Sexualité
                  et handicap
  
                
                   
                
                Impossible
                  d’aborder le thème « sexualité et
                  handicap », sans évoquer le choix  devant lequel nous sommes placés
                  aujourd’hui par les pouvoirs publics  confrontés à ce continent :
  êtes-vous Bachelot ou êtes-vous Chossy ?  Au risque de vous décevoir, car on est
                  pressé de « prendre position », je dis : ni l’un ni l’autre. Et
                  j’espère vous convaincre par cette conférence que ma réponse  n’est ni une dérobade, ni une finasserie
                  psychanalytique, mais l’expression d’une conviction que je voudrais partager
                  avec vous : une vie sexuelle est
                  possible voire nécessaire pour les personnes handicapées, et il s’impose de les
                  accompagner dans la dignité mais sans simplification dans ce droit à la vie sexuelle qui est plus
                  qu’une exigence politique, une condition vitale. Je dis  bien VIE sexuelle, et tel était en effet
                  un des huit thèmes que nous avons développés comme enjeux essentiels de
                  l’interaction entre les personnes handicapées et celles qui ne le sont pas, aux
                  Premiers Etats généraux à l’Unesco, en 2005, dans le cadre du chantier
                  républicain et en vue de la préparation de la Loi.
  
                
                Qu’est-ce
                  que  la sexualité ? Il est plus
                  difficile de la définir que de cerner les compétences  des « assistant(e)s 
                  sexuel(le)s » ou les impasses  auxquelles elles/ils  risquent de s’exposer. Jean-François
                  Chossy  précise que la sexualité qui
                  le préoccupe n’est pas  l’amour,
                  mais  un  « phénomène
                  mécanique » (« je parle du phénomène mécanique de la
                  sexualité », dit-il). Roselyne Bachelot, à l’inverse extrême de cette approche
                  technique, dénie le « phénomène », et se dit « rigoureusement,
                  totalement, fermement opposée » à « un truc pareil ».
  « Phénomène mécanique »  ou « truc pareil » : voilà le dilemme  auquel nous
                  sommes confrontés.
  
                
                 Pour vous parler de la sexualité, telle
                  que je l’entends avec Freud, mais sans oublier le champ social dans lequel se
                  situe le handicap,  je vais
                  m’appuyer sur  quelqu’un que vous
                  n’attendiez pas ce soir : quelqu’un qui a su parler du sexe pour, à la
                  fois, en révéler les plaisirs et les douleurs et en chercher de nouvelles voies
                  d’approche et de réalisation. J’ai pensé un instant vous donner la définition
                  subtile et sensuelle de Colette : « ces plaisirs qu’on nomme à la
                  légère physiques » (Ces plaisirs… 1932).
                  J’ai  opté pour une autre formule,
                  parce que  plus politique sous son
                  apparence philosophique. Je vais faire mienne ce soir la définition de la
                  sexualité chez Simone de Beauvoir (1908-1986). Cette philosophe
                  existentialiste, fascinée par la psychanalyse au point  de faire d’une psychanalyste, Anne,
                  l’héroïne principale  des Mandarins (1954), ne se privait pas de
                  critiquer  Freud, souvent
                  maladroitement et  sans le connaître
  à fond, mais elle déclara pour finir : « C’est un des hommes de ce
                  siècle que j’adore le plus chaleureusement » (Tout compte fait, 1972, p. 206). De fait, elle révèle que sa vision
                  de la sexualité lui est inspirée par la psychanalyse freudienne précisément, et
  écrit dès la p. 80 du Deuxième sexe (1949)
                  ceci : la sexualité, « c’est le corps vécu par le sujet ». Ce
                  n’est pas la nature qui définit la femme ; c’est celle-ci qui se définit
  « en reprenant la nature à son compte dans son affectivité ».   La psychanalyse pourrait soutenir,
                  face à votre projet de penser la sexualité et le handicap, une position
                  similaire que je formulerais ainsi en paraphrasant Beauvoir : Ce n’est pas la nature (l’état de son
                    corps ou de sa psyché)  qui définit
                    le sujet en situation de handicap, c’est le sujet qui se définit en reprenant
                    la nature à son compte dans son affectivité. Et  puisque toute personne handicapée est un
                    sujet (conscient et inconscient), cette affectivité (quels qu’en soient les
                    accidents et les limites) peut et doit être accompagnée de manière
                    personnalisée.
  
                
                    Le sexe c’est le corps vécu
                  par le sujet : Beauvoir se 
  
saisit  de cette vision psychanalytique de la
                  sexualité pour libérer les femmes, et vous savez qu’elle a réussi, quelles que
                  soient les erreurs ou les échecs du féminisme mais aussi les entraves et les
                  régressions que cette liberté subit dans une situation de globalisation et de
                  crise endémique. Je rappellerais en passant qu’on ne dit pas assez que la
                  psychanalyse, dans le meilleurs des cas, vise elle  aussi ce dépassement de soi, cette
  « capacité de se transcender » (Beauvoir), cette créativité des
                  femmes et des hommes qui équivaut aujourd’hui à la liberté : car telle est
                  la version moderne du bonheur, martèle l’auteur du Deuxième sexe.  Si je
                  passe par Beauvoir  pour rejoindre
                  notre thème, c’est parce que  sa
                  définition du sexe comme « corps vécu par le sujet » est
                  intrinsèquement libératrice, en ce  sens qu’elle permet à un homme ou à une femme, considérés comme des
  « sujets », c’est-à-dire des personnes qui se déploient et innovent  dans leur complexité singulière et
                  quelles qu’en soient les limites, de nouer des liens optimaux  avec un autre en particulier et les
                  autres en général. C’est la raison pour laquelle la simplicité de cette
                  définition que je vous propose de la sexualité   comme « corps vécu par le
                  sujet » pourrait être aussi une conception libératrice de l’homme et de la
                  femme en situation de handicap, permettant à cette femme-ci ou à cet homme-là
                  d’entrer en contact avec son intimité la plus secrète, défendue, interdite,
                  inaccessible, et cependant source de plaisir et de dépassement : pour se
                  porter au contact avec autrui, et créer ainsi des espaces insoupçonnés,
                  inimaginables de proximité et de socialité, et ainsi seulement de bien-être.
                  D’humanisme, osons le mot.
                  
                
                     Pourquoi la sexualité, au sens d’un corps vécu par le sujet, peut-elle
                  permettre  de déverrouiller
                  l’inavouable détresse et, avec le plaisir, inviter à repenser et intégrer la
                  complexité de l’existence ?
  
                
                                                                 I.
                    
                
                     Rappel de la psycho-sexualité  dans le champ de la psychanalyse
                  
                
                
                   
                
                 Ainsi comprise, la sexualité est placée
                  au carrefour entre biologie et sens. Ni
                  pure excitation  biologique (poussée
                  humorale ou courant électrique) ni construction psychosociale de projections,
                  d’idéalisations et de leurs ratages. Mais toujours les deux à la fois : la
                  conception que Freud nous a léguée a l’avantage de situer l’excitation sexuelle
                  comme un dépassement du dualisme métaphysique corps/âme : elle est
                  toujours déjà corps-et-âme, et cette coprésence des deux stimulateurs ou
                  moteurs de l’être parlant que nous sommes  fait de la sexualité non pas un loisir hédoniste ni un agent au service
                  de la procréation, mais le trait distinctif essentiel et radical de l’espèce
                  humaine.
  
                
                   Certains accusent la psychanalyse
                  de « biologiser l’essence de l’homme » en se focalisant sur le sexe.
                  D’autres, au contraire,  lui reprochent de fonctionner comme une religion en favorisant
                  le sens des liens au détriment du plaisir. Tous oublient ou font semblant
                  d’oublier que  pour Freud  l’humain se distingue de ses ancêtres
  « dès le début » – insiste-t-il  dans son étude sur Léonard, Un souvenir d’enfance de Léonard de Vinci (1910,
                  OCP tome X, p. 105), et plus explicitement dans la XXXIIe leçon de
                  la Nouvelle Suite des leçons d’introduction
  à la psychanalyse (1932, OCP, tome XIX p. 179) – car, sur la base
                  d’une maturation génétique, une aptitude spécifiquement humaine est apparue
                  qui  rend les humains capables de modifier le but des pulsions : ce
                  ne sera plus la procréation seule, en changeant l’objet : ce ne sera plus
                  le plaisir d’organe seul, mais aussi la représentation psychique de ce plaisir,
                  l’idée ; et en la faisant entrer en ligne de compte de notre échelle de
                  valeurs sociales. En d’autres termes, c’est l’éprouvé de la pulsion et sa représentation
                  psychique pour moi et pour autrui qui s’ajoutent à l’excitation de la poussée
                  génitale reproductive, et l’accompagnent  dès le début : une représentation psychique récompensatrice et
                  partageable, un « intérêt intellectuel » seraient d’emblée
                  inséparables de la mobilité des pulsions sexuelles humaines. Cette sublimation
                  initiale de l’instinct qui donne à la sexualité son caractère humain est donc
                  la condition nécessaire à l’apparition du langage et de la pensée, et peut-être
                  sexualité psychisée et langage sont-ils l’envers et l’endroit d’une même
                  maturation génétique. Les successeurs de Freud, et plus particulièrement Lacan
                  vont insister plus que le docteur viennois sur le rôle du langage dans
                  l’organisation de la sexualité, mais au risque de négliger la composante
  énergétique-biologique, que les développements récents de la théorie de la
                  sublimation en revanche ne manquent pas aujourd’hui de réhabiliter.
  
                
                         1. Cette coprésence excitation-sens  « dès le début » de     l’hominisation constitue
                  donc la spécificité de toute excitabilité humaine.  Les instincts  eux-mêmes, Triebe ou Pulsions dans la terminologie analytique, sont des
                  constructions complexes : énergie-et-sens, donc des sortes de
  « langages » profonds du corps inconscient (à ne pas confondre avec
                  la langue nationale comme système de signes articulés en mots, phrases et
                  jugements). Freud distingue les pulsions
                    sexuelles, partielles parce que liées aux zones érogènes (orales, anales,
                  génitales, mais aussi aux plaisirs sensoriels : de voir, par
                  exemple) ; les pulsions
                    d’autoconservation ou du moi ; les  pulsions d’agression, de
                      destruction, d’emprise ; et enfin , dernière classification des
                  pulsions selon Freud, la pulsion de
                    vie (Eros), d’une part, qui transmet l’excitation, relie les informations
                  neuronales, construit le soi et attache à autrui, et, d’autre part, la pulsion
                    de mort (Thanatos) ou de déliaison, qui coupe le flux de l’excitation,
                  délie, répète et tend vers l’inanimé.
  
                
                     Plus encore, cette
                  compréhension hétérogène de la
                  pulsion (énergie et sens, poussée différée dans l’inscription psychique-la
                  représentation-la signification) implique qu’une part de la pulsion sexuelle
                  sera refoulée,  et ne pourra pas franchir le refoulement (originaire, puis
                  secondaire) que lui impose le langage, la conscience et la série croissante des
                  conventions et interdits sociaux. La théorie
                    de l’inconscient s’ensuit, avec un sujet divisé entre sa pulsionnalité inconsciente et son
                  système préconscient-conscient (ou ça-moi-idéal du moi/surmoi selon la
                  deuxième topique).
  
                
                     Il en résulte une
  écoute et une interprétation du désir
    psycho-sexuel (énergie-et-sens), comme toujours déjà intrinsèquement  confronté à l’inassouvi, à
                  l’incomplétude, aspirant à ce qui manque et tributaire d’autrui. Eternel recommencement
                  donc de cette recherche du plaisir,  à réitérer et rénover tant que je suis en vie : telle serait la
                  constante logique de la sexualité humaine, qui traverse tous les étages de la
                  psycho-sexualité – des pulsions aux représentations psychiques et leurs
                  manifestations dans les actes de langage, pensées, liens sociaux, expériences
                  professionnelles, engagements politiques, esthétiques, religieux… La sexualité,
                  tributaire d’emblée de la sublimation, ne cesse d’étayer et de  travailler – plus ou moins  inconsciemment –  les  constructions apparemment intellectuelles, abstraites, cognitives et en
                  ce sens  « purifiées » des
                  pratiques humaines –  tout en
                  restant compatible avec la satisfaction génitale. Ajoutons que c’est d’ailleurs  en raison de cette coprésence
  énergie-sens  qui caractérise la
                  sexualité humaine que la psychanalyse elle-même, basée sur le langage, qui est son seul « moyen d’action », peut
                  traverser le récit de la sexualité infantile, de l’érotisme onirique ou des
                  fantasmes sexuels, pour aller, à rebours du langage,  à travers la mémoire et le temps
                  retrouvé de l’infantile, jusqu’à contacter la représentation psychique mais
                  aussi l’énergie de la pulsion elle-même. Ceci afin de restimuler l’appareil
                  psychique et, en bénéficiant du plaisir psychosomatique du « pur temps
                  incorporé », comme le dit magnifiquement Proust, d’amorcer une
                  restructuration de l’appareil psychique lui-même (une
  « renaissance », dira Winnicott), du sujet et de ses liens.
  « L’imagination, mon seul organe pour jouir de la beauté » (écrivait
                  Proust). Le langage, mon seul moyen
                    d’accompagner votre sexualité, pourrait dire la psychanalyse. Le transfert
                  et le contre-transfert qui réactualisent les excitations des liens affectifs,
                  de désir et d’amour, seront le laboratoire de cette reviviscence, retour du
                  refoulé sexuel.
  
                
                       Dans ce
                  modèle psychanalytique de  la
                  sexualité que je viens de brosser à larges traits, je vais choisir quelques
  éléments  qui pourrons nous conduire à aborder la complexité de ce que sexualité peut vouloir dire chez la personne en situation de
                  handicap.
  
                
                       2.
                  L’excitation pulsionnelle ne se réduit pas au désir et à son corrélat de
                  plaisir/déplaisir des zones érogènes, mais s’accompagne d’éprouvés infra-linguistiques ou trans-linguistiques,
                  parmi lesquels les affects et les
                    humeurs.  
  
                
                      Bernard de
                  Clairvaux (12e siècle), après Aristote qui a établi la première
                  distinction, différenciait déjà le désir (adressé à un objet manquant) des affects, qui sont des éprouvés subjectifs de mouvement vers l’autre et d’attraction
                  réciproque, fondamentalement passifs et se développant en passions, rebelles
                  aux lois sociales et de caractère primitif ; il en énumère quatre :
                  peur, tristesse, joie, amour. Nous en connaissons beaucoup plus aujourd’hui :
                  horreur, pitié, haine, violence, honte, colère, angoisse, deuil, douleur,
                  tendresse, affection, sympathie, amitié, enthousiasme, jubilation, etc. Si la
                  pulsion est déjà un concept-limite (énergie/sens), l’affect l’est encore
                  davantage, puisqu’il est un représentant psychique de la pulsion :
                  l’affect est la part énergique de la
                    représentation de la pulsion, et André Green, dans Le Discours vivant (1973), a beaucoup développé la connaissance moderne des affects et leur
                  modalité consciente ou inconsciente. Un exemple ? L’excitation génitale,
                  provoquée par une poussée d’autoconservation (narcissique) ou de désir pour X,
                  peut être ressentie comme plaisir ou déplaisir selon que son flux  énergétique (hormonal ou électrique)
                  s’accompagne d’affects de peur, de honte, de tristesse ou au contraire de joie
                  et d’amour – selon le fantasme conscient ou inconscient qui sous-tend ou
                  non cette excitation.  
  
                
                       On
                  appellera humeur (par exemple humeur
                  dépressive) un « transfert généralisé » de l’affect (E. Jacobson) qui
                  marque tout le comportement et tous les systèmes de signes dont se sert le
                  sujet (de la motricité à l’élocution et  l’idéalisation). Signal énergétique archaïque d’une horloge
                  phylogénétique  pris en compte par
                  la conscience inhérente à la représentation verbale, l’humeur serait un état
                  affectif fluctuant, moins stabilisée par la représentation psychique  que l’affect lui-même, et plus proche
                  que lui du somatique.
  
                
                
                   
                
                     3. Faisons un pas de
                  plus dans l’observation affinée que nous propose la psychanalyse de la
                  sexualité comme « corps vécu par le sujet ». On parlera de désir lorsque la relation à l’autre se
                  stabilise à la suite de la séparation entre mère et enfant, et lorsque dans le
                  cadre triangulaire de l’Œdipe familial l’infans   devient  un sujet
                    parlant qui différencie ses liens avec père et mère : lien de désir
                  et/ou d’agressivité. En revanche, dans les phases ou modalités plus archaïques
                  du psychisme, dans des états de régression où le futur sujet n’est pas
                  encore  distingué de ses objets et
                  qu’on appelle des états narcissiques,
                  il serait plus juste de ne pas désigner l’excitation par le terme de désir sexuel, mais par celui de besoin affectif :  au désir son objet (fût-il
                  partiel), au besoin son affect, un état psychosomatique fluctuant. Dans nombre
                  d’expériences sexuelles, le désir sexuel et le besoin affectif interfèrent,
                  mais dans beaucoup d’autres ils sont dissociés, alternants ou incompatibles.
  
                
                         4.  Enfin, après avoir étudié
                  le narcissisme et la mélancolie,  avec Au-delà du  principe de plaisir (1920), Freud  découvre que le principe de plaisir est
                  loin de dominer l’expérience de la sexualité déjà passablement complexifiée par
                  la clinique et la théorie de la jeune science  psychanalytique. Mais qu’une autre
                  pulsion s’y ajoute, la perturbe et l’empêche : la pulsion de mort. Celle-ci ne doit pas être confondue avec  l’agressivité érotique : la pulsion
                  de mort (Thanatos), au contraire de la pulsion de vie (Eros), procède par
                  déliaison : retrait du lien, blocage de la conductibilité neuronale,
                  tendance vers l’inorganique qu’on a pu (à tort ?) associer à l’apoptose
                  des biologistes  (Jean-Claude
                  Ameisen parle de « mort cellulaire », qui accompagne la vie des
                  cellules vivantes dès la fécondation, de telle sorte que l’on pourrait dire que
                  la mort « sculpte » le vivant). Certains considèrent que
                  l’introduction de la pulsion de mort constitue un abandon de la place centrale
                  de la sexualité dans la conception de la vie psychique, et on assiste à une
                  véritable désexualisation de la  clinique et de la théorie psychanalytiques dans certaines écoles
                  contemporaines. D’autres, et j’en fais partie, estiment que Thanatos est une
                  des versions de la psycho-sexualité humaine, et que, tant qu’il y a du vivant,
                  la pulsion de mort est incluse dans la tension psycho-sexuelle entre Eros et
                  Thanatos qui perdure. Dans la cure analytique,  la déliaison est réversible, si l’on
                  trouve le moyen psychosomatique de restimuler les pulsions sexuelles et
                  d’autoconservation, par une réactivation du lien  transféro-contre-transférentiel (voir la
                  vignette clinique du cas de Paul).
  
                
                    La pulsion de mort
                  serait-elle un « mythe » inventé par le fondateur de la
                  psychanalyse ? On peut le penser. Melanie Klein, pour sa part, et d’autres
                  analystes confrontés à l’anorexie précoce du bébé, aux divers mérycismes, etc.,
                  interprètent ces symptômes comme  une pulsion de « désintégration »  accompagnée d’angoisse schizoïde, ou
                  comme une non-intégration entravant la constitution du moi et dont la
                  conséquence est que le vécu « tombe en morceaux » (falling into pieces).
  
                
                    Dans cette perspective, la
                  psychose dépressive (et de la sexualité qui la sous-tend) a gagné un nouvel
  éclairage. On connaissait  le
                  déprimé dont la tristesse résultait de l’ « ombre de
                  l’objet tombée sur le moi » (Freud, « Deuil et
                  mélancolie »). Entendons le ainsi : j’ai perdu quelqu’un (qui m’a
                  trahi, qui m’a fait mal), mais, puisque je l’aime encore, je ne veux pas le
                  perdre, j’en garde l’ombre, mieux, je l’absorbe, je l’ai en moi, je suis
                  lui ; par conséquent, ne pouvant pas le haïr, je hais cette ombre noire/sa
                  part mauvaise que je suis devenu à  force de l’assimiler, je me hais, c’est moi qui  suis nul, je me désole, larmes et
  émoussements sensoriels et affectifs en résultent. Tel serait le discours
                  inconscient du déprimé névrotique, qui retournerait l’agressivité inconsciente,
                  due à l’aimé blessant, sur lui-même – jusqu’au suicide. D’une manière
                  opposée, les personnalités narcissiques nous ont fait comprendre une autre
                  modalité de la dépression. Leur tristesse  n’est pas  une attaque cachée
                  contre un autre hostile et reportée sur le soi, mais le signal d’un moi
                  primitif blessé, incomplet, vide même. Ce déprimé narcissiquement blessé  ne considère pas qu’il est lésé par un
                  partenaire – puisqu’il n’a pas encore de véritable objet de désir ;
                  mais il se vit comme frappé d’un défaut, d’une carence congénitale,  tel le survivant d’une expérience
                  archaïque de blessures psychosomatiques innommables. La sexualité de cette
                  personne déprimée  est alors
                  soit  tristement bloquée dans
                  l’humeur et l’affect de la honte et de la solitude endeuillées, soit à la
                  recherche impossible d’une réparation si absolue qu’aucun partenaire n’est en
                  mesure de la réaliser. Sinon dans les noces imaginaires du suicide, fantasmé
                  comme un mariage mystique dans la mort de deux  élus incomplets, que seul  le  trépas peut nécessairement, follement, réunir (ainsi qu’on le voit dans
                  le suicide maniaque de certains adolescents, ou dans des comportements sectaires).
  
                
                    5. Confrontée à ces
                  situations limites, la psychanalyse post-freudienne distingue aujourd’hui
                  divers types de relation d’objet  ainsi que divers modes d’expression pour signifier ces déclinaisons de la
                  psycho-sexualité.
  
                
                   A côté de l’objet de désir, les états narcissiques,  qui relèvent davantage du besoin, se
                  réfèrent à une variante de l’altérité  qui serait à peine dissociée du non-encore sujet. Ni sujet ni objet,
                  j’ai proposé d’appeler cette tension, vers et contre ce pôle de  fascination et d’horreur  que devient le contenant maternel
                  originel, une abjection ; et ce
                  pôle de la sexualité  précoce, un abject (ni sujet, ni objet :
                  abject). Le dégoût, la nausée, les troubles de l’alimentation et aussi de la
                  déjection s’y rapportent, qui scandent la psycho-sexualité précoce mère/enfant.
                  L’art et la littérature s’en font les explorateurs : des récits de Céline
                  en témoignent (ainsi, la scène du fils et de la mère mélangés dans les
                  vomissements qui les secouent dans le voyage en bateau de Mort à crédit) ; ou, d’une façon plus jubilatoire mais non
                  moins agressive, les portraits féminins concassés de Picasso  ou de De
                  Kooning : visages fracassés et beaux à force de défiguration recomposée.
  
                
                     En contrepoint à ce
                  règlement de compte (appropriation/expulsion)  qu’est l’abject, et qui prépare l’éventuelle séparation entre sujet et
                  objet, le contenant maternel dans sa fonction de soutien du néotène  et de pare-excitation prend l’allure
                  d’une Chose, faute d’être séparé en
                  objet. Le terme de « Chose » (vs « objet ») fut d’abord
                  repris par Lacan à Heidegger qui, connaisseur de la philosophie et de la
                  théologie, a vu dans la Chose ou la Res des médiévaux à la fois l’intervalle (entre-deux hommes/choses), la
  « pré-saisie » avant que la chose devienne un objet séparé du sujet,
                  et, au-delà d’elle, la Res divina,
                  le  mirage d’un contenant absolu, innommable.
                  Je propose de penser que le mélancolique  narcissique ne cherche  pas
                  un Objet de désir pour se consoler de
                  la perte d’un objet désormais inaccessible, mais une  Chose
  érotique. Aucun objet ne saurait le satisfaire, puisqu’il est à la
                  recherche de ses affects emprisonnant le dedans et le dehors dans toutes les
                  fibres de son être,  sans aucune
                  image ni mot discernable susceptible de mettre à distance cette tension. C’est
                  vers le pré-objet qu’il tend : il y adhère,  croyant absolu  que cette Chose ne peut pas ne pas
                  exister, et c’est à cet au-delà idéal qu’il consacre ses larmes et sa
                  jouissance. Sans objet de désir, ce déprimé narcissique est captif de son
                  propre affect, l’affect est sa Chose.  
  
                
                    6. Comment signifier ces
  états régressifs ? Dans quelles inflexions du langage  l’analyste peut-il entendre dans tous
                  leurs plis ces versions extrêmes de la sexualité?
  
                
                J’ai
                  proposé  d’appeler « sémiotique » le pré-langage ( écholalie,
                  variations tonales, mélodiques et d’intensité) chez l’enfant, et, chez
                  l’adulte, les jeux de mots, les rythmes et autres  variations musicales  qui infiltrent la signification
                  articulée en syntaxe : c’est dans ce registre
                    sémiotique de la parole que  se
                  déposent les investissements érotiques inconscients les plus  rebelles et que la conscience
                  linguistique refoule sans merci, mais qu’il est décisif de déverouiller pour
                  réorganiser la carte psychique du sujet et la psycho-sexualité qui la sous-tend
                  (cf. mon  Soleil noir, Dépression et mélancolie, 1987). Je réserve le terme de « symbolique » à tous les processus
                  conscients : grammaire, argumentation, stratégies cognitives qui peuvent
                  reprendre et déplacer ces symptômes refoulés d’une  psycho-sexualité en souffrance  et les véhiculer à l’insu des
                  protagonistes dans leurs échanges verbaux.
  
                
                       7.   Le besoin de croire et le désir de savoir est une autre stratégie de la psycho-sexualité humaine, que nous ne saurions éluder
                  en abordant son destin aujourd’hui, en ces temps de heurts de religions et de
                  réveil des spiritualités.
  
                
                   Homme des Lumières et pourfendeur
                  convaincu des illusions de la religion (cf. L’Avenir
                    d’une illusion, 1927),  Freud a
                  non seulement analysé avec une audace sans précédent certains aspects de
                  l’histoire des religions (le meurtre du père ans Totem et  Tabou, 1912,
                  et l’intellectualisation des affects dans Moïse et le monothéisme,  1939),
                  mais il a également insisté sur l’« attente croyante »
                  (« Traitement psychique », 1890) comme lien précoce avec la fonction
                  paternelle, avant de reprendre ce lien qu’il appellera  en définitive un
  « investissement » (Besetzung,
    Cathexis) (Le Moi et le Ça, 1923). En effet, on ne le rappelle pas assez, un
                  lien affectif paternel s’avère fondamental  pour séparer l’enfant de l’enveloppe maternelle et en faire un sujet
                  parlant capable d’accepter et d’affronter le père dit œdipien : ce père de
                  la « pré-histoire individuelle » (avant l’Œdipe) advient dans
                  l’« identification primaire » (Einfühlung)  avec un pôle d’attraction affective
                  (plutôt qu’objet de désir). L’investissement dont il s’agit serait un acte
                  psychique davantage qu’énergétique : une rencontre entre la reconnaissance
                  de l’enfant par le père et la reconnaissance psychique réciproque que lui offre
                  l’enfant ; une résonance inter-psychique et intra-psychique, qui déplace
                  les plaisirs sensoriels duels (mère-enfant) en plaisir de co-représentation
                  avec un tiers, plaisir de la reconnaissance mutuelle.  Plaisir désormais psychique qui serait favorisé par l’amour de la mère pour ce père de la préhistoire individuelle, à tel point que l’enfant n’a pas à l’élaborer,
                  car cette Einfühlung  lui  « tombe dessus » : l’identification primaire est  « directe et immédiate »,
                  comme une révélation. S’ajoute à cette immédiateté le fait que ce Père de la
                  préhistoire qui préfigure l’Idéal du Moi  n’est donc pas un « objet »,
                  mais un double, qui de surcroît possède les qualités des deux parents.
                  Entendons : le père de la préhistoire individuelle est un actant de la
                  bisexualité psychique, paternel et maternel à la fois. De telle sorte qu’en
                  m’identifiant à lui, je peux  m’extraire  du
  « sentiment océanique » d’appartenir à l’espace de la mère –
                  pour le meilleur et pour le pire, extatique baignade mais aussi noyade non
                  moins dissolvante et dangereuse –  et amorcer mon apprentissage de  l’autonomie par le truchement de l’affect de reconnaissance : don
                  et récompense. « Investissement »  se dit  « credo » dans les langues provenant du latin, de la racine
                  sanscrite « kred » –
                  je te donne ma force vitale en attente d’une compensation. Le
  « crédit » financier remonte à la même racine. « J’ai cru et
                  j’ai parlé », dit le Psaume 116, et saint Paul dans sa Deuxième Lettre aux
                  Corinthiens (2 Cor 4 :13).
  
                
                 
                  
                
                 Le besoin
                  de croire au fondement de l’identification primaire serait donc une
                  composante  universelle, préreligieuse,
                  de la sexualité  infantile. Avant
                  que ne se développe le désir de savoir, qui s’enracine dans la pulsion scopique et auditive de savoir d’où viennent les
                  enfants, ce qui se passe entre les parents lors de la « scène
                  primitive », etc., et qui  me conduira
  à la confrontation dite œdipienne avec ma parentèle (père, mère, fratrie), pour
                  qu’ensuite une expérience sexuelle avec un objet de désir me soit possible.
                  Entre-temps, ce même désir de savoir mettra
                    en question mon besoin de croire lui-même, ainsi que  mes facultés d’idéaliser :
                  j’éclaterai en questions, en doutes et interrogations, en révoltes, en pensées,
                  en créations… Innombrables formes sublimes ou quelconques de ma subjectivité,
                  qui reste créative si et seulement si elle reste associée à mes désirs et à mes
                  affects, si et seulement si elle ne cesse de traduire ma psycho-sexualité.
  
                
                      8. Avant d’abandonner ce
                  parcours sélectif de la psycho-sexualité selon Freud, j’aimerais rappeler un
                  développement de sa pensée qui surprend beaucoup ceux qui sont habitués à une
                  image réductrice de la psychanalyse.  Freud, ce juif athée, l’homme le moins religieux de son siècle, arrive à
                  cette conclusion extravagante : la mystique et  la psychanalyse ont un point
                  commun,  « un point d'attaque
                  similaire ».  Comment serait-ce
                  possible ? Le Moi de l'analysant, affranchi de la tutelle du Surmoi,
  élargit ses perceptions et se consolide de manière à s'approprier des fragments
                  du Ça. « Là où C'était, le Moi doit advenir. » Tel serait le travail
                  de la civilisation : à long terme, peut-être impossible, comme l'assèchement du
                  Zuiderzee. Nous sommes en 1932, Freud écrit ses Nouvelles
                    Conférences d’introduction à la psychanalyse. La nuit tombera bientôt sur
                      l'Europe et le monde. Mais Freud n'abandonne pas son archéologie du « point
                      d'attaque similaire » entre psychanalyse et mystique. Peu avant sa mort,
                      le 22 août 1938, le dernier mot écrit de sa main trace cependant une ligne de
                      démarcation dans cette similitude troublante: « Mysticisme: autoperception
                      obscure du règne, au-delà du Moi, du Ça. » Entendons : plongée et perte du
                      Moi dans l'autoperception du Ça (côté mystique); mais réorganisation du Moi par
                      une interminable élucidation du Ça (côté psychanalyse). Sans adhérer à
                      l'expérience mystique, sans l'ignorer non plus, l'écoute analytique donne sens
  à sa jouissance : en construisant/déconstruisant continûment le lien
  œdipien, et jusqu’à l’identification primaire avec le Père de la préhistoire
                      individuelle.
  
                 Tandis que la société du spectacle réduit
                  la sexualité  à un « phénomène
                  mécanique », quand ce n’est pas au hard sex, à l’autre extrémité de la
                    psycho-sexualité s’installe le refoulement  de l’expérience corporelle du plaisir, au profit d’une exaltation  des idéaux paroxystiques voire
                    intégristes, qui culminent dans l’effervescence religieuse. A ces deux
                    tendances (le sexe mécanique et le refoulement auréolé de spiritualisme,  qui n’épargnent  pas les personnes en situation de
                    handicap, au contraire), la conception complexe de la psycho-sexualité  que propose la psychanalyse est une des
                    rares  à pouvoir faire face. 
  
                                     
                  
                
                                     II. Qu’est-ce qu’une personne handicapée ?
                  
                
                 L’exclusion qui frappe les personnes  handicapées  n’est pas comme les autres exclusions
                  (de race, de classe, de religion, de sexe). Elle   confronte les handicapés et ceux
                  qui ne le sont pas  à la déficience
                  irrémédiable, qui est non seulement une blessure narcissique et une castration,  mais qui comporte également la menace
                  d’une véritable mort physique et psychique, tout particulièrement quand il
                  s’agit de personnes en situation de handicap psychique ou mental, et bien sûr
                  des polyhandicapés. Dès lors, réhabiliter la psycho-sexualité de toutes ces
                  personnes est une marque de reconnaissance du sujet dans le corps et la psyché
                  handicapés, tout autant qu’un pari sur la vitalité possible de ces sujets
                  habités par une mortalité réelle ou imaginaire. Un pari sur la créativité
                  spécifique de ces sujets susceptibles de se transcender dans les limites du
                  handicap.
  
                      Pour les
                  personnes en situation de handicap moteur ou sensoriel, la blessure narcissique
                  que ce handicap inflige et que renforce le regard d’autrui impose à la vie
                  sexuelle  des troubles importants
                  relevant essentiellement de la dépression, bien  que souvent accompagnés de
                  désorganisations plus profondes. Pour ce qui concerne les handicapés psychiques
                  et mentaux,  le désir sexuel  ne peut pas être pensé et accompagné
                  avec les modèles  « classiques » qui découlent  du désir structuré dans le seul schéma
  œdipien, ni même avec ceux des personnalités narcissiques que je viens de
                  rappeler. Il n’en reste pas moins que ce que nous connaissons déjà concernant
                  le pré-objet, l’abject, la Chose etc. offre des pistes susceptibles de  nous guider pour innover  dans la compréhension de ces personnes
                  et, avec elles, pour mieux éclairer les replis encore énigmatiques de toute
                  sexualité.
  
                 De même, la difficulté à acquérir le
                  langage voire l’inaptitude au langage que l’on rencontre en particulier dans
                  l’autisme sévère nécessite une écoute de ce que j’appelle le registre
                    sémiotique du sens,
  à distinguer de la signification propre à la langue comme
    système de communication, ainsi qu’une prise en considération des affects et
    des humeurs, à ne pas confondre avec le désir pour un objet/partenaire et
    susceptible de devenir un objet d’amour. Cependant, certains autismes échappent
  à l’image trop restreinte d’une incapacité de communication autre que
    sensorielle, et des traits de type psychotique ou hystérique s’y adjoignent.
    L’analyse croisée des affects et des désirs, de la relation d’objet et du  besoin de Chose s’impose dans toute sa
    complexité, pour mieux accompagner le développement et éviter des catastrophes
    psychosomatiques.
  
                  L’assistance sexuelle de la personne
                  handicapée psychique et mentale devrait comprendre toute la gamme de la
                  psycho-sexualité  comprise  à la lumière des connaissances
                  actuelles, et modulée en fonction de la relation d’objet et de l’aptitude
                  langagière et cognitive de chaque personne. Le « phénomène
                  mécanique » de M. Chossy n’est certainement pas à écarter, mais à inclure
                  dans cette dynamique complexe psycho-sexuelle.  Dans cette perspective, il conviendrait
                  d’envisager, au  lieu d’« assistants
                  sexuels », une « assistance psycho-sexuelle » plurielle,
                  incluant l’aide de l’ergo-thérapeute formé en conséquence, et  cadré dans un pacte thérapeutique en
                  tant qu’intervenant occasionnel, en accord avec le désir de la personne
                  handicapée ou, à défaut, de son tuteur ou curateur.  Par ailleurs, ou plutôt surtout, ce sont
                  les relations duelles, des partenariats entre personnes handicapées,  comme entre personnes handicapées
                  et  d’autres qui le sont pas  mais qui élaborent  « hors assistance »,
                  spontanément,   des liens
                  affectifs, dont il importe d’enrichir le développement psycho-sexuel : en
                  favorisant notamment la possibilité d’une  vie de couple si la relation s’installe dans la durée, avec la
                  nécessaire domotique et souvent une assistance dans l’effectuation physique de
                  l’acte sexuel.
  
                
                   
                
                III. Une vie psychosexuelle
                  
                
                L’autisme : on commence à
                  connaître aujourd’hui la complexité  de sa nosographie, souvent accompagnée de traits psychotiques ou
                  hystériques, ainsi que de troubles de la pensée – laquelle, lorsqu’elle
                  parvient à un niveau d’articulation opératoire, procède par répétitions ou
                  fantasmes plutôt que par des stratégies de raisonnements. J’ai pu remarquer que
                  le projet d’une vie sexuelle à accompagner voire à assister ne se précise comme un besoin et
                    une demande que lorsque la personne parvient à élaborer des récits : des constructions
                      imaginaires dans lesquelles son auto-perception du soi avec son handicap se
                      projette  dans la perception d’un
                      autre – le partenaire affectif en voie de devenir un partenaire de désir
                      sexuel, et qui apparaît à la fois  comme  une réplique du moi
                      carencé (son  double) et comme sa
                      compensation protectrice. Le sujet investit alors ce double idéalisé d’un
                      affect de sécurité, confiance-croyance dans l’enveloppe protectrice,
                      investissement de l’affect de tendresse plutôt que de la personne, l’ensemble
                      de cette nouvelle expérience portant le nom d’Amour. Le désir de satisfaction
                      sexuelle peut y trouver sa place, mais subordonné à l’intense investissement de
                      la sécurité protectrice, surtout si certaines déficiences sensori-motrices
                      perdurent. En revanche, lorsqu’il est teinté d’excitabilité hystérique, le
                      désir sexuel l’emporte et échappe au contrôle d’une conscience aux capacités
                      cognitives restreintes. L’assistance sexuelle viserait alors à cadrer le sujet
                      dans le couple et dans le groupe, en favorisant les « psychothérapies de
                      groupe » qui feraient  recours  aux pratiques
                      artistiques (théâtre, danse, musique etc.) « imaginarisant »
                      la vie sexuelle, suivies de « groupes de paroles » dirigés par un
                      psychothérapeute avec la participation d’un ergothérapeute formé à l’assistance
                      psycho-sexuelle.
  
                
                  
                
                Un opéra
                  
                
                  J’ai eu à connaître les difficultés
                  neurologiques de Paul dès sa naissance. A l’âge de trois ans, il ne parvenait à
                  proférer aucune parole si ce n’est des écholalies vocaliques où l’on discernait
                  mal des pseudo-consonnes non identifiables. Il ne supportait pas le dialogue
                  entre ses parents et, bien entendu, refusait l’échange de paroles entre le
                  thérapeute et sa mère. Toutes ces situations le mettaient dans des états
                  dramatiques de cris, de larmes, de détresse, plus que de rage. J’aurais pu
                  interpréter ces réactions comme un refus œdipien du lien sexuel entre les
                  parents et, par extension, de tout échange verbal supposé érotique entre deux
                  adultes, dont Paul se sentait exclu. Non seulement cette interprétation n’avait
                  pas d’effet sur lui, mais elle m’a vite semblé prématurée. J’ai pensé que Paul
                  refusait un enchaînement signifiant dont il était incapable, et la perception – devrais-je dire la conscience précoce – de cette
                    incapacité le dévalorisait, le déprimait, l’inhibait de peur. J’ai décidé de
                    communiquer avec lui mais aussi avec sa mère en utilisant le moyen qui était à
                    sa disposition : le chant. Les opéras que nous improvisions, et
                      qui devaient sûrement paraître ridicules aux éventuels spectateurs,
                      comportaient la signification que je voulais ou que nous voulions  échanger. Mais d’abord ils comportaient
                      le sens des représentants d’affects
                        et de pulsions codés dans les mélodies, les rythmes et les intensités qui
  étaient plus (sinon exclusivement) accessibles à Paul. « Viens me
                        voir » (do-ré-mi) ; « Comment allez-vous » (do-si-la),
                        etc.
  
                Peu à peu, par ce jeu vocal
                  mais en réalité pluridimensionnel (sémiotique et symbolique), l’enfant sortait
                  de son inhibition et se mettait à varier de mieux en mieux ses vocalises. Parallèlement,
                  il a commencé à écouter beaucoup de disques et à reproduire les mélodies.
                  Progressivement, les paroles. J’avais l’impression d’accorder un instrument de
                  musique, de me familiariser avec lui, et de faire surgir, de ce corps
                  résonnant, de plus en plus de possibilités inattendues et complexes. Ainsi, par
                  l’opéra, nous avons développé l’articulation précise des phonèmes dans le
                  chant, sans qu’il y ait de travail technique de prononciation à proprement
                  parler, mais en misant sur la possibilité et le plaisir d’articuler et de
                  s’entendre dans la mélodie. Une fois assuré de savoir
                  prononcer en chantant – donc avec le souffle, les sphincters, sa
                  motricité, son corps –, Paul a accepté d’utiliser désormais ses phonèmes
                  acquis dans l’opéra dans la parole courante. Et ceci avec une précision
                  articulatoire que peu d’enfants possèdent. Le chanteur est devenu parleur.
  
                Je ne vous parlerai pas du
                  travail proprement analytique que nous avons accompli. J’insiste sur le fait
                  qu’il est indissociable de l’avènement du langage qu’il a favorisé.
  
                
                   
                
                « Je
                  viens, papa » 
  
                Des difficultés sont apparues
                  aux stades suivants, que l’imaginaire nous a permis une fois de plus de lever.
                  Un exemple parmi d’autres : l’indistinction des pronoms personnels de 1re et de 2e personne, je/tu, moi/toi.
                    Cette confusion trahissait la dépendance de Paul vis-à-vis de sa mère. La
                    participation de la jeune femme, qui a pu se détacher de son enfant-prothèse
                    narcissique investi dans la dépression qu’elle avait subie à la suite des
                    déficiences de son fils, a été la clé de la cure. Toutefois, le point d’orgue
                    de la distinction je/tu fut l’identification de Paul à
                    Pinocchio (le personnage du célèbre conte). Particulièrement dans l’épisode où
                    le petit garçon sauvait son père Gepetto des mâchoires de la baleine Monstro.
  « Au secours, Pinocchio », implorait le vieux père. « Je viens,
                    papa, attends-moi, n’aie pas peur, je viens avec toi », répondait Paul.
                    Cette histoire permettait à l’enfant d’échapper au pouvoir de la dévorante
                    baleine, de ne plus être la victime. De plus, Paul prenait sa revanche sur le
                    père. Il pouvait maintenant dire « je », à condition de ne plus se
                    sentir menacé ni d’engloutissement ni de castration. Le « tu »,
                    c’est-à-dire le signe avec lequel on désignait Paul – l’enfant
                    malheureux, le souffre-douleur – était, dans le conte, un autre. L’autre
                    (« tu ») redouté qui fusionnait avec la mauvaise part de lui-même, il
                    pouvait désormais l’aimer, ce malheureux. Car il était représenté dans le conte
                    par Gepetto, le père bienveillant et doué. Un bon « tu » remplaçait
                    le mauvais « tu ». Par le biais de cette idéalisation, l’autre
                    (« tu ») pouvait se séparer de soi (« je ») et être nommé
                    autrement que soi-même. En même temps, Paul accédait au rôle de héros, et, à
                    cette condition seulement, il pouvait se désigner par un « je » et
                    non par un « tu » sorti de la bouche de sa mère. Le « tu »
                    avait aussi une place qui ne se confondait pas avec le mauvais
  « je ». C’était la place de l’autre (Gepetto) qui pouvait subir des
  épreuves sans être un enfant impotent. Avec et à travers les malheurs reconnus
                    de cette position victimaire, le « tu » désignait le rôle d’une
                    dignité certes en danger, mais souveraine et aimable (tu étais un autre héros,
                      l’autre du héros), avec laquelle le héros Pinocchio pouvait échanger d’égal à
  égal, c’est-à-dire de différent à différent.
  
                Pour entendre ce sens
                  sémiotique infralangagier, l’analyste-orthophoniste devrait avoir une écoute
                  maternelle optimale. J’ai fait confiance à la mère de Paul, ou plutôt elle m’a
                  convaincue de l’existence du sens chez son enfant, puisqu’elle disait le
                  comprendre et lui répondait sans avoir reçu une parole de lui. J’ai adopté son
  écoute et son déchiffrement de ce sens. Aujourd’hui, alors que la science est
                  capable de rendre presque toutes les femmes génitrices, essayons de revaloriser
                  la fonction
                    maternelle :
                      celle qui malgré tout (malgré la fonction de l’enfant d’être une prothèse
                      narcissique, un objet contre-phobique, ou un antidépresseur provisoire)
                      parvient à assurer une voie pour l’enfant vers la signification. Dans
                      l’engendrement de la langue, dite en effet maternelle, la mère est souvent
                      seule. Elle compte sur nous, surtout lorsque les difficultés neurologiques
                      viennent compliquer le passage du sens à la signification, déjà problématique
                      chez tous les êtres parlants. Dans le meilleur des cas, la mère nous porte le
                      sens. Il nous reste, à nous analystes, à trouver la signification. C’est dire
                      que notre rôle est plus-que-maternel : par identification
                        avec la relation entre la mère et l’enfant, nous reconnaissons et souvent nous
                        devançons le sens de ce qui ne se dit pas. Par notre possibilité d’entendre la
                        logique des affects emmurés et des identifications bloquées, nous permettons à
                        la souffrance de sortir de son caveau. Ainsi seulement, le signifiant que nous
                        employons – le signifiant de la langue d’usage – peut cesser d’être
                        une enveloppe dévitalisée et inassimilable pour l’enfant. Et s’investir sur un
                        sujet dont nous avons accompagné en somme la deuxième naissance.
  
                Rares sont les mères qui
                  parviennent toutes seules à donner de la signification au sens indicible de
                  leurs enfants handicapés, puisque à celui-ci s’agglutine leur propre souffrance
                  emmurée, présente ou ancienne. Lorsque cette nomination se produit, il faut
                  chercher l’aide du tiers qui l’a favorisée (ce peut être la nôtre ou celle du
                  père, ou d’une tierce personne) : qui a conduit la mère elle-même à
                  reconnaître, à nommer et à lever sa dépression innommable, avant d’épauler son
                  enfant pour l’aider à parcourir un chemin analogue.
  
                Enfin, le temps de l’imaginaire
                  n’est pas celui de la parole. Il est le temps d’une histoire, de la petite
                  histoire, du « muthos » au sens
                    d’Aristote : temps où se noue un conflit et se dénoue une solution,
                    c’est-à-dire un chemin, dans lequel peut se tenir le sujet de la parole.
  
                Paul employait correctement
                  les temps verbaux (présent, passé et futur) lorsqu’il s’agissait d’une
                    conjugaison ou d’un exercice de grammaire. Mais lorsqu’il racontait lui-même
                    une histoire, il employait toujours le présent. L’adverbe seul indiquait
                      qu’il se repérait effectivement dans un avant, un maintenant et un après, mais son énonciation
                        personnelle du système verbal n’assumait pas encore cette distinction.
  « Avant, je suis bébé, disait-il ; maintenant, je suis grand ;
                        après, je suis pilote de fusée. » Les catégories du temps verbal restaient
                        abstraitement acquises puisqu’il les récitait dans les conjugaisons, mais elles
                        ne venaient pas d’une manière créative dans la conversation.
  
                Ainsi, un exemple parmi
                  d’autres, La Belle au bois dormant. La princesse avait seize
                    ans lorsqu’elle fut endormie par la fée malfaisante ; cent ans se sont
  écoulés ; enfin, elle fut réveillée de son sommeil par l’amour du prince,
                    pour rejoindre la fraîcheur de sa jeunesse de seize ans, mais pas à la même
  époque. Ce thème de la résurrection où une personne apparemment morte se
                    retrouve toujours la même, mais vivante et transposant son passé par-delà la
                    césure du sommeil dans un contexte nouveau, inconnu et surprenant, permet de
                    mesurer l’écoulement de la durée. L’enfant s’identifie à l’enfance passée de la
                    Belle au bois dormant (« elle a été »). Il s’identifie ensuite au
                    temps zéro mais massif du sommeil, qui représente aussi la stagnation du moment
                    présent où il piétine dans ses difficultés, ne comprend pas, « dort »
                    (« elle dort »). Enfin, il s’identifie au temps de la réanimation,
                    qui équivaut à un projet, à une vie future, laquelle est cependant déjà
                    réalisée (« elle revit par l’amour, elle vivra »). Sans menace de
                    séparation, avec l’assurance du futur comme retrouvailles, comme re-naissance.
  
                
                  
                
                Paul est revenu me voir
                  plusieurs années après, intégré dans un ESAT et troublé par une forte
  « passion amoureuse » dit-il, sans espoir parce qu’il « n’y a
                  pas de lieu de vie ». Il vit chez ses parents et en foyer à mi-temps, mais  « personne ne comprend que
                  j’ai  trouvé la Belle au bois
                  dormant », dit-il. Evidemment, je n’avais pas oublié le rôle de cette  histoire dans la psychothérapie que
                  j’avais menée avec Paul une dizaine d’années auparavant. Il avait donc trouvé
                  Audrey, une dizaine d’années  de
                  plus que lui, donc la trentaine. Elle m’est apparue  dans le récit de Paul  comme une jeune femme s’exprimant moins
                  bien que lui, « souvent elle se tait, elle se tait plutôt », et
  « très affectueuse », « ne crie jamais, très belle voix ».
  « Comme moi quand j’étais petit. » « Elle ne parle qu’avec moi,
                  en fait elle ne parle pas avec les autres, mais moi je la comprends. » 
  
                 Je comprends qu’Audrey est vécue par Paul
                  comme une sorte de  jumeau du petit
                  Paul que j’ai connu, qui ne parlait pas, et je dis : « Audrey ne
                  parle pas, les autres croient qu’elle dort, mais tu l’aimes parce que tu sais
                  qu’elle ne dort pas, comme je savais que tu ne dormais pas quand je t’ai
                  réveillé en chantant. » Paul s’est mis à rire, puis à chantonner, et,
                  après un silence : « Oui, mais maintenant, avec elle, on se câline et
                  on se fait des bisous. » L’angoisse monte mais il arrive à me dire qu’il
                  ne pense qu’à ça et ne fait pas son travail à l’ESAT. Veut vivre en couple avec
                  Audrey, mais « il n’y a pas de lieu de vie ». Les parents de Paul
                  trouvent  ça impensable, mais très
                  sympa quand même. Les parents d’Audrey ne savent pas. « Une utopie, soyons
                  sérieux » : c’est l’idée qui s’impose au foyer.
  
                   Je pense que si cette utopie ne se
                  réalise pas, Paul va stagner, se déprimer.  Il ne va plus au cours de peinture. Devient triste. N’a envie de
                  rien. A voulu me parler quand même. Je crois qu’il ne pense qu’au
  « phénomène mécanique » de M. Chossy. Mais pas seulement, puisqu’il a
                  besoin de moi aussi. Tout en ne rêvant qu’à dormir avec la belle au bois
                  dormant. Dans le même lit, dans une chambre à deux. Je me demandais qui, de ses
                  parents et accompagnateurs  ou de
                  Paul, était le plus près de sa vérité psycho-sexuelle. 
  
                    Et je me suis rappelé la
                  phrase de Proust : « Les malades se sentent plus près de leur
  âme » (Proust, Les Plaisirs et les jours, Pl., 1971, p.6). « Car
    si on a la sensation d’être entouré de son âme, ce n’est pas  comme d’une prison immobile ;
    plutôt, on est comme emporté avec elle dans un perpétuel élan pour la dépasser,
    entendant toujours autour de soi cette sonorité identique, qui n’est pas
  écho  du dehors mais retentissement
    d’une vibration interne » (Proust, Du côté de
      chez Swann,
        Pl. II, 1957, p.85-6).
        
                                                   
                  
                
                
                   
                
                                         Julia Kristeva, 18.1.2011