Julia Kristeva et Rolf Einar Fife, Ambassadeur de Norvège à Paris. |
Réception en l'honneur du Prix Holberg,
Ambassade de Norvège, le 9 février 2017
Monsieur l’Ambassadeur Rolf Einar Fife,
Professor
Sigmund Gronmo, Chair of the Holberg Board
Madame le Professeur Ellen Mortensen,
Mesdames et Monsieur, Chers amis,
Je vous remercie de votre invitation, de votre présence et de
l’honneur que vous me faites en me donnant la parole ce soir.
Jamais les sciences humaines n’ont été aussi valorisées que
par la création du Prix Holberg, sur l’initiative du Parlement norvégien :
en 2004, on disait qu’il s’agissait de répondre à l’absence de sciences
humaines dans le Prix Nobel. Et, en même temps, jamais les sciences humaines
n’ont été aussi fragilisées, déniées, voire menacées par deux tendances de la
vie actuelle : l’automatisation en cours de l’espèce humaine, d’une part,
l'accroissement de la dérive intégriste, de l’autre. Autrement dit : la
« pensée calcul », où le « comment » remplace le
« pourquoi », quand ce n’est pas la suspension de l’acte même de penser au
profit de la « com’» précipitée, du « rêve » hyperconnecté et de la « communion »
toxiques, sur lesquels les sciences humaines ont beaucoup à dire.
Le prix Holberg est à contre-courant de cette tendance, et il
est urgent de faire largement connaître son existence, ce qui revient à
diffuser les travaux que ce prix honore, leurs précisions spécifiques et
innovantes, ainsi que leur portée sociale. Pour encourager les avancées reconnues – celles des
lauréats, tout autant que l’excellence des jeunes chercheurs qui s’engagent
dans ces disciplines et parfois même pour protéger tout simplement l’existence de cette forme de pensée qu’exigent et développent
les sciences de l’homme et de la société. Je le dis avec gravité : pour la protéger. Car cette pensée, et
tout particulièrement cette interdisciplinarité qu’honore le prix Holberg,
n’est pas une simple résistance à l’automatisation en cours de l’espèce
humaine, et encore moins une tentative de sauvetage d’un quelconque
corporatisme archaïque. Depuis plus de deux siècles, l’essor et le croisement
des « humanités » ont mis en œuvre ce projet que Nietzsche a résumé en écrivant : « Poser un grand point d’interrogation à
l’endroit du plus grand sérieux ». Nous avons pointé, en effet, un grand
point d’interrogation sur l’identité, le contrat social, la différence des
sexes, la vie psychique, la famille, et Dieu lui-même… C’est la complexité humaine que les
sciences humaines et sociales ainsi comprises révèlent et développent, c’est la refondation continue de l’humanismequ’elles
rendent de ce fait possible.
Je me rappelle ce 3 décembre 2004, date de la remise prix
Holberg dont j’étais la première récipiendaire : le château de Bergen,
austère bâtisse médiévale, ses pierres nues délicatement éclairées par une
lumière discrète – comme à la bougie ; la présence du prince Haakon
de Norvège et de son épouse Mette-Marit ; les
paroles du professeur Jan Fridthojf Bernt (président du Fonds commémoratif Holberg) ; vos
encouragements, Mme le Professeur Mortensen, avec ceux de la communauté
académique norvégienne ; la participation au banquet du Premier ministre,
Kjell Magne Bondevik , dont on murmurait que,
soucieux de voir les Norvégiens réfléchir sur les valeurs de leur société, il
avait d’abord encouragé une enquête leur demandant de classer les valeurs (liberté, égalité, honnêteté, réussite,
etc.), avant de conclure qu’il fallait plutôt approfondir ces « valeurs ». Et puisque ce sont les
sciences humaines qui se consacrent à ce travail subtil, il lui est apparu
indispensable de les soutenir : il a donc proposé au Parlement de créer un
prix qui distingue les chercheurs dans tous les pays du monde globalisé. Et qui
ne pouvait que prendre le nom de Holberg, j’y reviendrai.
Depuis, de nombreux collègues ont reçu votre distinction,
parmi lesquels, l’année suivant la création du prix, le philosophe allemand
Jürgen Habermas, et, par la suite, deux femmes de mes amies : Natalie Zenon Davis, l’historienne canado-britannique, spécialiste
en histoire culturelle de la France et de l’époque moderne, et la Britannique
Marina Warner, historienne, féministe et romancière ; la France a été
doublement honorée, puisque le prix Holberg a aussi été attribué à notre
collègue le sociologue et anthropologue Bruno Latour.
Quel est l’impact de ce prix prestigieux sur la recherche et
ses développements ?
Permettez-moi d'évoquer rapidement ma propre expérience et de
faire quelques propositions.
Notre domaine, celui de l’humain et du social, par définition
et plus encore aujourd’hui, est en mouvement : c’est-à-dire fragile et
risqué. Le chercheur s’y expose avec sa biographie, corps et âme, tout autant
sinon plus qu’avec ses acquis et performances intellectuels. Dès la réception
du Prix Holberg, j’ai tenu à le souligner cette implication spécifique qui
caractérise celui et celle s’aventurant dans nos domaines, car c’est bien cette
expérience délicate que le prix met en valeur et soutient d’abord et avant
tout.
J’ai rappelé ces mots de Proust : « Les idées sont
des succédanés des chagrins. » Je les entends résonner, ce soir encore,
avec mon histoire d’exilée et de femme, mais aussi avec le conflit des
civilisations que notre monde traverse aujourd’hui. C’est sans fin que nous
nous demandons comment il est possible que les chagrins ne conduisent pas à la
mélancolie et à la mort, mais à cette étrange énigme qu’est la vie de l’esprit.
Aucune technique, aucune image, aucune promesse toxique ne saurait mettre fin à
cette remise en question des « vérités » qui nous porte. C’est sans
fin, c’est heureux. Les sciences en sont les témoins, la preuve vivante de
l’endurance de la pensée.
A cela, j’ajoute cette déclaration de Colette :
« Renaître n’a jamais été au-dessus de mes forces. » J’en ai fait ma
devise, mais il me semble qu’elle anime tout chercheur, n’est-ce pas, quand
nous quittons les sentiers battus et osons des découvertes, aussi modestes
soient-elles. Serait-ce une exorbitante prétention, ou une capacité, plutôt
féminine, d’éternel retour, d’éclosion plus que d’adaptation, de renaissance,
de renouveau ? Est-ce possible, à quelle condition ?
Enfin, ces mots de l’héroïne de mon roman, Meurtre à Byzance, Stéphanie Delacour : « Je me voyage », qui sont
devenus le titre de mon dernier livre, des Mémoires sous forme d’entretiens
(Fayard, 2016) avec un jeune psychologue, Samuel Dock. Il s’agit d’un
néologisme, comme Julia Kristeva les affectionnait à ses débuts. Je redis
encore que « je me voyage », pour attirer l’attention sur le fait que
l’interdisciplinarité en sciences humaines constitue un axe fondamental de
notre culture européenne : de saint Augustin, qui ne se reconnaissait
qu’une seule patrie, celle du voyage, précisément : « In via, in patria », à Freud, qui précisait : « Là
où c’était je dois advenir. » Autrement dit, la traversée des frontières
– entre les pays, entre les disciplines et les discours constitués
– n’est possible que si celui où celle qui voyage parvient à déplacer ses
propres frontières intérieures : « je me voyage ». A cette
condition seulement, les idées succèdent aux chagrins, et renaître n’est jamais
au-dessus de nos forces.
Dans cet esprit, la psychanalyse devait devenir la clé de mon
interrogation des savoirs consacrés. La psychanalyse entendue et pratiquée
comme un voyage qui reconstitue l’identité psychique elle-même (il n’y a
d’autre identité psychique que celle qui se découvre « étrangère à
elle-même », libre si, et seulement si, elle est transcendée par celles
des autres). Et je suis très heureuse de constater qu’en m’honorant, le prix
Holberg a expressément distingué la découverte freudienne dans ce « croisement
entre langage, culture et littérature » et leur « incidence sur la
théorie féministe et de nombreuses disciplines au sein des sciences humaines et
sociales ».
La reconnaissance que j’ai reçue ce 3 décembre 2004 porte le
nom de Holberg, dont l’œuvre a grandement encouragé mon interdisciplinarité et
mes engagements. Un auteur peu connu, et que les récipiendaires se doivent de
faire connaître au plus grand nombre. Né en 1684, mort en 1754, ce
« Molière nordique » fut un lecteur attentif de Voltaire et de
Montesquieu. Homme modéré et cependant radical, il fustigeait les fanatismes
et, à l‘enthousiasme religieux, préférait le rire. Holberg a écrit plusieurs
comédies ainsi qu’une Histoire du royaume
de Danemark et de Norvège, une Histoire
religieuse, une Histoire des Juifs,
une Histoire des femmes (on le
considère comme le « premier féministe scandinave »). Un véritable
voyage entre les « genres » et les « disciplines », qui
trouvait cependant une unité polyphonique, intertextuelle, une unité
d’homme-orchestre, dans la seule écriture
de fiction. Comment ne pas me reconnaître en lui !
Son roman philosophique, Le
Voyage souterrain de Niels Klim, au centre de la Terre, mêle la satire politique et l’utopie, si bien que la satire
s’évanouit dans le fantastique, que les facéties l’emportent sur le message
moral, et que nous lisons ce roman aujourd’hui comme une apologie du pur
imaginaire. Le philosophe, l’historien, le théologien devient nécessairement romancier, il recrée la
chair des mots et le goût des récits, pour « insinuer l’enseignement »
dans l’esprit du plus grand nombre, qu’il ne perd jamais de vue dans ses
investigations les plus ardues. Le baron Holberg l’écrit lui-même dans ses
Mémoires : « C’est sûr que
cette œuvre est une pure bagatelle, mais ce n’est pas une bagatelle
inutile ; car ainsi seulement l’enseignement s’insinue dans l’esprit de
beaucoup de lecteurs qui répugnent aux traités didactiques ; comme ce
héros antique qui avait écrit son épitaphe sur le cadran solaire pour que tous
ceux qui le consultent puissent le lire, une plaisanterie peut devenir un moyen
d’instruire en amusant. Le pêcheur doit appâter son hameçon conformément au
goût des petits poissons, s’il veut les attraper ; de même, les plus
grands philosophes de la plus grande musique ont su de temps en temps la faire
passer par le biais d’histoires divertissantes. »
Bien que Holberg se soit décrit plutôt comme un ascète,
passablement hypocondriaque et cependant comique, le premier à l’apprécier
après sa mort fut Giovanni Giacomo Casanova, dans la Préface de sa propre
utopie souterraine, Icosameron (1788) : « Platon, Érasme, le
chancelier Bacon, Thomas More, Campanella et Niels Klim sont ceux qui me firent envie de publier cette histoire, ou ce roman. »
Je vous avoue que, depuis ce séjour à Bergen, je n’ai pas
approfondi ma connaissance de Holberg, ni suivi toutes les activités du Prix.
Mais en repensant à mon travail qui a suivi la remise du prix, je me demande si
ce n’est pas cette parenté holberguienne précisément
qui m’a encouragée à développer ma recherche aux croisements du langage –
la littérature, la religion, le féminisme et l’humanisme. Pour la porter
davantage sur la scène sociale. En effet, en 2008, j'ai terminé mon récit,
dialogue avec la grande mystique Thérèse d’Avila et analyse de son œuvre ; en 2008
également, j'ai créé le prix Simone-de-Beauvoir qui récompense la créativité
des femmes pour leur liberté ; j’ai parlé au nom des humanistes non
croyants à la Rencontre pour « la justice et la paix », organisée par
Benoît XVI à Assise ; j’ai proposé une interprétation psychanalytique du
« besoin de croire » (Cet
incroyable besoin de croire, 2007) ; j’ai initié, avec des
personnalités et des spécialistes, le Cercle Montesquieu au Collège des
Bernardins : un forum d’échanges entre juifs, chrétiens, musulmans et humanistes ;
j’ai déplacé depuis 2015 mon séminaire sur le « Besoin de croire » à
la Maison des adolescents (Hôpital Cochin) où l’on reçoit désormais des élèves
en voie de radicalisation…
Je suis persuadée que chacun des récipiendaires du prix
Holberg pourrait témoigner, à sa façon, du déploiement de son travail, en
résonance avec les mutations sociales, politiques et éthiques que nous vivons.
Lors de la réception organisée en janvier 2005 par
l’ambassade de Norvège, après la remise du prix Holberg, je m’étais permis de
proposer qu’une plus vaste information soit organisée sur Holberg lui-même et
évidemment sur le prix qui porte son nom : ses objectifs, ses lauréats,
leurs travaux, leurs engagements… Cette information pourrait prendre la forme
d’un livre (à deux volets : Holberg, histoire et œuvres ; les
lauréats, portraits et leurs contributions) et d’une communication
permanente, destinée au monde académique, aux éditeurs et aux médias. J’étais
accompagnée à Bergen, en 2004, par le président de l’Université Paris-7, le
Professeur Benoît Eurin, et la présidente de Columbia University Press, Jennifer Crewe, très sensibles à un tel projet.
Cette information, nourrie et massive, nous manque encore. Il
importe qu’elle soit diffusée dans les langues principales, en Europe, mais
aussi dans le monde arabo-musulman, en Chine, en Inde, en Amérique latine… Elle
devrait viser à sensibiliser les pouvoirs publics nationaux et européens ainsi
que l’Unesco, pour ouvrir leurs forums, dont le rôle est majeur dans les
sciences humaines et sociales, avec la participation des lauréats Holberg
– en ces temps de délitement
du lien politique, mais qu’accompagne aussi un fervent désir de sens. Les
services culturels français à Chicago m’avaient invitée, avec un collègue
américain, à participer à un Webinar mobilisant toute
la côte Est des États-Unis, pour réagir aux coupes budgétaires qui frappent
tout particulièrement les sciences sociales et surtout pour attirer l’attention
sur notre vocation socio-historique. D’autres formes de large sensibilisation
peuvent être envisagées, utilisant les nouvelles technologies. Telle est
l’urgence dont la rencontre de ce soir nous fait prendre conscience. Merci
encore au Prix Holberg et à l’ambassade de Norvège de nous avoir donné cette
occasion, merci de votre fidélité à l’esprit de Holberg.
Julia
KristevaHiH
9/2/2017
Ambassade de Norvège à Paris