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Thérèse d'Avila  Les chemins de la perfection Anthologie établie et traduite de l’espagnol par Aline Schulman, préfacée par Julia Kristeva.

Thérèse d'Avila
Les chemins de la perfection
Anthologie établie et traduite de l'espagnol par Aline Schulman

préfacée par Julia Kristeva.

 

La passion selon Thérèse d’Avila

(préface)
 

Teresa de Cepeda y Ahumada, en religion Thérèse de Jésus (28 mars 1515-4 octobre 1582) a vécu et écrit une expérience qu’on appelle mystique, dans laquelle la sainte célèbre sa foi en Jésus ainsi : « l’Âme se consume de désirs et ne sait pourtant que demander, parce qu’elle sent clairement que son Dieu est avec elle » (Château intérieur, VI D, 2 :4). « Si vive était la douleur que je ne pouvais m’empêcher de pousser de ces gémissements dont j’ai parlé […]. Mais si excessive la douceur que me cause cette immense douleur qu’il n’y a pas lieu de désirer qu’elle s’apaise, et que l’âme ne peut se contenter de rien moins que Dieu. Ce n’est pas une souffrance corporelle, mais spirituelle, bien que le corps ne manque pas d’y participer quelque peu, et même beaucoup […] (Vie, 29 : 11-14). « Nous ne sommes pas des anges, nous avons un corps » (Vie 22 :10).

La Transfixion (1646) du sculpteur italien Gian Lorenzo Bernini fait vibrer cette extase en marbre baroque : elle se liquéfie sous nos yeux dans l’église de Sainte-Marie d la Vittoria, à Rome. Cinq cents ans après la naissance de cette carmélite extravagante, son écriture interpelle la mémoire universelle. Après ses sœurs et frères carmélites et carme, et bien au-delà de l’Eglise catholique, les audaces de son expérience spirituelle et la précision de son élucidation, le courage de son œuvre réformatrice du Carmel aussi bien que du monachisme féminin et, la modernité de son désir impétueux convoquent les féministes, interrogent les philosophes, les historiens et les psychanalystes, fascinent les artistes et les écrivains. Thérèse et invite le monde sécularisé à réévaluer, inlassablement et sans préjugé, le besoin de croire sous-jacent au désir de savoir.

En effet, en musique, en peinture, en sculpture, par le recueillement des lectures et la ferveur des prières, cette femme sans frontière nous donne son corps physique, érotique, gourmand et anorexique, hystérique, épileptique, qui se fait verbe qui se fait chair, qui se fait et se défait en soi hors de soi, flots d'images sans tableaux, constamment à la recherche de l’Autre et du mot juste. Matrice béante palpitante pour l'Aimé toujours présent sans jamais être là : Il est en elle, elle en Lui, sensation sans perception, transpercée ou transparente, transverbération et inondation. Dieu, festin des langues, dans la saveur de l’espagnol incarné, bouleversé et respecté, saisi d’effroi et de délices. Dieu, chemin de perfection parce que chemin de souffrance, Tout est Néant, le Néant est Tout, mais il y a être et être, faites ce qui est en vous, et en allégresse ! Soyez gaies, mes filles, Thérèse fonde son Eglise comme un Cantique des cantiques, elle aime jouer aux échecs, il est permis de jouer, mes sœurs, même dans les monastères, surtout dans les monastères, dieu nous aime joueuses, mes sœurs. Les âmes qui aiment voient jusqu’aux atomes infinis qui sont des atomes qui jouissent. Cette éprouvée ne redoute pas l’infini, elle le porte en elle, elle l’apprivoise, elle l’écrit, elle nous l’offre, nous en sommes : pour déjouer le suicide et le délire, en toute lucidité.

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Oui, le fil de la tradition religieuse a été coupé, préviennent Tocqueville et Hannah Arendt, et je suis une femme qui se considère athée.  Pendant une dizaine d’année, j’ai lu les livres de Thérèse, j’ai vécu avec cette carmélite d’un autre temps, je l’ai aimé et je l’ai discutée, disputée. Je l’ai associée à ma vie, à celle de  notre temps [1] . Jusqu’à la dernière partie de mon récit qui l’accompagne dans ce que j’imagine être son agonie. [2]

La narratrice qui me ressemble finit sa cohabitation avec Thérèse en adressant une lettre à Denis Diderot qui, en son temps,  fustigeait les abus de la religion dans son célèbre roman inachevé « La Religieuse ». Mais Diderot, ex-chanoine et écrivain-philosophe des Lumières, pleurait en s’avouant incapable de finir son histoire : car délivrée des abus de la vie monastique, sa religieuse est jetée dans une vie privée de sens.

Je suis convaincue que la psychanalyse freudienne, qui  interroge les mythes et  l’histoire des religions, en même temps qu’elle ouvre les portes de la vie intérieure des êtres modernes, est la voie royale pour transvaluer, justement, cette tradition qui nous précède et avec laquelle nous avons coupé le fil. Nous, les non croyants. Mais aussi nous, les croyants bien souvent réduits à des « éléments de religions » (comme on dit des « éléments de langage »  et  oubliant la complexité de l’expérience). La relecture que nous lui devons ne saurait être seulement abstraite et surplombante. Elle engage la mémoire affective singulière, l’intimité de chacun.

Lorsque j’avais accepté, avec beaucoup de plaisir, la proposition qui m’a été faite d’écrire un livre sur Thérèse d’Avila dont je ne connaissais que la statue de Bernini et le séminaire de Lacan sur la « jouissance féminine », au titre suggestif : Encore. Insatiable serait cette jouissance féminine : encore et encore ? Parce qu’elle ne se limite pas aux organes sexuels, mais embrase tous les  sens et transporte le corps dans l'infini du sens, en même temps qu’elle fait basculer le sens lui-même dans le non-sens, symptômes et folies. Une jouissance dont Thérèse serait la meilleure exploratrice et  qui l’exile d'elle-même : perpétuel transport vers l’Impossible, l’Innommable. Qui ne cesse cependant de l’appeler à dire, à penser, corps et âme, passion de l’écriture. 

 

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Thérèse d’Avila vit à un moment où le pouvoir et la gloire des Conquistadors et du Siècle d’Or commencent à décliner. Plus encore, Erasme et Luther troublent les croyances traditionnelles, de nouveaux catholiques comme les Allumbrados attirent juifs et femmes, l’Inquisition met à l’Index les livres en langue castillane, et les procès pour attester de la « limpieza de sangre » se multipliaient. Fille d’une « christiana vieja » et d’un « converso », Thérèse est témoin, dans son enfance, du procès intenté à sa famille paternelle, acculée à prouver qu’elle est vraiment chrétienne et non pas juive ; le « cas » de Thérèse elle-même, comme moniale pratiquant l’oraison, c’est-à-dire la prière mentale de fusion amoureuse avec Dieu qui la conduiront à ses extases, sera soumis à l’Inquisition. Avant que la Contre-Réforme  ne découvre l’extraordinaire complexité de son expérience, ainsi que son utilité pour une Eglise qui cherche à marier ascétisme (revendiqué par les protestants) et intensité du surnaturel (propice à la foi populaire). Theresa de  Ahumada y Cepeda sera béatifiée en  1614 (trente-deux ans après sa mort),  canonisée en 1622 (« sainte » quarante ans après sa mort), et deviendra, en 1970, dans le prolongement du Concile de Vatican II, la première femme Docteur de l’Eglise, avec Catherine de Sienne.

 Seule fille dans une fratrie de sept garçons (avant la naissance des deux  « petits », une fille et un garçon), très attachée à sa mère et à son père, à son frère Rodrigo, à son oncle paternel Pedro, à son cousin, le fils du deuxième oncle paternel Francisco, dans une famille aux harmoniques incestueuses, aisée quoiqu’en train de s’appauvrir, Thérèse perd sa mère à l’âge de treize ans.  Lorsqu’elle décide de se  faire carmélite et prend l’habit au couvent de l’Incarnation, le 2 novembre 1536, elle a vingt et un ans ; son corps est un champ de bataille entre les désirs culpabilisés qu’elle ne fait que suggérer dans sa Vie, précisant que ses confesseurs lui interdisent de les développer, et l’exaltation idéalisante dont témoigne le culte intense qu’elle voue à Marie (mère vierge) et à Joseph (père symbolique). D’une étonnante lucidité, elle confie dans sa biographie la manière dont ces tourments l’ont conduite aux convulsions et aux pertes de consciences suivies, dans certains cas, de comas qui durent jusqu’à quatre jours : l’épileptologue français, le Dr Pierre Vercelletto, après l’Espagnol E. Garcia-Albea, diagnostique une « épilepsie temporale ».

 Ces crises sont accompagnées  de « visions » que la moniale décrit comme ce que les neurologues appellent des « auras » : non pas des « vues » par les « yeux du corps », mais ce que j’appellerais volontiers des « fantasmes incarnés » : perceptions par tous les sens de la présence enveloppante, rassurante, aimante de l’Epoux.  Dieu, tel un Père idéal, qui la persécute à cause de « ses tentations », « manquements à l’honneur » et « dissimulations », en la faisant souffrir jusque dans ses os, se transforme pour finir en père aimant : Thérèse réussit là où le Président Schreber (dont Freud étudie « le cas ») échoue, Dieu ne la juge plus, ou de moins en moins, parce qu’Il l’aime. Il s’agira  de l’Homme de douleur lui-même, tel que la moniale l’a vu présenté sous la forme d’une statue du Christ dans la cour du couvent : homme martyrisé avec les souffrances duquel elle est ravie de s’identifier.

Ravie est bien le mot : Thérèse est enfin unie avec « le Christ comme homme : Cristo como hombre (Vie, 9 : 6), elle se  l’approprie ‑ « certaine que le Seigneur était au-dedans de moi » (dentro de mi).  « Je ne pouvais douter qu’Il était en moi, ou moi toute entière tout abîmée en Lui » (yo todo engolfada en el) (Vie 10 :1). 

 Ainsi l’exaltation de tous les sens bascule souvent dans une parfaite annulation : l’âme est dépourvue de capacité de « travail », ne subsiste qu’un « abandon », une exquise passivation dans la béatitude : « On ne sent rien, on ne fait que jouir sans savoir ce dont on jouit » (18 :1) ; « privée même de sentiment » (18 :4), « une sorte de délire » (18 :13). Positif et négatif, jouissance et douleur extrême, toujours les deux ensemble, ou en alternance. Ce brouet broie le corps et l’exile dans une syncope où le psychisme est à son tour anéanti, « hors de soi », avant que l’âme ne soit capable de déclencher la narration de cet état de « perte ».

Le récit qui s’ensuit est d’abord confié par Thérèse à ses confesseurs affolés et/ou séduits, avant qu’elle ne se mette à l’écrire et que ces pères, dominicains et jésuites, ne l’autorisent à le faire. L’acmé de ces « visions » auxquelles participent tous les sens confondus se trouve dans la description de sa  la Transfixion, restituée en marbre par le Bernin (1646).

Les extases de Thérèse sont d’emblée et sans distinction paroles, images et sensations physiques, esprit et chair, à moins que ce ne soit chair et esprit : « le corps n’est pas sans participer au jeu, et même beaucoup » (Ibid.).  Objet et sujet, perdue et retrouvée, dedans et dehors et vice versa, Thérèse est un fluide, un ruissellement constant, l’eau sera son élément : « J’ai un attrait particulier pour cet élément : aussi l’ai-je observé avec une attention spéciale » (Château intérieur, 4e demeure, 2,2)  et la coulante métaphore sa manière de penser. Serait-ce une fulgurance intime ou la résurgence du thème évangélique du baptême ? Sans oublier la régression plus ou moins inconsciente de l’amoureuse de son Seigneur, idéal à l’état d’embryon touché-baigné-nourri par le liquide amniotique.

 

L’énigme de Thérèse est moins dans ces ravissements, que dans le récit qu’elle en fait : les ravissements existent-ils ailleurs que dans ces récits ? Elle en est tout à fait consciente : « … fabriquer cette fiction (hacer esta fiction) pour donner à comprendre », écrit la carmélite dans Le Chemin de perfection, (28 :10).

Thérèse entame sa « recherche »  par une « suspension des puissances » (c’est ainsi qu’on appelle à l’époque l’entendement, la mémoire et la volonté) pour atteindre ce qu’il faut bien appeler un état de régression où l’individu pensant perd ses contours identitaires et, en dessous du seuil de la conscience, devient un « psyché-soma». Dans cet état qui renvoie, pour la psychanalyse, aux états archaïques de l’osmose entre le nourrisson voire l’embryon et sa  mère, le lien à soi et à l’autre se maintient, fugace, par une sensibilité extravagante, infra-linguistique, dont l’acuité excessive  est à la mesure de la perte des facultés d’abstraction jugeante.

 

Le style thérésien est intrinsèquement ancré dans les images, elles-mêmes destinées à transmettre ces visions qui ne relèvent pas de la vue (ou du moins pas seulement de la vue), mais habitent le corps-et-l’esprit tout entier et toujours ensemble le psyché-soma. De telles « visions » ne peuvent que  se donner d’abord et essentiellement au toucher, au goût, à l’ouïe, avant de transiter par le regard. Elle prétend se réfugier dans sa condition de femme et se plaindre de son inaptitude au « langage spirituel », pour se faire excuser de cette « récréation » que serait son recours à la « comparaison » ! Ainsi justifiée, la moniale distingue quatre étapes de l’oraison qu’elle décrit comme « quatre eaux » qui arrosent le jardin de l’orant  (Cit. Vie 11 : 7) : le puits, la noria et les godets, la rivière, la pluie.

 

 A suivre ses textes, je saisis  que l’eau signifie pour la moniale le lien de l’âme au divin : lien amoureux qui met en contact la terre sèche du jardin thérésien avec Jésus. Figure du contact mutuel de Dieu de la créature, l’eau détrône Dieu de son statut suprasensible et le fait descendre, sinon au rôle de jardinier, du moins à celui d’élément cosmique que je goûte et qui me nourrit, qui me touche et que je touche. L’eau s’impose comme la fiction absolue, inévitable, du toucher amoureux, par laquelle je suis touché/e par le touché  d’autrui qui me touche et que je touche. L’eau : fiction  du transvasement entre l’être autre et l’innommable intimité, entre le Ciel et le vagin, le milieu extérieur et l’organe intérieur.

Baudelaire, qui refusait « le cerveau du poète se comparant à un arbre », affirmait « devenir une réalité » (Paradis artificiels) : il ne se contentait pas d’être comme l’arbre, mais désirait être l’arbre. Je lis la fiction de Thérèse comme un poème baudelairien.  L’eau dans la passion Thérèse n’est pas comme l’amour divin, l’eau est l’amour divin, et vice versa. J’en suis, nous en sommes : moi, vous, Dieu lui-même. Tel est le sens de l’image thérésienne de l’eau, qui nous extrait de la stylistique pour nous  faire toucher au psyché-soma de son extase que l’écrivaine tente de nous transmettre. Plus qu'une métaphore, l'eau, chez Thérèse comme chez Baudelaire, est une métamorphose : témoin de l'impact sensoriel du divin sur Thérèse, autant que de sa dissolution – résorption. Une critique – inconsciente, implicite, ironique – de cet impact du divin lui-même ? Jusqu’à l’immersion du Père Idéal, de l’Autre dans l’orante, dans l’écrivaine qui l’incorpore. Qui l’incarne.

 Si l’eau est l’emblème du rapport entre Thérèse et l’Idéal, on comprend que son Château intérieur ne saurait se dresser comme une forteresse, mais se laisse ajuster comme un puzzle de « demeures » : moradas ( c’est le titre original de son texte, et certainement pas un « château » !) – « demeures » aux cloisons perméables que le divin ne domine pas mais qu’il habite. C’est seulement dire que la transcendance selon Thérèse se révèle aussi immanente : le Seigneur n’est pas au-delà mais en elle ! De quoi lui valoir les ennuis qu’on imagine avec l’Inquisition… Tandis que ses confesseurs et les éditeurs qui recueilleront les manuscrits atténueront cette prétention…

 

***

Mais les métamorphoses thérésiennes ne sont pas sans conséquence.

La première serait-elle cette sainte ironie qui frise l’athéisme ? Dans un feuillet non retenu du Chemin de perfection, Thérèse conseille à ses sœurs de jouer aux échecs dans les monastères, même si le jeu n’est pas permis par le règlement, pour... « faire échec et mat au Seigneur [3]  ». Une impertinence qui résonne avec la célèbre formule de Maître Eckhart : « Je demande à Dieu de me laisser libre de Dieu ».

La seconde est  formulée par Leibniz.  Le philosophe mathématicien  écrit dans une lettre à Morell (10 décembre 1696) : « Et quant à sainte Thérèse, vous avez raison d’en estimer les ouvrages ; j’y trouvai cette belle pensée que l’âme doit concevoir les choses comme s’il n’y avait que Dieu et elle au monde. Ce qui donne même une réflexion considérable en philosophie, que j’ai employée utilement dans une de mes hypothèses ». Thérèse inspiratrice des monades leibniziennes qui contiennent l’infini ? Thérèse précurseur du calcul infinitésimal ?

Quelle qu’en soit la modestie d’écrire, cet acte de langage amoureux, est aujourd’hui encore – sera toujours  – une expérience qui n’ignore pas ces ravissements, ces extases.  La carmélite n’a pas inventé la psychanalyse ni l’écriture moderne, mais cinq siècles avant nous elle a élucidé cette étrange expérience qu’est la pensée aux frontières du sens et du sensible, corps et âme ensemble : les secrets de l’écriture. A ces extrêmes, Thérèse est notre contemporaine.

 

Julia Kristeva

 



[1] Cf. Julia Kristeva, Thérèse mon amour, récit, Fayard, 2008.

[2] Mise en scène au théâtre de l'Odéon (Tandis qu'elle agonise, Thérèse mon amour) avec la sublime Isabelle Huppert dans le rôle de Thérèse, en mars 2014.

[3] Chemin,  éditions du Cerf, p. 754.

 

 

 

 

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