupérer » : religieusement (croire) et économiquement (faire crédit). Emile Benveniste, dans son Vocabulaire des institutions indo-européennes (1969),  insiste sur la correspondance entre la « croyance » et la « créance » : l’homme védique dépose son désir, sa force magique (plus que son cœur) dans les dieux : il leur fait confiance pour gagner la vie, voire l'éternité.

Le concept de besoin (Bedürfnis)/ « Need » (anglais) ne figure pas dans l’Index de la Standard Edition. Les lacaniens l’ont employé dans le « doublet » besoin/désir, tous les deux fondés sur le manque : à cette différence près que le besoin est un héritage animal, nécessité biologique vitale, tandis que le désir est propre à l’espèce humaine, au-delà du bien-être organique (le besoin se présente dans la demande originaire de sein).

Je propose une autre conception du besoin qui s’appuie sur la compréhension que nous a transmise A. Green de la pulsion : elle est d’emblée hétérogène : énergie et sens. Ma contribution, à la lumière de ma clinique, explore cette délicate modulation des pulsions au cours de la construction du Moi et de l’Idéal du Moi puis du Surmoi : mes concepts d’abjection ou d’érotisme maternel, qui se situent au carrefour du biologique et du psychique, en sont la preuve. Je vous propose de penser que sur le plan économique, le besoin de croire s’étaye sur l’investissement : notion freudienne, présente dès les écrits pré-analytiques, puis qui se développe et se complexifie ultérieurement.

 

Investissement

Dans les textes pré-psychanalytiques [2] , le terme d'investissement (Besetzung, Cathexis) évoque un événement neurologique : le déplacement de l'énergie neuronale en vue du « principe de constance ». Avec le développement de la théorie psychanalytique, cette mobilité énergétique se différencie en mouvement d'autoconservation psychique, et opère d'abord entre le somatique et le psychique, puis dans la structuration des espaces psychiques eux-mêmes. La transformation des « investissement libres » en « investissements liés » dans des sensations, traces mnésiques et signes du langage parvient, selon Freud, à une « élévation du principe d'investissement » qu'il n'hésite pas à définir comme une « révolution psychique de la matière ». C'est précisément l'investissement ainsi orienté qui serait « projeté »,   selon le fondateur de la psychanalyse, dans l' « au-delà » « mythique » des religions [3] . Dans le frayage de l'investissement entre somatique et psychique – préalable à la cristallisation d'une représentation, image ou idée – j'entends ce que Francis Pasche appelle une « image-zéro » et qu'il repère dans certaines définitions négatives du divin [4]

Toutefois, dès 1911, en cette période cruciale entre les deux topiques, où l'opposition entre sexualité et autoconservation s'inverse en celle entre investissement d'objet et investissement du moi, la permanence de l'investissement mobile porte déjà sur « la liaison aux restes verbaux » [5]  : la psychisation est d'emblée liée au verbal. Mélanie Klein et Hanna Segal devaient déplier le processus de l'investissement psychique, en distinguant les « équations psychiques » de leurs mutations en « véritables symboles » au cours de la « positions dépressive » [6]

Avec Le Moi et le Ça (1923), l'investissement traverse les registres hétérogènes du biologique et du narcissisme et, sous-jacent à la relation d'objet, ouvre la porte à la « tiercéité » , en passant par l' « identification avec le père de la préhistoire individuelle » : ce dernier n'étant pas encore un « objet », puisqu'il est l'avant-poste de l'Idéal du Moi.

Deux moments de la subjectivation confrontent le clinicien avec le besoin de croire que je vous propose de penser à partir de l'investissement :

- Le sentiment océanique

- L’identification primaire : « à la naissance de l’Idéal du moi »

 

Le premier renvoie à ce que Freud, répondant à la sollicitation de Romain Rolland, décrit « non sans réticences », comme le « sentiment océanique » (Malaise dans la civilisation (1930)).  Il s’agirait de l’union intime du Moi et du monde environnant, ressentie comme une certitude absolue de satisfaction, de sécurité ; aussi bien que de perte de soi au profit de ce qui nous entoure et nous contient, au profit d’un contenant, - et qui renvoie au vécu du nourrisson n’ayant pas encore établi de frontières entre son Moi et le corps maternel. Indiscutable et impartageable, donné seulement à « quelques-uns » dont « la régression peut aller suffisamment loin », et cependant authentifié par Freud comme une expérience originelle du Moi, ce vécu pré-linguistique ou trans-linguistique, dominé par les sensations, serait au cœur de la croyance. La croyance, non pas au sens d’une supposition, mais au sens fort d’une certitude inébranlable, plénitude sensorielle et vérité ultime que le sujet éprouve comme une sur-vie exorbitante, indistinctement sensorielle et mentale, à proprement parler ek-statique.

 

Le deuxième est « l’identification primaire avec le père de la préhistoire individuelle »

L’expérience psychanalytique de l’enfant et de l’adulte, témoigne d’un moment crucial du développement où l’infans (celui qui ne parle pas) se projette dans un tiers auquel il s’identifie : le père aimant. Identification primaire avec le « père de la préhistoire individuelle » [7] , aurore de la tiercéité symbolique qui remplace la fascination et l’horreur de l’interdépendance duelle mère-et-enfant : cette reconnaissance confiante que m’offre le père aimant la mère et aimé d’elle, et que je lui voue à mon tour, change mes balbutiements en signes linguistiques dont il fixe la valeur.

Signes des objets, mais signes surtout de mes jubilations et de mes terreurs, les mots du langage transforment mon angoisse en « attente croyante » : gläubige Erwartung [8] , écrit Freud. L’écoute paternelle aimante donne sens à ce qui serait, sans cela, un indicible trauma : excès sans nom des plaisirs et des douleurs. Mais ce n’est pas moi qui construis cette identification primaire ; et ce n’est pas non plus le père aimant qui me l’impose. L’Einfühlung avec lui – ce degré zéro du devenir Un avec le tiers – est « directe et immédiate », telle une foudre ou une hallucination. C’est par l’intermédiaire de la sensibilité et du discours de la mère aimant le père – une mère à laquelle j’appartiens encore, dont je suis encore inséparable –, que cette « unification » de moi-dans-l’autre-qui-est-un-tiers s’imprime en moi et me fonde. Je ne parle pas sans cet étayage qu’est mon « attente croyante », adressée au père aimant de la préhistoire individuelle : qui possède les « attributs des deux parents ». Ce père qui était déjà là, qui devait être là avant que Laïos ne fût, avant que le désormais célèbre père dit « œdipien » ne vienne formuler ses interdits et ses lois [9] .

Un père imaginaire se profile ainsi qui, en me reconnaissant et en m’aimant à travers ma mère, me fait croire que je peux « croire ». Que je peux m’identifier à lui – Freud utilise même le terme « investissement » ( « Besetzung » ). Croire et/ou investir, non pas en lui en tant qu’« objet » de besoin ou de désir, mais en la représentation qu’il a de moi et en ses mots – en la représentation que je me fais de lui et en mes mots. « J’ai cru, et j’ai parlé. [10]  »

Sur ce seul fondement, mon besoin de croire ainsi satisfait et m’offrant les conditions optimales de développer le langage, pourra s’accompagner d’une autre capacité, corrosive et libératrice : le désir de savoir.

Qui ne connaît la transe jubilatoire de l’enfant posant des questions ? Encore installé sur la frontière entre la chair du monde et le royaume du langage, il ne cesse de nous ramener à cette inconsistance des noms et des êtres, de l’Être, qui ne le terrorise plus mais le fait rire, parce qu’il croit qu’il est possible de nommer, de faire nommer.

D’un côté : le Gehfül océanique qui extrapole la dépendance maternelle en représentation de contenu-contenant, et confère au Moi la certitude jubilatoire d’appartenir au monde, la toute-puissance d’  « en être ». De l’autre : l’identification primaire avec le Père de la pré-histoire individuelle, dont l’autorité aimante apaise l’angoisse primaire et me transmet la conviction d’ « être ». « Je » ne cesse de quêter ces constituants primaires de son identité dans son incroyable besoin de croire.

       Pourtant, cette poussée-élation vers cette tiercéité primaire n’est guère paradisiaque. A peine a-t-il introduit la Einfühlung que Freud reprend la notion de « besoin » l’année suivante (Le problème économique du masochisme, 1924) en repérant une « poussée de la pulsion à but psychique (un besoin, en substance) de punition (Straf Bedürfnis) » . Il décrit ce besoin de punition comme un « tribut payé à la censure pour l’accomplissement d’un désir ». (Annoncé déjà dans la Traumdeutung, le « besoin de punition » sera spécifié dans les divers travaux sur la névrose obsessionnelle et le masochisme.) Et Freud de remarquer qu’« une partie de cette pulsion (de punition) du Moi est liée psychiquement au Sur-Moi » - « d’autres parties peuvent être en œuvre, on ne sait où, sous forme libre ou liée » (nous soulignons).

Je propose de penser que ces « autres parties » du besoin de punition ne se lient pas au Sur-Moi, mais « diffèrent » la pulsion de vie/mort dans l'investissement de l’identification primaire (dans le devenir Un avec un pré-objet). En d’autres termes : Le besoin de punition (Strafbedürfnis) est le tribut payé à la censure dans l’accomplissement du plaisir. Tandis que le besoin de croire, sous-jacent et antérieur au besoin de punition, est le bénéfice psychique obtenu par la différance de la pulsion dans l’investissement du pré-objet « océanique » et dans celui de l’identification primaire (Einfühlung).

Besoin de croire et besoin de punition sont les deux faces de l’investissement dans le processus de l’identification primaire, qui aboutit à l’Idéal du Moi et accompagne le Surmoi.

Relevons maintenant à deux étapes du destin de ce besoin de croire dans deux temps de la subjectivation : chez l’enfant et chez l’adolescent.

 

3.               L'adolescent est un croyant

La curiosité insatiable de l'enfant-roi, qui sommeille dans « l'infantile » de chacun de nous [11] , fait de lui un « chercheur en laboratoire » qui, avec tous ses sens éveillés, veut découvrir « d’où viennent les enfants ». En revanche, l’éveil de la puberté chez l’adolescent implique une réorganisation psychique sous-tendue par la quête d’un idéal : dépasser les parents, la société, le monde, se dépasser, s’unir à une altérité idéale, ouvrir le temps dans l’instant, l’éternité maintenant. L’adolescent est un « croyant » qui surplombe le « chercheur en laboratoire » et parfois l’empêche d’être. Il croit dur comme fer que la satisfaction absolue des désirs existe, que l’objet d’amour idéal est à sa portée, car l'objet est résorbé dans l’investissement, l'objet est confondu avec le besoin de croire. C'est le paradis, une création d’adolescents amoureux : Adam et Ève, Dante et Béatrice, Roméo et Juliette… Croire, au sens de la foi, implique une passion assimilatrice pour la relation d'objet : la foi veut tout, elle est potentiellement intégriste, comme l'est l'adolescent. Nous sommes tous des adolescents quand nous sommes des passionnés de l'absolu, ou de fervents amoureux.

Comme nos pulsions et désirs sont ambivalents, sado-masochiques, et que la réalité impose frustrations et contraintes, l’adolescent, soufflé par son pseudo-objet idéal, éprouve cruellement l'impossibilité de sa croyance. Alors, l’échec de la passion en quête d'objet s'inverse en punition et autopunition, avec le cortège de souffrances que connaît l'adolescence passionnée.

 

       Investir l’espace de la scène primitive

Le désir de savoir qui se love au besoin de croire prend chez l’adolescent des formes nouvelles. Je n’insisterai pas sur l’avidité ou, au contraire le blocage des capacités cognitives (excellence ou échec scolaire). La « connaissance » retrouve son sens biblique chez l’adolescent(e) ; et, dans son envie et sa destruction du couple parentale, il investit la scène primitive.

L'adolescent(e) affirme son homoérotisme dans le désir pour un objet du même sexe, qui n’est pas un double narcissique : porté par le besoin de croire, l’homoérotisme idéalise la projection sur l’autre soi-même. L'érotisation des pulsions orales et anales, ainsi qu'une esthétique follesque, « gore », qui exalte la destructivité. Mais cet investissement de l'autre soi-même ouvre la voie à la découverte de l’autre sexe, dans le développement normatif de la subjectivation.

La découverte de la génitalité s’en suit : plaisirs, amours, libération des perversités mais aussi idéalisation et fragilité du couple hétérosexuel. L’ado croit au couple, rappelons-nous encore Adam et Eve, Dante et Beatrice, Roméo et Juliette. Mais avec la scène primitive, le besoin de croire adolescent affronte une exubérante perte d’énergie, angoisse de castration, impuissance et frigidité, fusion et diffusion, discontinuité (seul à seul(e)) et continuité (avec le zénith de la procréation). Freud écrivait que la « génitalité rompt avec la liaison de masse » (Psychologie des masses et analyse du moi, 1921) : elle déstabilise les identités et le lien social lui-même. Et George Bataille (L'expérience intérieure, 1943) de suggérer que  « l’hétérosexualité est le problème des problèmes ». C'est dire que la génitalité problématise la croyance.

 

Croyance et nihilisme : les maladies de l'âme

On comprend dès lors que, structurée par l'idéalisation, l'adolescence est une maladie de l'idéalité : soit l'idéalité lui manque ; soit celle dont elle dispose est impossible ; dès lors, la croyance adolescente se  déroute  dans la perversion, elle côtoie ainsi et inexorablement le nihilisme adolescent : le génie de Dostoïevski fut le premier à sonder ces nihilistes possédés. Puisque le paradis existe (pour l'inconscient), mais « il » ou « elle » me déçoit (dans la réalité), je ne peux que « leur » en vouloir et me venger : la délinquance s'ensuit. Ou bien je ne peux que m'en vouloir et me venger sur moi-même contre eux : les mutilations et les attitudes autodestructrices s'ensuivent.

La déliaison

Si le contexte traumatique, personnel ou socio-historique s’y prête, la maladie d’idéalité risque d’aboutir à en une désorganisation psychique profonde des adolescent(e)s. L’avidité de satisfaction absolue se résout en destruction de tout ce qui n’est pas cette satisfaction, abolissant la frontière entre moi et l’autre, le dedans et le dehors, entre bien et mal. Aucun lien à aucun « objet » ne subsiste pour ces « sujets » qui n’en sont pas, en proie à ce qu’André Green appelle la déliaison (Cf. André Green, La Déliaison, 1971-1992), avec ses deux versants : la désubjectivation et la désobjectalisation. Où seule triomphe la pulsion de mort, « le mal radical ».

 

Qu’est-ce que le « mal radical » ?

Emmanuel Kant avait employé l’expression « mal radical «  pour nommer un « élément corrompu de la nature humaine », penchant inhérent au  libre arbitre et qui « trouble le jugement moral sur lequel  on doit estimer tout homme » : « il ne peut être extirpé par les forces humaines /…/ il faut pouvoir le dominer. » (Cf. « La religion dans les limites de la simple raison », 1793). Ce mal absolu conduit au désastre de certains humains qui considèrent d’autres humains superflus et les exterminent froidement. Hannah Arendt l’avait dénoncé dans la Shoah.

Les adolescents de nos quartiers, issus pour moitié de familles musulmanes, et pour moitié de familles chrétiennes, juives ou sans religion, s’avèrent être le maillon faible où se délite, en abîme du pacte social, le lien hominien lui-même (le conatus de Hobbes et de Spinoza) dans un monstrueux déchaînement de la pulsion de mort.

 

Comment et pourquoi

Certains chercheurs analysant les dérives intégristes, et la place du féminin dans l'islam, constatent que, sous-jacente à la complexité et ses richesses rationalistes aussi bien que mystiques, il existe une « pensée procédurale » coranique : un législateur absolu impose des rituels contraignants, une « orthodoxie normative » (Abennour Bidar) qui réduit les fidèles au « comment s'organiser entre nous »  sans interpréter les textes sacrés. Les chercheurs invitent leurs coreligionnaires à historiciser et contextualiser leurs rituels  : pourquoi ? quand ? avec qui ?  Serait-ce parce qu’Allah rappelle, davantage que le Dieu de la Bible et des Évangiles, le « Premier Moteur immobile » qu’Aristote avait placé à la périphérie de l’Univers, et que par conséquent ce divin-là n’entretient pas de rapport paternel avec le fidèle ? Il manquerait, notait Freud, à l’islam un approfondissement du « meurtre du père » dont les conséquences ont transformé, dans l’histoire de l’humanité, la « horde primitive » en « pacte social ». Cette élucidation du parricide sous-jacent à la réglementation, du meurtre en doublure de la Loi, qui s’est produite dans le judaïsme et le christianisme, a ouvert, en effet, la voie à l’infini retour rétrospectif sur la hainamoration (Lacan) constitutive du lien anthropologique. La psychanalyse n’est pas un moraliseur compréhensif. Elle est capable d’investir le malaise dans la civilisation, non pas pour « dominer » le mal radical ou la déliaison, mais pour accompagner l'analysant dans sa tâche de se réinventer.

 

4.               La psychanalyse se réinvente : le cas Souad

Depuis 5 ans, et sur l’invitation de notre collègue le  Prof. Marie-Rose Moro, mon séminaire sur le « besoin de croire » (Université Paris 7) s’est transformé en un séminaire théorico-clinique commun, à la Maison de Solenn, Maison des adolescents (Hôpital Cochin). Les diverses interventions dans des forums interdisciplinaires, avec des philosophes, théologiens, écrivains et artistes et bien sûr des psychanalystes, qui m’ont convaincue qu’une nouvelle anthropologie se cherche, dans laquelle la psychanalyse a une place à prendre. Une place à nulle autre pareille car, contrairement aux autres sciences humaines et aux idéologies, la psychanalyse ne se contente pas  de « dominer » (Kant) ni seulement d'interpréter (les phénoménologues), elle accompagne les acteurs et les victimes des traumas dans leurs reconstructions.

Souad est une jeune fille de 14 ans, de famille musulmane. Elle avait été suivie pour anorexie : lente mise à mort du corps, tuer la femme et la mère en soi, abandonnées et incomprises.  Deux ans plus tard, l’état de guerre de Souad a changé.  Burqa, silence, et Internet où, avec des complices inconnus, elle taxe sa famille d’ « apostats, pires que les mécréants », et prépare son voyage « là-bas », pour se faire épouse occasionnelle de combattants polygames, mère prolifique de martyrs ou kamikaze elle-même.

Souad a commencé les entretiens avec l'équipe multiculturelle et mixte de psychothérapie analytique par provoquer en disant qu’elle était un « esprit scientifique », forte en maths et physique-chimie, et que « seul Allah disait vrai et pouvait la comprendre ». La littérature « ne lui disait rien » et elle « détestait les cours de français et de philo » qu’elle « séchait au possible ». Mais Souad a trouvé du plaisir à se raconter, à jouer avec l’équipe,  des transferts éclatés et ténus se profilant,  comme avec une nouvelle famille recomposée, à rire avec les autres et d’elle-même. A renouer avec le français ; à apprivoiser avec le langage ses pulsions destructrices et ses sensations en souffrance. D’autres ados accompagnés par l’équipe fréquentaient des ateliers d’écriture et de théâtre. Souad leur a emprunté un livre de poèmes arabes traduits en français. Elle sèche moins les cours de français. Et elle a remis son jean.

Roland Barthes écrivait que si vous retrouvez la signification dans la plénitude d’une langue, « le vide divin ne peut plus menacer ». Le trop plein du divin totalitaire non plus. Souad n’en est pas encore là. Ce sera une longue marche. Elle aurait investi récemment  une thérapeute,  avec laquelle elle est en train d’élaborer la reliance maternelle. Pas encore la désirance paternelle. Mais combien de jeunes filles n’auront pas sa chance de rencontrer une écoute analytique ? Et de renouer avec une identité en mouvement au risque de la liberté. J'entends par là une liberté qui ne se limite pas à être un « choix » ( « Je suis libre puique j'ai choisi la burqua » ), mais une inquiétude identitaire qui se « transcende » (Beauvoir) avec l'humanité des autres : une liberté qui remplace le culte par le questionnement sans fin de l'identité et de l'éducation, par l'analyse.

 

Julia Kristeva



[1]       Cf. JK, « Psychanalyse et liberté », Congrès de la Société canadienne de psychanalyse, Montréal, 18-20 juillet 1998, in L’avenir d’une révolte, Champs essais, Flammarion, 2012, p.35-60)

[2]   Cf. S. Freud, The Neuropsychosis of defense, 1894 ; SE ; 3 : 65.

[3]   Cf. S. Freud, « Formulations sur les deux principes du cours des évènements psychiques », 1911, in Résultats, idées, problèmes, I, PUF, 1984, p. 140.

[4]   Cf. Francis Pasche, « L'image zéro, une relation non-dialogique » (1983), repris in Le sens de la psychanalyse, PUF, 1988.

[5]   Cf. S. Freud, « Formulations... », op. Cit., p.138.

[6]   Cf. Hanna Segal, « Notes on Symbol formation » (1957) ; trad. fr. Revue française de psychanalyse, t. 34, n°4, p. 596-685.

[7]

            [7] « Le Moi et le Ça » [1923], in Œuvres complètes, op. cit. ; cf. aussi Julia Kristeva, Histoires d’amour, op. cit.

[8]

                  [8] Sigmund Freud, « De la psychothérapie » [1905], in Œuvres complètes, t. 6, tr. fr. Pierre Cotet, René Laine, 2006, pp. 45-58.

[9]   Cf. Le Moi et le Ça, 1923.

[10]        Psaume 116.

[11]      Cf. S. Freud, Trois Essais sur la théorie de la sexualité, 1905.

 

 

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JK