La rencontre de la culture occidentale et de la
Chine moderne : un dialogue est-il possible ?
Julia Kristeva
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Chu Ta (1626-1705 ), Branche de magnolia
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Merci à la
Fédération européenne de Psychanalyse, et merci au Comité Chine de l’IPA de
m’avoir invitée à réfléchir à la possibilité pour la psychanalyse freudienne
d’aller à la rencontre de l’homme et de la femme chinois. Mon livre Des Chinoises (publié aux Editions des
femmes, en 1974, et réédité aux Editions Pauvert en 2010) ainsi que plusieurs
conférences que j’ai données à Pékin et à Shanghai, dans le cadre d’une mission
sur le « message culturel de la France », sont sans doute à l’origine
de cette invitation.
Je vous dois
cependant un aveu : mes quatre années de Licence de chinois ne font pas de
moi une sinologue (je ne suis donc pas une « spécialiste » de la
Chine), et, en tant que psychanalyste, je n’ai eu à accompagner que deux
analysants chinois : un homme et une femme nés en France de parents
chinois, parfaitement occidentalisés, ne parlant qu’occasionnellement le
mandarin, ne partageant que partiellement les traditions culturelles chinoises,
et donc représentant davantage ces personnalités polyphoniques produites par la
globalisation que la « Chine moderne ».
Si j’ai néanmoins
accepté de répondre à votre invitation, malgré ces contacts fort modestes avec
le continent chinois, c’est d’une part parce que la sémioticienne, la
philosophe, la psychanalyste et la femme que je suis n’ignore pas l’immense
défi que représente le face à face de la culture européenne et de la culture
chinoise – avec et par delà la compétition économique, financière,
militaire et politique –; et d’autre part, parce que je partage la
conviction que la psychanalyse occupe une place spécifique, peut-être unique,
en tout les cas décisive, quant à la possibilité d’un réel dialogue entre ces
deux cultures.
I.
Moïse,
la Chine et la psychanalyse.
Blaise Pascal
(1623-1662) avait déjà, au 17e siècle, attiré l’attention sur
l’inévitable rencontre entre nos deux mondes, lorsqu’il écrivait dans ses Pensées: « Lequel est le plus croyable des deux, Moïse ou la
Chine ? Il n’est pas question de voir cela en gros ; je vous dis
qu’il y a de quoi aveugler et de quoi éclairer. Il faut mettre papiers sur
table. » (Pensées, édition
Brunschvicg, § 593).
Pascal pensait-il
à la parole d’Elohim s’adressant à Moïse (Ex, 3 :14) et reprise par Jésus
(Jn, 8 :24) : « Je suis (celui) qui
est/sera » ? Avec la « rupture du fil de la tradition
religieuse » (selon Tocqueville et Arendt), dans le sillage des Lumières
et à la suite de Kant, la psychanalyse freudienne reprend et retourne cette
affirmation en : « Qui suis-je ? ». Telle est en effet
l’interrogation qui porte l’analysant sur le divan de l’analyste, à la
recherche d’une singularité créative.
Mais il faut
d’emblée souligner que le verbe « être », pas plus que la singularité du « je », ne fondent la pensée chinoise qui
ne se préoccupe ni du fondement ni de
l’origine. Dans sa triple
configuration taoïste, confucéenne et bouddhiste, celle-ci nous apparaît comme
un « fluide de processivité unitaire » qui
n’a d’autre sens que d’« entretenir et enrichir la vie (yăng shēng) » (F. Jullien).
La rencontre
entre la psychanalyse et la Chine est-elle dès lors condamnée en raison de cet
« écart » considérable (et je n’oublie pas non plus les obstacles
économiques et idéologiques lié au régime politique) ? Je ne le pense pas,
pour deux raisons. Non seulement la femme et l’homme chinois participent du
monde globalisé et intègrent ses logiques et ses pratiques, pour le meilleur et
pour le pire, depuis la révolution bourgeoise de 1919, en passant par le
communisme et enfin par son adaptation à la globalisation aujourd’hui. Mais
surtout parce que la psychanalyse elle-même, tout en étant l’héritière de
l’onto-théologie grecque-juive-chrétienne (celle de « Moïse » selon
Pascal), n’en est pas moins issue de sa déconstruction dans et par la philosophie moderne et les sciences humaines.
La psychanalyse opère en effet – plus que d’autres
disciplines – une refonte de cet héritage, de ses catégories et de
ses visées, de leurs langages même, de par le statut de l’association libre et de l’interprétation. Autant de traits spécifiques, selon moi, des atouts
qui rendent la psychanalyse capable non seulement d’élucider des expériences
humaines hétérodoxes à son héritage classique, mais de se moduler elle-même, et
de se réinventer continûment dans cette recherche.
La psychanalyse
freudienne est cette révolution de la pensée européenne dont nous n’avons pas
encore pris toute la mesure, qui ne censure pas l’apport spécifique du « Je suis » gréco-judéo-chrétien, sa
découverte axée sur l’unité du singulier, sur une subjectivité maîtrisée et maîtrisante, mais qui ne les absolutise pas non plus. Sans
les absolutiser donc, la psychanalyse les inscrit au
sein du complexe d’Œdipe et de la fonction paternelle. Pour tisser, avec eux,
et autour d’eux, une véritable panoplie de structures psychiques, de leurs
catastrophes et de leurs créativités qui, par leurs ambiguïtés, ambivalences et
recompositions, traversent et reconfigurent les dichotomies transmises par
l’onto- théologie : corps/âme, nature/culture, voire féminin/masculin. De
telle sorte que ce juif athée que fut Freud, s’il ne devient pas vraiment un
chinois avec un corps taoïste, nous donne les moyens de relever et d’interroger
les nombreux écarts vis-à-vis du « Je suis », qui spécifient les variétés des
expériences humaines.
Oui, il est
urgent, comme le voulait déjà Pascal, de « mettre papiers sur
table », d’ouvrir l’immense archive chinoise, de sonder ses spécificités
par rapport aux modes de pensées européens, qui ne sont
« universels » que s’ils sont capables de se modifier et de se mettre
à l’unisson avec l’expérience exo-topique des cultures émergentes.
Mais surtout, et
je le dis solennellement à ce Forum International aujourd’hui, n’oublions pas l’apport véritablement révolutionnaire que
représente la psychanalyse dans le contexte de la culture occidentale. Un
apport que ni les sinologues (de Marcel Granet et Henri Maspero à Kristofer Schipper), ni les
philosophes (François Jullien) ne prennent en considération quand ils abordent
la rencontre de l’Europe et de la Chine soit sous l’angle de l’universalisme,
soit sous celui du relativisme : les uns ayant tendance à assimiler,
réduire, intégrer la différence chinoise dans nos modes de penser ; les
autres courant le risque d’accorder une supériorité au monde chinois, au regard
d’un Occident figé dans ses catégories métaphysiques, fatigué et dépassé.
A l’universalisme
caricaturé comme s’il n’était qu’un colonialisme avide de phagocyter autrui,
succèderait une nouvelle hiérarchie dans laquelle l’exo-topique chinois est
appelé à la rescousse pour revitaliser une pensée occidentale verrouillée et
immobile sans cet amphétamine. Prise dans le jeu du refoulant (l’Occident) et
du refoulé (la Chine), la revendication du relativisme oublie que ceux-là même
qui la pratiquent développent leur raisonnement dans le fil de la pensée
contemporaine, au carrefour de la philosophie, de ses démantèlements et
déconstructions, ainsi que des sciences humaines qui leur succèdent. C’est bien
avec les outils de ces pensées-là que les relativistes repèrent et détaillent
les écarts de la pensée chinoise ; tandis qu’au contraire le taoïsme, le
confucianisme et le bouddhisme ne possèdent ni l’intention ni les moyens
d’interpréter l’héritage culturel gréco-judéo-chrétien, et encore moins de
proposer des passerelles entre les diversités culturelles d’un nouvel
universalisme.
Je soutiendrai
d’abord qu’il existe une véritable hétérogénéité entre nos modes de vivre et de
penser, qu’il importe de mettre en évidence afin d’élucider la singularité
irréductible avec lesquelles la femme et l’homme chinois abordent des
expériences aussi fondamentales pour la psychanalyse que le « corps »
et l’« âme », la « mère » et le « père », la
« femme » et l’« homme », mais aussi le « langage »,
l’« écriture », ou encore le « sens » et la
« signification ».
Je rappellerai
ensuite que la transvaluation de ces expériences et catégories par la
psychanalyse nous donne d’ores et déjà la possibilité d’aborder les écarts
chinois non pas comme des étrangetés énigmatiques, mais comme des facettes de
la psycho-sexualité certes centrée sur l’Œdipe, mais ouvrant aussi sur d’autres
configurations.
Je conclurai
cependant qu’une meilleure connaissance des analysants hommes et femmes chinois
nous invite à mieux appréhender ces « écarts » et à en tenir compte,
afin d’éviter la tentation du normativisme et du réductionnisme qui peut tenter
aussi la psychanalyse, et de diversifier cette écoute des singularités humaines
qui spécifient l’éthique de la psychanalyse.
II.
Corps,
âme, personne : quel soi chinois ?
L’Iliade distinguait
déjà l’âme des combattants, psuché associée à leur tête (« Comme un fantôme dans un
songe », « vaporeuse », « elle s’envole au loin »), de
leur thumos, le
corps siège de l’énergie et du courage. Mais c’est Socrate dans le Phédon qui sépare l’âme du corps,
« isolée en elle-même » (64c-d), avant qu’Aristote ne la déclare
« cause » et « principe » du corps, et que l’on discute de
son immortalité. Et bien que le « psychique » ne corresponde plus à
cette âme-là, la pensée occidentale du « for intérieur », avec la
prière chrétienne dans laquelle l’âme voyage vers Dieu et jusqu’à
l’« appareil psychique » de la psychanalyse, véhiculent cette
archéologie de la séparation psyché-soma héritée de l’ontologie grecque. On
n’insistera jamais assez sur le remaniement freudien de cette dichotomie, par
le « dualisme freudien » qui maintient les « représentations
psychiques » pour mieux en articuler la diversité avec les
« pulsions », elles-mêmes déjà d’emblée « psycho-somatiques ».
J’ai moi-même insisté sur l’« hétérogénéité », toujours déjà psychique
- et - physique des constituants freudiens de l’« appareil
psychique », que maints auteurs (de Klein à Bion ou André Green, et d’une
autre façon, Lacan) ont développé et enrichi.
Au contraire, en
Chine, le chamanisme manie des « âmes vagabondes » sans unifier la
notion. Chez le taoïste Zhuangzi, l’âme serait l’intérieur de la forme
physique, toujours dans la perspective d’un potentiel vital : un principe
d’animation (plutôt qu’une entité
« âme ») se détachant progressivement de l’être physique ; le
« fin », le « subtil » (jing) (on pense à un effet similaire à celui de la
« sublimation » en psychanalyse ?) ; la « quintessence
qui se renouvelle », partie intégrante d’un processus d’épuration et de
dégagement progressif. « Nourrir la quintessence » signifie ainsi
aiguiser les capacités et se maintenir en vie.
On comprend dès
lors que la Chine n’ait pas élaboré une apologie de l’Amour–Agapè, comme monologue ou dialogue de l’âme,
mais conçoit l’amour comme une émotion ou régulation sexuelle cosmique. De
même, il s’ensuit que le transfert
vers l’Autre, le culte de l’Altérité, n’existe pas comme visée d’un
plan distinct. La transcendance ne serait que l’ouverture d’une autre dimension
dans le tangible et le concret. Ainsi, Confucius distingue l’« état physique »
de « ce qui employait cet état physique », c’est-à-dire sa « capacité » (de), et dit qu’un corps mort
« n’a pas perdu son âme », mais sa « capacité » (de). Il en découle que la pensée
chinoise, « sans âme », n’opère pas à partir de la notion de subjectivité se transférant à une altérité, mais à partir de celle d’une
« efficacité communicative », invisible, découlant de l’appartenance
humaine au tao. Capacité céleste, interne à la processivité naturelle.
Plus encore,
cette « capacité communicative » ne dissout pas seulement notre âme, elle dilue aussi le corps. Wéi xíng (為形 ), mon corps chez Zhuangzi, ou plus exactement « ma
forme actualisée ». C’est dire que la notion de corps est graduelle, et
qu’elle apparaît comme une modification continue. Sans « essence »,
sans individuation, il n’y a pas non plus de concept de « matière »,
mais de « matérialisation » par concrétion continue, intégrant la
mort elle-même. On saisit alors ainsi que dans cette dimension processive de
l’existence, le deuil tragique n’a pas de place, puisque la mort elle-même
nourrit la vie du corps processuel (F. Jullien, p. 57-76).
Si l’on apprécie
la souplesse et l’adaptabilité de ce dispositif, on n’en aperçoit pas moins ses
limites. La morale contraignante des codes et rituels confucéens, leurs
interdits rigides voire tyranniques (comme la soumission du sujet au souverain,
celle du fils au père, de la femme au mari) ne restent-ils pas un symbolisme
nominaliste, extérieur et intrinsèquement dictatorial, en raison de l’absence
de subjectivation, de l’introjection de l’Un (dirait la psychanalyse) par une individualité ? Autrement dit, une « peau
morte », aussi despotique que sans prise réelle sur le processus
vital ?
Un exemple
historique témoigne des embarras dans lesquels se trouve la pensée occidentale
devant ces corps et âmes processuels, mais aussi des innovations auxquelles ils
conduisent les penseurs hardis. Lorsque le Père Longobardi interroge ce qu’il appelle « la religion des Chinois » (Traité, 1701), il considère que les Chinois ne connaissent pas « notre Dieu »
(entendant par là le Dieu des catholique : le Père, le Fils et le Saint
Esprit), car l’Empereur Céleste, Shang-di, n’est qu’un
attribut, qualité ou réalité phénoménale de la LI 理 : matière pourvue de façon immanente d’« opération »,
d’« ordre », de « règles », d’« action », de
« gouvernement », c’est-à-dire de « causalité ». Il
n’échappe pas au savant jésuite que cette sorte de loi - LI - peut conduire à
l’athéisme les lettrés qui la partagent ; tandis que les divers
« esprits » et « divinités » qui s’y rapportent ne sont
destinés qu’à une sorte de religion pour le peuple et se limitent au rôle de
gardiens de l’ordre social. Plus encore, cette causalité immanente à la matière
qu’est la LI suppose une dichotomie radicale entre deux termes (vide/plein,
vie/mort, ciel/terre, etc.), dont elle assure l’harmonie, sans qu’on puisse
parler de la moindre unicité entre les deux éléments, lesquels restent
dissociés dans leurs combinatoires mêmes. Un problème surgit dès lors :
sans unité, quelle vérité pourrait advenir ? Ce genre de « matière
causale » peut-elle révéler de la vérité ?
Le commentaire de
Leibniz (1646-1716), au contraire, fait évoluer cette causalité immanente vers
un rationalisme novateur. La LI serait, à ses yeux, une « substance
subtile accompagnée de perception ». « Ils [les Chinois] disent la
vérité dans les créatures », « car peut-être ces vies, savoir,
autorité en Chinois, sont pris anthropopatos »
(« Dieu » se voyant attribuer des qualités humaines). Leibniz
serait-il le visionnaire d’un humanisme à la chinoise ? Une
« vérité » et un « humanisme » à la chinoise, dont l'énigme
nous échappe encore? Une pure Raison, laquelle, bien loin d’être cartésienne,
frappe Leibniz par ce qui nous apparaît aujourd’hui comme une spécificité de
l’expérience chinoise : concrétude, préoccupation permanente de la logique
du vivant et du social, indistincte d’une préoccupation ontologique de soi. Il
y aurait un « soi » indissociable de ses appartenances cosmiques et
politiques: un « soi » qui ne serait donc pas un
« individu », mais un point d’impact dans lequel s’actualise une
combinatoire infinie de forces et de logiques. Nous voici au coeur des questions que rencontrent l'humanisme et la
démocratie, au contact avec la Chine.
Cette expérience
ou cette pensée chinoise serait-elle intrinsèquement rebelle au concept
d’une individualité libre et susceptible de vérité, qui éclôt dans l’histoire complexe des croisements grec/juif/chrétien, incluant leur
greffe musulmane ? L’histoire chinoise ne manque pas de confirmer pareille
crainte. Pourtant, n’est-ce pas cette même « ontologie de soi
indissociable de la logique du vivant et du social », spécifiant
l’individu selon l’expérience chinoise, qui paraît également susceptible de
receler des « droits de l’homme » d’une autre espèce, en plus grande
harmonie avec les lois du cosmos et des conflits sociaux ? A condition de
déplier la complexité des désirs et des actes signifiants qui constituent le
for intérieur d’un tel « soi » chinois, sa spécificité comparée à
celle européenne, toujours déjà ouverte aux désirs et actes signifiants de son
environnement naturel et social?
Les
« énigmes » de l’expérience chinoise ne peuvent se laisser
appréhender que si le discours
interprétatif devient capable d’aborder deux continents qui échappaient à la
métaphysique occidentale. Je veux parler d’une part, du rôle spécifique
de la femme et de la mère, et d’autre part de l’indissociable
appartenance du sens du langage à la fois à la musique (langue à ton)
et au geste (c’est-à-dire au corps).
III.
Famille
matrilinéaire, yin et yang, bisexualité.
Lors du premier
voyage que j’ai effectué en Chine en Mai 1974, avec Philippe Sollers et Roland
Barthes (nous étions la première délégation d’intellectuels invitée après
l’admission de la Chine à l’ONU), nos hôtes nous montraient avec fierté des
« preuves archéologiques » du « matriarcat » en Chine
antique. Dans la région de Xi’an, des fouilles ont révélé l’existence de
nécropoles au centre desquelles se trouvait installée la Mère. Autour d’elle
étaient exposés les squelettes des autres membres de la famille, sans doute
selon un rite funéraire à deux temps : tombes séparées des deux sexes
d’abord (les mères enterrées avec les enfants d’un côté, les hommes de
l’autre), disposition de la famille autour de la Grande Mère enfin.
Dans la
mythologie chinoise, c’est la déesse Nüwa女媧 qui
a crée les premiers humains avec de la glaise, et leur a donné le pouvoir de
procréer. Divinité du mariage et de la fécondité, elle est la sœur et l’épouse
de Fuxi 伏羲, ils sont les deux des trois Augustes
dans la légende. Inventrice de 瑟 Se, une sorte de cithare, c’est aussi elle
qui a réparé le ciel déchiré à cause de la guerre déclenchée par les dieux de
l’eau et du feu.
L’idéogramme
chinois 姓 xing qui signifie le nom ou le nom de
famille, est composé du pictogramme 女 nü, femme, à gauche du complexe phonique 生 sheng, croître, naître, vie. Contrairement au Nom du père en occident, le nom chinois
est le nom de la femme-mère,
littéralement : né de la femme… Le nom de famille chinois était donc à
l’origine le nom du clan à l’époque matriarcale, un nom féminin. Ainsi, les
huit grands noms de la haute antiquité chinoise étaient tous composés avec le
pictogramme 女 nü, femme.
Des recherches
anthropologiques récentes attirent l’attention sur une minorité ethnique,
toujours présente en Chine moderne, à la frontière des provinces de Yunnan et
du Sichuan – les Na – où l’on ne se marie généralement
pas et où, puisqu’il n’y a pas de mariage, il n’y a pas de père, fût-il social.
Les seuls rapports se trouvent par conséquent réduits à des rapports entre
« individus » (mais nous savons déjà que le mot est impropre,
dirait-on des « agissants » ?) liés entre eux par les femmes.
Les Na n’ont pas de terme dans leur langue pour dire « père » ou
« mari », la société étant composée de matrilignées descendant d’une ancêtre commune, et divisées en groupes
de sœurs et de frères vivant sous le même toit et élevant en commun les enfants
des sœurs, ainsi que ceux des générations précédentes (grands-mères, grands-oncles, grands-tantes, mères, tantes etc.). Ce sont
les hommes qui viennent « visiter » les femmes, une, deux ou
plusieurs sœurs, et aujourd’hui encore, dans un village Na, une pièce spéciale
est réservée à la femme qui sera visitée par « la pluie » ou
« le vent » d’un visiteur. Les hommes occupent la place de
l’« objet d’échange » entre femmes, et c’est l’oncle maternel qui
élève l’enfant. Les échanges sexuels sont des échanges de
« substances », et non entre « individus », et ainsi ne
créent pas d’alliance (M. Godelier, p. 396).
L’inceste reste toutefois prohibé entre membres consanguins de la même maison.
Or cette emprise
maternelle ainsi que le rôle vital attribué à la
substance sexuelle, notamment mâle, semblent sous-jacents à une riche variété
de techniques érotiques qui commandent la sexualité taoïste. Ainsi, dans Le Livre de la Cour Jaune, d’innombrables interdits sont
imposés à l’homme pour retenir sa semence, rendre possible sa jouissance et se
protéger de la Mère au désir vampirique. Henri Maspero déduit que les
« jours néfastes » et/ou interdits de sexe sont si nombreux, qu’il
n’en reste que quelques uns par an pour faire l’amour ! Afin d’échapper à
la Mère lubrique, le taoïsme se fait machiste et recommande à l’homme de
multiplier les partenaires d’une nuit, de préférence très jeunes car ignorantes
de secrets érotiques. D’autres textes décrivent des rites orgiaques, comme le
rituel de l’Union des souffles, que
le couple exécute sous la direction d’un Maître, dans une chorégraphie raffinée
de respirations et de visualisation des organes intérieurs du corps, qui miment
les énergies cosmiques, homme et femme assumant alternativement le rôle actif
et passif. Des reliquats de ces pratiques hiérogamiques se retrouvent dans l’Alchimie intérieure : accouplement où les partenaires
tentent l’abandon total, l’absence de pensée et de sensation (ni vue ni ouïe),
et tentent de redevenir embryon, de retrouver l’appartenance de la Mère à son
embryon et inversement – cette « alchimie » étant décrite comme une immersion dans
le Tao originel où le yin naît naturellement
dans le yang, et le yang
naturellement dans le yin. En écho à
Laozi, c’est le corps d’un Vieil Enfant qui est ainsi recherché, sans père,
mais redevenant sa propre mère, cette jouissance régressive étant vécue comme
un accès à l’immortalité.
Sans véritable
interdit de l’inceste, sollicitant le corps morcelé et la bisexualité, déniant
la mort par le fantasme d’un retour à la vie intra-utérine, ces pratiques
ravivent la trace inconsciente de la mémoire matrilinéaire, l’extrême fragilité
voire la censure de la fonction paternelle, ainsi que la castration
individuante. Tel un envers de la circoncision biblique du sexe mâle, c’est le
« pied bandé » de la femme qui punit et, de ce fait, ce rituel reconnaît
la jouissance impérieuse du yin féminin.
Et ce sera la
mission du culte confucéen des ancêtres d’imposer, par ses rituels rigides, un
vernis de morale patriarcale féodale afin de contenir l’érotisme de ce corps
taoïste cosmique. Cela sera donc sa mission d’encadrer une jouissance dont on
aurait tort de penser qu’elle « laisse froide la nôtre » (Lacan, Télévision), ou encore de la qualifier
comme perverse, tant elle se rapproche de l’extase innocente d’un narcissisme
polymorphe, interne aux états limites, que l’expérience clinique commence à
nous faire connaître et à découvrir dans la tradition mystique de l’Occident
entre autre.
Si j’évoque ces
excès légendaires de l’érotisme taoïste, c’est parce que, de manière plus
secrète, préconsciente et inconsciente, ces logiques structurent la
psycho-sexualité dont témoignent aussi bien le roman
que le cinéma chinois moderne. Il en découle la certitude d’avoir une dualité
psycho-sexuelle (dépendance clivée vis-à-vis de la mère comme du père), une bisexualité déculpabilisée qui ne serait pas strictement « psychique »,
puisque corps et âme s’entremêlent dans le « nourrir la vie »
processuel, et ceci plus fortement que ne le font d’autres cultures, notamment
l’Occident chrétien dominé par le modèle patrilinéaire. Trait significatif
entre tous, bien que Yin et Yang se combinent dans
chacun des deux sexes des deux côtés de la différence sexuelle, cette
cohabitation interne n’efface pas la différence externe, bio-physiologique et sociale entre un homme et une femme. Elle favorise au contraire le couple
procréateur, tout en accordant à la jouissance féminine une place centrale et
une « essence Yin » inépuisable. D’où cette question pour une future
recherche en psychanalyse : quid alors de la mère chinoise, de l’érotisme maternel chinois frôlant celui de
l’amante ?
IV.
Langue,
musique, écriture.
Les
particularités de la langue chinoise ne sauraient échapper à l’écoute attentive
de l’analyste. Sans morphologie, déclinaison ni conjugaison, ne séparant pas
morphologiquement le substantif de l’adjectif, ignorant le verbe « être »,
pensant par polarités (le mot « chose » se dit en terme d’oppositions
complémentaires : dōng xi, littéralement est-ouest), l’énoncé
chinois obtient son sens définitif dans la réception par le destinataire de
l’ensemble du message, avec son contexte et en y ajoutant la mémoire du lien dialogal. En ce sens, il s’agit d’un véritable
« transfert », qui ne manque toutefois pas de précision, assurent les
amateurs de messages clairs. Wittgenstein le rappelait : « L’essence
est exprimée dans la grammaire » (Recherches philosophiques, § 371). Tel
un nageur dans la processivité du flux verbal,
l’interlocuteur chinois se forme d’emblée, de par cette grammaire spatiale,
comme un interprète hyper-vigile et polymorphe.
Je voudrais
souligner un autre aspect de l’idiome chinois qui enrichit encore davantage sa
fluidité : sa musicalité qui, comme celle d’autres langues (comme le vietnamien
par exemple) conserve et développe l’empreinte des capacités pré-linguistiques
de l’infans dans lesquelles s’est déposée la trace du lien précoce mère-enfant. La
sémiologie contemporaine connaît cette temporalité du nouveau-né qui n’est pas
encore un sujet parlant, mais qui fait sens avec ses intonations-vocalises-écholalies, avec du sémiotique selon ma terminologie ;
mais qui n’est pas encore capable de construire une signification avec des
phonèmes, morphèmes et syntaxe, qui n’a donc pas de performance symbolique toujours selon ma
terminologie (Kristeva, 17-100). Tout enfant, de quelque langue que ce soit,
développe du sémiotique ; mais
seule la langue tonale conserve et déploie cette capacité sémiotique en
l’intégrant dans le symbolique, en la
rendant signifiante dans la communication linguistique. Si je dis
« table », en français, avec une intonation montante ou descendante,
cela signifie toujours « table » ; mais si je dis « ma »
en chinois avec une intonation haute, montante, descendante ou légère, le mot
change de sens : « mère », « cheval »,
« gronder », on ne
compte pas moins de dix-sept significations diverses en ajoutant le graphisme. Seule la langue tonale porte les traces
de l’interdépendance précoce mère-enfant et les intègre, les transfère ou les
« socialise » dans l’usage adulte.
L’écriture
elle-même, imagée à l’origine, puis de plus en plus stylisée, abstraite,
idéogrammatique, préserve son caractère évocatif,
visuel et gestuel. Une mémoire du mouvement est exigible, en plus de la mémoire
du sens, pour écrire en chinois. Elle s’ajoute à la phonétique pour donner des
sens différents à la même syllabe avec le même ton. Les composantes du
graphisme relevant de couches psychiques plus archaïques que celle du sens
syntaxique-logique, l’écriture chinoise pourrait être considérée comme un dépôt inconscient sensoriel dont le
sujet pensant en chinois ne serait jamais définitivement coupé, et qui est le
laboratoire par excellence de ses évolutions, de ses innovations, et de ses
résurrections.
V.
Des
Chinois parmi nous.
Que nous
apprennent donc ces spécificités de la culture chinoise, quant à sa possible,
ou son impossible rencontre avec la psychanalyse ?
Il est impératif
de former des analystes chinois : il faut pour cela qu’ils se mettent à
l’étude des divers courants de la psychanalyse, mais aussi de leur propre
tradition culturelle, négligée ou déformée par le totalitarisme, mais que de
nombreux intellectuels commencent aujourd’hui à se réapproprier et à réévaluer.
Si nous prenons
en analyse des femmes et des hommes chinois s’exprimant en français, anglais,
etc. sur nos divans, il est indispensable pour l’analyste de se familiariser de
son mieux avec la spécificité de la pensée chinoise – tâche
difficile, passionnante et véritable enjeu de civilisation, particulièrement
pour la psychanalyse. Ne sous-estimons pas le développement de la recherche
moderne en sciences humaines et en psychanalyse elle-même. J’ai mentionné
l’analyse des langues tonales, que je propose en référant mes observations de
sémioticiennes à la psycho-sexualité des liens précoces mère-enfant. Je
pourrais mentionner aussi les travaux récents sur l’érotisme maternel.
Avant la
séparation entre sujet et objet du désir, l’analyste repère le
statut du corps maternel comme « chose » (Das Ding selon Lacan, adaptant Heidegger), autrement dit pas encore
« objet du désir » mais pôle d’agrippement et/ou véritable
possession, qui réapparaît dans la « chose » du mélancolique ou du
dépressif, dont celui-ci est incapable précisément de faire ce deuil qui
prélude à la mise en place d’un « objet » séparé du «sujet ». Ou
encore, cette autre économie de la psycho-sexualité antérieure à la
cristallisation du duo sujet/objet, mais où l’attraction mêlée au rejet
réduisent la mère et l’enfant à des abjets, dans une
indissociable abjection. Ou encore, l’investissement vital et vitalisant,
par delà la possible emprise voire la destructivité, par la mère du nouveau-né
qui devient le premier autre, que j’ai appelé une reliance : à distinguer de la religion qui relie à la fonction paternelle comme pôle d’investissement idéal et/ou
symbolique. Autant de relais qui
précèdent et excèdent l’apparition de l’Œdipe précisément, et son corrélat
– la castration, et qui nous permettent de penser aussi les écarts
de la subjectivité chinoise, telle que la livre la sinologie moderne.
A ceux qui,
relativistes fascinés par l’exo-topie de l’homme et
de la femme chinois, doutent de nos capacités occidentales de l’entendre et de
la rencontrer, je donnerai trois exemples pour conclure qui plaident en faveur
de la possibilité d’une telle rencontre.
Le premier cas
est celui d’un lettré chinois, qui fut mon professeur, et qui me vantait les
avantages de cet univers chinois, fait de vitalité adaptative et de processivité permanente, défiant nos catégories binaires
statiques, mais qui dans le même temps m’avouait : « Quand la
dépression nous saisit, je n’ai aucun recours. Il me manque un objet à
investir, quelqu’un en qui croire. » Il lui restait alors à s’adresser
soit à la religion du salut ; soit à la psychanalyse pour apprendre le
transfert, cet investissement de l’autre, paternel et maternel pour commencer,
grâce auquel la séparation mais aussi la perte deviennent tolérables.
J’ai été
confronté au second cas, après avoir donné à l’Université de Pékin une
conférence sur le « génie féminin », lors de laquelle j’avais salué
l’émancipation des femmes chinoises (unique dans les pays émergents et
s’appuyant sur cette tradition que je viens de retracer aujourd’hui à grands
traits. S’il n’y a pas en effet de « Droits de l’Homme » en Chine
aujourd’hui, il est toutefois relativement possible de revendiquer des
« droits de la femme » et nous avions accordé le Prix Simone de
Beauvoir à une juriste et à une vidéaste chinoises. A l’issue de la conférence,
un étudiant, très angoissé, m’a alors posé cette question : « Madame,
qui va nous sauver des femmes ? Nous, les hommes, sommes bafoués, nous
n’avons le choix qu’entre la violence conjugale et l’homosexualité pour nous
protéger ». J’ai entendu que la bisexualité ne donne pas automatiquement
accès à une jouissance singulière, et que l’« alchimie intérieure »
taoïste avec ses plaisirs polymorphes ne saurait remplacer la perlaboration de
la violence et l’accès à l’altérité que vise l’expérience analytique.
Enfin, des écarts
« chinois » ne manquent pas dans la culture européenne, et notamment
dans la littérature. Je pense à Colette qui, dans Le Pur et l’impur, glorifie une
homosexualité féminine primaire devenue mode de vie
paradisiaque (les « Dames de Llangollen »),
mais aussi l’inceste mère-fils du Blé en
herbe avec une innocence infantile qu’elle oppose à la culpabilité de l’homosexuel chez Proust et à sa « race maudite ». Colette
serait-elle comme le sage taoïste, qui « seul se nourrit de la
mère » ? Marguerite Yourcenar s’en doutait peut-être, lorsqu’elle la
disait « aussi compliquée qu’une vieille Chine » ? Je vous
recommande aussi la lecture des romans de Philippe Sollers, mélange d’infantile
et d’incestuel, et le livre de Jean-Michel Lou, Corps d’enfance, Corps chinois. Sollers
et la Chine (Coll. Infini, Gallimard, 2012).
Si les Chinois
ont donc beaucoup à nous apprendre sur le narcissisme polymorphe et les états
limites dans ce qu’ils ont d’endogène, ainsi que sur la sublimation, la
psychanalyse quant à elle, à condition de pouvoir les entendre, pourra beaucoup
apporter à ceux d’entre eux qui feront appel à nous. Afin notamment d’accéder à
l’être Autre, lequel n’est pas vraiment le salut, mais ouvre la voie de la
liberté et de ses risques. Autrement dit à une autre jouissance.
Alors, lequel
est-il le plus croyable, Freud ou la Chine ? Parions qu’il n’y aura pas
domination de l’un sur l’autre, mais un « multivers » de croisements.
Mais d’abord, il reste à « mettre papiers sur table », et surtout à
beaucoup écouter, à risquer des transferts, et à analyser.
Julia Kristeva.
29.02.2012.
Bibliographie :
Godelier Maurice, Métamorphoses de la parenté,
Paris, Fayard, 2004.
Granet Marcel, La
pensée chinoise, Albin Michel, 1934
Jullien François, Nourrir sa vie, A l’écart du bonheur, Paris,
Seuil, 2005.
Kristeva Julia, La
révolution du langage poétique, Paris, Seuil, I974.
Kristeva Julia, Des
Chinoises, Paris, Pauvert, 2010.
Maspero Henri, Le
taoïsme et les religions chinoises, Paris, Gallimard, 1971.
Schipper Kristofer, Le corps taoïste,
Paris, Fayard, 1982.
Schipper Kristofer, La religion de la Chine,
La tradition vivante, Paris, Fayard, 2008.