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Julia Kristeva, été 2013, photo Sophie Zhang |
REVUE DES DEUX MONDES, septembre 2013
POUR UNE REFONDATION
DE L’HUMANISME
› Entretien avec Julia Kristeva
réalisé par Aurélie Julia
S’il fallait
trouver un fil rouge dans l’immense œuvre de Julia Kristeva, une citation de
Marcel Proust serait peut-être l’une des réponses possibles : « Je m’apercevais
que, pour exprimer ces impressions, pour écrire ce livre essentiel, le seul
livre vrai, un grand écrivain n’a pas, dans le sens courant, à l’inventer
puisqu’il existe déjà en chacun de nous, mais à le traduire. Le devoir et la tâche
d’un écrivain sont ceux d’un traducteur. (1) » L’homme est un texte écrit par
son milieu, sa famille, la société, le temps, explique Julia Kristeva ; les
signes qui constituent ce texte ne sont pas tous immédiatement disponibles ;
certaines étrangetés requièrent un décryptage. Comment, à partir de cette
certitude, déchiffrer une expérience intérieure ? La question, qui anime le
parcours d’une grande figure intellectuelle depuis les années soixante-dix,
invite à croiser plusieurs disciplines : psychanalyse freudienne, philosophie,
linguistique, sémiologie, Julia Kristeva ne cesse d’étendre son champ de
réflexion. Le religieux et le féminisme s’ajoutent à ses domaines de recherche.
Dans son désir de faire dialoguer les savoirs, la philosophe interroge sans relâche
; problématiser devient chez elle un art de vivre.
« Je suis
devenu question à moi-même », déclarait saint Augustin. La liberté est-elle
d’ailleurs autre chose qu’une interrogation perpétuelle ?
Les travaux
de Julia Kristeva s’articulent notamment autour des états de crise –
crise du politique, du social, de l’intime ; tous génèrent des actes qui,
chacun à leur façon, mettent en péril le sujet. Pour saisir les causes des
bouleversements anthropologiques contemporains, la grande dame emprunte la voie
de la psychanalyse, qu’elle considère comme « un humanisme élargi et lucide ».
Toutefois, prévient-elle, cette science permettra de comprendre les vastes et
profondes mutations culturelles de nos sociétés, si elle se réinvente
continuellement. Il en va de même pour l’humanisme : le mouvement intellectuel
qui porta la France pendant des siècles sera une réponse s’il est constamment
refondé.
Aurélie Julia
Revue des Deux Mondes – La Revue des Deux Mondes publiait en septembre 2011 « Oser
l’humanisme », un texte que vous aviez prononcé au Parvis des Gentils six
mois plus tôt. Pourquoi et comment cette question de l’humanisme est-elle
redevenue pertinente ?
Julia Kristeva – Le Parvis des Gentils est un forum de dialogues et
d’échanges entre croyants et non-croyants lancé par Benoît XVI en mars 2011.
J’avais écrit il y a quelques années Cet
incroyable besoin de croire (2). Fin 2011, Benoît XVI a organisé les Journées
pour la paix et la justice dans le monde à Assise. Pour
la première fois, cette rencontre œcuménique regroupant toutes les religions de
la terre a invité une délégation de non-croyants, au nom de laquelle je suis
intervenue avec « Dix principes pour l’humanisme du XXIe siècle », texte que
j’ai prononcé devant une assemblée presque entièrement masculine, bigarrée,
costumée, coiffée de mille et une façon, une vraie cour des miracles. Dans son
discours, Benoît XVI a salué notre présence innovante et, comme il se doit de
la part d’un pape, nous a décrits en proie à la souffrance, puisque nous
n’avions pas trouvé, selon lui, le vrai Dieu. Inquiétude dans les rangs des
non-croyants ! Très vite, néanmoins, le philosophe qu’il est, grand lecteur de
Nietzsche et Heidegger, a relevé que pour nous (il me semble que c’était aussi
le sens de mon intervention), la vérité est un « chemin », une « interrogation
permanente », une « lutte intérieure ». Et il s’est adressé aux croyants, nous
donnant en quelque sorte en exemple, et leur enjoignant de ne jamais oublier
que « personne n’est propriétaire de la vérité ». L’oublierait- il, le monde
irait immanquablement à la guerre, il n’y aurait jamais de paix. Nous ne pouvions que souscrire à ces paroles, et constater que nous
assistions à un acte politique majeur pour l’humanisme européen et sa
continuelle refondation. À mon retour en France, dans le contexte d’une recrudescence
de l’antisémitisme, du racisme, de l’islamophobie, avec l’affaire Merah (3), mais aussi le sentiment d’incompréhension que
partagent les catholiques, je me suis interrogée, avec des responsables du
Collège des Bernardins, sur la suite à donner à cette rencontre exceptionnelle
d’Assise. Ainsi est né le projet de créer le groupe de réflexion Montesquieu,
avec la participation des représentants des principales traditions religieuses
de France et des non-croyants, des hommes et des femmes venus des universités
et des médias. Nous essaierons de mener des débats approfondis sur les divers
aspects des conflits identitaires, qui nous conduiront à des prises de
positions concrètes dans le vif de l’actualité. Le groupe n’en est qu’à ses
débuts, et d’ores et déjà il comprend aussi des femmes comme les philosophes
Blandine Kriegel et Élisabeth de Fontenay ou la
rabbine Delphine Horvilleur. Nous échangerons avec
les experts qui travaillent sur le projet d’un enseignement laïc de la morale à
l’école. J’aimerais aussi que l’on invite Mme Latifa Ibn Ziaten,
la mère d’une des victimes de Merah. Vous le voyez,
ces réflexions sur la nécessité de refonder une éthique scandent le temps de
mon écriture et de mon engagement : elles sont aujourd’hui insérées dans Pulsions du temps (4), un recueil qui
propose une réflexion sur la temporalité. Pourquoi ? Née bulgare, de
nationalité française et d’adoption américaine, je me considère comme une
citoyenne européenne ; j’ai vécu les conséquences de deux grandes catastrophes
du XXe siècle, la Shoah et le goulag ; j’ai assisté au retour messianique d’un
certain nombre d’espoirs liés à la perspective d’une démocratie pour tous ; je
vois aujourd’hui un nouveau réveil du religieux. Dans cette historicité, ce qui
me semble le plus vivant et peut- être le plus à même de répondre à la crise
endémique, appartient à notre héritage culturel. Il ne s’agit pas d’un retour
aux sources : les « sources » en tant qu’« origines » et « vérité » ont été
déconstruites, elles ne nous parlent plus. Saint Augustin, déjà, invitait à un
« retour rétrospectif », soit à une mise en question et une problématisation de
la tradition. Mais cette vision me paraît consubstantielle à la culture européenne.
Nous la trouvons dans la pensée philosophique grecque, dans le dialogue
platonicien, le deux-en-un ; d’une autre façon aussi dans l’histoire biblique :
les talmudistes ne cessent d’interroger le « Je suis ce qui est/était/sera » de
Yahvé à Moïse ; elle imprègne enfin la conception que je me fais de
l’humanisme, qui n’est pas le culte de l’Homme « majuscule » à la place de
Dieu, ou un théomorphisme, mais tout simplement (si
l’on peut dire) l’évolution de la philosophie depuis les deux derniers siècles
qui « pose un grand point d’interrogation à l’endroit du plus grand sérieux »
(selon la formule de Nietzsche), c’est-à-dire à l’endroit de Dieu. Tout le
voyage effectué par ma génération autour de la phénoménologie, en passant par
le marxisme, le freudisme, la linguistique, le structuralisme et la
psychanalyse, m’a conduite à interroger l’héritage et les solutions politiques
des crises humaines et sociales ; il m’a également conduite à m’intéresser au
microcosme de l’humain et à l’histoire des religions.
Revue des Deux Mondes – Que devient l’humanisme à
l’intérieur de tout cela ?
Julia Kristeva – Un événement s’est produit en Europe – et nulle
part ailleurs – qui a « coupé le fil d’avec la tradition religieuse »,
disent en substance Tocqueville et Hannah Arendt. Cet événement inouï a pris
effet parce qu’il a été préparé par la tradition grecque, juive et chrétienne.
« Dieu est mort » peut ouvrir la phase moderne du nihilisme avec ses deux
visages. D’un côté ceux qui espèrent se passer d’une éthique : ils font du fait
politique un moralisme compréhensif, géré par la « Sécu » qui veille sur la
solidarité possible ou impossible en période d’austérité, et par le juridique,
supposé capable de donner une feuille de route pour tous. De l’autre ceux qui
font de la religion un outil sinon une arme politique, car c’est ainsi que se
développent aujourd’hui les fondamentalismes et les intégrismes ; mais,
prévenait déjà Hannah Arendt, ceux qui utilisent Dieu pour des buts politiques
sont autant, sinon plus, nihilistes que les nihilistes déclarés. Sommes-nous
dès lors dans des conflits entre les religions, qu’accompagnent les heurts
entre les codes moraux traditionnels et leur déni par les libertés sans frein
octroyées par l’essor des sciences et des techniques ? Ou dans le croisement
et l’élucidation du besoin de croire et de son relais qu’est le désir de savoir
? Telle est LA question du XXIe siècle. Impossible d’y répondre sans refonder
continûment cet autre espace de pensée et de vie qui s’est détaché d’elle,
celui précisément de la sécularisation ou de l’humanisme. Il s’est construit en
Europe, clairement depuis la Renaissance et le XVIIIe siècle, avec Érasme,
Diderot, Voltaire, Rousseau, Goethe et beaucoup d’autres rebelles, jusqu’à
Freud et ses successeurs qui inspirent ma réflexion. J’entends par « humanisme
» un travail infini, exorbitant et de longue haleine, de « transvaluation des
valeurs », dans le sens que Nietzsche donnait à ces mots. Il s’agit en effet de
prendre au sérieux la crise qui secoue le monde et qui, loin d’être seulement
économique, politique et sociale, est une crise existentielle qui nous
confronte à l’inconnue majeure : qu’est-ce qu’un homme ? Qu’est-ce qu’une femme
? En écho à Beauvoir, j’avais écrit : « On naît femme, mais je le deviens. »
J’ajoute : « On naît humain, mais je le deviens. » Comment ? La réponse sans
fin à cette question est à mon sens associée à la crise actuelle, la crise de
l’Homo sapiens. Il s’agit d’une crise des identités sexuelles, ethniques,
raciales, nationales, religieuses, familiales… Elle sollicite bien sûr les
sciences humaines, qui se développent suite à la décomposition du continent
théologique depuis plus de deux siècles. Mais cette réponse dépend tout autant
de notre possibilité ou non de créer de nouveaux langages : nouvelle
littérature, nouvelle danse, nouvelle peinture... À l’aube de la Renaissance,
Dante Alighieri (1265-1321) dans sa Divine comédie (chant I, 69) cherche un
langage capable d’outrepasser l’humain : de « transhumanar », dit-il en créant
un néologisme dans son « style nouveau ». Face à la crise profonde dont
témoigne l’actualité, une religion – ni ancienne ni nouvelle – ne
peut pas nous sauver. La refondation continue de l’humanisme me paraît être le
geste radical dont a besoin la nouvelle comédie humaine, le geste radical d’un
« transhumanar » dont l’humanité a besoin. Nous ne
savons pas ce que sera cette nouvelle humanité qui se prépare dans les
laboratoires de clonage et le ventre des mères porteuses, les pulsions de mort
des adolescents en déshérence et les ruées des internautes vers les
supermarchés de spiritualités. Mais j’entends sur le divan la révolte de mes
analysants : une nouvelle espèce d’« enragés », comme on disait en mai 1968,
qui veulent l’impossible : ils réévaluent une région intime du continent
religieux, l’expérience intime. J’écoute la déliaison des adolescents en manque
d’idéaux, incapables de distinguer le « bien » du « mal », nouveaux acteurs du
mal radical, ce vivier fécond du « gangstéro-islamisme
» : souvenez-vous de l’affaire Merah ; de ces jeunes
qui ont tué un militaire à Londres le 22 mai 2013 ; du garçon qui a poignardé
un soldat à la Défense trois jours plus tard. Je regarde les médias qui
s’inquiètent puis se complaisent à nous abreuver des « parts d’ombre » d’hommes
politiques pris dans des affaires au sommet de l’État. Au risque de vous
paraître apocalyptique, je prétends que nous assistons aujourd’hui à des phénomènes
extrêmement inquiétants qui touchent aux limites de l’humain. Si nous ne sommes
pas capables de les regarder en face, de les élucider, d’accompagner et de
dépasser, nous ne pourrons pas construire cette nouvelle version de l’humanisme
qui nous demande d’outrepasser l’humain en crise endémique. De l’outrepasser
toujours, constamment. Il ne s’agit pas de forger des programmes volontaristes
mais de réévaluer la mémoire des codes moraux qui nous précèdent, et de sonder
le mal-être psychosexuel et social de ces acteurs politiques nouveaux, eux
aussi en crise. J’ai employé à escient les termes « déconstruction de l’humain
», ou « crise de l’humain » car ils attirent l’attention sur le fait que l’Homo
sapiens est parvenu à une certaine limite, et que néanmoins nous avons aussi la
capacité d’en être conscients et de penser cette situation. Le fait était
peut-être sous-jacent dans le passé, mais aujourd’hui, avec nos sociétés hyperconnectées, tout devient très visible et très violent
parce que les moyens de satisfaction sont très violents (mafia, toxicomanie,
armes, religions agressives) et parce que les besoins de satisfaction sont
boostés par l’image et par l’hyperconnexion. Il
s’agit d’une phase radicale du nihilisme. Est-ce une raison de désespérer de
notre époque ? Je suis une pessimiste énergique.
Revue des Deux Mondes – La déshérence des adolescents
touche tous les pays européens. Quelles en sont les causes ?
Julia Kristeva – Vous évoquez les neet (not in education, employment or training,
selon la terminologie européenne). On dénombre en France 1,9 million de jeunes
gens qui n’ont pas d’emploi, ne suivent pas d’études ni de formation. Beaucoup
d’entre eux sombrent dans des conduites délinquantes et de violence extrême.
Leurs actes supposent une destruction de la personnalité qui touche
essentiellement des jeunes issus de populations déplacées, immigrées, non
intégrées et qui traversent de graves crises familiales. Mais cette déshérence
n’épargne pas les adolescents des beaux quartiers : anorexie, toxicomanie,
cleptomanie, suicide… Le besoin d’idéalité est immense chez l’adolescent, et
cette idéalité le constitue en tant que sujet croyant – ce n’est pas le
cas de l’enfant qui est joueur et curieux. L’enfant-roi qui sommeille dans
l’infantile de chacun de nous est un « chercheur en laboratoire » : avec tous
ses sens éveillés, il cherche à découvrir d’où viennent les enfants.
L’adolescent, au contraire, est un croyant. Nous sommes tous des adolescents
quand nous sommes des passionnés de l’absolu. Adam et Ève, Dante et Béatrice,
Roméo et Juliette en sont le blason ; nous sommes tous des adolescents quand
nous sommes amoureux. Néanmoins, nos pulsions et désirs étant ambivalents, sado-masochistes, cette croyance que « l’objet idéal »
existe est continûment menacée, quand elle n’est pas mise en échec. Alors, la
passion en quête d’objet s’inverse en punition et auto- punition : vous avez la
déception-dépression-suicide, quand ce n’est pas, sous une forme plus
régressive et somatique, le syndrome anorexique, voire, dans un contexte
politique adéquat, la poussée destructrice de soi-avec-l’autre,
j’ai nommé le syndrome du kamikaze. Parce que l’adolescent croit que l’idéal
existe (partenaire amoureux, profession, idéologie), il en éprouve cruellement
l’impossibilité. Dès lors, structurée par l’idéalisation, l’adolescence est une
maladie de l’idéalité : soit l’idéalité manque à l’adolescent, soit celle dont
il dispose dans un contexte donné ne s’adapte pas à la pulsion post-pubertaire,
et à son besoin de partage avec un objet absolument satisfaisant. Toujours
est-il que l’idéalité adolescente est nécessairement exigeante et en crise :
elle se révolte contre les normes idéales et impossibles. La croyance
adolescente côtoie inexorablement le nihilisme adolescent. Pourquoi ? Puisque
le paradis existe (pour l’inconscient), mais qu’« il » (ou qu’« elle ») me
déçoit (dans la réalité), je ne peux que « lui » en vouloir et me venger : la
délinquance s’ensuit. Ou bien, puisque ça existe (dans l’inconscient), mais
qu’« il » (ou qu’« elle ») me déçoit ou me manque, je ne peux que m’en vouloir
et me venger sur moi-même contre lui (ou elle) : les mutilations et les
attitudes autodestructrices s’ensuivent. Les civilisations dites primitives
avaient des rites d’initiations pour satisfaire ces maladies d’idéalité et les
canaliser. On connaît les jeûnes du christianisme notamment médiéval, qui
absorbaient et héroïsaient les conduites anorexiques. Plus tard, un genre
littéraire, le roman, s’est construit comme le récit initiatique d’un héros
adolescent, amoureux et aventurier. Les idéologies romantiques du XIXe siècle,
les révolutions prolétaires ou tiers-mondistes du XXe offraient leurs ports
d’attache aux épris d’idéaux. La sécularisation est la seule civilisation qui
manque de rites d’initiation pour les adolescents qui ont existé depuis la
préhistoire et existent dans les religions constituées. Serait-ce parce que
nous nions ce besoin d’idéalité ?
En partageant
le syndrome d’idéalité spécifique à l’adolescent, le psychanalyste a une chance
de lever les résistances et d’amener l’adolescent à un processus analytique
auquel l’adolescence se montre rétive.
Revue des Deux Mondes – Quel regard portez-vous sur
les mouvements de révolte tels les Indignés, les « printemps arabes », les
révoltes en Turquie, en Syrie ?
Julia Kristeva – Ces mouvements sont très complexes et, à l’heure
actuelle, il semble qu’ils débouchent sur un marasme économique que les Frères
musulmans sont les seuls à pouvoir gérer, hélas, avant qu’un coup d’État ne les
chasse, en attendant que d’éventuelles forces laïques et libérales puissent
mûrir et agir de manière cohérente. Je n’ai aucune compétence pour commenter la
complexité de cette situation, apparemment bloquée. Mais je voudrais insister
sur le sens de la révolte qui fait partie aussi de notre tradition européenne
et de cette refondation nécessaire de l’humanisme qui me préoccupe. Ainsi que
sur des impasses des révoltes dans le contexte de la globalisation.
Depuis au
moins deux siècles, le terme complexe et riche que fut initialement le mot «
révolte » a revêtu une signification politique (notons, au passage, que les
très anciennes formes wel et welu indiquant un acte volontaire, artisanal, aboutissant à la dénomination d’objets
techniques de protection et d’enveloppe, ont donné les sens de « retour », « découvrement », « mouvement circulaire des planètes », la «
volte-face » italienne, le « volume » d’un livre, le « vaudeville » français et
jusqu’à la Volvo roulante des Suédois). Nous entendons aujourd’hui par révolte
une contestation des normes, des valeurs, des pouvoirs déjà établis. Depuis la
révolution française, la « révolte politique » est la version laïque de cette
conscience vivante lorsqu’elle essaie de rester fidèle à ses angoisses et à ses
libertés ; la révolte est notre mystique, synonyme de dignité. Mais quelque
chose a changé depuis la crise endémique. Pour la première fois dans
l’histoire, nous nous apercevons qu’il ne suffit pas de remplacer les anciennes
valeurs par des nouvelles. Il n’y a pas de « solution » parce que toute
solution (le free market, la consommation, la
sécurité, l’hyperconnexion), qui devient une « valeur
» et prétend remplacer les anciens remèdes (la charité, la lutte des classes),
se fige à son tour en dogmes et impasses, potentiellement totalitaires. Sous la
pression de la technique, de l’image et de l’accélération de l’information,
nous oublions que l’être parlant est véritablement vivant à condition d’avoir
une vie psychique. Or celle-ci n’existe que si elle est une perpétuelle remise
en question de ses normes et pouvoirs, de sa propre identité sexuelle,
nationale, linguistique ; de ses désirs, de ses souffrances, de ses amours et
de ses haines. C’est l’homme et la femme révoltés, dans leur inquiétude de
chercheurs, qui sont en prise avec le malaise dans la civilisation, pas les
appareils politiques. Je pense à ce président d’université en Argentine qui m’a
dit vouloir transformer des jeunes des quartiers sinistrés… en chercheurs.
Qu’ils fassent des recherches sur le pourquoi et le comment de la drogue, du
trafic d’armes, de la prostitution dans leur zone. Cet homme avait fait sa
thèse sur Maître Eckhart, un mystique du XIIIe-XIVe siècle qui demandait à Dieu
de le laisser libre de Dieu…
En somme,
avant de faire la révolution dans la cité, faisons la révolution en nous-mêmes!
Les moyens en sont multiples. En tant qu’analyste, je considère que la
psychanalyse est évidemment l’un d’entre eux. Mais l’expérience artistique, la
redécouverte des expériences religieuses du passé, même quand on est athée, en
sont d’autres.
Les
protestataires ont l’impression de se révolter contre la norme, contre les
riches, contre l’obscurantisme, contre les dictateurs (les Femen),
contre les non-musulmans (les djihadistes)… Mais, franchement, contre qui se
révolter si les pouvoirs sont dépendants de la finance globalisée ou
totalitaires (ou les deux à la fois), si leur gestion manque de cap ou de
vision, si les pouvoirs sont incapables de gestions, de discussion, de remise
en question ? Et qui va se révolter si les opposants sont réduits à la liberté de
zapper, « personnes patrimoniales » au mieux, propriétaires de peu et comme
dépossédés de ce qui fut jadis le « for intérieur » ?
À y regarder
de près, souvent ce n’est pas une personne qui se révolte, mais une
irrésistible poussée qui éclate, un reste de désir résorbé par la pulsion de
mort elle-même, qui explose la personne et ce qui fait obstacle à son
assouvissement absolu ; celle-ci se met en danger, elle est prête à s’exploser
pour faire exploser autrui. Nous sommes dans le déchaînement d’une pulsion de
mort. Je reviens à ces déchaînements de la violence qu’on appelle à tort «
révolte », alors qu’il s’agit au contraire d’une phase des plus radicales du
nihilisme, qui s’annonce en dessous du « heurt de religions ». Cette explosion
de violence est plus grave, parce qu’elle saisit davantage en profondeur les
ressorts de la civilisation, révélant la destruction de ce « besoin de croire » préreligieux, constitutif de la vie psychique avec et
pour autrui. Le gangstéro-intégrisme adolescent fait
brusquement apparaître que désormais le traitement religieux de la révolte se
trouve lui- même déconsidéré, insuffisant à assurer l’aspiration paradisiaque
de ce croyant paradoxal, de ce croyant nihiliste, forcément nihiliste, parce
que pathétiquement idéaliste, qu’est l’adolescent désintégré, désocialisé. La
psychanalyse s’aventure du côté de cette désorganisation profonde de la
personne – la déliaison (« je » n’existe pas) et du lien à l’autre
– jusqu’à la désobjectalisation (« l’autre n’a
ni sens ni valeur »), où seul triomphe la pulsion de mort, la malignité du mal.
Nous voilà confronté d’une nouvelle façon au « mal radical ». Qu’est-ce que le
mal radical ? Il consiste à déclarer la superfluité des êtres humains et à
réaliser leur mise à mort (Kant, Arendt). Le mal radical est-il sans pourquoi ?
La mystique et la littérature le disent, à leur façon aussi. Le pacte politique
ne peut pas en rester là. Avec l’expérience psychanalytique, je cherche les logiques
du mal extrême pour affiner l’interprétation dans le transfert-contretransfert.
Nous découvrons que, suite à des désintégrations familiales et des défaillances
sociales, le besoin de croire chez certaines personnes s’effondre dans l’empire
de la déliaison et la désobjectalisation, accompagnés
d’un plaisir insensé ou dans le vide de l’apathie. Il nous faut ici faire une
distinction. Oui, il existe un mal qui résulte des heurts entre valeurs,
elles-mêmes résultant des intérêts libidinaux divergents ou concurrents, et qui
sous-tendent nos conceptions du bien et du mal. L’homme religieux et l’homme
moral s’en sont constitués : plus ou moins coupables et révoltés, ils en
vivent, s’en préoccupent et espèrent les élucider pour éventuellement s’entendre au lieu de s’entretuer.
À côté de ce
mal, il en existe un autre, le mal extrême, qui balaie le sens de la
distinction entre bien et mal, et de ce fait détruit la possibilité d’accéder à
l’existence d’autrui au sens de soi-même. Ces états limites ne se refugient pas
dans les hôpitaux ni sur les divans, mais déferlent dans les catastrophes
sociopolitiques, dans l’abjection de l’extermination – telle la Shoah, cette horreur qui défie l’explication et la raison.
Mais des nouvelles formes de mal extrême se répandent aujourd’hui dans le monde
globalisé, dans la foulée des maladies d’idéalité. La psychanalyse
contemporaine – car il existe une recherche bien vivante en elle –
essaie d’entendre jusqu’à ces frontières de la déshumanisation. La République se
trouve devant un défi historique : est-elle capable d’affronter cette crise du
besoin de croire et du désir de savoir que le couvercle de la religion ne
retient plus, et qui touche au fondement du lien entre les humains ? L’angoisse
qui fige le pays en ces temps de « débordements » sur fond de crise économique
et sociale, exprime notre incertitude devant cet enjeu colossal.
Revue des Deux Mondes – Nous avons récemment
rencontré un jeune professeur d’hypokhâgne ; il enseignait Balzac à ses
étudiants. « Mes élèves veulent une méthode, une boîte à outils pour approcher
l’œuvre de l’écrivain, comme si la Comédie
humaine fonctionnait sur le mode d’un iPhone », expliquait-il. Serions-nous
là aussi dans une certaine forme de déliaison ?
Julia Kristeva – Ces jeunes se trouvent dans un no man’s land, sans filet : le Web n’est
pas un support mais un miroir virtuel et troué, il aspire et vide, noue ou
abandonne, mais ne permet pas de se construire une identité ni un monde. D’où
la quête d’un ouvre-boîte pour obtenir une adaptation. L’internaute consomme
des informations, des données, il réduit quand il n’annule pas ses aptitudes de
compréhension d’un sens et manque de temps pour se l’approprier et
problématiser. Sans espace à soi et sans temps, il se précipite vers la
dernière mode de boîtes à outil et vers les grandes surfaces des spiritualités.
Lors d’une conférence tenue à Louvain en avril 2013, j’ai repris mes réflexions
sur le besoin de croire et le désir de savoir, deux éléments fondamentaux de la
psyché humaine. Le besoin de croire n’est pas assouvi dans nos civilisations
sécularisées ; les jeunes sont bouddhistes un jour, taoïstes le lendemain, puis
ils prennent un zeste d’islam, une pincée de catholicisme… Ce patchwork
religieux est regardé par les sociologues comme un baume temporaire qui calme
le besoin de croire ; c’est sur ce terrain de demande insatisfaite que
l’intégrisme fait son marché.
Revue des Deux Mondes – En vous écoutant, on se dit
que seul un Européen peut tenir votre langage, dans lequel les questions de la
loi et du sens sont problématisées. L’Europe autorise l’« être ou ne pas être »
d’Hamlet. Mais comment fabriquer l’autorité nécessaire au bon fonctionnement de
la vie quotidienne lorsque nous ne cessons de la questionner ?
Julia Kristeva – L’analyste freudien, qu’il soit un homme ou une
femme, explore, j’ose le dire, plus que jamais et même mieux qu’ailleurs, les
espaces psychiques de nos contemporains ; il sait que la capacité de faire sens
(parler, fixer l’attention, raisonner, penser, créer) nécessite une
cohésion-cohérence-identification-unification. Nous y voilà, il y a de l’un ;
il en faut, de l’un, pour que cela parle et fasse du sens. Serait-ce ce que les
monothéismes célèbrent, accentuent, exagèrent, capitalisent, en en usant et
abusant ? Le rôle du père, dans la famille patrilinéaire traditionnelle, serait
de garantir et d’optimaliser cette fonction, cette émergence. Père aimant de
l’identification primaire ; puis père sévère des interdits et de la loi. Avec
la mère et son érotisme reliant… Avec les analysants que nous écoutons
aujourd’hui, et plus encore avec ces symptômes de déliaison et de désobjectalisation qui portent au mal extrême, nous
rencontrons une nouvelle version du paternel. Ni animal totémique, ni Laïos et
Œdipe, ni Abraham et Isaac, ni Jésus et son père abandonnique et ressuscitant.
Dans l’amour-haine du transfert, le père est non seulement aimé et haï, mis à
mort et ressuscité, mais littéralement atomisé sur nos divans et néanmoins
incorporé par l’analysant. Comme dans la scène primitive ? Peut-être, si l’on
pense à l’explosion des identités et des normes où l’accouplement de l’homme et
de la femme rompt la communauté et se relie au zénith de la re-naissance, de la procréation.
C’est cette
dissolution-recomposition permanente, affinité de la vie avec la mort, dont
l’analyste se veut le garant, qui rend possible l’analyse des toxicomanies,
somatisations, criminalités et autres borderlines. Le sujet de ces « nouvelles maladies de l’âme »
en ressort avec une identité paradoxale, qui n’est pas sans évoquer le
mouvement brownien de ces drippings de Pollock, intitulés One. Cela tient, dans le
seul geste de la dispersion et de la pluralité.
Où donc est
passé l’un si le commencement/autocommencement est
une dissémination ? Suis-je encore Un lorsque j’analyse ou suis analysant ?
Assurément oui, mon identité existe (« Il y a de l’un ») mais demeure
indécidable, privée d’un centre immobile et dégagée d’une répétition mortifère.
Un peu comme une musique sérielle, ou comme une danse improvisée qu’un ordre
sous-jacent cependant soutient, dans l’ouvert. Ni « père mort » ni « Führer »,
l’autorité ne disparaît pas pour autant dans la cure analytique. Ni dans une
société recomposée et en mutation. Elle se dissémine dans l’ajustement
permanent des deux parents sur cette autre scène de la fécondité par le
recommencement qu’est l’action d’élever, d’éduquer, de transmettre (à) leur
progéniture.
Je n’ai pas oublié le mariage pour tous.
Il ne sera pas le vœu pieux d’une République coupée en deux, divisée entre les
« modernes » et les « tradi » : d’un côté les gays
– les recomposés –, procréation médicalement assistée, gestation
pour autrui, etc., et de l’autre les nostalgiques de la norme. Un véritable
manteau d’Arlequin se dessine plutôt, les improvisations des uns empruntant aux
modèles des autres, et vice versa, interférant, innovant, désastreux et
festifs, avec des parentalités singulièrement spécifiques. Il importe
d’accompagner chaque projet de famille, adoption, filiation, d’une attention
personnalisée, au cas par cas. Comme toujours ? Plus que jamais.
Entre la famille biblique et la famille
chinoise dont les pérennités se disputent le destin du millénaire à venir, il
n’y a pas d’autre choix pour l’Europe et l’Amérique. Sans céder à la tentation
d’une politique de la psychanalyse (qui serait une négation de sa déontologie),
la psychanalyse est peut-être la seule à pouvoir répondre à cette urgence : non
pas la disparition, mais la dissémination de l’un dans des singularités
incommensurables. Si nous en sommes persuadés, nous arriverons à nous faire
comprendre.
JULIA KRISTEVA
1. Marcel
Proust, À la recherche du temps perdu,
tome III, le Temps retrouvé,
Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1954, p. 895.
2. Julia
Kristeva, Cet incroyable besoin de croire,
Bayard, 2007.
3. Mohammed Merah (1988-2012) était un terroriste islamiste
franco-algérien ayant perpétré des tueries en mars 2012 à Toulouse et à
Montauban.
4. Julia
Kristeva, Pulsions du temps, Fayard,
2013.