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RENCONTRES AVEC JULIA KRISTEVA À LA CROISÉE DES CHEMINS

par BLAGA DIMITROVA

 

 

 

 

Simeon Radev, diplomate, écrivain, journaliste et personnalité publique, qui a eu la chance de connaître le monde comme peu de nos concitoyens ont pu le faire, m’a dit, lors d’une entrevue vers la fin de sa vie, d’un air rêveur inusité chez lui :

Lorsqu’une Bulgare intelligente, très instruite, talentueuse, parlant des langues étrangères, et belle de surcroît, va à l’étranger, elle est absolument irrésistible et sans égale.

Ce grand et fin intellectuelpensait aux femmes de sa génération : à la première diplomate bulgare Anna Stancioff, à sa propre épouse, Bistra, qui était peintre et dont Paul Claudel appréciait particulièrement l’amitié, et aux plus jeunes : Dora Vallier, historienne et théoricienne de l’art, et la poétesse Vessela Vassileva trop tôt disparue.

La pertinence de cette observation s’est vérifiée pour Julia Kristeva : non seulement en raison de sa notoriété de structuraliste, sémioticienne, écrivaine, psychanalyste – une notoriété qui nous parvenait en Bulgarie comme un coup de tonnerre et une musique céleste – mais surtout j’ai pu le vérifier lors de nos rencontres personnelles.

Je me souviens d’une conférence, en 1991 à Vienne, qui a réuni des intellectuels de l’Est comme de l’Ouest. Julia Kristeva, première intervenante, allait présenter l’exposé inaugural sous la forme d’un essai intitulé Étrangers à nous-mêmes.

La salle était pleine à craquer, intellectuels, étudiants, journalistes attendaient avec impatience la conférencière, qui, si je ne m’abuse, venait d’un autre colloque en Suède. L’heure était déjà dépassée. La tension commençait à monter.

Soudain, l’air de la salle fut comme embrasé par une étincelle électrique. Une jeune femme au port altier, vêtue d’un tailleur élégant, a fait son entrée. Un murmure s’est répandu aussitôt : Julia Kristeva ! On l’a invitée à gagner le podium sur lequel était installée la table où devait se dérouler la discussion. Chacun a pu admirer ses jambes exquises qui font aujourd’hui encore soupirer bon nombre de ses admirateurs fréquentant les cafés intellectuels de Sofia. Une allure qui a conquis Paris puis le monde entier ; sa grâce et sa beauté ont séduit mais aussi son talent, sa volonté de forger sa propre image, et son énergie phénoménale. C’est d’un pas aussi léger que celui avec lequel elle a escaladé les quelques marches de l’estrade qu’elle a gravi comme d’une traite les hautes marches vers le sommet de la réussite intellectuelle. Elle a pris sa place avec aisance, et l’on a posé devant elle un carton avec son nom : Julia Kristeva. Que cela résonnait fièrement ! Mais moi, perdue dans les rangs du public, j’ai ressenti la charge terrible de ce nom de Kristeva, la lourde croix « christique » que cette femme portait sur ses épaules fragiles vers son Golgotha. Et comme nous l’envions, nous ses admiratrices bulgares, sans mesurer les efforts qu'elle a inlassablement fournis.

On lui a donné la parole. Une liasse de feuillets à la main, elle s’est mise à parler sans lire, tournant de temps en temps les pages, et poursuivant, réfléchissant à haute voix, complétant en même temps le sujet bien connu, mais passionnant pour le public comme pour elle : Étrangers à nous-mêmes. Plutôt qu’un thème, un destin.

… Or, lorsque j’ai décidé d’adhérer au cosmopolitisme, cela signifiait que ma décision allait à l’encontre des origines et en faveur d’une position transnationale et internationale, d’un point où se croisent les frontières...

J’écoutais la confession d’un destin à la croisée des chemins, comme prédéterminé par ce nom « christique » de Kristeva. La mélodie de la langue française à travers sa voix me ramenait à la jeune fille peu loquace que m’avait présentée chez moi l’inoubliable Tzvetan Stoyanov, peut-être amoureux d’elle. Une étudiante taciturne, jusqu’au mutisme, des yeux grands ouverts absorbant tout. A l’époque, j’avais frissonné devant l’intensité de ce regard scrutant l’avenir à bout portant. Les années avaient passé, et j’entendais la maturité savoureuse de sa voix, acquise dans cet avenir qui lui était prédestiné par ses propres ambitions :

… Les premiers étrangers qu’évoque la mythologie grecque sont des femmes, les Danéennes, dont Eschyle narre les aventures... Elles sont étrangères dans un double sens : elles ne parlent pas la langue du pays qu’elles ont fui (l’Égypte) et elles s’opposent à leurs origines grecques comme au mariage...

J’écoutais et je revoyais le vieux rédacteur de la revue Zlatorog, le critique Vladimir Vassilev, qui me demandait avec l’enthousiasme des découvreurs : « Qui est cette Julia Kristeva ? » après avoir lu sa première publication dans la revue Septemvri alors qu’elle était encore étudiante. Et ma propre surprise devant l’originalité de cet article consacré à mes débuts de versificatrice. J’ignorais si je pouvais me fier à l’intuition de cette jeune fille qui soutenait que mes poèmes contenaient la prémonition d’une belle prose à venir. C’est peut-être sa prédiction qui m’a poussée à accomplir le saut périlleux vers la rive opposée, de passer d’un discours rythmé à un discours non rythmé. Je me dois de l’en remercier avec un retard de près de quatre décennies.

Pendant ce temps, son improvisation inspirée devant le public viennois approfondissait le tragique de l’étrangeté :

… Après les guerres gréco-perses, après celle du Péloponnèse, à mesure que le commerce reprend, s’élargissent les contacts des Grecs anciens avec le monde non grec... Ainsi, Aristote, dans Politique, applique à la cité-État le terme stoïcien de cosmopolitisme...

J’écoutais et je me rappelais mes adieux à Julia la veille de son départ pour Paris, la ville de ses rêves. Tout entière contenue dans ses yeux étonnés : elle n’arrivait toujours pas à croire qu’on l’avait autorisée à faire une brève spécialisation sur la recommandation de l’Université de Sofia, elle venait de terminer avec brio ses études de lettres françaises. Dans cette époque d’isolement total, derrière le Rideau de fer, permettre à une jeune Bulgare de faire ses études à l’Ouest tenait du miracle. Je lui ai donné l’adresse d’une de mes amies à Paris, première escale dans cette ville étrangère, avant de mettre le cap vers l’immensité de l’aliénation.

… Inconscients, détachés, autres : ainsi créés, nous devions nous connaître nous-mêmes pour mieux pouvoir embrasser l’altérité universelle des étrangers que nous sommes...

J’écoutais et j’imaginais les embûches que doit affronter une étrangère en France. Je la revoyais durant nos rencontres furtives à Paris – elle, bien d’aplomb sur ses hauts talons arpentant le pavé parisien, moi, voyageuse inquiète –, en transit vers la liberté, à travers la langue étrangère, à travers la culture contemporaine. Julia, organiquement fondue dans l’élégance française, personnifiait à mes yeux une contemporanéité vibrante. Une femme moderne et indépendante, chercheuse, écrivaine, flamme du Sud dans le foyer même de l’esprit créateur français : Barthes, Sartre, Simone de Beauvoir, Philippe Sollers...

Julia continuait à investiguer les aléas de l’Histoire qui ont des répercussions sur l’étranger : … Au temps des persécutions barbares, les gens étaient loin de la mentalité moderne du droit à la différence...

Et moi, je me rappelais le récit émouvant de sa propre participation aux événements de 1968, dans l’agitation des étudiants et des grands intellectuels parisiens. Je la voyais aux premiers rangs, bras dessus bras dessous avec les émeutiers, surplombés par le slogan « L’imagination au pouvoir ! ». Au milieu du luxe de la Closerie, son café préféré, elle me décrivait ces jours tempétueux.

Je tiens toujours à souligner, affirmait Julia avec une inflexion particulière dans la voix, que la terreur révolutionnaire s’en prend d’abord aux étrangers, que bon nombre de décrets républicains prônent des répressions brutales contre les étrangers au nom d’un nationalisme égalitaire qui mène à un totalitarisme potentiel...

Je la voyais m’accueillant – l’étrangère, c’était elle ? c’était moi ? – dans un appartement d’artiste douillet situé aux étages supérieurs d’un immeuble de la Rive gauche, me servant un dîner savoureux préparé à la minute après une journée de travail intensif à la bibliothèque, à l’université, à la rédaction de la revue Tel Quel. J’avais l’impression qu’elle obtenait tout à la minute avec un talent souple : carrière brillante, contacts personnels avec les créateurs de l’époque, livre après livre, chacun devenant un événement, changement après changement dans les remous de la contemporanéité indomptée...

La conférencière est arrivée au terme de son intervention sans le crescendo optimiste de service, typique de la plupart des intervenants dans les innombrables symposiums, colloques, conférences et autres parlottes d’aujourd’hui. Au contraire, elle a terminé avec une mise en garde :

L’esprit critique des Français verse ces derniers temps dans la dévaluation et la haine de soi... Et une flèche finale en forme d’issue possible : Aux nationalismes agressifs de l’Est, on pourrait opposer une quête de nouvelles formes de communauté entre individus différents et libres.

J’ai ressenti de tout mon être que Julia Kristeva créait autour d’elle un puissant champ énergétique qui, de près et de loin, injectait au sein de plusieurs générations au fil du temps et à travers le Rideau de fer, des impulsions de créativité, malgré les obstacles, malgré l’impossible. Julia a atteint l’impossible. Elle, l’étrangère, qui plus est face à l’esprit français critique et implacable, a transformé l’abrupt terrain étranger en un voyage pour s'accomplir. Et le plus surprenant, c’est qu’elle a le courage de se renier elle-même, de rayer ses succès, de surmonter ses engouements et de se jeter la tête la première dans de nouvelles entreprises risquées. La force du dépassement de soi évoqué par Sartre.

Après son exposé, Julia a été submergée de questions auxquelles elle a répondu, vive, fraîche, inlassable. Quelques intellectuels et hôtes viennois l’ont invitée à dîner afin de poursuivre la discussion passionnante. Elle m’y a emmenée en tant que compatriote. Bien entendu, préférant rester auprès d’elle, j’ai annulé une invitation au concert à la Maison Wittgenstein. La présence de Julia, la musique de sa voix m’étaient indispensables pour me combler de cette énergie spirituelle universelle qui avait été si cruellement réprimée dans notre milieu national. L’interdiction qui frappait nos contacts avec le monde nous y incitait insatiablement.

Au cours du dîner, j’ai eu l’occasion encore plus frappante de me convaincre de la justesse du propos de Simeon Radev : Lorsqu’une Bulgare intelligente... Nos illustres convives fixaient Julia avec admiration, ne cessaient de lui poser des questions, de la relancer pour provoquer ses réflexions captivantes. Ils ont été particulièrement intrigués par une de ses thèses : La femme est une étrangère toujours et partout – dans les rôles que lui impose le mariage, dans sa profession, au sein de la société. Pas un instant elle n’a fait montre de fatigue. Pas un instant son attention n’a faibli. Visiblement, elle était rodée, une acuité et une endurance intellectuelles très enviables. Jusque tard dans la nuit, j’ai profité de cette fête qui me faisait témoin de l’existence d’une personnalité accomplie, après tant de tristes exemples d’élans entravés et brisés, féminins en particulier.

Toutes deux nous avons souhaité rentrer à l’hôtel à pied par les rues silencieuses de la capitale viennoise. Il faisait nuit. Johannes Schlebrügge, excellent traducteur des livres de Julia en allemand, nous accompagnait. Nous marchions lentement, plongés dans l’harmonieuse sérénité intérieure que l’on obtient dans la communication spirituelle. J’écoutais Julia expliquer à son traducteur telles tournures originales de son discours, telles particularités individuelles de ses textes. Et je me disais in petto : « Combien notre littérature nationale a perdu en laissant une telle intellectuelle offrir son talent à la culture française ! » Et je pensais à ce qu’aurait gagné la Bulgarie si elle avait gardé une personnalité aussi exceptionnelle en son sein. Mais n’aurait-elle pas été hélas réprimée, noyée dans la grisaille, empoisonnée par la médiocrité...

Ses livres sont traduits et cités dans le monde entier sauf dans son pays natal. Mais est-ce la seule œuvre à être restée taboue, quoiqu’ayant fait la gloire de la Bulgarie ?

Aussi pénible qu’il me soit de le dire, force m’est d’avouer qu’une envergure et un don comme les siens n’avaient pas d’autre choix que l’exil.

 

 

Blaga Dimitrova

(1922-2003)

Poète, Ecrivain, Vice-Président de la République de Bulgarie (1992-1993)

 

(Version française par Krassimir Kavaldjiev)

 

Blaga Dimitrova


Blaga Dimitrova est née le 2 janvier 1922 à Biala Slatina, elle grandit dans la ville de Veliko Tirnovo. Elle commence des études de littérature slave à l'université de Sofia en 1945, alors que le communisme bulgare, totalement aligné sur Moscou, met en place une dictature particulièrement sévère. Elle poursuit ses études à Saint-Pétersbourg, puis à Moscou, où elle soutient sa thèse en 1951. De retour à Sofia, elle travaille comme rédactrice dans une maison d'édition pour la jeunesse. C'est à cette époque qu'elle commence à écrire ses premiers poèmes et romans, tout en accomplissant un grand travail de traductrice polyglotte (russe, polonais, grec ancien, allemand, suédois et vietnamien). À la fin des années 1970, elle devient la cible d'attaques dans la presse officielle en raison de ses opinions et de ses activités divergentes. À la fin des années 1980, Blaga Dimitrova fait partie de la poignée d'individus qui conteste le régime et, en 1987-1988, elle fonde avec quelques amis Le Club pour la démocratie. Ses livres, dont le roman Visage (1981) sur les années staliniennes, sont censurés puis interdits. Lors de la visite du président Mitterrand à Sofia à l'automne de 1989, elle compte au nombre des douze dissidents invités à le rencontrer à l'ambassade de France. Elle est élue vice-présidente de la République en 1992. En 1993, elle préside la fondation Raïna Kabaivanska d'aide aux orphelins. Blaga Dimitrova meurt en mai 2003 et laisse une trentaine de recueils de poésie (Qui veille sur la cigogne aveugle, La Mer interdite), sept romans (dont L'Enfant qui venait du Vietnam), quatre pièces de théâtre, et de très nombreux essais.

 

(le texte en bulgare)

 

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