Roland Barthes
Mythologies

Barthes

 

Abondamment illustrée, la nouvelle édition ne se contente pas de mettre le lecteur en présence des médias des années 50. En intégrant ces « vieilles images » dans notre sensibilité de modernes iconophages, elle réussit le pari de créer un nouvel accès à la lecture d'un Barthes démystificateur. Au travers des mythes et à contrepoint des images, ce sont plutôt les « -logies , les logiques de la voix si spécifique de Barthes qui retiennent dès lors mon attention. Jugement? Révolte? Nausée? Non. La vigilance de l'ironie, plutôt : version élucidée du goût. Et cette délicate étrangeté aux conventions sociales, où se tient le style (« dimension verticale et solitaire de la pensée ») devenu une écriture (« acte de solidarité historique »). Une voix qui révèle, sous le futur sémiologue, le romancier freiné et le tragédien pudique: l'écrivain qui interprète à partir d'une longue cohabitation avec la maladie.

Ainsi « Le bifteck et les frites »: minutieux paysagiste de ses plaisir de bouches, Barthes se fait le Monet des saveurs françaises, au moment même où il s'en écarte pour y pincer « la cote des valeurs patriotiques ». Pour glisser deux mini-récits: la bonne du curé se trompe en gratifiant de son « bon bifteck » tel boche qu'elle prend pour un clandestin; tandis que le général de Castries, libéré de le prison des Viets, demande des frites comme premier repas. Pitance française « nationalisée », ou innommables abîmes de l'histoire française? Sur un registre plus intellectuel, dans « La critique Ni-Ni » Barthes cible la paresse journalistique qui, piégée par son « univers bipartite » (ni ceci ni cela), s'emmure dans une « divine transcendance », incapable de penser les nouvelles expériences littéraires. Et ce verdict tragique qui tombe: « La littérature est devenue un état difficile, étroit, mortel. Ce n'est plus ses ornements qu'elle défend, c'est sa peau. »

Aucune déclinologie pourtant dans ces démystifications. Quand il déplie les significations figées en mythe et déstabilise tout « arrêt sur image » par une cascade d'interprétations où le sens côtoie le non-sens, c'est la « profondeur du langage » que Barthes cherche, réhabilite et savoure avec un bonheur contagieux. Il n'y aurait pas d'autre solution à la menace des croyances absolues, des idéologies totalitaires, du nihilisme? Tel est le sens de son a-théisme: face aux mythes opaques des uns et à la perte du sens des autres, « la question posée au langage par le langage »  peut retourner « la carence du signe en signe ». Pour le plus grand « plaisir du texte » d'un talmudiste inattendu à Bayonne, ou d'un déchiffreur secret des Exercices spirituelles de Loyola, que j'entends déjà dans ces Mythologies.

Julia Kristeva

 

Les rencontres du « Monde des livres », Autour des « Mythologies » de Roland Barthes , 9 octobre 2010

Résumé de l'intervention de Julia Kristeva

s'abonner aux flux rss

 

Home