Julia Kristeva

 RELIANCE, un film écrit par Julia Kristeva et réalisé par G.K.Galabov (11 min)

présenté au Congrès des psychanalystes de langue française, Paris, 5 juin 2011

 

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Julia Kristeva

RELIANCE

De l’érotisme maternel

 

 

FLASH, atomes démesurément enflés d’un lien, d’une vision, d’un frisson, d’un embryon encore informe, innommable.

 

Qu’est-ce qu’aimer pour une mère ? La même chose que dire, qu’écrire. Rire. Impossible. Flash sur l’innommable, tissages  à déchirer. Qu'un corps s'aventure enfin hors de son abri, s'y risque en sens sous voile de mots. VERBE FLESH. De l'un à l'autre, éternellement, visions morcelées, métaphores de l'invisible.

 

Tympan tendu arrachant du son au silence sourd. Du vent dans les herbes, un cri lointain de mouette, échos de vagues, de klaxons, de voix, ou rien ? Ou ses pleurs à lui, mon nouveau-né, spasme du vide syncopé. Je n'entends plus rien mais le tympan continue à transmettre ce vertige sonore …

 

 

Mon corps et... lui. Aucun rapport. Rien à voir. Et ceci dès les premiers gestes, cris, pas, beaucoup avant que sa personnalité ne soit devenue mon opposante : l'enfant, il ou   elle, irrémédiablement un autre. Qu'il n'y ait pas de rapport sexuel est un maigre constat devant cet éclair qui m'éblouit face à l'abime entre ce qui fut mien et n'est désormais qu'irrémédiablement étranger. Essayer de penser cette extraction, cet abîme : hallucinant vertige.

 

Quel rapport entre lui et moi ? Aucun rapport, sinon ce rire débordant où s'écroule ou affleure quelque identité sonore, subtile, fluide, doucement soutenue par les vagues.

 

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La tendresse propre à l’homme comme à la femme, est souvent décrite comme une désexualisation de la pulsion. Ne serait-elle pas propre même aux ovipares et aux mammifères lorsque, épuisés des plaisirs et des peines de la procréation, ils et elles s'adonnent aux soins de leurs nouveau-nés ?  Je prétends quant à moi que - davantage que les chattes et les tigresses - les mères de l'humanité, parce qu'elles sont douées de langage, parviennent à sublimer leurs pulsions érotiques ou destructrices par la tendresse, justement. Et qu'elles entourent leurs enfants (des nouveau-nés aux adultes vieillissants qui restent toujours leurs enfants), tout au long de leur vie, de cette tension apaisée, de cette inquiétude assouplie, souriante et respectueuse qui fait du nouveau-né le Premier Autre.

 

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Univers détotalisé, fait de stratégies hétérogènes, la reliance maternelle ne peut pas être fixée en quelque représentation monolithique qu'il soit, encore moins statufiée en déesses. Affleurement du visible avant et après la séparation des formes, c'est le geste et sa trace qui en seraient, peut-être, la réalité apparente la plus fidèle.

 

L'artiste préhistorique peignait le mouvement de ses pulsions en mimant la course de ses doubles, les bisons et les chevaux, mais ne se représentait pas: rien que des gestes sans « soi-même », graffitis, croquis abstraits et sommaires, parfois complétés de « mains négatives » ou « positives ». Seule le féminin/maternel affleure dans le visible : une vulve géante, s'incluant ou s'échappant de l'animalité vivante, accouche du visible. Mars cette inclusion externe, cette exclusion interne, ne « représentent » pas   l'érotisme maternel. Tel un « centre de suspens vibratoire » (Mallarmé), l'érotisme maternel  se devine dans le geste de cette transe, une archi-écriture associe le sexe féminin et la bête.

 

 

 

Les Grecs avaient entrevu la difficulté de cette représentation du maternel en imaginant Trois Moires qui n'étaient que tisseuses  coupant et reliant le Temps et le Chaos : la Fileuse, l'Enrouleuse de Fil, la Coupeuse de fil.

 

 

 

D'une autre façon, la civilisation chinoise - dans le taoïsme - définit le maternel comme le mouvement lui-même, le courant, la « voie », elle aussi « sans nom », antérieure à toutes les entités et les reliant toutes, un « processus d'émergence au sein du corps propre »

 

  Et la calligraphie deviendra une tentative d'imposer l'érotisme maternel en l'infiltrant dans le tissu culturel.

 

 

 

Au cœur de notre tradition monothéiste le rire de Sara - la mère d'Isaac - se tient au plus près de l'érotisme maternel : entre le destin (biologique) qui lui échappe (donc divin) puisqu'il est réglé par Yahvé, et son improbable fertilité à 90 ans, la princesse d'Abraham se contente de réagir par cette joie saccadée et sans nom. Incroyable et non moins certaine reliance à l'impensable : biologique ou divin ?

 

 

 

 

La vision chrétienne et tout particulièrement catholique nous avait habitués à une nativité harmonieuse, « bonne nouvelle » baignée de tendresse et de promesse. Jusqu'à cette inversion des rôles entre la mère et le fils : où le Christ lui-même se transforme en père-mère et tient Marie devenue à son tour bébée dans ses bras : « fille de son fils, terme fixe d'un éternel dessein», écrit Dante.

Avant que les peintres italiens ne s'emparent de la « sacra conversazione » de la mère et son mâle bébé, pour en résorber l'érotisme. Le  maternel est désormais, dans la peinture occidentale, le maternel de l'homme-artiste. Les marbres drapés et les innombrables Nativités et Assomptions de la Vierge en témoignent.

 

 

 

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Personne n'a saisi mieux la latence catastrophique de la reliance maternelle que l'expressionnisme allemand ( est-ce pour cela qu'il fut taxé de dégénéré » par les nazi en 1937 ?) et en particulier le peintre Max Beckmann (1884-1950), dans ses grandes œuvres en accord avec sa conception tragique du monde que sont Naissance (1937) et Mort (1938)

 

Ni valeurs ni religions, en deçà d'elles, c'est la reliance maternelle qui est mise en pièces littéralement dans la Naissance selon Beckmann. Sa catastrophe lâche sur la toile un chaos de fragments où l'on distingue à peine ce qui reste des trois membres de la sainte famille, objets morcelés pour d'improbables sujets dans un monde immonde. La génitrice de cet atroce accouchement exhibe l'horreur de son pouvoir avec un sein plus obscène qu'érotique. Tandis que le deuxième volet du diptyque, La Mort, n'est plus une Pietà. Oubliée la « Dormition » placide qui faisait transiter Marie auprès de Son Fils-et-Père sans passer par le trépas. Entourant une lugubre momie à peine discernable dans l'ombre du cercueil, les anges avec les trompettes de Jéricho sonnent ici la nouvelle Apocalypse. Bien plus que la mort maternelle, c'est la mort de la reliance elle-même que Beckmann nous fait voir.  

 

 

 

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A  l'humanité   unidimensionnelle   du   siècle  dernier,   succède   aujourd'hui   l'homme hyper-connecté et pressée qui communique par des « éléments de langage » et qui, quel que soient les risques de chaos et d'absence de vérité de son monde virtuel,  semble rejeter « l'abandon vil au chef ».

 Les socialistes britanniques cherchent précisément dans les soins maternels un prototype pour réinventer la solidarité sociale et refonder le lien social lui-même. Plus ludiques, les écrivaines françaises se souviennent qu'elles sont mères, et le maternel fait son chemin dans le roman féminin.

                                                             

 

 

 

Si une éthique consiste à ne pas éviter l'embarrassante et inévitable problématique de la loi, mais à lui donner corps, langage et jouissance, alors cette éthique et une héréthique - avec un « th »- et elle exige la part des femmes, des mères en elles, et parmi elles des femmes porteuses de désir de reproduction, une stabilité en mouvement. Des femmes disponibles pour que notre espèce parlante qui se sait mortelle puisse supporter la mort. Des mères. Leur RELIANCE est cette éthique héréthique.

 

 

 

 

La face intime des lois morales : ce qui, dans la vie, rend les liens, la pensée et donc la pensée de la mort, supportables - l'héréthique est a-mort, amour... Eja mater, fons amoris. Ecoutons donc encore le Stabat Mater, et la musique, toute la musique... ça tient… Jusqu'aux éclats d'Anton Webern et ceux de Max Beckmann , qui révèlent l'éclatement de la reliance... lls engloutissant les déesses et en dérobent la nécessité sans renoncer à de nouveaux langages, de nouvelles reliances.

 

 

 

 

JULIA KRISTEVA

 

(texte du film RELIANCE réalisé par G.K. Galabov)

 

 

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