Mesdames et Messieurs,
C’est une étrangère qui vous parle :
« L’étrangère » est en
effet le titre de l’article que me
consacre Roland Barthes dans la Quinzaine
Littéraire en 1970, à l’occasion
de la publication de mon premier livre en français après mon arrivée à Paris en
décembre 1965. Qu’est-ce qu’un étranger, une étrangère ? Une
tragédie ? Une élection ? Un état désormais banal dans la
globalisation inexorable? Comment peut-on être
étranger ?
Il a été convenu que je vous fasse part de quelques
ressentis personnels et de quelques réflexions plus générales - qui s’adossent
à la philosophie des Lumières qui est le résultat d’une coupure avec la
tradition (Tocqueville, Hannah Arendt) - que vous trouverez plus développés
dans mon livre Étrangers à nous-mêmes (Fayard, 1988).
Ce cri du cœur d’abord – comment je ressens et
je vis l’étrangeté :
I.
Toccata et fugue pour l’étranger
Étranger:
rage étranglée au fond de ma gorge, ange noir troublant la transparence, trace
opaque, insondable. Figure de la haine et de l'autre, l'étranger n'est ni la
victime romantique de notre paresse familiale, ni l'intrus responsable de tous
les maux de la cité. Ni la révélation en marche, ni l'adversaire immédiat à
éliminer pour pacifier le groupe. Étrangement, l'étranger nous habite: il est
la face cachée de notre identité, l'espace qui ruine notre demeure, le temps où
s'abîment l'entente et la sympathie. De le reconnaître en nous, nous nous
épargnons de le détester en lui-même. Symptôme qui rend précisément le «nous»
problématique, peut-être impossible, l'étranger commence lorsque surgit la
conscience de ma différence et s'achève lorsque nous nous reconnaissons tous
étrangers, rebelles aux liens et aux communautés.
L' «étranger
», qui fut l' «ennemi» dans les sociétés primitives, peut-il disparaître dans
les sociétés modernes?
Une blessure
secrète, souvent inconnue de lui-même, propulse l'étranger dans l'errance.
Ce mal-aimé ne la reconnaît pourtant pas: le défi fait taire chez lui la plainte.
« Ce n'est pas vous qui m'avez fait du tort », dénie, farouche, cet
intrépide, « c'est moi qui ai choisi de partir »; toujours absent,
toujours inaccessible à tous. Le rejet d'un côté, l'inaccessible de l'autre: si
l'on a la force de ne pas y succomber, il reste à chercher un chemin. Rivé à
cet ailleurs aussi sûr qu'inabordable, l'étranger est prêt à fuir. Aucun
obstacle ne l'arrête, et toutes les souffrances, toutes les insultes, tous les
rejets lui sont indifférents dans la quête de ce territoire invisible et
promis, de ce pays qui n'existe pas mais qu'il porte dans son rêve, et qu'il faut bien appeler un au-delà.
II.
Qui est étranger ? Le paradoxe
Je
reviendrai à cette poussée vers l’au-delà qui habite l’étranger et en fait, en définitive, un être sans identité fixe,
dont la seule patrie est le voyage ( « In via in patria »,
dira saint Augustin), renvoyant
chacun au fait que l’identité est
un point d’interrogation : douloureux ou extatique. Cette dimension – où la faire
entendre sinon au Bernardins ?- relève de la métaphysique ou de la
philosophie : je l’aborderai par le biais de la psychanalyse pour finir. Arrêtons-nous auparavant à
un paradoxe qui est au cœur de notre conception
politico-juridique de l’étranger. Je m’explique.
Il existe un cercle vicieux. D’une part, la
réglementation politique ou la législation en général définissent
notre manière de poser, de
modifier et éventuellement d'améliorer le statut des étrangers. D’autre part, c'est
précisément au regard d'elles qu'il existe des étrangers. En effet, sans groupe social structuré autour d'un pouvoir
et doté d'une législation, il n'y
aurait pas cette extériorité, le plus souvent vécue comme défavorable ou
du moins problématique, que l'étranger représente et subit. Aussi
constate-t-on que ce sont les
mouvements philosophiques (les stoïcismes
grec et latin avec leur cosmopolitisme)
et religieux (le protochristianisme) qui, transcendant la définition politique de
l'homme, lui accordent des droits
qui sont égaux à ceux des citoyens,
mais ne s'exercent qu'au sein de la cité
de l'au-delà, au sein d'une cité spirituelle. Cette solution absolue des malaises de
l'étrangeté par certaines religions se heurte, on ne le sait que trop, à leur propre limite et à leur propre dogmatisme :
les fanatiques désignent de
nouveaux étrangers, ceux qui ne font pas partie de leur foi, pour de nouvelles mises à l'écart ou persécutions. La juridiction politique apparaît
alors comme un garde-fou, avant que
ses mécanismes ne soient grippés, à un moment donné, par l'intérêt
dominant de tel groupe social et de tel pouvoir politique. On fera alors
éventuellement appel au cosmopolitisme
moral ou religieux, et les droits de l'homme
essaieront de préserver le peu de droits que les citoyens ont jugé bon de
donner aux non-citoyens.
Le jeu de ce balancier (politique / religieux /
philosophique) est ce que les
démocraties ont trouvé de mieux pour faire face aux étrangers, qui ont le redoutable privilège
de faire s'affronter un État à son autre
(autre État, mais aussi hors-État, non-État...), et, plus encore, la raison
politique à la raison morale.
Homme ou citoyen
Droits de l'homme ou droits du citoyen? Cette
discordance, dont Hannah Arendt a tracé la généalogie,
mais aussi la dégénérescence - celle qui a donné lieu au totalitarisme -, apparaît nettement dans
l'abord du «problème des étrangers» par les sociétés modernes. La difficulté qu'engendre la question des étrangers serait toute contenue dans l'impasse
de la distinction qui sépare le citoyen de l’homme : n'est-il pas
vrai que, pour établir les droits propres aux hommes d'une civilisation
ou d'une nation - fût-elle la plus
raisonnée et la plus consciemment
démocratique -, on est obligé d'écarter de ces droits les non-citoyens,
c'est-à-dire d'autres hommes? Cette
démarche signifie - c'est sa conséquence extrême
- qu'on peut être plus ou moins homme à mesure qu'on est plus ou
moins citoyen, que celui qui n'est
pas un citoyen n'est pas tout à fait un homme. Entre l'homme et le citoyen, une
cicatrice : l'étranger. Est-il tout à fait un homme s'il n'est pas
citoyen?
Une telle formulation volontairement paroxystique,
certes, du problème moderne des étrangers ne présuppose pas nécessairement une revendication anarchiste,
libertaire ou « gauchiste ». Elle signale simplement que, du point de vue
juridique, le problème des étrangers découle d'une logique classique, celle du groupe politique et
de son apogée, l'État-nation. Logique qui,
susceptible de perfectionnement (les
démocraties) ou de dégénérescence (totalitarisme), reconnaît qu'elle repose sur certaines
exclusions et qui, en conséquence, s'entoure d'autres formations -
morales et religieuses, dont elle ne modère pas moins les aspirations absolutistes - pour affronter précisément ce
qu'elle a écarté, en l'occurrence le problème
des étrangers et son règlement plus égalitaire.
Dans l'état actuel de brassage sans précédent d'étrangers
sur le globe, deux solutions extrêmes se dessinent. Ou bien nous allons vers
des États-Unis mondiaux de tous les ex-États-nations : processus envisageable
à long terme et que le développement économique, scientifique, médiatique laisse
supposer. Ou bien le cosmopolitisme humaniste se révèle une utopie, et les
aspirations particularistes imposent la conviction que les petits ensembles politiques
sont les
structures optimales pour la survie de l'humanité.
Vous le constatez, la réponse politique et juridique côtoie immanquablement
les conceptions philosophiques que le monde moderne se fait de
l'étranger, quand elle ne s'en inspire pas. Je vous propose donc de rappeler quelques moments clés de l'histoire de la pensée moderne, qui ont été
nourris par la confrontation de l'homme national avec la diversité des hommes.
III.
Mon ennemi, mon semblable, mon frère
Mais
d’abord : pourquoi cette non-
appartenance au groupe (clan, famille, tribu, nation) qui spécifie l’étranger
porte atteinte à mon identité ? Parce que l’identité est une constituante incertaine, de solidité relative et
fragile, c’est l’appartenance au groupe rassure quand elle ne la constitue pas en définitive. Rappelons-nous le constat
de Marcel Proust : en France la maxime de Hamlet, « Être ou ne pas
être » est devenue « en être ou ne pas en être »- en réplique au
sarcasme de Voltaire :
« on se fait dévot de peur de n’être rien »… Pour l’être parlant que
nous sommes, le groupe (famille ou nation) ne nous garantit pas seulement une
continuité biologique (naturelle). Le groupe construit et abrite le sens,
dimension constitutive et économique (bénéficier des biens de subsistance) de
l’être parlant. De mon langage, de mes valeurs, de ma culture historique le groupe est l’habitat. (le mot grec « éthos », signifie
initialement « habitat »). L’être parlant que je suis habite ses
géniteurs, leur tradition et leur langage sont mon éthos, mon éthique.
On comprend que d’en être (du groupe, de
la famille, de la nation) puisse
agir comme un antidépresseur. La famille et la nation sont mes antidépresseurs
qui- hélas !- dégénèrent vite en passion maniaque destructrice et
autodestructrice. Mais (à cette
l’étape actuelle de l’existence de l’Homo Sapiens), mon identité en a
structurellement besoin et les étrangers mettent, cette identité, en danger,
risquent de la détruire.
Rappelons-nous
quelques stations de cet élan vers
la résorption de l’étrangeté.
Sur notre
continent européen, les premiers étrangers qui nous viennent de la
Grèce archaïque sont des étrangères : les Danaïdes d’Eschyle d’Athènes (5e siècle avant n. e.) dans sa pièce les Suppliantes.
Triplement étrangère car natives d’Egypte, de naissance illégitime et rétives
au mariage, le dramaturge ne trouve d’autre remède pour assurer
accueil politique des Danaïdes dont le tonneau ne se remplit jamais parce qu’il
est troué par définition – fabrication,- que de leur conseiller…. la
supplication : « Sachez céder, les gens ici sont irritables…un langage trop assuré
ne convient pas aux faibles. » Pas de solution, donc, à cette étrangeté
grecque première, sinon l’
intégration-supplication ?
A l’époque
classique, lorsque s’élabore la notion de cohérence civique - la koïnonia -
Périclès demande de tous les citoyens une double ascendance athénienne, paternelle
et maternelle : les étrangers seront barbares et métèques. Rejetés et sauvages, ils fascinent cependant, et
pour Socrate le nom de « Grec » n’est pas celui d’une race mais
« celui d’une culture » : « on appelle Grecs plutôt les
gens qui participent de notre éducation que ceux qui ont la même culture que
nous » (Panégyrique).
Enfin le
cosmopolitisme panhellénique commence lentement à apparaître : en témoigne
la sentence de Ménandre, dont je vous rappelle la traduction latine par
Térence: « Je suis homme et rien de ce qui est humain ne m’est
étranger ». Mais ce sont les
stoïciens, Zénon de Citium ( 3e siècle avant n. e.) et Chrysippe (2e siècle avant n.e.) qui élaborent l’idée d’une conciliation
universelle (oikéiosis),
à traduire aussi comme un « toucher
intérieur », ou dynamisme vital qui met l’humain en connivence avec
lui-même. Il en découlera l’idée romaine de conciliatio et commendatio (Cicéron) ou comitto (Sénèque). D’où ultérieurement les
notion d’amor nostriet de caritas, bases de
la vie consciente chez les stoïciens,
réunissant le genre humain tout entier : caritas generis romani (Cicéron).
Vous le constatez : dès ce moment de
l’histoire, l’étranger en quête d’un pays
qui n’existe pas,- au-travers voire au-delà de la polis - pose son troublant point d’interrogation non seulement sur L’IDENTITE GROUPALE et sa gestion
politique, mais sur l’identité de la personne, et plus fondamentalement sur
l’ETRE lui-même que nous lègue la métaphysique. S’il nous impose de choisir entre la crispation identitaire et la
déconstruction-reconstruction groupale, familiale, nationale, l’étranger ouvre
davantage encore inéluctable question de la transcendance : ce désir de
sens toujours ailleurs, plus haut, plus vite et plus fort, qui sépare, épure et concilie.
Le judaïsme
en propose une autre logique : non pas celle de la conciliation, mais celle de l’élection (élire : « bahar » (jeter un regard), se cristallise en alliance (« bérit »
= engagement, responsabilité et fidélité.) En parlant du point de vue de
l’étranger errant dans son exode, la Torah ne vise pas à résorber la
différence mais, en la considérant
comme irréductible, la Torah vise à estimer l’étrangeté à la fois et sans distinction comme une épreuve et comme une élection. C’est par ce qu’elle est une épreuve (de par sa quête d’un pays qui n’existe
pas, de l’au-delà, de la transcendance), que l’étrangeté est une élection.
N’est-ce pas le sens de l’Alliance que le Deutéronome étend déjà à l’égypte : « Tu n’auras pas
l’Égyptien en abomination, car tu as été hôte en son pays » (XXII, 3-9),
avant l’universalisme des prophètes, d’Amos à Jérémie. Et je n’oublie pas Ruth la Moabite, ancêtre du roi David
lui-même, qui inscrit l’étrangeté à
la racine de la royauté juive.
C’est chez
Paul de Tarse, puis chez saint Augustin, qu’une synthèse de cristallise entre,
d’une part, cette étrangeté
élection qui me pousse au-delà de soi et de la nation, et d’autre part, le
« toucher intérieur », le dynamisme vital de la connivence
gréco-romaine : une synthèse qui nous interpelle aujourd’hui. C’est l’Ecclesia.
L’Ecclesia s’oppose au laos (peuple) par le projet d’une Nouvelle alliance
qui s’adresse avec Paul à la détresse des étrangers de l’Empire romain, mais
avec eux à l’angoisse du sens perdu qui habite l’intimité de chacun, à la
singularité errante des parlants en tant que tels, tous voyageurs de la Civitas Peregrina selon Augustin. Cette nouvelle alliance
sera l’universalité des humaines, au-delà « des peuples », « LE
peuple » de l’Ecclesia.
IV.
Le type idéal historique
Les Lumières françaises, puis les Droits de l’homme et du citoyen tentent d’intégrer - dans le pacte politique lui-même -
cette déconstruction des identités politiques - d’immanentiser l’universel dans le politique: que ce soit à travers de la notion d’une unité du « genre
humain » et des efforts juridiques, sociaux et politiques pour la mettre
en pratique, dès le XVIIIe siècle ; à travers le « vivre
ensemble » dans la diversité des cultures au sein de la globalisation
moderne.
Au retour de la Rencontre interreligieuse pour la
justice et la paix à Assise (octobre 2011), où Benoît XVI a prononcé cette
phrase qui m’a marquée : « Personne n’est propriétaire de la
vérité », j’ai proposé à des amis des Bernardins la création d’un
Cercle Montesquieu, avec la
participation des religieux, prêtres, rabbins, imams et des humanistes pour penser et travailler
ensemble. Pourquoi Montesquieu ? Montesquieu, « le premier penseur
qui a conçu et exprimé la notion de type idéal historique » (selon Ernst
Cassirer) pense la « totalité de l’espèce » et le tissu politique du
globe à partir de la « sociabilité » et de l’ « esprit
général » qui gouverne l’espèce humaine enfin rendue à son universalité
effective. Tout en reconnaissant le
poids national, Montesquieu le transpose et résorbe dans une philosophie
politique sans frontières, intégration maximale du genre humain dans une
idéalité modérée réalisable. En estimant que le sentiment national est déjà en
train de décliner dans le cours de
l’histoire « Si je savais quelque chose qui me fût utile, et qui fût préjudiciable
à ma famille, je la rejetterais de mon esprit. Si je savais quelque
chose utile à ma famille et qui ne le fût pas à ma patrie, je chercherais à
l'oublier. Si je savais quelque chose utile à ma patrie, et qui fût préjudiciable
à l'Europe, ou bien qui fût utile à l'Europe et préjudiciable au Genre humain,
je la regarderais comme un crime », et en pariant sur une société internationale ouverte par le développement du
commerce, dominée par l’Europe et dépendante de la régulation modérée de la circulation des biens et de
l’argent, Montesquieu élabore un rationalisme naturaliste qu’on peut affilier aux stoïciens.
Cependant,
dès cette naissance de la pensée politique moderne se dessine la mise en place
d’un réseau de sécurité qui devait empêcher à ses yeux l’intégration brutale du social et du politique en un ensemble
totalisant qui risque de liquider toute possibilité de liberté. Font partie de ce réseau de
sécurité : la séparation des pouvoirs ; le maintien d’une monarchie
constitutionnelle freinée par une juridiction raisonnable ; le respect du privé, voire du secret dans un tout-social non pas homogène mais maintenu comme une
alliance de singularités (respectant la « faiblesse » et la
« timidité » des sujets) ; désacralisation du politique par une
tentative d’harmoniser les différences irréductibles par un jeu de systèmes et
de strates diversifiés (politique,
social, privé, etc.). Le cosmopolitisme de Montesquieu est à entendre comme un
rejet de la société unie au profit
de la diversité des personnes singularisée et coordonnée.
V.
Homme versus citoyen
Le moins que l’on puisse dire est que le nationalisme
des siècles postérieurs à Montesquieu a confirmé la nécessité de ses mises en
garde et ses réseaux de sécurité.
Dès la Révolution française cependant, et déjà dans l'épochale Déclaration des droits de l'homme et du citoyen (16 août 1789), il apparaît évident combien cet horizon demeure un horizon, mais que la gestion pacifique abandonne subrepticement la notion universelle – les « hommes »- et ses associations politiques » supposées qui doivent mettre en œuvres les droits naturels égalitaires, pour rencontrer l' « association politique » historiquement « essentielle »… la nation. Le paradoxe que nous avons évoqué d'emblée :
Article 1. « Les hommes naissent libres et égaux en droits … »
Article 6. « La loi est l'expression de la volonté générale ; tous les citoyens ont droit de concourir….à sa formation [de la loi]… »
De fait, donc, l'homme «naturel» a beau être universel, dès qu'on le pense comme immédiatement politique, il est national. Ce glissement du raisonnement va conduire, avec le développement économique des sociétés occidentales, à la création des États-nations, et, par dérivation ou déviation, à la flambée du nationalisme aux XIXe et XXe siècles. On notera cependant la précaution, maintes fois taxée d'abstraite - à commencer par Edmund Burke -, qui consiste à dissocier l'être du citoyen national de celui de l'homme universel et naturel. Définis par la Déclaration française qui les réfère à la nature, ces droits de l'homme consistent en « liberté », « propriété », « souveraineté nationale ». Référés à Dieu dans la Déclaration américaine, les droits de l'homme se nomment «vie», « liberté » et « bonheur ». On peut regretter ce dualisme - « homme »/« citoyen » - au sein même de l'exigence maximale d'égalité. On peut critiquer l'imprécision - « divine » ou « naturelle »? - du fondement qui sous-tendait cette égalité humaine. Toutefois, après les expériences terribles de l'histoire contemporaine, on ne saurait qu'admirer l'intuition éthique et politique qui, par-delà la nécessité historique qui consiste à reconnaître l'essence politique nationale des hommes, se réserve un horizon inaliénable, irréductible à celui de la conscience politique nationale et à sa juridiction.
C’est chez Kant que cet universalisme moderne trouve
sa formulation radicale. Dans ses Idées
d’une histoire universelle d’un point de vue cosmopolitique (1784) il
traduit l’ « impératif moral » au plan juridique et pratique, en
envisageant « une relation extérieure légale entre les Etats » et
prône la fédération des droits nationaux dans une
« Grande Société des
Nations »- « une force unie et une décision légale de la volonté unifiée ». Aussitôt énoncé
, le droit universel se heurte à la difficulté majeure : sans instance
transcendantale universelle et supérieure, comment assurer cette « volonté unifiée » , ce
pays au-delà des pays où LES peuples et LES pays intégreraient leurs
« étrangers » qui n’en seraient plus ? Kant lui-même considère son idée extravagante » :
« folle » dit-il, en pensant à l’abée de Saint-Pierre et à Rousseau qui
l’avaient précédé dans cette vision et à « l'insociable sociabilité des
humains. » Il la maintient cependant comme la « seule issue possible
à la détresse ». D’où découlerait cette hospitalité, cette générosité
volontaire ? « Tout simplement… de ce que la Terre est ronde »,
conclut-il pragmatiquement,
naïvement…
La Shoah et les massacres intercommunautaires qui
continuent de plus belle au XXIe siècle témoignent du fait que, malgré les
avancées considérables, l’ « impératif moral », la finitude de la
surface terrestre et les ajustements politico-juridiques du droit international ne parviennent pas à
résoudre les difficultés sociopolitiques des étrangers. Ils sont plus
impuissants encore face à cette poussée vers l’au-delà qui s’empare de chacun de nous, et plus
dramatiquement encore des étrangers qui, exposés aux échecs de l’intégration et aux forces de la désintégration, non
seulement n’adhèrent à aucune supplication, mais lâchent les brides de la pulsion
de vie et basculent dans la pulsion
de mort.
Face à cette absence de « connivence » et de
« conciliation » - nous sommes loin des stoïciens et des tendances pacificatrices du religere comme de
la « volonté unifiée » de Kant - , Ratzinger et Habermas avaient fait
appel à un retour de la foi (« Les fondements pré-politiques de l’Etat
démocratique », 2004). Mais laquelle ? Le dialogue entre les
religions ne semble pas capable de
mettre fin aux massacres entre les croyants, fussent-ils ceux des trois monothéismes, et peut-être encore moins
entre les croyants des trois monothéismes; et la sérénité bouddhiste elle-même n’est pas dépourvue d’explosions contre les adversaires étrangers.
J’ai la faiblesse de penser que le développement des
sciences humaines, et notamment de la psychanalyse, qui ne cessent
d’approfondir leur connaissance de la vie psychique,- contribue de manière
innovante à la refondation de l’humanisme moderne dans sa visée universaliste
et cosmopolite, Et ceci tout particulièrement face aux désarrois identitaires que vivent les étrangers, mais aussi les
nationaux de souche qui les accueillent dans la globalisation numérisée.
VI.
L’inquiétante étrangeté selon Freud
Deux moments capitaux de la découverte de Sigmund Freud (1856-1939) concernent directement notre
propos.
Sa notion de l’ « inquiétante
étrangeté » (Unheimlish)
nous invite à faire face aux réactions passionnelles que suscite l’étranger,
assimilé à l’étrange- à l’angoissant- au menaçant. L’étrange étranger –
auquel nous tournons le dos, que nous rejetons ou persécutons, qui nous menace
ou que notre charité accueille, infantilise ou stimule – l’étrange
étranger n’existe pas en soi, dit Freud en substance. Il réveille des craintes
et des traumatismes qui nous habitent, que nous avons oubliés–refoulés–censurés,
et que la rencontre avec l’autre- plus encore avec l’autre étranger- réveille
et actualise.
Vous ne
pouvez pas éradiquer l’étranger, dit la psychanalyse, chaque singularité comporte et suscite
- dans l’autre - amour et haine ; mais vous pouvez les élucider en vous pour mieux les accueillir chez
les autres. En apprivoisant les
étrangetés, peurs-angoisses-violences-et-rejets
qui vous habitent, en donnant sens à l’étrangeté en vous-même, vous préparez la vie de ce « toucher intérieur » (oikéiosis), conciliation universelle qui préside à l’universalité du « genre humain ». Cette psychisation intime de mal-être que suscite l’étranger, nous invite à un accompagnement
personnalisé des migrants comme des accueillants. Elle ne « résout »
pas le « problème des étrangers ». De toute évidence, cette psychisation ne peut que s’ajouter aux mesures économiques,
juridiques et sociales. Mais en intériorisant l’enjeu politique, elle nous
responsabilise et atteste que l’humanisme universaliste est une expérience
délicate, à refonder au singulier, et de très très longue haleine.
Pour éviter les vœux pieux de l’universalisme
abstrait, il reste un moyen fragile, mais indispensable, à la portée de
chacun : c’est précisément l’accompagnement personnalisé de l’étranger en
nous et des étrangers. Il me parait être une nécessité, dans cette crise de
civilisation qui éclate sous le couvercle de la globalisation, face au malaise des nations heurtées par les
flux migratoires me paraît être une nécessité.
Je prendrai pour vous en convaincre l’exemple extrême
que sont les passages à l’acte mortifères des étrangers (souvent) adolescents : exposés à la désintégration
sociales, à la dépression profonde à et son envers maniaque que sont le fanatisme intégriste et le gangstéro-intégrisme.
VI. L’étrangeté et le mal radical L’Etrangeté
En effet, de nouveaux étrangers inquiètent
désormais la globalisation en général et le pacte républicain en
particulier : les revendications des droits dégénèrent en vandalisme quand ce n’est pas en gangstéro-intégrisme et en fanatisme qui sèment la
mort. Pas vraiment « nouveaux » si l’on pense au nihilisme de la fin
du XIXe siècle et autres explosions suicidaires dévastatrices ? Mais
« nouveaux » parce qu’ils agissent, dans un contexte d’éveil des
spiritualités, au nom d’une poussée vers l’absolu transformée en ce qu’il faut
bien appeler, non plus une « idéalité » (divine ou universaliste
sécularisée), mais une « maladie d’idéalité ». « Nouveaux » parce qu’en résonnance avec les conflits au Proche-Orient. Et parce que mettant au défi le modèle français de la
sécularisation, de la laïcité.
La délinquance des « ados
défavorisés », le fanatisme des jeunes et moins jeunes qui se font kamikazes
pour le compte de l'organisation Daesh, l’État
islamique en Irak et au Levant, la recrudescence de l’antisémitisme
virulent révèle en effet une
phase plus radicale du nihilisme, une phase qui s’annonce en dessous du « heurt
de religions ». Elle concerne tout particulièrement des
jeunes français issus de l’immigration, fragilisés par un milieu familial en
souffrance, par l’échec scolaire et professionnel, désintégrés, désocialisés.
Comme tous les adolescents, ces
adolescents prolongés sont révoltés contre le « système », à la recherche
de reconnaissance, habités par une quête d’idéal, une aspiration paradisiaque.
À cette différence près que leur
ruée vers l’au-delà du mal-être est d’une violence paroxystique qui
opère dans un « moi » sans consistance, et qui de ce fait vole en
éclat. Les idéaux eux-mêmes disparaissent balayés par la plus pulsionnelle des
pulsions, la pulsion de mort résorbant la pulsion de vie. Cette désorganisation
saisit en profondeur les ressorts
de la civilisation, mettant en évidence la destruction du « besoin de
croire » pré-religieux constitutif de la vie psychique avec et pour l’autre.
La psychanalyse s’aventure du côté de cette
désorganisation profonde de la personne- c’est la déliaison (“je” n’existe pas”, “rien qu’une pulsion de déliaison
prête à tout”) ; et la
désorganisation du lien à l’autre -
c’est la désobjectalisation (“l’autre n’a
ni sens ni valeur”), où seule triomphe la malignité du mal, le « mal
radical ».
Qu’est-ce
que le mal radical? Il consiste à déclarer- et à réaliser- la superfluité des êtres humains: leur
mise à mort (Kant, Arendt).
Le mal radical est-il est sans pourquoi? La mystique
et la littérature le disent, à leur
façon. Nous- le pacte politique- ne pouvons pas en rester là. Avec l’expérience
psychanalytique, je ne me contente pas de me révolter non plus. Je cherche les logiques du mal extrême, pour affiner l’interprétation de ce
mal-être, de cette étrangeté, dans le transfert-contretransfert. Nous
découvrons que parmi ces nouveaux
étrangers, certaines personnes- notamment des adolescents- succombent à la
maladie d’idéalité: ils explosent littéralement, incapables de distinguer le dedans et le dehors, le soi et l’autre.
La pulsion de mort résorbe la vie psychique, sans soi et sans autre, ni
« moi » ni « toi », « on » sombre dans la
destructivité aveugle et autodestructrice. Le besoin de croire s’effondre dans
l’empire de la déliaison et de la désobjectalisation, accompagnés d’un plaisir insensé, quand ce n’est pas dans le vide de
l’apathie l’indifférence apparente et trompeuse.
Dans
l’état de guerre entre étrangers qui a façonné l’histoire, les humains ont
toujours essayé de distinguer le « bien » du « mal » qui
résulte des heurts entre valeurs,
elles-mêmes relayant des intérêts
libidinaux divergents ou concurrents. L’Homme
religieux et l’Homme moral s’en sont constitués : plus ou
moins coupables et révoltés, ils en vivent, s’en préoccupent et espèrent les
élucider pour éventuellement s’entendre au lieu de s’entretuer.
À côté de ce mal discutable, il en existe un autre, le mal extrême, qui balaie le sens de la distinction elle-même
entre bien et mal, et de ce fait détruit la possibilité d’accéder
à l’existence d’autrui, au sens et à soi-même. Ces « états limites »
de l’être humain ne se réfugient pas seulement dans les hôpitaux ni sur les divans des
psychanalystes, mais déferlent dans les catastrophes sociopolitiques, dans
l’abjection de l’extermination – telle la Shoah, cette horreur qui défie
l’explication et la raison. Des nouvelles formes de mal extrême se répandent
aujourd’hui dans le monde globalisé, dans la foulée des maladies d’idéalité qui s’étalent dans le gangstéro-intégrisme.
L’audace de l’accompagnement psychanalytique découle
de ce diagnostic. Il place le
psychanalyste au croisement insoutenable où cette désobjectalisation-objectalusation s’exerce et menace, mais aussi peut amorcer une restructuration. Tel est notre
pari, après la découverte de la pulsion de mort et de la malignité potentielle de
l’appareil psychique qui réside dans les maladies d’idéalités. Les maladies
d’idéalités – ces étrangetés – sont une partie intégrante de
l’appareil psychique, elles ne sont pas inéluctables, elles nous interpellent.
Ces maladies de l’âme qui abolissent le besoin de croire et le désir
de savoir de telle sorte que l’être humain, incapable d’investir et
d’établir des liens, dépossédé de “soi » et dépourvu du sens de l’autre, erre dans une absence de
“monde”, dans un non-monde, sans “bien” ni “mal” ni “valeur” quelconque.
Est-ce possible de pousser l’écoute analytique jusqu’à
ces frontières de l’Homo Sapiens, et
de pratiquer encore la psychanalyse dans ces conditions ?
Les démocraties se trouvent devant un défi historique : sont-elles capables
d'affronter cette crise du besoin de
croire et du désir de savoir que le couvercle de la religion ne retient
plus, et qui touche au fondement du lien entre les humains étrangers?
L'angoisse qui nous fige ces temps de débordements sur fond de crise économique
et sociale (cas Mérah, cas Nemmouche,
les deux frères Tsarnaev au marathon de Boston, les
candidats au martyr en Syrie, la décapitation d'Hervé Gourdel en Algérie, etc.), exprime notre l'incertitude devant cet enjeu colossal.
J'ai essayé de vous dire comment elle me concerne. Suis-je optimiste, trop
optimiste ? Je me définirai plutôt comme une pessimiste énergique. Et je
demande: Que faisons-nous? Ne pas démissionner devant le mal, ni même devant le mal extrême. Mais poursuivre
patiemment la recherche – certainement pas d’on ne sait quel équilibre
utopique, mais de ce point fragile
que Pascal définit comme un “mouvement perpétuel”, en écrivant: “Qui a
trouvé le secret de se réjouir du
bien sans se fâcher du mal contraire aurait trouvé le point. C’est le mouvement
perpétuel”.
Et si l’expérience qui nous
manque aujourd’hui pour accompagner ces « nouveaux étrangers » était précisément ce “point”, ce
“mouvement perpétuel”, vers le “secret de se réjouir du bien sans se fâcher du
mal”… Une certaine expérience intérieure…pour accompagner l’étrangeté, fut-elle
la plus explosive.
VII.
Pratiquement…
Pour
conclure, deux constats.
-
L’étranger, qui a pu apparaître comme la chance
ouvrant le groupe à plus de fraternité n’a pas fini de porter ce message pour
plus d’universalisme aux hommes et aux femmes du 21e siècle. Mais le
désarroi de cette élection étrangère s’avère d’une lourdeur qui exacerbe la
fragilité de la condition humaine et aggrave nos quêtes de sens en les transformant en maladies d’idéalité : le
mal radical se répand sous les oripeaux de guerres saintes. Ne fixons pas l’étranger dans sa
condition qu’elle soit prophétique ou barbare: source de questionnement éclairant, mais aussi source de fanatisme mortifère.
Accueillons-le (la) dans sa singularité, ses impasses sont les nôtres, elles nous concernent,
elles sont partageables.
-
L’identité nationale ne s’en ressent pas moins, elle
est en modification accélérée. En France, en cette fin de XXe siècle, chacun est destiné à rester
le même et l'autre : sans oublier sa culture de départ, mais en la
relativisant au point de la faire non seulement voisiner, mais aussi alterner
avec celle des autres. Une nouvelle homogénéité est peu probable, peut-être peu
souhaitable : la rhétorique du FN est réactive, régressive et suicidaire
sans ses apparences consolatrices. Nous sommes appelés, par la force de
l'économie, des médias, de l'histoire, à cohabiter dans un seul pays, la
France, elle-même en voie d'intégration dans l'Europe. S'achemine-t-on vers une
nation-puzzle faite de diverses particularités, dont la dominante numérique
reste pour l'instant française - mais jusqu'à quand?
-
En l'absence d'un
nouveau lien communautaire - religion salvatrice qui intégrerait la masse des
errants et des différents dans un nouveau consensus, « unanimation » spirituelle, autre
que la ruée vers « plus d'argent et de biens de consommation pour tout le monde
» -, nous sommes amenés, pour la première fois dans l'histoire, à vivre avec
des différents en misant sur nos codes moraux personnels, sans qu'aucun
ensemble embrassant nos particularités ne puisse les transcender. Une
communauté paradoxale est en train de surgir, faite d'étrangers qui s'acceptent
dans la mesure où ils se reconnaissent étrangers eux-mêmes. La société
multinationale serait ainsi le résultat d'un singularisme extrême, mais conscient
de ses malaises et de ses limites, ne connaissant que des irréductibles prêts-à-s'aider dans leur faiblesse, une faiblesse dont
l'autre nom est notre étrangeté radicale : une espèce de sacré. Saint Augustin nous invite à le
penser, lorsqu’il écrit :
« Dieu, grâce à qui
nous apprenons que parfois ce que nous
croyions nôtre nous est étranger, et que ce que nous croyions étranger est nôtre parfois. » (Soliloques)
Julia
Kristeva