POURQUOI LA PSYCHANALYSE N’EST
PAS UNE RELIGION
26 mai 2018 - Centre
Éveline et Jean Kestemberg
(Dans le cadre du
cycle de 3 samedi ayant pour thème « Etranger, étrangeté »)
1.
Idéal, idéalisation, liberté
Homme des Lumières et juif athée, mais solidaire avec
son peuple, Freud dénonce les
illusions répandues et imposées par les religions (Avenir d’une illusion, 1927) ; il met en garde aussi contre le
« caractère totalisant » des idéologies « qui ne laisse aucun problème
ouvert » (Nouvelles conférences, 1932)
; et ne manque pas d’insister sur
le fait que la psychanalyse n’est pas une Weltanschauung,
entendons : elle n'est ni une
vision ni une idéologie. Plus
encore et fondamentalement, De Totem et
Tabou(1912) à Moïse et le monothéisme (1939), Freud déconstruit les faits religieux à l’écoute de cette
psycho-sexualité que lui révèle sa découverte de l’inconscient. Mais aussi et vice versa, il constate que des thèmes
et des logiques à l’œuvre dans les traditions religieuses (le mythe d’Œdipe,
les rites de purification et les interdits, le sacrifice, la quête d’idéal,
etc.) participent du processus de
subjectivation dont témoignent le travail du rêve et la libre association
dans le transfert. En d’autres termes, dans l’écoute et l’interprétation
psychanalytique, la transcendance s’avère immanente à la vie psychique
: C'est en ce sens qu'Homo sapiens est
un Homo religiosus. Qu'il parle un
langage de croyance ou un langage de connaissance, le sujet parlant est un
sujet tragique. Ni « guérison » ni réparation des idéaux religieux
et/ou moraux, l’expérience du transfert ne propose pas non plus une
substitution de la religion. « Je ne pense pas à un substitut de la
religion ; ce besoin-là (retenez le terme) doit être sublimé »
(S. Freud, Lettre à Jung, 13 février 1910). Freud « coupe le fil avec la
tradition religieuse » (selon l’expression de Tocqueville et de Hannah
Arendt, désignant un événement unique au monde, qui s’est produit uniquement
dans l’héritage gréco-judéo-chrétien au siècle des Lumières), mais cette coupure
freudienne s’exerce de manière autrement radicale que ne le font le doute agnostique ou le déni que pratique l’athéisme
rationaliste. Autrement radicale et, reconnaissons-le, unique. Pourquoi ? Parce que c’est l’expérience
du transfert qui est la véritable révolution
copernicienne en ce sens que, tout en rompant avec le religieux, elle
reconnaît et déconstruit son héritage par le fait même de perlaborer –sublimer ces « deux bourreaux » de la
subjectivation que sont l’objet et la pulsion. Car ainsi c’est à cette condition seulement que l’idéal,
les idéaux et toute identité s’en trouvent ainsi structurellement élucidés,
inlassablement reconstitués et mis en question.
Une certaine liberté s’en suit. Quelle liberté ?
La
liberté n’est pas une notion psychanalytique. Freud n’emploie que rarement le terme de « poussée
libertaire » (Freitheitsdrang) : essentiellement
ambivalente, à la fois révolte contre l’injustice et source de progrès, mais
aussi individualisme indompté hostile à la civilisation ; freinée par le besoin
de sécurité et, dès les débuts de l’hominisation, jugulée par la conscience
morale qui impose le renoncement à
la liberté pulsionnelle.
Si
l’on ne peut que souscrire à ce raisonnement, force est de constater cependant
que l’expérience analytique propose une autre version de
la liberté, qui s’appuie sur la possibilité du transfert-contretransfert
d’optimaliser la vie psychique, pour
établir de nouveaux liens et développer des créativités (car telle fut
l’éthique qui présidât aux fondations de la psychanalyse, bien que la
formulation en revienne à Winnicott). Cette vision de la liberté comme
accompagnement et optimalisation de la vie
psychique s’inscrit dans un courant philosophique, d’inspiration kantienne,
selon lequel la liberté n’est pas une révolte-négation : ni un affranchissement des interdits, contraintes ou obstacles de la poussée hormonale (électrique ou libidinale) ni un renoncement aux
passions. La liberté est une initiative, un recommencement de soi
dans le temps : Selbstanfang (Kant),
« self-beginning » . Mais
tandis que certains tendent à enfermer cette liberté-initiative dans la liberté d’entreprendre, dans les
procédures de l’adaptation à la
production-reproduction-communication-marketing ; d’autres, au contraire,
privilégient, dans l’initiative, la
découverte de la liberté-révélation par et dans la rencontre avec l’autre, dans laquelle le Moi a une chance de se
réinventer.
A faire entendre à ces jeunes filles et femmes qui confondent la liberté avec le choix : “et si c’était mon choix de porter la burqa, d’aller au
Daesh ?” et les aider à découvrir que la liberté n’est pas un choix (dans un
supermarché), mais une construction-dépassement de soi avec et vers
l’altérité de l’autre.
2.
Le
besoin de croire : une composante anthropologique universelle
pré-religieuse
Ce frayage de la liberté dans notre
pratique clinique, et plus particulièrement au sujet du religieux m’a conduite
à une relecture de ce Dieu Logos dont Freud se réclame et qui évoque le Deus sive natura de Spinoza ; ainsi
qu’à plusieurs approches freudiennes de la subjectivation qui précèdent et
accompagnent la construction du Moi, de l’Idéal du Moi, qui émaillent toute son
œuvre et font brusquement surface dans son dernier apophtegme : « Mystique :
obscure auto-perception du royaume extérieur au Moi : le Ça »
(1938, Derniers écrits). (Ce qui étend considérablement le champ du « Là
où était le Ça, le Moi doit advenir ».)
Je propose donc de penser qu'il existe un besoin de croire, composant
anthropologique universelle, avec son corrélat le désir de savoir, et qui demeurent sous-jacents à l’Idéal du Moi et au
Surmoi.
Croire … Il ne s’agit pas de ce
« je crois » dans lequel j’entends un « je suppose », une
hypothèse comme dans cette phrase : « Je crois que la courbe du
chômage va s'inverser. » Il s’agit davantage du « croire » qui
advient dans une « expérience » au sens où, dans la langue allemande,
on distingue entre « Erlebnis » -union avec l’objet, et
« Erfahrung », patent savoir. Le « croire » qui nous intéresse
sera plus proche de « l’union
avec l’objet » (Erlebnis) : songez à l’état amoureux, à l’écoute
musicale, à l’admiration d’un coucher de soleil, et à l’état mystique
religieux…
Croyance-créance
Credo - du sanscrit +kredh-dh/ srad-dhā - veut dire
« donner son cœur, sa force vitale, en attendant une récompense », et
désigne un « acte de confiance impliquant restitution », l’acte de
« confier une chose avec la certitude de la récupérer » : religieusement (croire) et économiquement
(faire crédit). Emile Benveniste, dans son Vocabulaire des
institutions indo-européennes (1969), insiste sur la correspondance entre la « croyance » et la
« créance » : l’homme védique dépose son désir, sa force
magique (plus que son cœur) dans les dieux : il leur fait confiance pour
gagner la vie, voire l'éternité.
Le concept de besoin (Bedürfnis)/ « Need » (anglais) ne figure pas dans l’Index de la
Standard Edition. Les lacaniens l’ont employé dans le « doublet » besoin/désir, tous les deux fondés sur le manque : à cette différence près que le besoin est un héritage animal, nécessité biologique vitale,
tandis que le désir est propre à l’espèce humaine, au-delà du bien-être
organique (le besoin se présente dans la demande originaire de
sein).
Je propose une autre conception du besoin qui
s’appuie sur la compréhension que nous a transmise A. Green de la pulsion :
elle est d’emblée hétérogène : énergie et sens. Ma
contribution, à la lumière de ma clinique, explore cette délicate modulation
des pulsions au cours de la construction du Moi et de l’Idéal du Moi puis
du Surmoi : mes concepts d’abjection ou d’érotisme maternel, qui
se situent au carrefour du biologique et du psychique, en sont la preuve.
Je vous propose de penser que sur le plan économique, le besoin de
croire s’étaye sur l’investissement : notion freudienne,
présente dès les écrits pré-analytiques, puis qui se développe et se
complexifie ultérieurement.
Investissement
Dans les textes
pré-psychanalytiques
[2]
,
le terme d'investissement (Besetzung, Cathexis) évoque un événement
neurologique : le déplacement de l'énergie neuronale en vue du
« principe de constance ». Avec le développement de la théorie
psychanalytique, cette mobilité énergétique se différencie en mouvement
d'autoconservation psychique, et opère d'abord entre le somatique et le
psychique, puis dans la structuration des espaces psychiques eux-mêmes. La
transformation des « investissement libres » en
« investissements liés » dans des sensations, traces mnésiques et
signes du langage parvient, selon Freud, à une « élévation du principe
d'investissement » qu'il n'hésite pas à définir comme une
« révolution psychique de la matière ». C'est précisément
l'investissement ainsi orienté qui serait « projeté », selon le fondateur de la
psychanalyse, dans l' « au-delà » « mythique » des
religions
[3]
. Dans
le frayage de l'investissement entre somatique et psychique –
préalable à la cristallisation d'une représentation, image ou idée –
j'entends ce que Francis Pasche appelle une « image-zéro » et qu'il
repère dans certaines définitions négatives du divin
[4]
Toutefois, dès 1911, en
cette période cruciale entre les deux topiques, où l'opposition entre sexualité et autoconservation s'inverse en celle entre investissement d'objet et investissement du moi, la permanence de l'investissement mobile porte déjà sur « la liaison aux restes verbaux »
[5]
:
la psychisation est d'emblée liée au verbal. Mélanie Klein et Hanna Segal
devaient déplier le processus de l'investissement psychique, en distinguant les
« équations psychiques » de leurs mutations en « véritables
symboles » au cours de la « positions dépressive »
[6]
Avec Le Moi et le Ça (1923), l'investissement traverse les registres hétérogènes du
biologique et du narcissisme et, sous-jacent à la relation d'objet,
ouvre la porte à la « tiercéité » , en passant par l'
« identification avec le père de la préhistoire individuelle » :
ce dernier n'étant pas encore un « objet », puisqu'il est
l'avant-poste de l'Idéal du Moi.
Deux moments de la subjectivation confrontent le
clinicien avec le besoin de croire que je vous propose de penser à partir de l'investissement :
- Le sentiment océanique
- L’identification primaire : « à la naissance de
l’Idéal du moi »
Le
premier renvoie à ce que Freud, répondant à la sollicitation de Romain Rolland,
décrit « non sans réticences », comme le « sentiment océanique »
(Malaise dans la civilisation (1930)). Il s’agirait de
l’union intime du Moi et du monde environnant, ressentie comme une certitude
absolue de satisfaction, de sécurité ; aussi bien que de perte de soi au
profit de ce qui nous entoure et nous contient, au profit d’un contenant, - et
qui renvoie au vécu du nourrisson n’ayant pas encore établi de frontières entre
son Moi et le corps maternel. Indiscutable et impartageable, donné seulement à
« quelques-uns » dont « la régression peut aller suffisamment
loin », et cependant authentifié par Freud comme une expérience originelle
du Moi, ce vécu pré-linguistique ou trans-linguistique, dominé par les sensations, serait au cœur de la croyance. La croyance, non pas au
sens d’une supposition, mais au sens fort d’une certitude inébranlable,
plénitude sensorielle et vérité ultime que le sujet éprouve comme une sur-vie
exorbitante, indistinctement sensorielle et mentale, à proprement parler
ek-statique.
Le deuxième est « l’identification
primaire avec le père de la préhistoire individuelle »
L’expérience psychanalytique de l’enfant et de l’adulte, témoigne d’un
moment crucial du développement où l’infans (celui qui ne parle pas) se
projette dans un tiers auquel il s’identifie : le père aimant.
Identification primaire avec le « père de la préhistoire
individuelle »
[7]
, aurore de la tiercéité symbolique qui remplace la fascination et
l’horreur de l’interdépendance duelle mère-et-enfant : cette reconnaissance
confiante que m’offre le père aimant la mère et aimé d’elle, et que je lui
voue à mon tour, change mes balbutiements en signes linguistiques dont il fixe
la valeur.
Signes des objets, mais signes surtout de mes jubilations et de mes
terreurs, les mots du langage transforment mon angoisse en « attente
croyante » : gläubige Erwartung
[8]
, écrit Freud. L’écoute paternelle aimante donne sens à ce qui serait,
sans cela, un indicible trauma : excès sans nom des plaisirs et des
douleurs. Mais ce n’est pas moi qui construis cette identification
primaire ; et ce n’est pas non plus le père aimant qui me l’impose.
L’Einfühlung avec lui – ce degré zéro du devenir Un avec le tiers –
est « directe et immédiate », telle une foudre ou une hallucination.
C’est par l’intermédiaire de la sensibilité et du discours de la mère aimant le
père – une mère à laquelle j’appartiens encore, dont je suis encore
inséparable –, que cette « unification » de
moi-dans-l’autre-qui-est-un-tiers s’imprime en moi et me fonde. Je ne parle pas
sans cet étayage qu’est mon « attente croyante », adressée au père
aimant de la préhistoire individuelle : qui possède les « attributs
des deux parents ». Ce père qui était déjà là, qui devait être là avant
que Laïos ne fût, avant que le désormais célèbre père dit « œdipien »
ne vienne formuler ses interdits et ses lois.
Un père imaginaire se profile ainsi qui, en me reconnaissant et en
m’aimant à travers ma mère, me fait croire que je peux « croire ».
Que je peux m’identifier à lui – Freud utilise même le terme
« investissement » ( « Besetzung » ). Croire et/ou
investir, non pas en lui en tant qu’« objet » de besoin ou de désir,
mais en la représentation qu’il a de moi et en ses mots – en la
représentation que je me fais de lui et en mes mots. « J’ai cru, et j’ai
parlé. »
Sur ce seul fondement, mon besoin de croire ainsi satisfait et
m’offrant les conditions optimales de développer le langage, pourra
s’accompagner d’une autre capacité, corrosive et libératrice : le désir de
savoir.
Qui ne connaît la transe jubilatoire de l’enfant posant des
questions ? Encore installé sur la frontière entre la chair du monde et le
royaume du langage, il ne cesse de nous ramener à cette inconsistance des noms
et des êtres, de l’Être, qui ne le terrorise plus mais le fait rire, parce qu’il
croit qu’il est possible de nommer, de faire nommer.
D’un côté : le Gehfül océanique qui extrapole la
dépendance maternelle en représentation de contenu-contenant, et confère au Moi
la certitude jubilatoire d’appartenir au monde, la toute-puissance d’
« en être ». De l’autre : l’identification primaire avec
le Père de la pré-histoire individuelle, dont l’autorité aimante apaise
l’angoisse primaire et me transmet la conviction d’ « être ».
« Je » ne cesse de quêter ces constituants primaires de son identité
dans son incroyable besoin de croire.
Pourtant,
cette poussée-élation vers cette tiercéité primaire n’est guère paradisiaque. A
peine a-t-il introduit la Einfühlung que Freud reprend la notion de
« besoin » l’année suivante (Le
problème économique du masochisme, 1924) en repérant une « poussée de
la pulsion à but psychique (un besoin, en substance) de punition (Straf Bedürfnis) » . Il décrit ce besoin de punition comme un
« tribut payé à la censure pour
l’accomplissement d’un désir ». (Annoncé déjà dans la Traumdeutung, le « besoin de punition » sera spécifié
dans les divers travaux sur la névrose obsessionnelle et le masochisme.) Et
Freud de remarquer qu’« une partie de cette pulsion (de punition) du Moi
est liée psychiquement au Sur-Moi » - « d’autres parties peuvent
être en œuvre, on ne sait où, sous forme libre ou liée » (nous
soulignons).
Je
propose de penser que ces « autres parties » du besoin de punition ne
se lient pas au Sur-Moi, mais « diffèrent » la pulsion de vie/mort dans l'investissement
de l’identification primaire (dans le devenir Un avec un pré-objet). En
d’autres termes : Le besoin de
punition (Strafbedürfnis) est le tribut
payé à la censure dans
l’accomplissement du plaisir. Tandis que le besoin de croire, sous-jacent et antérieur au besoin de punition,
est le bénéfice psychique obtenu par
la différance de la pulsion dans l’investissement du pré-objet
« océanique » et dans celui de l’identification primaire (Einfühlung).
Besoin de croire et besoin
de punition sont les deux faces de l’investissement dans le processus de l’identification primaire, qui aboutit à l’Idéal du
Moi et accompagne le Surmoi.
Relevons
maintenant à deux étapes du destin de ce besoin de croire dans deux temps de la
subjectivation : chez l’enfant et chez l’adolescent.
3.
L'adolescent est
un croyant
La curiosité insatiable de l'enfant-roi, qui sommeille dans
« l'infantile » de chacun de nous,
fait de lui un « chercheur en laboratoire » qui, avec tous ses sens
éveillés, veut découvrir « d’où viennent les enfants ». En revanche,
l’éveil de la puberté chez l’adolescent implique une réorganisation psychique
sous-tendue par la quête d’un idéal : dépasser les parents, la société, le
monde, se dépasser, s’unir à une altérité idéale, ouvrir le temps dans
l’instant, l’éternité maintenant. L’adolescent est un « croyant » qui
surplombe le « chercheur en laboratoire » et parfois l’empêche
d’être. Il croit dur comme fer que la satisfaction absolue des désirs existe,
que l’objet d’amour idéal est à sa portée, car l'objet est résorbé dans l’investissement,
l'objet est confondu avec le besoin de croire. C'est le paradis, une création
d’adolescents amoureux : Adam et Ève, Dante et Béatrice, Roméo et
Juliette… Croire, au sens de la foi, implique une passion assimilatrice pour la
relation d'objet : la foi veut tout, elle est potentiellement intégriste, comme
l'est l'adolescent. Nous sommes tous des adolescents quand nous sommes des
passionnés de l'absolu, ou de fervents amoureux.
Comme nos pulsions et désirs sont ambivalents, sado-masochiques, et que
la réalité impose frustrations et contraintes, l’adolescent, soufflé par son
pseudo-objet idéal, éprouve cruellement l'impossibilité de sa croyance.
Alors, l’échec de la passion en quête d'objet s'inverse en punition et
autopunition, avec le cortège de souffrances que connaît l'adolescence
passionnée.
Investir
l’espace de la scène primitive
Le désir de savoir qui se love au besoin de croire prend chez
l’adolescent des formes nouvelles. Je n’insisterai pas sur l’avidité ou, au
contraire le blocage des capacités cognitives (excellence ou échec scolaire).
La « connaissance » retrouve son sens biblique chez
l’adolescent(e) ; et, dans son envie et sa destruction du couple
parentale, il investit la scène primitive.
L'adolescent(e) affirme son homoérotisme dans le désir pour un objet
du même sexe, qui n’est pas un double narcissique : porté par le besoin de
croire, l’homoérotisme idéalise la projection sur l’autre soi-même.
L'érotisation des pulsions orales et anales, ainsi qu'une esthétique follesque,
« gore », qui exalte la destructivité. Mais cet investissement de
l'autre soi-même ouvre la voie à la découverte de l’autre sexe, dans le
développement normatif de la subjectivation.
La
découverte de la génitalité s’en suit : plaisirs,
amours, libération des perversités mais aussi idéalisation et fragilité du
couple hétérosexuel. L’ado croit au
couple, rappelons-nous encore Adam et Eve, Dante et Beatrice, Roméo et
Juliette. Mais avec la scène primitive, le besoin de croire adolescent affronte
une exubérante perte d’énergie, angoisse de castration, impuissance et
frigidité, fusion et diffusion, discontinuité (seul à seul(e)) et continuité (avec
le zénith de la procréation). Freud écrivait que la « génitalité rompt
avec la liaison de masse » (Psychologie
des masses et analyse du moi, 1921) : elle déstabilise les identités
et le lien social lui-même. Et George Bataille (L'expérience intérieure,
1943) de suggérer que « l’hétérosexualité est le problème des problèmes ». C'est
dire que la génitalité problématise la croyance.
Croyance et nihilisme : les
maladies de l'âme
On comprend dès lors que, structurée par l'idéalisation, l'adolescence
est une maladie de l'idéalité : soit
l'idéalité lui manque ; soit celle dont elle dispose est impossible ;
dès lors, la croyance adolescente se déroute dans la perversion, elle côtoie ainsi et
inexorablement le nihilisme adolescent : le génie de
Dostoïevski fut le premier à sonder ces nihilistes possédés. Puisque le paradis
existe (pour l'inconscient), mais « il » ou « elle » me
déçoit (dans la réalité), je ne peux que « leur » en vouloir et me
venger : la délinquance s'ensuit. Ou bien je ne peux que m'en vouloir et me
venger sur moi-même contre eux : les mutilations et les attitudes
autodestructrices s'ensuivent.
La déliaison
Si le contexte traumatique, personnel ou socio-historique s’y prête, la maladie d’idéalité risque d’aboutir à en
une désorganisation psychique profonde des adolescent(e)s. L’avidité de
satisfaction absolue se résout en destruction de tout ce qui n’est pas cette
satisfaction, abolissant la frontière entre moi et l’autre, le dedans et le
dehors, entre bien et mal. Aucun lien à aucun « objet » ne
subsiste pour ces « sujets » qui n’en sont pas, en proie à ce
qu’André Green appelle la déliaison (Cf. André Green, La Déliaison,
1971-1992), avec ses deux versants : la désubjectivation et la
désobjectalisation. Où seule triomphe la pulsion de mort, « le mal
radical ».
Qu’est-ce que le « mal
radical » ?
Emmanuel Kant avait employé l’expression « mal radical «
pour nommer un « élément corrompu de la nature humaine », penchant
inhérent au libre arbitre et qui
« trouble le jugement moral sur lequel on doit estimer tout homme » :
« il ne peut être extirpé par les forces humaines /…/ il faut pouvoir le
dominer. » (Cf. « La religion dans les limites de la simple
raison », 1793). Ce mal absolu conduit au désastre de certains humains qui
considèrent d’autres humains superflus et les exterminent froidement.
Hannah Arendt l’avait dénoncé dans la Shoah.
Les adolescents de nos quartiers, issus pour moitié de familles
musulmanes, et pour moitié de familles chrétiennes, juives ou sans religion,
s’avèrent être le maillon faible où se délite, en abîme du pacte social, le
lien hominien lui-même (le conatus de Hobbes et de Spinoza)
dans un monstrueux déchaînement de la pulsion de mort.
Comment et pourquoi
Certains chercheurs analysant les dérives intégristes, et la place du
féminin dans l'islam, constatent que, sous-jacente à la complexité et ses
richesses rationalistes aussi bien que mystiques, il existe une « pensée
procédurale » coranique : un législateur absolu impose des rituels
contraignants, une « orthodoxie normative » (Abennour Bidar) qui
réduit les fidèles au « comment s'organiser entre nous » sans interpréter les textes sacrés. Les
chercheurs invitent leurs coreligionnaires à historiciser et contextualiser
leurs rituels : pourquoi ? quand ? avec qui ? Serait-ce parce qu’Allah rappelle,
davantage que le Dieu de la Bible et des Évangiles, le « Premier Moteur
immobile » qu’Aristote avait placé à la périphérie de l’Univers, et que par
conséquent ce divin-là n’entretient pas de rapport paternel avec le
fidèle ? Il manquerait, notait Freud, à l’islam un approfondissement du
« meurtre du père » dont les conséquences ont transformé, dans l’histoire
de l’humanité, la « horde primitive » en « pacte social ». Cette élucidation du
parricide sous-jacent à la réglementation, du meurtre en doublure de la Loi,
qui s’est produite dans le judaïsme et le christianisme, a ouvert, en effet, la
voie à l’infini retour rétrospectif sur la hainamoration (Lacan)
constitutive du lien anthropologique. La psychanalyse n’est pas un moraliseur
compréhensif. Elle est capable d’investir le malaise dans la civilisation, non
pas pour « dominer » le mal radical ou la déliaison, mais pour accompagner l'analysant dans sa tâche de se
réinventer.
4.
La
psychanalyse se réinvente : le cas Souad
Depuis
5 ans, et sur l’invitation de notre collègue le Prof. Marie-Rose Moro, mon séminaire sur
le « besoin de croire » (Université Paris 7) s’est transformé en un
séminaire théorico-clinique commun, à la Maison de Solenn, Maison des
adolescents (Hôpital Cochin). Les diverses interventions dans des forums
interdisciplinaires, avec des philosophes, théologiens, écrivains et artistes et
bien sûr des psychanalystes, qui m’ont convaincue qu’une nouvelle anthropologie
se cherche, dans laquelle la psychanalyse a une place à prendre. Une place à
nulle autre pareille car, contrairement aux autres sciences humaines et aux
idéologies, la psychanalyse ne se contente pas de « dominer » (Kant) ni
seulement d'interpréter (les phénoménologues), elle accompagne les acteurs et
les victimes des traumas dans leurs reconstructions.
Souad est une jeune fille de 14 ans, de famille musulmane. Elle
avait été suivie pour anorexie : lente mise à mort du corps, tuer la femme
et la mère en soi, abandonnées et incomprises. Deux ans plus tard, l’état de guerre de
Souad a changé. Burqa, silence, et
Internet où, avec des complices inconnus, elle taxe sa famille d’ « apostats,
pires que les mécréants », et prépare son voyage « là-bas »,
pour se faire épouse occasionnelle de combattants polygames, mère prolifique de
martyrs ou kamikaze elle-même.
Souad a commencé les entretiens avec l'équipe multiculturelle et
mixte de psychothérapie analytique par provoquer en disant qu’elle était un
« esprit scientifique », forte en maths et physique-chimie, et que
« seul Allah disait vrai et pouvait la comprendre ». La littérature
« ne lui disait rien » et elle « détestait les cours de français
et de philo » qu’elle « séchait au possible ». Mais Souad a
trouvé du plaisir à se raconter, à jouer avec l’équipe, des transferts éclatés et ténus se
profilant, comme avec une nouvelle
famille recomposée, à rire avec les autres et d’elle-même. A renouer avec le
français ; à apprivoiser avec le langage ses pulsions destructrices et ses
sensations en souffrance. D’autres ados accompagnés par l’équipe fréquentaient
des ateliers d’écriture et de théâtre. Souad leur a emprunté un livre de poèmes
arabes traduits en français. Elle sèche moins les cours de français. Et elle a
remis son jean.
Roland Barthes écrivait que si vous
retrouvez la signification dans la plénitude d’une langue, « le vide divin
ne peut plus menacer ». Le trop plein du divin totalitaire non plus. Souad
n’en est pas encore là. Ce sera une longue marche. Elle aurait investi
récemment une thérapeute, avec laquelle elle est en train
d’élaborer la reliance maternelle. Pas encore la désirance paternelle. Mais combien de jeunes filles n’auront pas
sa chance de rencontrer une écoute analytique ? Et de renouer avec une
identité en mouvement au risque de la liberté. J'entends par là une
liberté qui ne se limite pas à être un « choix » ( « Je suis
libre puique j'ai choisi la burqua » ), mais une inquiétude identitaire
qui se « transcende » (Beauvoir) avec l'humanité des autres :
une liberté qui remplace le culte par le questionnement sans fin de
l'identité et de l'éducation, par l'analyse.