PSYCHANALYSE
ET LIBERTÉ
Un
peu d'histoire, Freud et Lacan
La liberté n'est pas un
concept psychanalytique. À en croire l'index de la Standard Edition, Freud n'emploie que très rarement le mot (dans L'Inquiétante
étrangeté, 1919, et surtout dans Malaise dans la civilisation,
1929), pour lui donner le sens de poussée
pulsionnelle entravée par la nécessité où sont les humains de vivre en
communauté. Cette poussée libidinale s'avère profondément ambivalente, toujours
plus ou moins portée ou dominée par la pulsion de mort que refuse la
civilisation. En reprenant et en approfondissant ses propositions de Totem
et Tabou (1913) sur le mythe fondateur du « meurtre du père », Freud
précise les deux conditions inhérentes à l'être humain qui empêcheraient la
liberté absolue qu'il lui suppose, et qui ne seraient autres que la réalisation
de ses désirs.
D'une part, la nécessité de partager les satisfactions avec les
autres membres de la communauté dont il a besoin, compte tenu de sa faiblesse
physique et de l'insuffisance de la technique pour maîtriser la nature.
D'autre part, la conscience elle-même
— et c'est radical, car aucun progrès technique, ni même moral, ne
saurait modifier ce qu'il faut bien appeler l'essence tragique de l'être humain
—, constituée à l'origine, précisément, par l'entrave de la liberté
pulsionnelle (par le refoulement, par la censure : par la « civilisation »), et
qui commande une restriction croissante de la réalisation des désirs (et donc
de la liberté).
Par la censure, la conscience transforme
le désir freiné en remords et en culpabilité, mais aussi en autodestruction,
l'agressivité prenant le moi comme cible dans le masochisme ou dans la
mélancolie. Ainsi « la liberté individuelle n'est nullement un produit
culturel. C'est avant toute civilisation qu'elle était la plus grande, mais
aussi sans valeur le plus souvent, car l'individu n'était guère en état de la
défendre. Le développement de la civilisation lui impose des restrictions, et
la justice exige que ces restrictions ne soient épargnées à personne. Quand une
communauté humaine sent s'agiter en elle une poussée de liberté (der Freiheitsdrangallemand et the desire for freedomou the urge of freedom angl.),
cela peut répondre à un mouvement de révolte contre une injustice patente,
devenir ainsi favorable à un nouveau progrès culturel et demeurer compatible
avec lui. Mais cela peut être aussi l'effet de la persistance d'un reste
de l'individualisme indompté, et former alors la base de tendances
hostiles à la civilisation. La poussée de liberté se dirige, de ce fait,
contre certaines formes ou certaines exigences culturelles, ou bien même contre
la civilisation ». On notera, plus loin, la distinction entre une « mauvaise » liberté des
instincts opposée à une « bonne » liberté de la sécurité : « En ce sens,
l'homme primitif avait en fait la part belle, puisqu'il ne connaissait aucune
restriction à ses instincts. En revanche, sa certitude de jouir longtemps d'un
tel bonheur était très minime. L'homme civilisé a fait l'échange d'une part de
bonheur possible contre une part de sécurité. Mais n'oublions pas que dans la
famille primitive le chef seul jouissait d'une pareille liberté de l'instinct ;
les autres subissaient en esclaves son oppression. À cette époque reculée du
développement humain [...] il n'y avait nullement lieu d'envier la liberté de
leur vie instinctive : ils [les sauvages] étaient, en effet, soumis à des
restrictions d'un autre ordre, mais plus sévères peut-être que n'en subit le
civilisé moderne. »
La conscience morale et son organe, le
Surmoi, imposent donc, dès les débuts des hominiens, un renoncement à la
liberté pulsionnelle, que Freud regrette en partie, mais qu'il ne peut
qu'accepter pour finir comme compromis nécessaire à la sauvegarde de la vie : «
Au cours de cette étude, l'intuition, un moment, s'est imposée à nous que la
civilisation est un processus à part se déroulant au dessus de l'humanité, et
nous restons toujours sous l'empire de cette conception. Nous ajoutons
maintenant que ce processus serait au service de l'Eros et voudrait, à ce
titre, réunir des individus isolés, plus tard des familles, puis des tribus,
des peuples ou des nations, en une vaste unité : l'humanité même. Pourquoi est-ce une nécessité ? Nous n'en savons rien ; ce serait
justement l'œuvre de l'Éros. [...] Mais la pulsion agressive naturelle aux
hommes, l'hostilité d'un seul contre tous et de tous contre un seul s'opposent à ce programme de la civilisation. [...] Cette
lutte est, somme toute, le contenu essentiel de la vie. C'est pourquoi il faut
définir cette évolution par cette brève formule : le combat de l'espèce humaine
pour la vie. Et c'est cette lutte de géants que nos nourrices veulent apaiser
en clamant : "Eiapopeia du ciel !" » (Il s'agit d'un extrait de Heine, qui cite ce chant populaire
du renoncement et précise qu'avec lui, « quand il pleurniche, on berce le
peuple, ce gros bêta... »)
J'ai longuement cité ce texte unique de
Freud sur les apories de la liberté, non seulement parce que je sais qu'on lit
de plus en plus rarement les textes canoniques, et encore moins les textes
fondateurs de la psychanalyse, mais aussi parce que ce Freud tardif, bien loin
d'être sommaire comme on l'a souvent dit, me paraît révéler une des audaces les
plus actuelles du fondateur de la psychanalyse. Loin de moi l'intention de
souligner les paradoxes et les avancées de cette liberté selon Freud, au regard
de la longue histoire de la philosophie de la liberté qui, on l'a dit, relève
de la pensée préchrétienne et de la théologie, davantage que de la philosophie
antique. Je me bornerai à indiquer quelques points qui intéressent la
psychanalyse aujourd'hui.
Freud semble commencer par une
conception naturaliste du plaisir : de l'homme de plaisir qui aspire à réaliser
naturellement ses pulsions. Nous ne sommes pas loin d'une notion grecque de la
liberté comme « je peux », plutôt que comme « je veux », impliquant un état
objectif du corps (faire ce qui plaît), sans contrainte émanant d'un maître ou
d'une force physique : souvenez vous que, pour les Grecs, la liberté, éleutheria, est essentiellement liberté de mouvement
(Freud dit poussée, urge [angl.], drang [all.]) — eleutbein hopos ero : « aller où bon
vous semble ». Très vite, cependant, la fable du « meurtre du père » le
confronte à une liberté consécutive au commandement — la tyrannie du père assimilée-introjectée devient conscience morale ou
Surmoi qui interdit : tu ne coucheras pas avec ta mère, tu ne tueras pas ton
père.
Pourtant, cette résurgence
biblique dans la pensée freudienne, qui structure — il n'est pas inutile
de le rappeler — notre conception psychanalytique de l'appareil
psychique, amorce bien ce que Lacan, lecteur du Malaise, a appelé « une éthique
au-delà du commandement ».
C'est dire que le désir n'est pas subordonné à un commandement qui lui serait
extérieur. Plus subtilement, l'obligation morale s'enracine dans le désir
lui-même, c'est l'énergie du désir qui engendre sa propre censure. Pourquoi ? «
Nous n'en savons rien », avoue modestement Freud, énigmatique : « Ce serait
l'œuvre de l'Éros. »
Si, pourtant, il le sait et l'a dit tout
au long de son œuvre : c'est l'émergence de la pensée telle que la réalise le
langage partageable qui freine la pulsion et la commande. Cette « commande »
devient, dès lors, intrinsèque à la pulsion pour
autant qu'elle est humaine (une pulsion est d'emblée un tressage entre
énergie et représentation) et l'élève à un degré
supérieur de l'appareil psychique, où la pulsion devient désir : c'est dire
qu'elle se traduit dans le code de la communication sociale, toujours déjà
structuré par le langage, dans lequel peut se déployer la dialectique de la
liberté. Pulsion et désir sont pris dans le filet de la langue partageable
— ce que Kant appelait dans sa Critique
du jugement une « mentalité élargie »,
puisque capable de « penser à la place de quelqu'un
d'autre » (le proche, le père, le frère, la famille, le clan, la nation, et
ainsi de suite, jusqu'à cette totalité élargie qu'on appelle, à partir de
Pascal, une « humanité »). Pour autant qu'il est pensé et parlé, le désir
inscrit la poussée de la pulsion dans une représentation d'abord, dans la
nécessité ensuite d'accepter la mort de l'autre ainsi que sa propre mort.
Arrêtons-nous
un instant aux conséquences de cette découverte freudienne pour la liberté, à
savoir que la poussée de la pulsion (sa liberté spontanée, naturelle), captée
par la pensée et le langage, se voit commander, de l'intérieur de sa
circulation psychique, une négociation avec la pulsion de mort. Freud avait
dévoilé cette inscription de la mort dans le symbolisme, en réfléchissant sur
la Négativité (1925), ainsi que sur
la sublimation dans « Le Moi et le Ça » (1923) : je recommande à cet égard la très pertinente interprétation d'André
Green.
Deux destins s'ouvrent à la liberté du désir ainsi structuré par le langage.
D'abord, le sadomasochisme. Il avait été déjà entrevu par saint Paul, qui fut
le premier à relever la dialectique de l'interdit et du désir : « Là où la loi
abonde, le péché surabonde. » Mais c'est Sade qui en a dit le dernier mot, lui
qui savait, comme Freud, que « le Surmoi commande : jouis ! » jusqu'à
l'anéantissement de ton prochain comme de toi-même.
Ensuite, et peut-être simultanément, la sublimation réussie qui culmine dans le
précepte biblique et évangélique de « Tu aimeras ton prochain comme toi-même. »
Une alchimie impossible, selon Freud, et il n'a pas tort : comment pourrait-on
transférer à un autre, fût-il très proche, la satisfaction de soi-même, qu'elle
soit érotique ou thanatique ? Sinon dans l'expérience
de l'amour maternel : puisque pour la mère, l'enfant, et notamment l'enfant
mâle, n'est pas un « objet » mais un « autre », le premier — le seul ?
— autre auquel s'adresse une pulsion inhibée quant au but, donc non
réalisée sexuellement mais différée en tendresse. Et dans l'expérience du
mystique, du saint qui, comme certains artistes aujourd'hui, parvient à une
énigmatique sublimation totale des plaisirs pervers.
J'ai cité là deux expériences de l'amour
qui, à force d'épuiser le désir dans la sublimation, finissent par blanchir la
place de l'autre : en effet, que reste-t-il du prochain et même de Dieu
lui-même dans cette jouissance où le même se transfère totalement à l'autre ?
Le saint, comme l'écrivain, est seul — dans l'absolu du Hilflosichkeit — n'attendant l'aide de
personne, au bord de la mélancolie ou de l'athéisme. Détresse, donc, de la
sublimation, qui vous rappelle, j'en suis sûre, les fins de l'analyse, au
moment où se rompt la dépendance tranféro-contre-transférentielle. Quant à la déréliction de
la mère, lorsqu'elle ne s'inverse pas en règlements de comptes avec son
rejeton, qui reprennent les amours-haines avec le mari, et surtout avec la mère
de la mère, vous savez qu'on lui assigne le programme
de la « suffisamment bonne mère » — un idéal plus
utopique encore que la sainteté médiévale, mais qu'il faut bien maintenir comme
horizon d'une psyché optimale.
Ainsi donc, bien que certaines
formulations de Freud laissent entendre qu'il croit à une
naturalité libre de la pulsion,
toute l'aventure de la psychanalyse consiste à inscrire celle-ci dans la
représentation, et à la faire dépendre de l'intériorisation des interdits. Ce
faisant, Freud se montre fidèle — qu'il le sache ou non — à la
tradition stoïcienne et au christianisme qui, d'Epictète à saint Augustin, ont
découvert l'intériorité de l'homme :
faite de « phantasia » ou de « représentation » selon les stoïciens, de « volonté » selon Augustin. C'est sur ce terrain, et
non pas sur celui d'un désir naturel pur, que l'Occident va développer les
spéculations sur la liberté. Rappelons que, pour les Grecs, la liberté n'est
pas du ressort des désirs ou des appétits
qui, au contraire, soumettent
l'homme et le rendent passif. Aristote, dans L’Éthique à Nicomaque, les juge de
l'ordre d'une bestialité, et va jusqu'à inventer un mot nouveau, le mot de proairesis qui signifie « choix entre deux
préférences », pour s'approcher de ce qui sera la Volonté chrétienne —
zone exquise et combien problématique, qui va abriter précisément les chemins
de la liberté.
Freud installe ainsi la psychanalyse
dans le sillage aristotélicien, paulinien et augustinien : bref, il est, comme
le dit Lacan qui ne craint pas les raccourcis, d'un « très singulier
christocentrisme ».
Car dans cette liberté de son désir, le sujet tel que Freud nous le dévoile est
libre d'en mourir, pour offrir sa chair à l'idéal de son père : gloire et enfer
de la rédemption, par lesquels le monothéisme judéo-chrétien avoue, de manière
paroxystique et pour cela même vraie, une structure universelle du désir
humain, pour autant qu'il est saisi dans les rets du sens. Il faudra attendre
Nietzsche pour dévoiler les impasses de cette liberté du désir : à savoir que
le désir, qui est profondément un désir de mort, est en dernière instance un
désir de puissance, et qu'il réalise la volonté acharnée de l'homme — du
surhomme — de se maintenir en vie ; ce maintien en vie restant la seule
et unique valeur de la dialectique libertaire. Freud ne disait pas autre chose,
quoi que de manière plus désabusée qu'enragée, en diagnostiquant un « malaise
dans la civilisation ».
On
connaît la réponse de la Kehre heideggérienne
à cet acharnement de la toute-puissance libertaire du « vouloir être en vie » :
c'est le retour à l'« errance de l'Être », à la « sérénité » de son «
laisser-aller » dans l’« historial ». Le subjectivisme est ainsi combattu au
profit d'une méditation ontologique que seule réalise la langue du poète.
Inutile de préciser que dans cette perspective, la psychanalyse paraît
inadmissible, non seulement parce qu'elle « biologise[rait]
l'essence de l'homme », mais aussi parce qu'elle succomberait au subjectivisme
du désir assimilé au volontarisme.
À l'opposé, mais somme toute à l'écoute
de Heidegger, Lacan maintient la
valeur transchrétienne de
l'intériorité subjective, tout en la radicalisant à l'extrême. Non
seulement le sujet est libre, voire héroïque, à condition de « ne pas céder sur
son désir », mais il n'est « coupable que d'avoir cédé sur son désir ».
En insistant sur le fait que l'apport de la psychanalyse aurait été précisément
d'autoriser le sujet à découvrir son désir et à aller au bout de lui-même,
Lacan fait œuvre de salut contre une psychanalyse normalisatrice qu'il accuse,
à juste titre, de n'être qu'un « moralisme compréhensif » ou un «
apprivoisement de la jouissance perverse ». Il assigne à la psychanalyse le
pouvoir d'amener le sujet à reconnaître que le désir est un désir de mort, et
d'inscrire cette détresse comme condition
de toute action extra-analytique.
Cette position ne fut pas qu'anti-normativiste, en polémique implicite avec l'égo-psychologie
et autres déviations béhavioristes de la psychanalyse, notamment
nord-américaine. Ce fut une attitude déculpabilisante, qui réhabilita le désir, au sens le plus
freudien de sa dangerosité que nous venons d'esquisser, et qui révéla la vérité
radicale de la découverte freudienne, son inconfort, la raison principale pour
laquelle elle rencontre et rencontrera toujours des résistances, dans l'univers
moralisant de la technique et de l'adaptation.
La position de Lacan eut aussi le
courage de soulever la question, non traitée par Freud, de l'éthique de la
psychanalyse, sans pour autant la résoudre...
Car, si la neutralité bienveillante de
l'analyste permet au patient « de ne pas céder sur son désir », il est non
moins vrai que nous accueillons cette liberté avec un certain nombre d'idéaux.
L'analyste ne laisse pas se déverser purement et simplement les désirs sur
lesquels « on ne cède pas ». Son écoute et son interprétation accueillent ces
désirs à partir d'un choix moral qui constitue une éthique certes non
éducative, mais non dépourvue d'objectifs communautaires qui encadrent, quand
ils ne les refrènent pas, les désirs libérés dans le transfert. Lacan lui-même
évoque quelques uns de ses idéaux : rendre le patient capable d'amour,
favoriser son authenticité contre les « as
if » ou les « faux selfs »,
renforcer l'indépendance. Le moins que l'on puisse dire est que ce cadre-là
impose une forte négociation à celui qui « ne cède pas sur son désir ».
Laquelle ? S'il est vrai que la modernité soi-disant affranchie n'a pas été
capable de découvrir de nouvelles perversions, avons-nous découvert de
nouvelles réponses à cette ancienne et indélébile perversité de nos libertés...
sadomasochistes ?
Et nous voilà au point de départ. La
psychanalyse restitue-t-elle à l'homme la sauvagerie de ses désirs, pour
laquelle il ne reste que la rédemption, ce qui fait de la psychanalyse un «
christocentrisme » sans Dieu autre que le Signifiant ? Ou bien préfigure-t-elle
un athéisme grave, peut-être tragique, mais qui réhabilite d'emblée la
pluralité des liens communautaires, de leur possible recommencement ?
La
psychanalyse est-elle un moralisme compréhensif ?
Dans
l'éventail des « nouvelles maladies de l'âme » que nous offrent nos patients en
cette fin du deuxième millénaire, je distinguerais schématiquement deux
catégories : ceux qui souffrent d'aller au bout de leur désir, et ceux qui
n'ont pas découvert leur désir. Le pervers, par définition inassouvi, que la
société de consommation et du spectacle flatte sans fin et qui manque de tous
repères, interdits, père ou valeurs. L'anorexique (mais cela peut être le borderline, le malade psychosomatique,
ou le mélancolique) qu'il s'agit de libérer de ses symptômes en lui restituant
l'accès à ses désirs. Le travail de la psychanalyse ne consiste ni à défouler
ni à refouler, mais à élaborer-réélaborer l'appareil psychique, pour lui
permettre de se renouveler à chaque épreuve interne ou externe.
S'il existe un acquis de l'histoire de
la psychanalyse, c'est précisément cette complexité de l'appareil psychique
dont Freud a posé les jalons, et qui a été enrichi par les apports de ses
successeurs : les kleiniens, les lacaniens, les winnicottiens,
et j'en oublie.
Ce modèle, dont on ne dira jamais assez
l'excellence face aux modèles structuralistes ou cognitivistes, par exemple, de
l'esprit humain, est indissociable de l'expérience du Transfert-contretransfert.
Que Freud ne l'ait pas conceptualisée n'enlève rien au fait qu'il l'a découverte, et qu'il revient à la modernité de la
psychanalyse de la théoriser et de la développer. Elle a ceci de particulier
que la liberté, qu'il faut bien appeler
sadomasochiste, du désir, telle que la psychanalyse la révèle, s'actualise
dans un lien paradoxal qui est le lien psychanalytique. Lien réel, et pourtant
éminemment imaginaire, qui sollicite la réactualisation de l'expérience passée,
de la mémoire, et notamment de la mémoire traumatique, et sa réélaboration.
L'autre analyste est non seulement un lieu parental de l'interdit symbolique
(ce qu'il est aussi), mais également un lieu réel de ma dette sociale (que je
paie), et un lieu imaginaire auquel je voue mes désirs et/ou mes désirs de mort
— jusqu'à les épuiser. Et vice versa, par et dans le contretransfert.
Un laboratoire est ainsi créé où
s'expérimente non seulement cette « mentalité élargie » chère à Kant où, par le
langage, je peux universaliser mes particularités et les communiquer à l'autre,
aux autres ; mais un lien concret, sensoriel, « mondain » au sens grec du
terme, entendu comme germe du politique. Vous noterez que les avancées
lacaniennes et bioniennes dans la logique de la
déstructuration du sujet lors de la communication analytique (communication
linguistique pour l'un, alpha et bêta pour l'autre) se préoccupent fort
peu de l'implication transféro-contretransférentiel des désirs concrets et des fantasmes précis ainsi libérés. Bien que tout le
monde sache que c'est de l'écoute de l'analyste que dépend le désir du patient
et ses avatars. Mais comment ? Et pour quel but ? L'analyse du contretransfert a encore beaucoup de travail devant elle pour mieux éclairer
les limites de l'analyste dans lesquelles se déploie la liberté du patient.
Avant d'essayer de répondre à
cette question, laissez-moi tirer quelques conséquences du fait que le désir humain se réalise en psychanalyse
à l'intérieur d'un lien (transfert-contretransfert). Le sujet qui s'y
reconnaît, se reconnaît d'emblée sujet d'une pluralité humaine : concrètement,
celle de sa famille, mais aussi celle de son analyste et des autres analysants.
C'est dire que, par l'analyse, le Hilflosichkeit de ma fin d'analyse, à savoir que je
n'attends rien de personne, ou comme le disait le président Mao de ma jeunesse
: «Je ne peux compter que sur mes propres forces », s'inscrit d'emblée comme un
sort partageable, commun à d'autres détresses. Toutefois, cette communauté n'en
est pas une, car aucune institution (sauf les sociétés psychanalytiques pour
les privilégiés, mais c'est une autre affaire) ne vient sceller ce partage,
cette perception d'appartenir à une pluralité des « jetés » qui sont les autres
analysants.
Par ailleurs, la suspension du lien
transférentiel qui laisse une part non élaborée ou non sublimée de mon désir et
de ma pulsion, et dans la mesure où mon analyse est terminée mais non finie,
m'incite à retourner mon agressivité sur toute unité, identité, norme, valeur :
bref, à faire de moi un sujet de révolte perpétuelle, de questionnement
incessant.
Enfin, pour cette raison justement, la
libération de mon désir passant par son élaboration ou sa sublimation, je suis
à la fin de mon analyse en état de perpétuelle renaissance. Winnicott a dit
là-dessus des paroles neuves et incontournables. Il semble considérer que la
naissance suppose déjà que l'embryon ait acquis une autonomie de vie biologique
et psychique, capable de se soustraire à l'empiétement de l'environnement, et
de ne pas être traumatisée par l'acte violent de l'accouchement. Cette
indépendance nucléaire serait en quelque sorte la pré-condition de l’« intérieur psychique » ultérieur, que
Winnicott estime être la liberté la plus précieuse et la plus mystérieuse de
l'être humain, en tant qu'être précisément, différent de l'agir, du faire. Il la retrouvera aussi bien dans
la capacité d'être seul, que dans le
secret de l'isoloir des votes en démocratie. Ou mieux encore, dans la cure
analytique qui défait les « faux-selfs » construits comme défenses contre l'envahissement extérieur, et comme
réhabilitation de cette intériorité
native, laquelle reste cependant toujours à recréer, et ainsi seulement
nous rend libres. « Libres » apparaît donc comme synonyme d'un « intérieur à
recréer » en relation avec un extérieur à
intérioriser. Libre non pas de résister aux deux tyrans que sont les désirs
instinctuels et la réalité extérieure, comme le pense Freud ; mais libre
d'intérioriser le dehors, si et seulement si ce dehors (pour commencer : la
mère) laisse jouer, se laisse jouer. Nous nous retrouvons, en somme, à la fin d'une
analyse terminée mais infinie, et parce que nous avons dévoilé la liberté à
mort de nos désirs, non seulement comme mortels, mais comme « naissanciels », pour reprendre un mot d'Hannah Arendt.
Nous voici devant une autre perspective,
concernant la liberté en psychanalyse : loin du défoulement de celui qui ne
cède pas sur son désir, la liberté en psychanalyse implique deux logiques que
la philosophie a déjà rencontrées, mais que la psychanalyse aborde nouvellement
: celle du choix et celle du commencement.
Héritiers de l'humanisme, nous
savons que l'homme — comme l'œuvre d'art — n'a pas de but extérieur
à lui-même : qu'il est son propre but. Dès lors, si la liberté réside dans la
liberté du choix entre le bien et le mal, nous n'avons pas d'autre but à
proposer que le bienêtre du sujet, tel qu'il découle de sa capacité à établir
un maximum de liens optimaux avec les autres. Non par souci de le rendre utile
à une communauté dont nous aurons fixé les critères (ce que font les idéologies
et les religions), mais pour lui permettre une pluralité de liens dans des
communautés mobiles et interrogeables. C'est donc sa capacité à rencontrer les
autres comme autres, et à commencer par rencontrer son analyste comme autre (ce
qui, en principe, devrait être un critère de fin d'analyse), qui pourrait être
la pré-condition de ce « choix » qui lui permettrait, hors du cadre analytique,
de décider librement entre le bien et le mal. Et plus il sera apte à se transférer à la place de plusieurs
autres, pour liquider ensuite ce transfert, plus notre sujet analysé sera
apte à des liens justes et à des jugements pertinents.
Enfin, la préoccupation biblique du «
commencement » (« Au commencement Dieu créa... » ; « Au commencement était le
Verbe ») devint, on s'en souvient, sous la plume de saint Augustin, une
insistance sur ce commencement spécifique qu'est la naissance de chaque être
humain, dans sa singularité inconciliable : le simple fait de cette naissance singulière
étant le garant de la liberté singulière de sa pensée-volonté-jugement à venir,
à protéger, à favoriser. Au principiumdu Verbe, Augustin ajoute donc l’initium de l'homme : « Afin que le commencement fût, un
homme a été créé avant que tout autre ne le fût. »
Disons-le sans fausse modestie : aucune
autre expérience humaine moderne, sauf la psychanalyse, n'offre à l'homme une
possibilité de recommencer sa vie psychique, et dès lors, une vie tout court
— dans l'ouverture des choix que lui garantit la pluralité de ses
capacités de liens. Cette version-là de la liberté est peut-être le cadeau le
plus précieux, et le plus grave, que la psychanalyse ait fait à l'humanité. Et
force est de constater que, depuis Augustin et contre la pesanteur de ce qu'on
appelle encore un « destin » biologique ou historique, la psychanalyse est la
seule à prétendre, et parfois même à réussir, ce pari du recommencement.
Pourquoi
la psychanalyse est-elle un athéisme ?
On aime à dire que la philosophie est
une théologie blanche : elle sauvegarde l'armature logique de la théologie,
elle blanchit la place de Dieu. Je dirais, en contrepoint, que la psychanalyse
est un judéo-christianisme coloré, coloré de désir et de pulsion, et jusqu'à la
biologie ; ce qui change beaucoup de choses.
Théorie et pratique de la coprésence
sexualité-pensée, la psychanalyse est apparemment la seule qui « immanentise » radicalement ce que la métaphysique
occidentale considère comme une « transcendance ». Je le répète : l'aptitude
des êtres humains à produire du sens, à partir d'une certaine maturation
neurobiologique et cet événement mythique que fut le refoulement de la pulsion
par meurtre-assimilation-identification avec le père ; voici ce qui me paraît,
en tant que psychanalyste, constituer cette höhere Wesen in Menschen selon Freud, cette « essence supérieure de l'homme », qui module et modèle la
poussée énergétique en une dynamique du sens avec l'autre, et dans laquelle
s'inscrit la liberté des sujets.
De ce point de vue, les religions apparaissent
comme une reconnaissance de cette essence supérieure de l'homme : de cette
capacité à faire du sens, qu'elles célèbrent dans l'image ou le fantasme d'une
ou plusieurs figures de la Surpuissance symbolique aux effets réels, que sont
les divinités garantes du Sens. Cette reconnaissance d'une capacité humaine
essentielle garantit aux religions leur fonction de vérité, par-delà la
fascination consolatrice qu'elles procurent. En effet, les religions
reconnaissent la capacité propre aux êtres humains à créer du sens tout en
déniant cette dynamique intra et extra-psychique pour en faire un système
hiérarchique de valeurs. Système de valeurs protectrices et consolatrices, les
religions assurent certaines libertés humaines (nous avons rappelé comment, dans
le pré-christianisme et le christianisme, c'est la théologie qui devint
l'instigatrice de la problématique de la liberté). Le prix dont se paie cette
avancée ne réside pas seulement dans l'exclusion persécutrice des autres
(religions et dissidents) qui ne partagent pas le même système de valeurs. Plus
grave encore est le prix du refoulement sexuel que renforce la menace divine,
et qui conduit, en fin de compte, à l'inhibition de la pensée critique, c'est à
dire de la pensée tout court. Génératrice de névrose au plan personnel, la
religion en est aussi la consolatrice, par le mécanisme de la croyance
elle-même : credo, donner son cœur en
échange d'une récompense, dont la version suprême est la vie éternelle octroyée
par le Père céleste. La névrose que la menace religieuse favorise chez le sujet
est compensée par des plages de transgressions autorisées, dans lesquelles se
satisfait la perversion (père-version ?) du croyant. Les monothéismes, et tout
particulièrement le catholicisme, excellent dans ce balancement, et
s'acheminent vers un équilibrage entre menace-refoulement et
liberté-perversion, qui prend de plus en plus, dans le contexte économique
favorable des démocraties occidentales, l'aspect d'un moralisme libertaire. Il
ne se distingue pas radicalement du moralisme humaniste, mais possède de
surcroît l'avantage de bénéficier de la tradition, de sa sécurité et de son
confort.
L'histoire tragique de notre siècle avec
ses deux totalitarismes, mais aussi les symptômes de la société postmoderne
(écroulement des interdits ; généralisation de la sexualité sadomasochiste, de
la délinquance et du vandalisme, ainsi que des nouvelles maladies de l'âme : psychosomatoses, toxicomanies, diffusion de la psychose
dans les structures névrotiques, etc.) laissent cependant entrevoir que c'est
le système même de
reconnaissance-déni qui est en crise.
Nous
avons désormais deux modèles de liberté : la liberté-adaptation et la
liberté-révélation.
C'est
Kant, en parallèle et sous l'influence de la Révolution française, qui a énoncé
le premier dans ses Critique de la raison
pratique et Critique de la raison pure. En écho à l’initium de saint Augustin, le philosophe définit pour la première fois la liberté, non
pas négativement, comme une transgression d'une contrainte, mais positivement,
comme un auto-commencement. Et il est possible de transférer son raisonnement
cosmique relatif à la Raison et à l'Etre au plan restreint de la vie humaine
pour y entendre : l'aptitude de chacun à entreprendre une action, à
auto-commencer un acte. Magnifique liberté, dont on voit cependant les
déviations possibles : nous sommes tous libres d'entreprendre à l'intérieur
d'un ordre logique préétabli — celui, moral, d'un Dieu, celui,
économique, de la libre entreprise, de la globalisation, du dollar.
Dans sa lecture de Kant, Heidegger a
renoué avec une autre version de la liberté, ancrée dans la pensée
présocratique et antérieure à la mise en place des catégories logiques ou des
valeurs. Cette autre liberté est celle de la révélation de soi dans la présence
de l'autre à travers la parole donnée. Je n'insisterai ici ni sur les
connotations christiques de ce présocratisme, ni sur
les détails de cette déconstruction de la métaphysique qu'implique le débat de
Heidegger avec Kant, et encore moins sur son désengagement politique qu'Hannah
Arendt vint corriger en proposant une philosophie du « juger ».
Je dirais seulement que si cette liberté
révélation, et non pas liberté-adaptation existe autrement que comme
spéculation solitaire, c'est bien dans l'expérience du
transfert-contretransfert, où elle se réalise. En faisant le récit de la libre
association dans le transfert, le sujet s'affronte à la fois à l'innommable de
sa pulsion, de son désir et de leurs traumas, et à l'interdit que lui imposent
le fait même du langage (de la capacité symbolique) ainsi que la place de
l'analyste. Il se constitue en lui-même pour l'autre, et en ce sens se révèle
— au sens fort du mot, se libère.
Un questionnement permanent est en cours
dans le discours analytique, et j'ai eu l'occasion de préciser ailleurs comment
le questionnement, la mise en question (qui n'a rien à voir avec « poser des questions » ou y répondre) est le mode
par excellence de la parole en analyse, l'équivalent logique de la castration
— si l'on entend ce fantasme comme réalisation du manque, de
l'incertitude et de la mise en abîme constitutif du clivage psychique.
Son éternel retour nous installe dans le hors temps du temps de la séance, qui
actualise, dans la parole analytique, le hors-temps de l'inconscient. Il remet
en cause identités et valeurs, mais aussi restructure provisoirement le sujet
dans une nouvelle renaissance, telle que la lui permet son lien transférentiel
avec l'analyste. Pourtant, si ce lien lui-même se défait par la terminaison de
la cure, le sens en est que le patient n'est pas restructuré une fois pour
toutes par son analyste ou son école. Mais qu'il obtient une souplesse
psychique apte à refranchir la barre du refoulement, à remobiliser des pulsions
et à permettre des créativités nouvelles dans les expériences ultérieures de sa
vie de sujet. Une aptitude au
recommencement des liens s'inaugure ainsi, dans le cas optimal de la
finition d'une cure — et nous savons combien nous en sommes loin, le plus
souvent ! —, dont la portée implicitement politique est évidente, tant il
est vrai que le sujet analysé est un sujet irréconcilié,
et devrait être un sujet ré-volté.
Je termine donc en insistant :
—
L'analysé découvre sa conflictualité inconciliable, le clivage dramatique qui
le constitue et qui le déprend de toute volonté d'emprise, de puissance ou même
d'unité. Cette liberté-là éloigne la psychanalyse de tout humanisme moraliste
et béatifiant ;
—
L'aptitude à la ré-volte conduit l'analysé à re-créer des liens ce qui
pourrait signifier que l'expérience analytique serait à la source d'un
humanisme grave.
Je
répète que j'emploie le mot « ré-volte » au sens étymologique et proustien du terme :
retour du sens à la pulsion et vice versa, pour révéler la mémoire et
recommencer le sujet. Ouvrir à l'infini, en somme, le questionnement des
systèmes de valeur, ce qui n'est ni une croyance ni un nihilisme : en sachant
prendre position pour assumer un jugement dans une situation précise, et en
étant capable de le remettre en cause depuis le lieu d'un autre sujet, dans
cette appréhension de la neutralité bienveillante que nous obtenons par les
liquidations plurielles des transferts pluriels.
C'est ainsi que j'entends la portée
athéiste, radicalement libératrice, de l'expérience analytique : un épuisement
de la transcendance et de ses figures inhibitrices ou consolatrices, dans la
transcendance elle-même, pour laquelle nous avons un autre mot en psychanalyse
: le clivage, l'hétérogénéité psychique biologie-sens. Pour Sartre, l'athéisme
est une « entreprise cruelle et de longue haleine ». Vous comprendrez qu'il
peut être, au regard de la psychanalyse, une expérience lumineuse et en effet
de très, très longue haleine.
La
liberté comme re-commencement de Marie-Rose
Je
voudrais conclure cette réflexion par un cas clinique dont la modestie est
décalée eu égard aux problèmes essentiels que j'ai voulu mettre au cœur de la
quotidienneté analytique. Il témoigne pourtant de cette « banalité de la
révélation » que nous réserve l'expérience analytique, et qui est peut-être le
seul contrepoint à la « banalité du mal ». Il me paraît être la version la plus
précieuse de l'aventure psychanalytique, qui permet au sujet d'atténuer ses
souffrances, de retrouver ses désirs, et de recommencer sa créativité : indéfiniment.
L'anorexique est une paranoïaque rentrée
: Marie-Rose avale mes interprétations pour mieux les vomir, afin de se jouer
les scènes de persécution et d'adoration plus ou moins divines, à l'écart de la
parole, dans le secret de son tube digestif. Comme le paranoïaque elle non plus
ne supporte pas la sexuation, mais le sadomasochisme se jouant à même le corps,
jusqu'à l'amortir, son langage en est préservé et une intelligence limpide
observe poliment cette momification. Elle se souvient des premiers accès de
vomissement, en vacances, dans la chambre des parents : désir et horreur d'être
homme et femme à la fois. La scène rivalise avec celle décrite par Céline sur
le pont de Londres. Marie-Rose est le page, le chevalier servant de sa mère ;
elle ne peut se séparer de ce double corps mâle et femelle qui ne fait l'amour
à sa génitrice qu'en tuant la matière vivante, la mater vivante, jusque dans son plasma germinal. En somatisant par
l'aménorrhée ou la chute de ses dents.
Dans le transfert, Marie-Rose se décide
à me raconter cette étreinte à même le corps avec le double corps des parents
réunis dans la scène primitive. Ce faisant, Marie-Rose repère Pédologie
sexuelle, bisexuelle, de ses troubles, mais n'y renonce pas : elle les
transforme ; l'anorexie se modifie en douleur psychique. Le récit a fait
affleurer l'angoisse, souffrance morale qui met en danger la possibilité même
de poursuivre l'analyse : n'est-ce pas la voie obligée de la perlaboration qui
substitue à l’acting somatique le
drame entre Moi et Surmoi ? Si la souffrance psychique
n'est pas nécessairement un progrès comparé à la douleur des vomissements, elle
est incontestablement une victoire sur la mort physique et une prise en compte
de l’altérité en soi (Moi/Surmoi), qui peut se projeter en conflit avec
l'autre. En l'occurrence, avec l'analyste. La politesse de Marie-Rose vole en
éclats et elle me dit tout le mal qu'elle pense de moi, de mon fils, de mon
mari, cela va de soi, etc. À la fin de la séance, elle ajoute, sans craindre le
paradoxe, que l'analyse est le seul « moment de sa vie où elle peut être tendre
». Je médite sur cette bizarre tendresse. Tendre avec ? Ou tendre vers ? L'association libre, ce récit sexué dans le transfert met en
scène le sadomasochisme. C'est lui qui épargne à la patiente sa propre
destruction, en lui permettant d'être tendre avec son être pulsionnel.
Qu'est-ce que c'est, cet
être pulsionnel ? Force muette, amibe ou hominien de la glaciation,
cadavre inorganique, matière inanimée ? La
fable freudienne nous appelle. Marie-Rose
est tendre avec cet être pulsionnel — avec son autoérotisme naguère
anorexique — dans la mesure où elle est capable de me donner un récit
sado-masochique pour cet être. Freud avant sa mort lisait des romans policiers
(Agatha Christie et Dorothy Sayers), pour le plus
grand désarroi d'Anna et de Jones.
Le langage au sens freudien du terme
serait-il la tendresse du parlêtre? Tendre au parlêtre, par l'association libre du récit sado-masochique.
Ce qui veut dire : par delà l'hallucination et la cruauté remise en jeu avec
l'analyste, le récit (implicite ou explicite, possible ou entravé) de
l'association libre est cette réconciliation entre les représentations de mots
et les représentations de choses, qui nous fait éprouver — inconsciemment
— que le sens communiqué à quelqu'un d'autre est une violence qui nous
met — provisoirement — à l'abri de la mort. Le récit de la cruauté
(en écho au du théâtre de la cruauté selon Artaud) fait vivre, corps et âme réunis. Tendre à force de récit.
Marie-Rose écrivait des poèmes au début de l'analyse. L'analyse a changé son
comportement : l'anorexie a disparu, et Marie Rose a publié un recueil de
nouvelles.
JULIA
KRISTEVA