Le Figaro du 3 août 2009

 

Julia Kristeva

Réhabiliter la culture dans une nouvelle philosophie politique

 

 Une quatrième crise se confirme, sous-jacente aux crises financières, économiques et sociales; la crise métaphysique, philosophique, existentielle. L'encyclique papale elle-même en appelle à une "nouvelle synthèse humaniste" . Et l'évidence s'impose: la recherche de l'introuvable «autre modèle» est indissociable de la réhabilitation de l'expérience culturelle et de sa place dans la vie de chacun, comme dans le pacte communautaire.

Invités par les médias, les philosophes ne manquent pas de s'en préoccuper. Certains proposent de repenser la situation des humains dans l'écosystème, de stimuler le désir de (se) changer en changeant de vie pour « changer la vie» (faire en somme de la psychanalyse en public?). D'autres rêvent de réinventer la «fraternité» (comme si elle ne s'était pas effondrée dans le goulag et la Shoah!), voire de recréer l'homme lui-même, enfin débarrassé de la démocratie, de l'émancipation et de la politique, pour le réconcilier avec la mystique ou l'esthétique. Autant de preuves, s'il en fallait, que la chouette de la philosophie esquive la bataille et se lève à la fin de la nuit, un peu trop tard à mon sens.

Après deux guerres mondiales et quelques guerres froides, devant le spectre lancinant des heurts des religions, le début du troisième millénaire paraît tenté par un dirigisme soft qui se croit capable de résorber conflits et divergences. La politique dite de l'« économie responsable» s'efforce par exemple de moraliser le libéralisme, mais c'est en rejetant les plus fragiles dans une révolte sans espoir, et en refoulant dans le mal-être psychique ceux qui ne s'adaptent pas au spectacle.

L' « obamanisation de l'Europe» procède du même calcul: verra-t-on le rapprochement entre le Vieux Continent et les USA, ou la neutralisation de l'UE dans l'"unilatéralisme mou" sonnerait-elle le glas de la "gouvernance multipolaire" ? En Europe même, l'"ouverture" de l'omniprésident Sarkozy et le pragmatisme de la chancelière Merkel d'une part, leur « sécuritarisme » commun de l'autre, ne phagocytent-ils pas aussi bien la social-démocratie que l'extrême droite, que le mitterrandisme avait déjà mis à mal en digérant l'Union de la gauche et en instrumentalisant le Front national ?

Dans ce contexte, une nouvelle philosophie politique est à inventer: elle ne saurait se contenter d'atténuer ou d'attiser le bipartisme et les clivages sociaux qui ont balisé les modèles politiques depuis Hobbes et Locke, jusqu'au début du troisième millénaire. Sans déconsidérer la politique parce qu'elle serait inapte aux interrogations cruciales, sans l'en exclure non plus: l'action politique a besoin de poumons capables de lui redonner un souffle nouveau, face aux impératifs des lois de la nature, aux expériences singulières, aux besoins de croire et aux désirs de savoir. Écologie, santé, civisme, frontières du vivant, vulnérabilités insurmontables, multitudes des expressions culturelles: entre le législatif et l'exécutif, l'espace politique est à rebâtir, pour que ces impératifs de la vie dans sa complexité, rendus désormais universellement accessibles par les avancées de la démocratie, puissent être interrogés, protégés et développés.

Chargé d'une mission qui consiste à prendre le pouls du corps social en vue d'un mieux être, et pourquoi pas du bien être, le Conseil économique social et environnemental (CESE) ne réduit pas ses objectifs aux seules logiques sociales identifiées aux siècles précédents. Sa vocation - débusquer les points sensibles de la nuit politique - le place à l'interface entre le « décideur» et le « citoyen », voire entre le « social» et l' «humain», et lui donne le pas sur la philosophie politique, à quoi néanmoins elle n'est pas étrangère. Elle en fait un laboratoire de la philosophie politique à venir.

Parce qu'ils sont en prise. sur les impasses et les innovations courantes, les avis et rapports du CESE ne se contentent pas de managements techniques ou de préconisations programmatiques. Plus que jamais, ils doivent porter une analyse qui touche au coeur des mutations du lien socIal. Ranimé, ce forum social exceptionnel pourrait-il devenir un antidote aux révoltes désespérées, car sans alternative révolutionnaire, comme celles qui grondent aujourd'hui?

Vue sous cet angle, l'action culturelle extérieure de la France est la pièce majeure d'un nouveau lien international qui se cherche, et que je définirais ainsi: comment fédérer une humanité universelle dans et par la multiculturalité (la Convention de l'Unesco de 2005, qui amorce un droit culturel international, s'en inspire). Certains, conscients de cet horizon, ressortent de vieilles illusions et spéculent sur un « nouveau communisme» qui viendrait après la crise. Je préfère le terme d'humanisme à refonder: à condition de sortir l'humanisme abstrait de son sens uniformisant et banalisant, et de le décliner au singulier des diversités partageables: diversité partageable de l'homme et femme, multilinguisme et traductibilité des langues, mais aussi de ces expériences de langages qu'on appelle les arts, et donc diversité traductible des expertises et industries culturelles, sans oublier les désormais incontournables médias, les nouvelles technologies, etc.

La France est-elle bien placée pour porter ce message? Tandis qu'un nouveau ministre de la Culture semble intéresser davantage l'opinion que ne le fait l'éventuel « emprunt national », le New York Times lui-même - une fois n'est pas coutume! -félicite les Français d'investir dans la culture en temps de crise.

Trois pistes possibles: les pays qui rejoignent l'OIF se reconnaissent dans le message culturel français comme assumant et faisant fructifier ses spécificités aussi bien que les leurs.
Le langage, sous toutes les formes que j'ai indiquées - laboratoire de la pensée de l'imaginaire et des connaissances - est le plus puissant des antidépresseurs culturels, potentialisé de surcroît par la traduction.
Seul un pilotage volontariste et offensif peut clarifier le message culturel français en lui assurant une action interministérielle efficace et en l'adaptant aux différentes régions du monde.

Face aux ambiguïtés de notre politique culturelle intérieure et extérieure, les uns battent leur coulpe postcoloniale et globalisée pour vouer la France au déclin, tandis que les autres se glorifient complaisamment dans des flambées de nationalisme. Au contraire, l'avis du CESE sur « Le message culturel de la France et la vocation interculturelle de la francophonie » essaie de convaincre tout à la fois l'exécutif et l'opinion qu'il existe un message culturel français qui peut dynamiser cet humanisme de l'interculturalité évoqué plus haut. Si et seulement si nous sommes capables non seulement de faire l'analyse critique de ce message, mais de mobiliser son expérience pour promouvoir le multiculturalisme. Cette perspective n'a rien à voir avec une juxtaposition de communautés promptes à se heurter ou à se résorber dans la mondialisation «globish». Il s'agit de partages et d'enrichissements réciproques entre singularités diverses et cependant traductibles.

L'expérience française de la langue, l'histoire de la francophonie et son nouveau visage aujourd'hui, auxquels s'ajoutent les promesses et les difficultés de l'invitation européenne au multilinguisme appelant la traduction, nous permettent de saisir, par le concret, en quoi ce message culturel français est spécifique. Et comment il représente un attrait voire un fondement pour une gouvernance multipolaire, à contre-courant des nouvelles versions de banalisation de la politique et des humains. Tel est son enjeu stratégique, qui nécessite une impulsion du plus haut niveau de l'État.

JULIA KRISTEVA

• Psychanalyste et écrivain, rapporteur de l'Avis du Conseil économique social et environnemental (CESE): Le message culturel de la France et la vocation interculturelle de la francophonie

 

Le Figaro du 3 août 2009

 

 

 

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