s'abonner aux flux rss

Forum JK au Palais des Congrès 9 oct 2011
 
Palais des Congrès, 9 octobre 2011

Content on this page requires a newer version of Adobe Flash Player.

Get Adobe Flash player

vidéo de l'intervention de Julia Kristeva  

JULIA KRISTEVA

Rafah Nached

On ne pouvait  trouver meilleur nouveau souffle à l’hommage rendu à  Lacan  que d’approfondir cette rencontre - surgie dans  l’actualité la plus brûlante - entre la psychanalyse, la politique et les femmes. Nous sommes à un moment qu’il faut bien dire historique, pour la psychanalyse, pour la politique, pour les femmes,  et qui donnera certainement lieu à de nombreux combats, réflexions, colloques, séminaires, actions et  pages à venir…Merci de m’avoir invitée  d’amorcer cette réflexion, et permettez-moi en quelques minutes d’esquisser quelques pistes. Avant d’aborder l’essentiel : le fragile génie féminin de la psychanalyste syrienne Rafah Nached.

1.     Il ne peut pas y avoir de politique  de la psychanalyse. La psychanalyse est  l‘expérience intime par excellence, Freud et Lacan ne cessent de le faire entendre, chacun à sa façon unique.  En revanche, l’écoute du parlêtre est cette révolution copernicienne des valeurs et des normes, qui ouvre  de nouvelles possibilités  de lien à autrui, lesquelles  constituent l’essence même de la politique. Puisque  l’écoute de l’inconscient dévoile la  singularité  de l’être parlant, il est inévitable que la psychanalyse rencontre la préoccupation centrale du  3e millénaire que je définirai ainsi :  quel  sens  donner à la singularité, qui est devenue    synonyme de bonheur par la liberté ? La psychanalyse est appelée à répondre à cette question. Pourquoi ? Parce que   la découverte freudienne  de l’inconscient a  transféré  les ambitions religieuses et philosophiques d’un Occident soucieux des droits de l’homme  au coeur même de la rationalité scientifique. Et cette approche, notre approche psychanalytique de l’humain,  s’oppose  aussi bien au pseudo-humanisme prêt à blinder le malade sous la carapace d’un travailleur à évaluer, qu’à la  terreur que répandent les  intégrismes politiques ou religieux, ainsi qu’aux   divers acharnements scientistes. Rafah Nached est le témoin de cette résistance, lorsqu’elle essaie de donner la parole à la peur,  face au régime syrien.

 

2.     Est-ce une résistance de femme ? de féministe ?  Qu’est-ce que le féminisme ? Qu’est-ce qu’une femme ? Loin de moi l’ambition de vous introduire dans ce continent complexe, d’autant que  – vous l’avez entendu- c’est  la singularité de Rafah Nached que je souhaiterais mettre en évidence, sa singularité de femme psychanalyste dans une culture spécifique. Après les suffragettes et avant l’intérêt du mouvement féministe pour la psychanalyse dans la foulée de Mai 68, c’est Simone de  Beauvoir qui fut la première à ouvrir une passerelle  entre le mouvement pour l’émancipation des femmes et l‘inconscient. On ne le dit pas assez. Non seulement vers la fin de sa vie ( dans Tout compte fait, I972)  elle écrit que Freud  est « un des hommes de ce siècle qu’ /elle/ adore le plus chaleureusement ». Mais, malgré les critiques (basées sur des incompréhensions) qu’elle adresse à la psychanalyse, dès le Deuxième sexe ( 1949)  c’est  dans la psychanalyse que Beauvoir puise  l’idée fondatrice de son livre qui a sonné comme une gifle à l’establishment et qui dérange encore. Le « sexe », dit-elle en substance en se référant au  « point de vue de la psychanalyse » (p.80 du livre), « c’est le corps vécu par le sujet ».  « Ce n’est pas la nature qui définit la femme : c’est celle-ci qui se définit en reprenant la nature à son compte dans son activité ». Beauvoir reprend ainsi à son compte la refonte freudienne du dualisme métaphysique   corps/âme, chair/esprit, nature/culture et, en considérant le « sexe » comme une « psycho-sexualité »,  l’existentialiste  se montre plus complice de  Freud  que ne le sont maint phénoménologues qui accusent le docteur viennois de « biologiser l’essence de l’homme ».  C’est Lacan qui allait radicaliser cette refonte de la métaphysique, tandis que l’ambivalence de Beauvoir  devait nourrir la ruée d’un certain féminisme, notamment aux USA, contre la psychanalyse. Pourtant, et a contrario, ces malentendus ont suscité aussi des mouvements qui tentent de s’informer mieux de l’actualité psychanalytique et qui devaient conduire à la naissance de Psychanalyse et politique en France.  Et surtout, la clinique et la théorie analytique contemporaine sont en train de développer une analyse sans précédent de la sexualité féminine, et plus récemment, de la passion, ou de  ce que j’appelle la « reliance » maternelle.

 

3.     Le phénomène Rafah Nached s’inscrit dans cette histoire et prend place dans le nouveau contexte de la globalisation. J’insisterai d’abord sur la face sociale de sa recherche et de son action, qui a conduit au scandale  contre lequel nous protestons vigoureusement aujourd’hui.  J’ajouterai pour finir la dimension plus secrète de sa clinique et de sa pensée, telle qu’elle apparait dans les textes publiés par la revue Topique n°110, 2010 et Psychanalyse n° 21, 32011.

 

I.               « N’ayez pas peur »

  Etant donné qu’aucun chef d’inculpation n’a encore été officiellement prononcé, on suppose  que c’est à cause du groupe de parole  que Rafah Nached anime chaque dimanche avec les jésuites de Damas, qu’elle est soupçonnée de porter atteinte à la sécurité du pays. Ouvertes aux citoyens de toute obédience, ces réunions sont destinées à aider les Syriens  à surmonter la peur. Dans ses articles publiés en français  ( cf. Topique)  Rafah Nached précise qu’après avoir fait ses études  de psychologie clinique sous la direction de Sophie de Mijolla-Mellor à Paris-Diderot, elle a travaillé  à Alep  dans un « hospice de vieillards »,  « un milieu  où vivaient des personnes  présentant un mélange incroyable de psychoses, d’épilepsies, d’hystéries, de retards mentaux,  de handicaps physiques  couvrant toutes les tranches d’âges, de 2 ans à la vieillesse ».  Elle poursuit ce travail lourd à Damas dans des Centres pour handicapés mentaux dont elle tente d’en faire  « un espace de parole pour aider /ces personnes/  à accepter les handicaps auxquels ils étaient confrontés et considérer les enfants comme des  êtres sensibles et blessés par leur handicap ».    Enfin, son cabinet personnel  devient peu à peu  un « lieu de parole et d’écoute pour des gens souffrant de cette interdiction »  qui caractérise selon Rafah Nached le climat social  de son pays : « à l’extérieur, dit-elle,   la parole libre est interdite, obligeant à mille et un détours pour exprimer quelque chose d’un peu personnel. Il est aussi très difficile de dire ou d’exprimer un « non » et cela dans tous les domaines, c’est un aspect culturel. » (c’est moi qui souligne, JK).    Son cabinet analytique devient alors « un lieu où le moi peut exister alors qu’à l’extérieur il est barré. Un lieu où l’on peut prendre de la distance par rapport à la famille, au travail ou à la société où règne la fusion » ( art. de janvier 2010,  in Topique). 

    C’est ainsi que, face aux retards de la psychiatrie en Syrie, aux difficultés que Rafah rencontre pour introduire la psychanalyse dans un milieu dominé par le behaviourisme et le comportementalisme,  face à la peur de dire «Je » et « non » dans un pays où la tradition n’incite pas à la parole singulière,  et de surcroît  sous un régime de violence et de répression aggravées, c’est auprès d’un jésuite français, puis  d’un jésuite hollandais, et quelques autres dont un jeune jésuite syrien qui a eu le courage de critiquer la hiérarchie de l’Eglise  complice du régime de Damas ( dans un texte paru en août 2011 dans un journal syrien), et très précisément dans les lieux de prières des jésuites de Damas, -   que Rafah Nached finit par entreprendre  un  travail de thérapie de groupe, fondé sur le psychodrame,  avec un collègue jésuite et psychanalyste lui aussi.

    Que dit cet acte, à l’origine strictement clinique ? Il dit : « N’ayez pas peur ! ».

   Vous m’avez bien entendue, je suis en train d’esquisser une comparaison entre le travail analytique de Rafah Nached et…les propos de Jean-Paul II qui ont déclenché Solidarnosc – avant de conduire, dans la foulée et suite à  une série de  causes économiques, politiques  et sociales,  à la chute du bloc communiste lui-même. Mon rapprochement risque de choquer beaucoup de personnes dans cette salle. Je le maintiens.  Une comparaison n’est pas raison. Sans établir d’équivalence entre les psychodrames de Rafah pour soigner la peur, et l’appel d’un Pape en Pologne, et  tout en suggérant une ressemblance, la figure rhétorique maintient les irréductibles différences entre les deux champs : la Syrie et la Pologne, Rafah et JP2.  Ce paradoxe qui  produit une sidération,  vous invite à transformer le vide de pensée, non pas en  agressivité, mais en ce désir de signifiance, qu’on appelle une curiosité psychique. C’est elle que Rafah essaie de faire naître  chez ceux qui ont peur. N’ayez pas peur, vous pouvez savoir et le dire, « Scilicet », dit-elle… mais en arabe.  C’est bien  avec cette fragile étincelle, la curiosité psychique, que Rafah s’est levée face au pouvoir syrien. Et c’est elle que j’essaie d’entretenir aujourd’hui en nous, pour  que nous puissions donner un avenir à cet acte modeste, scandaleux, qu’est la clinique de Rafah, et qui  inquiète tout régime dictatorial.  

   II.    Soyons sérieux. Personne ne sait qui succédera à la dictature actuelle.  Nous sommes nombreux à craindre que la révolte libertaire  ne conduise  au pouvoir  un intégrisme d’abord insidieux, à la longue virulent.

 Et c’est  précisément à cette crainte aussi  que s’adresse un autre aspect du travail de Rafah Nached : sa recherche   qui  renoue  avec le long processus de traduction du vocabulaire psychanalytique (celui de Freud et de Lacan) dans la langue arabe, et qu’elle essaie de dynamiser ; puis sa tentative d’interpréter à la lumière de la psychanalyse  l’expérience religieuse de l’Islam.   

   Nous sommes ici au cœur de la menace intégriste que la politique ne peut pas résoudre seulement avec des lois, des mesures  économiques ni même  des campagnes de guerre plus ou moins consenties par l’ONU.  Il convient de reprendre l’ambition de Nietzsche qui, s’adressant aux « voyous de la place publique » et  tout en prenant au sérieux la « mort de Dieu »,  pose « un  grand point d’interrogation à l’endroit du plus grand sérieux », c’est- à- dire  à l’endroit de Dieu.  En d’autres termes, il s’agit de poursuivre sans relâche « la transvaluation des valeurs », forcément et traditionnellement religieuses. La psychanalyse, mieux que  toutes les sciences de l’homme, est placée au cœur de nos singularités spécifiques, où cette transvaluation concerne l’intimité de chacun, de chacune.

  Le travail que Rafah Nached accomplit dans cette perspective est encore embryonnaire, timide, hésitant. « Un frémissement », m’a dit Jacques- Alain Miller quand je lui en  ai parlé au téléphone.  Mais ce travail est en cours, et pour moi il représente la part la plus impressionnante, la plus prometteuse,  du phénomène Rafah.

A.    Après avoir rappelé les travaux de  Moustafa Safouan, Moustafa Hijazi et Sami Ali traduisant Freud et Lacan en arabe, le groupe autour de Rafah Nached qui reprend cet effort se dit « tourmenté pour retrouver l’introuvable mot adéquat porteur de sens  dans la langue arabe » ; il nous faut « faire naître la psychanalyse dans la langue arabe » ;  « nous vivons la psychanalyse comme métaphore de la traduction et la traduction comme métaphore de la psychanalyse » ; « nous avons découvert que la psychanalyse est un travail de civilisation, c’est-à-dire de vie », « qui tourne autour de la relation avec la langue arabe » ; « la société n’est pas entrée dans le post-modernisme ».  Et c’est ici que tombe   cette découverte, que peut-être seule une femme pouvait souligner avec autant de force, écoutez : contrairement à la langue allemande de Freud (et le français de Lacan) ou les métaphores sexuelles sont si riches et ouvrent un accès direct à l’inconscient, «  dans la langue arabe  les métaphores (relatives à la sexualité) se situent dans le domaine de la mort «  ( in Topique, p.124).  Ou encore, cherchant à diagnostiquer ce que l’analyste entend de spécifique à Damas, et en particulier « pourquoi cette peur de la parole psychanalytique », Rafah Nached écrit ceci : « La psychanalyse se trouve peut-être entre le rejet de la sexualité au sens général du terme et le langage ésotérique de la divinité ».  ( « Dire l’indicible », in Psychanalyse,21)

B.    Vous saisissez, les peurs  que cette femme analyste essaie d’entendre, vont bien plus loin que la peur d’un régime politique : elles sont verrouillées dans l’attitude  religieuse.

Pourtant,  Rafah Nached ne les attaque pas frontalement. Elle ne cible pas les foulards ou  les burkas, l’enfermement des femmes ou les appels au djihad.   Face aux pratiques religieuses de l’Islam, c’est au soufisme que Rafah et son groupe s’intéressent, parce que là se développe approfondissement psychique du lien amoureux entre Moi et TOI : « trahison ou amour ? ».  Sous ce titre,  c’est au lien  amoureux entre le mystique et son Dieu, chez Hallaj ( un célèbre mystique rebelle du XIIe siècle), que R. Nached consacre une étude succincte dans la revue Psychanalyse ( « Tasin… », n°21, 2011) : à son « expérience intérieure»  qui résonne aussi bien avec le texte de G.Bataille qu’avec l’ « appareil psychique » freudien ou les « topologies » de Lacan. Bien que très dépendante des travaux d’Henry Corbin et de Louis Massignon,   la psychanalyste  avance prudemment une interprétation de  l’ambiguïté de cet amour mystique qui lie le Moi à son Grand Autre. A la fois union illusoire  ( avec Allah) et rébellion diabolique (du côté d’Iblis),  la foi du soufiste  apparait comme le comble du fantasme où le sujet s’identifie à la toute-puissance de l’Autre, pour la retourner jusqu’à la dominer dans la « père-version » qui culmine dans l’omnipotence de Soi.  Mais  cette liaison ambivalente  se  poursuit aussi dans dépassement du symptôme lui-même,  par l’acceptation du désêtre et de la frustration, jusqu’à  la jouissance de  la déprise et de la néantisation de soi, comme de tout pouvoir.  Par ailleurs,  la position sacrificielle,  la féminisation de l’âme islamique dans sa subordination  à la divinité qui serait  l’unique masculin, la question de la jouissance « autre »  ( ni homme ni femme mais « pure subjectivité », sans être nécessairement  ni extatique ni exterminatrice à la façon d’Al Qaida) sont esquissées dans  l’article « Dire l’indicible » (Psychanalyse, 21, 2011).   En conclusion, c’est « en passant par la mystique et son rapport avec la jouissance, que  le langage (de Lacan ? de la psychanalyse ?) peut être compris et accepté par nous. », résume  Rafah Nached dans  Topique (p.126)

  Je lis ces travaux comme le début d’une voie que nos collègues syriens tentent d’ouvrir, non pour stigmatiser l’expérience religieuse, mais pour la mettre en question. L’analyser, la déconstruire, infiniment. Est-ce une raison supplémentaire de mettre cette femme en prison ? Bien sûr. Mais je parie que les geôliers ne  le savent pas. Et que ces avancées ne peuvent que se renforcer, malgré et contre la persécution qui s’abat sur Rafah.

   Enfin, le groupe de Rafah Nached  tient à signaler  qu’il reste attentif aux « nouvelles maladies de l’âme » produites par l’actualité. Il travaille  par exemple avec des réfugiés irakiens : leurs douleurs, chocs et  violences subis ou exercés ; et  cherche  à « faire émerger quelque chose qui vient de notre langue, de notre culture », disent ces collègues  cités par Rafah. « Nous ne voulons pas faire de la psychanalyse un empire  dont Paris est la capitale ».

   J’entends la fierté et l’ambition de ce projet et de cette  critique. Et je propose ceci :

 Le jury Simone de Beauvoir pour la liberté des femmes  que j’ai créé en 2008 et qui a distingué 6 femmes exceptionnelles de l’Inde,  de la Somalie-Pays Bas, de l’Iran, de la Chine ou encore  de la Russie, se réunira la semaine prochaine pour choisir la lauréate  du Prix 2012 qui sera remis le 9 janvier au Deux Magots à Paris.  Ce sera probablement une femme du Maghreb ou du Mashrek.  J’aimerbais soumettre à la réflexion du Bureau   que Rafah Nached soit nominée, bien que nous ayons déjà les candidatures de plusieurs femmes remarquables et dont l’œuvre est quantitativement plus importante, qualitativement plus accessible.

 A côté de cela, le phénomène Rafah Nached me conduit à vous proposer  que  notre  Forum des femmes se prolonge par  un Forum permanent sur le thème « La Psychanalyse dans la diversité culturelle ». On pourra l’appeler Forum Rafah Nached : la psychanalyse dans la diversité culturelle. Il réunira régulièrement des psychanalystes français avec d’autres, issus des diverses traditions culturelles qui aujourd’hui s’éteignent ou se combattent sur la planète. Il aura pour but de stimuler la transvaluation des traditions qui hantent l’inconscient : cette transvaluation que je considère comme la seule opposition radicale à la peur et à la banalisation. Avec un peu de chance, un Prix remis par ce Forum et  portant le nom de Rafah Nached pourrait récompenser l’excellence d’une oeuvre clinique ou théorique qui contribue à développer la psychanalyse dans le climat critique de la globalisation. 

 Avec la libération de Rafah que nous exigeons, ce sera notre réponse à la peur, et à ceux qui tentent de faire taire cette femme  qui essaie de dire l’indicible.

    

Julia Kristeva 9.10.2011

 

rss

Home