On ne
pouvaittrouver meilleur nouveau
souffle à l’hommage rendu àLacanque d’approfondir
cette rencontre - surgie dansl’actualité la plus brûlante - entre la
psychanalyse, la politique et les femmes. Nous sommes à un moment qu’il faut
bien dire historique, pour la psychanalyse, pour la politique, pour les femmes, et qui donnera certainement lieu à
de nombreux combats, réflexions, colloques, séminaires, actions etpages à venir…Merci de m’avoir invitéed’amorcer cette réflexion, et
permettez-moi en quelques minutes d’esquisser quelques pistes. Avant d’aborder
l’essentiel : le fragile génie
féminin de la psychanalyste syrienne Rafah Nached.
1.Il ne peut pas y avoir de politiquede la psychanalyse. La
psychanalyse estl‘expérience
intime par excellence, Freud et Lacan ne cessent de le faire entendre, chacun à
sa façon unique.En revanche,
l’écoute du parlêtreest cette révolution copernicienne des
valeurs et des normes, qui ouvre de
nouvelles possibilitésde lien à autrui, lesquellesconstituent l’essence même de la
politique. Puisque l’écoute de l’inconscient
dévoile lasingularitéde l’être parlant, il est inévitable que
la psychanalyse rencontre la préoccupation centrale du3e millénaire que je définirai
ainsi :quelsensdonner à la singularité, qui est devenuesynonyme de bonheur par la liberté ? La psychanalyse est appelée à répondre à cette
question. Pourquoi ? Parce que la découverte freudiennede l’inconscient atransféré les ambitions religieuses et
philosophiques d’un Occident soucieux des droits de l’hommeau coeur même
de la rationalité scientifique. Et cette approche, notre approche
psychanalytique de l’humain,s’opposeaussi bien au pseudo-humanisme
prêt à blinder le malade sous la carapace d’un travailleur à évaluer, qu’à la terreur que répandent les intégrismes politiques ou religieux,
ainsi qu’auxdivers acharnements scientistes. Rafah Nached est le témoin de cette résistance, lorsqu’elle
essaie de donner la parole à la peur, face au régime syrien.
2.Est-ce une résistance de femme ?
de féministe ? Qu’est-ce que
le féminisme ? Qu’est-ce qu’une femme ? Loin de moi l’ambition de
vous introduire dans ce continent complexe, d’autant que – vous l’avez entendu- c’estla singularité de Rafah Nached que je souhaiterais mettre en
évidence, sa singularité de femme psychanalyste dans une culture spécifique. Après
les suffragettes et avant l’intérêt du mouvement féministe pour la psychanalyse
dans la foulée de Mai 68, c’est Simone deBeauvoir qui fut la première à ouvrir une passerelle entre le mouvement pour l’émancipation
des femmes et l‘inconscient. On ne le dit pas assez. Non seulement vers la fin de
sa vie ( dansTout
compte fait, I972)elle écrit
que Freudest « un des hommes
de ce siècle qu’ /elle/ adore le plus
chaleureusement ». Mais, malgré les critiques (basées sur des
incompréhensions) qu’elle adresse à la psychanalyse, dès le Deuxième sexe( 1949)c’estdans la psychanalyse que Beauvoir
puisel’idée fondatrice de son
livre qui a sonné comme une gifle à l’establishment et qui dérange encore. Le
« sexe », dit-elle en substance en se référant au « point de vue de la psychanalyse »
(p.80 du livre), « c’est le corps
vécu par le sujet ».« Ce
n’est pas la nature qui définit la femme : c’est celle-ci qui se définit
en reprenant la nature à son compte dans son activité ». Beauvoir reprend
ainsi à son compte la refonte freudienne du dualisme métaphysiquecorps/âme, chair/esprit, nature/culture
et, en considérant le « sexe » comme une « psycho-sexualité »,l’existentialistese montre plus complice deFreudque ne le sont maint
phénoménologues qui accusent le docteur viennois de « biologiser
l’essence de l’homme ».C’est
Lacan qui allait radicaliser cette refonte de la métaphysique, tandis que l’ambivalence
de Beauvoirdevait nourrir la ruée
d’un certain féminisme, notamment aux USA, contre la psychanalyse. Pourtant, et a contrario, ces malentendus ont
suscité aussi des mouvements qui tentent de s’informer mieux de l’actualité
psychanalytique et qui devaient conduire à la naissance de Psychanalyse et politique en France.Et surtout, la clinique et la théorie
analytique contemporaine sont en train de développer une analyse sans précédent
de la sexualité féminine, et plus récemment, de la passion, ou de ce que j’appelle la « reliance » maternelle.
3.Le phénomène Rafah Nached s’inscrit dans cette histoire et prend place dans le nouveau contexte de la globalisation.
J’insisterai d’abord sur la face sociale de sa recherche et de son action, qui a conduit au scandalecontre lequel nous protestons
vigoureusement aujourd’hui.J’ajouterai
pour finir la dimension plus secrète de
sa clinique et de sa pensée, telle qu’elle apparait dans les textes publiés
par la revue Topique n°110, 2010 et Psychanalyse n° 21, 32011.
I.« N’ayez pas peur »
Etant donné qu’aucun chef d’inculpation
n’a encore été officiellement prononcé, on supposeque c’est à cause du groupe de
paroleque Rafah Nached anime chaque dimanche avec les jésuites de Damas,
qu’elle est soupçonnée de porter atteinte à la sécurité du pays. Ouvertes aux
citoyens de toute obédience, ces réunions sont destinées à aider les
Syriensà surmonter la peur. Dans ses
articles publiés en français( cf. Topique)Rafah Nached précise qu’après avoir fait ses étudesde psychologie clinique sous la direction de Sophie de Mijolla-Mellor à Paris-Diderot, elle a travailléà Alep dans un « hospice de vieillards »,« un milieuoù vivaient des personnesprésentant un mélange incroyable de
psychoses, d’épilepsies, d’hystéries, de retards mentaux,de handicaps physiquescouvrant toutes les tranches d’âges, de
2 ans à la vieillesse ». Elle
poursuit ce travail lourd à Damas dans des Centres pour handicapés mentaux dont
elle tente d’en faire « un
espace de parole pour aider /ces personnes/à accepter les handicaps auxquels ils
étaient confrontés et considérer les enfants comme des êtres sensibles et blessés par leur
handicap ». Enfin, son cabinet personnel devient peu à peu un « lieu de parole et d’écoute pour
des gens souffrant de cette interdiction »qui caractérise selon Rafah Nached le climat social de son pays : « à l’extérieur,
dit-elle,la parole libre est interdite, obligeant
à mille et un détours pour exprimer quelque
chose d’un peu personnel. Il est aussi très difficile de dire ou d’exprimer un « non » et cela dans tous les
domaines, c’est un aspect culturel. » (c’est moi qui souligne, JK).Son cabinet analytique devient alors
« un lieu où le moi peut exister alors qu’à l’extérieur il est barré. Un
lieu où l’on peut prendre de la distance par rapport à la famille, au travail
ou à la société où règne la fusion » ( art. de janvier
2010, in Topique).
C’est ainsi que, face aux
retards de la psychiatrie en Syrie, aux difficultés que Rafah rencontre pour introduire
la psychanalyse dans un milieu dominé par le behaviourisme et le
comportementalisme,face à la peur de
dire «Je » et « non » dans un pays où la tradition n’incite pas
à la parole singulière, et de
surcroîtsous un régime de violence
et de répression aggravées, c’est auprès d’un jésuite français, puis d’un jésuite hollandais, et quelques
autres dont un jeune jésuite syrien qui a eu le courage de critiquer la
hiérarchie de l’Eglisecomplice du
régime de Damas ( dans un texte paru en août 2011 dans un journal syrien), et
très précisément dans les lieux de prières des jésuites de Damas, - que Rafah Nached finit par entreprendreuntravail de thérapie de groupe, fondé sur
le psychodrame,avec un collègue
jésuite et psychanalyste lui aussi.
Que dit cet acte, à
l’origine strictement clinique ? Il dit : « N’ayez pas
peur ! ».
Vous m’avez bien entendue, je suis
en train d’esquisser une comparaison entre le travail analytique de Rafah Nached et…les propos de Jean-Paul II qui ont déclenché Solidarnosc – avant de conduire, dans
la foulée et suite à une série de causes économiques, politiques et sociales, à la chute du bloc communiste lui-même.
Mon rapprochement risque de choquer beaucoup de personnes dans cette salle. Je
le maintiens.Une comparaison n’est
pas raison. Sans établir d’équivalence entre les psychodrames de Rafah pour
soigner la peur, et l’appel d’un Pape en Pologne, ettout en suggérant une ressemblance, la
figure rhétorique maintient les irréductibles différences entre les deux
champs : la Syrie et la Pologne, Rafah et JP2.Ce paradoxe qui produit une sidération, vous invite à transformer le vide de
pensée, non pas en agressivité,
mais en ce désir de signifiance, qu’on appelle une curiosité psychique.
C’est elle que Rafah essaie de faire naîtrechez ceux qui ont peur. N’ayez pas peur, vous pouvez savoir et
le dire, « Scilicet », dit-elle… mais en arabe.C’est bien avec cette fragile étincelle, la
curiosité psychique, que Rafah s’est levée face au pouvoir syrien. Et c’est
elle que j’essaie d’entretenir aujourd’hui en nous, pour que nous puissions donner un avenir à cet
acte modeste, scandaleux, qu’est la clinique de Rafah, et quiinquiète tout régime dictatorial.
II.Soyons sérieux. Personne
ne sait qui succédera à la dictature actuelle.Nous sommes nombreux à craindre que la
révolte libertaire ne conduiseau pouvoir un intégrisme d’abord insidieux, à la
longue virulent.
Et c’est précisément à cette crainte aussi que s’adresse un autre aspect du travail
de Rafah Nached : sa recherchequirenoue avec le long processus de traduction du
vocabulaire psychanalytique (celui de Freud et de Lacan) dans la langue arabe,
et qu’elle essaie de dynamiser ; puis sa tentative d’interpréter à la
lumière de la psychanalysel’expérience religieuse de l’Islam.
Nous sommes ici au cœur de la
menace intégriste que la politique ne peut pas résoudre seulement avec des
lois, des mesureséconomiques ni
même des campagnes de guerre plus
ou moins consenties par l’ONU. Il
convient de reprendre l’ambition de Nietzsche qui, s’adressant aux « voyous
de la place publique » ettout
en prenant au sérieux la « mort de Dieu »,pose « ungrand point d’interrogation à l’endroit
du plus grand sérieux », c’est- à- dire à l’endroit de Dieu.En d’autres termes, il s’agit de poursuivre
sans relâche « la transvaluation des valeurs », forcément et traditionnellement
religieuses. La psychanalyse, mieux que toutes les sciences de l’homme, est
placée au cœur de nos singularités spécifiques, où cette transvaluation concerne
l’intimité de chacun, de chacune.
Le travail que Rafah Nached accomplit dans cette perspective est encore embryonnaire, timide, hésitant.
« Un frémissement », m’a dit Jacques- Alain Miller quand je lui
enai parlé au téléphone.Mais ce travail est en cours, et pour
moi il représente la part la plus impressionnante, la plus prometteuse, du phénomène Rafah.
A.Après avoir rappelé les travaux de Moustafa Safouan,
Moustafa Hijazi et Sami Ali traduisant Freud et Lacan
en arabe, le groupe autour de Rafah Nached qui
reprend cet effort se dit « tourmenté pour retrouver l’introuvable mot
adéquat porteur de sensdans la
langue arabe » ; il nous faut « faire naître la
psychanalyse dans la langue arabe » ; « nous vivons la psychanalyse comme
métaphore de la traduction et la traduction comme métaphore de la psychanalyse » ;
« nous avons découvert que la psychanalyse est un travail de civilisation,
c’est-à-dire de vie », « qui tourne autour de la relation avec la
langue arabe » ; « la société n’est pas entrée dans le post-modernisme ». Et c’est ici que tombe cette découverte, que peut-être seule une
femme pouvait souligner avec autant de force, écoutez : contrairement à la
langue allemande de Freud (et le français de Lacan) ou les métaphores sexuelles
sont si riches et ouvrent un accès direct à l’inconscient, « dans la langue arabeles métaphores (relatives à la
sexualité) se situent dans le domaine de la mort « (
inTopique, p.124).Ou encore, cherchant à diagnostiquer ce
que l’analyste entend de spécifique à Damas, et en particulier « pourquoi
cette peur de la parole psychanalytique », Rafah Nached écrit ceci : « La psychanalyse se trouve peut-être entre le rejet de la sexualité au sens général du terme et le langage ésotérique de la divinité ». ( « Dire
l’indicible », in Psychanalyse,21)
B.Vous saisissez, les peurs que cette femme
analyste essaie d’entendre, vont bien plus loin que la peur d’un régime
politique : elles sont verrouillées dans
l’attitudereligieuse.
Pourtant, Rafah Nached ne les attaque pas frontalement. Elle ne cible pas les foulards ou les burkas, l’enfermement
des femmes ou les appels au djihad. Face aux pratiques religieuses de
l’Islam, c’est au soufisme que Rafah
et son groupe s’intéressent, parce que là se développe approfondissement
psychique du lien amoureux entre Moi et TOI :
« trahison ou amour ? ». Sous ce titre,c’est au lienamoureux entre le mystique et son Dieu,
chez Hallaj( un célèbre mystique
rebelle du XIIe siècle), que R. Nached consacre une
étude succincte dans la revue Psychanalyse ( « Tasin… », n°21, 2011) : à son « expérience
intérieure»qui résonne aussi bien
avec le texte de G.Bataille qu’avec l’ « appareil
psychique » freudien ou les « topologies » de Lacan. Bien que
très dépendante des travaux d’Henry Corbin et de Louis Massignon, la psychanalysteavance prudemment une interprétation
del’ambiguïté de cet amour mystique qui lie le Moi à son Grand Autre. A
la fois union illusoire ( avec Allah) et rébellion diabolique (du
côté d’Iblis), la foi du soufisteapparait comme le comble du
fantasme où le sujet s’identifie à la toute-puissance de l’Autre, pour la
retourner jusqu’à la dominer dans la « père-version » qui culmine dans
l’omnipotence de Soi.Maiscette liaison ambivalentesepoursuit aussi dans dépassement du symptôme lui-même, par l’acceptation du désêtre et de la frustration,
jusqu’à la jouissance de la déprise et de la néantisation de soi,
comme de tout pouvoir.Par
ailleurs, la position
sacrificielle, la féminisation de l’âme islamique dans sa
subordination à la divinité qui
serait l’unique masculin, la
question de la jouissance
« autre »( ni homme ni femme mais « pure subjectivité »,
sans être nécessairement ni extatique
ni exterminatrice à la façon d’Al Qaida) sont
esquissées dansl’article
« Dire l’indicible » (Psychanalyse, 21, 2011).En conclusion, c’est « en passant par la mystique et son rapport
avec la jouissance, quele
langage (de Lacan ? de la psychanalyse ?) peut être compris et accepté par nous. », résumeRafah Nached dansTopique (p.126)
Je lis ces travaux comme le début d’une
voie que nos collègues syriens tentent d’ouvrir, non pour stigmatiser
l’expérience religieuse, mais pour la mettre en question. L’analyser, la
déconstruire, infiniment. Est-ce une raison supplémentaire de mettre cette
femme en prison ? Bien sûr. Mais je parie que les geôliers nele savent pas. Et que ces avancées ne
peuvent que se renforcer, malgré et contre la persécution qui s’abat sur Rafah.
Enfin, le groupe de Rafah Nachedtient à signaler qu’il reste attentif aux « nouvelles
maladies de l’âme » produites par l’actualité. Il travaille par exemple avec des réfugiés
irakiens : leurs douleurs, chocs et violences subis ou exercés ; etchercheà « faire émerger quelque chose qui
vient de notre langue, de notre culture », disent ces collègues cités par Rafah. « Nous ne voulons
pas faire de la psychanalyse un empiredont Paris est la capitale ».
J’entends la fierté et l’ambition
de ce projet et de cette critique.
Et je propose ceci :
Le jury Simone de Beauvoir pour la liberté des femmesque j’ai créé en 2008 et qui a distingué
6 femmes exceptionnelles de l’Inde, de la Somalie-Pays Bas, de l’Iran, de la Chine
ou encore de la Russie, se réunira
la semaine prochaine pour choisir la lauréatedu Prix 2012 qui sera remis le 9 janvier
au Deux Magots à Paris. Ce sera probablement une femme du Maghreb
ou du Mashrek. J’aimerbais soumettre à la réflexion du Bureau que Rafah Nached soit nominée, bien que nous ayons déjà les candidatures de plusieurs femmes
remarquables et dont l’œuvre est quantitativement plus importante,
qualitativement plus accessible.
A côté de cela, le phénomène Rafah Nached me conduit à vous proposer quenotreForum des femmes se prolonge par un Forum permanent sur le thème « La
Psychanalyse dans la diversité culturelle ». On pourra l’appeler Forum
Rafah Nached : la psychanalyse dans la diversité
culturelle. Il réunira régulièrement des psychanalystes français avec
d’autres, issus des diverses traditions culturelles qui aujourd’hui s’éteignent
ou se combattent sur la planète. Il aura pour but de stimuler la transvaluation des traditions qui
hantent l’inconscient : cette transvaluation que je considère comme la seule
opposition radicale à la peur et à la banalisation. Avec un peu de chance, un Prix
remis par ce Forum et portant le nom
de Rafah Nached pourrait récompenser l’excellence d’une oeuvre clinique ou théorique qui contribue à développer
la psychanalyse dans le climat critique de la globalisation.
Avec la libération de Rafah que nous
exigeons, ce sera notre réponse à la peur, et à ceux qui tentent de faire taire
cette femme qui essaie de dire
l’indicible.