Sexualité
et handicap
Impossible
d’aborder le thème « sexualité et
handicap », sans évoquer le choix devant lequel nous sommes placés
aujourd’hui par les pouvoirs publics confrontés à ce continent :
êtes-vous Bachelot ou êtes-vous Chossy ? Au risque de vous décevoir, car on est
pressé de « prendre position », je dis : ni l’un ni l’autre. Et
j’espère vous convaincre par cette conférence que ma réponse n’est ni une dérobade, ni une finasserie
psychanalytique, mais l’expression d’une conviction que je voudrais partager
avec vous : une vie sexuelle est
possible voire nécessaire pour les personnes handicapées, et il s’impose de les
accompagner dans la dignité mais sans simplification dans ce droit à la vie sexuelle qui est plus
qu’une exigence politique, une condition vitale. Je dis bien VIE sexuelle, et tel était en effet
un des huit thèmes que nous avons développés comme enjeux essentiels de
l’interaction entre les personnes handicapées et celles qui ne le sont pas, aux
Premiers Etats généraux à l’Unesco, en 2005, dans le cadre du chantier
républicain et en vue de la préparation de la Loi.
Qu’est-ce
que la sexualité ? Il est plus
difficile de la définir que de cerner les compétences des « assistant(e)s
sexuel(le)s » ou les impasses auxquelles elles/ils risquent de s’exposer. Jean-François
Chossy précise que la sexualité qui
le préoccupe n’est pas l’amour,
mais un « phénomène
mécanique » (« je parle du phénomène mécanique de la
sexualité », dit-il). Roselyne Bachelot, à l’inverse extrême de cette approche
technique, dénie le « phénomène », et se dit « rigoureusement,
totalement, fermement opposée » à « un truc pareil ».
« Phénomène mécanique » ou « truc pareil » : voilà le dilemme auquel nous
sommes confrontés.
Pour vous parler de la sexualité, telle
que je l’entends avec Freud, mais sans oublier le champ social dans lequel se
situe le handicap, je vais
m’appuyer sur quelqu’un que vous
n’attendiez pas ce soir : quelqu’un qui a su parler du sexe pour, à la
fois, en révéler les plaisirs et les douleurs et en chercher de nouvelles voies
d’approche et de réalisation. J’ai pensé un instant vous donner la définition
subtile et sensuelle de Colette : « ces plaisirs qu’on nomme à la
légère physiques » (Ces plaisirs… 1932).
J’ai opté pour une autre formule,
parce que plus politique sous son
apparence philosophique. Je vais faire mienne ce soir la définition de la
sexualité chez Simone de Beauvoir (1908-1986). Cette philosophe
existentialiste, fascinée par la psychanalyse au point de faire d’une psychanalyste, Anne,
l’héroïne principale des Mandarins (1954), ne se privait pas de
critiquer Freud, souvent
maladroitement et sans le connaître
à fond, mais elle déclara pour finir : « C’est un des hommes de ce
siècle que j’adore le plus chaleureusement » (Tout compte fait, 1972, p. 206). De fait, elle révèle que sa vision
de la sexualité lui est inspirée par la psychanalyse freudienne précisément, et
écrit dès la p. 80 du Deuxième sexe (1949)
ceci : la sexualité, « c’est le corps vécu par le sujet ». Ce
n’est pas la nature qui définit la femme ; c’est celle-ci qui se définit
« en reprenant la nature à son compte dans son affectivité ». La psychanalyse pourrait soutenir,
face à votre projet de penser la sexualité et le handicap, une position
similaire que je formulerais ainsi en paraphrasant Beauvoir : Ce n’est pas la nature (l’état de son
corps ou de sa psyché) qui définit
le sujet en situation de handicap, c’est le sujet qui se définit en reprenant
la nature à son compte dans son affectivité. Et puisque toute personne handicapée est un
sujet (conscient et inconscient), cette affectivité (quels qu’en soient les
accidents et les limites) peut et doit être accompagnée de manière
personnalisée.
Le sexe c’est le corps vécu
par le sujet : Beauvoir se
saisit de cette vision psychanalytique de la
sexualité pour libérer les femmes, et vous savez qu’elle a réussi, quelles que
soient les erreurs ou les échecs du féminisme mais aussi les entraves et les
régressions que cette liberté subit dans une situation de globalisation et de
crise endémique. Je rappellerais en passant qu’on ne dit pas assez que la
psychanalyse, dans le meilleurs des cas, vise elle aussi ce dépassement de soi, cette
« capacité de se transcender » (Beauvoir), cette créativité des
femmes et des hommes qui équivaut aujourd’hui à la liberté : car telle est
la version moderne du bonheur, martèle l’auteur du Deuxième sexe. Si je
passe par Beauvoir pour rejoindre
notre thème, c’est parce que sa
définition du sexe comme « corps vécu par le sujet » est
intrinsèquement libératrice, en ce sens qu’elle permet à un homme ou à une femme, considérés comme des
« sujets », c’est-à-dire des personnes qui se déploient et innovent dans leur complexité singulière et
quelles qu’en soient les limites, de nouer des liens optimaux avec un autre en particulier et les
autres en général. C’est la raison pour laquelle la simplicité de cette
définition que je vous propose de la sexualité comme « corps vécu par le
sujet » pourrait être aussi une conception libératrice de l’homme et de la
femme en situation de handicap, permettant à cette femme-ci ou à cet homme-là
d’entrer en contact avec son intimité la plus secrète, défendue, interdite,
inaccessible, et cependant source de plaisir et de dépassement : pour se
porter au contact avec autrui, et créer ainsi des espaces insoupçonnés,
inimaginables de proximité et de socialité, et ainsi seulement de bien-être.
D’humanisme, osons le mot.
Pourquoi la sexualité, au sens d’un corps vécu par le sujet, peut-elle
permettre de déverrouiller
l’inavouable détresse et, avec le plaisir, inviter à repenser et intégrer la
complexité de l’existence ?
I.
Rappel de la psycho-sexualité dans le champ de la psychanalyse
Ainsi comprise, la sexualité est placée
au carrefour entre biologie et sens. Ni
pure excitation biologique (poussée
humorale ou courant électrique) ni construction psychosociale de projections,
d’idéalisations et de leurs ratages. Mais toujours les deux à la fois : la
conception que Freud nous a léguée a l’avantage de situer l’excitation sexuelle
comme un dépassement du dualisme métaphysique corps/âme : elle est
toujours déjà corps-et-âme, et cette coprésence des deux stimulateurs ou
moteurs de l’être parlant que nous sommes fait de la sexualité non pas un loisir hédoniste ni un agent au service
de la procréation, mais le trait distinctif essentiel et radical de l’espèce
humaine.
Certains accusent la psychanalyse
de « biologiser l’essence de l’homme » en se focalisant sur le sexe.
D’autres, au contraire, lui reprochent de fonctionner comme une religion en favorisant
le sens des liens au détriment du plaisir. Tous oublient ou font semblant
d’oublier que pour Freud l’humain se distingue de ses ancêtres
« dès le début » – insiste-t-il dans son étude sur Léonard, Un souvenir d’enfance de Léonard de Vinci (1910,
OCP tome X, p. 105), et plus explicitement dans la XXXIIe leçon de
la Nouvelle Suite des leçons d’introduction
à la psychanalyse (1932, OCP, tome XIX p. 179) – car, sur la base
d’une maturation génétique, une aptitude spécifiquement humaine est apparue
qui rend les humains capables de modifier le but des pulsions : ce
ne sera plus la procréation seule, en changeant l’objet : ce ne sera plus
le plaisir d’organe seul, mais aussi la représentation psychique de ce plaisir,
l’idée ; et en la faisant entrer en ligne de compte de notre échelle de
valeurs sociales. En d’autres termes, c’est l’éprouvé de la pulsion et sa représentation
psychique pour moi et pour autrui qui s’ajoutent à l’excitation de la poussée
génitale reproductive, et l’accompagnent dès le début : une représentation psychique récompensatrice et
partageable, un « intérêt intellectuel » seraient d’emblée
inséparables de la mobilité des pulsions sexuelles humaines. Cette sublimation
initiale de l’instinct qui donne à la sexualité son caractère humain est donc
la condition nécessaire à l’apparition du langage et de la pensée, et peut-être
sexualité psychisée et langage sont-ils l’envers et l’endroit d’une même
maturation génétique. Les successeurs de Freud, et plus particulièrement Lacan
vont insister plus que le docteur viennois sur le rôle du langage dans
l’organisation de la sexualité, mais au risque de négliger la composante
énergétique-biologique, que les développements récents de la théorie de la
sublimation en revanche ne manquent pas aujourd’hui de réhabiliter.
1. Cette coprésence excitation-sens « dès le début » de l’hominisation constitue
donc la spécificité de toute excitabilité humaine. Les instincts eux-mêmes, Triebe ou Pulsions dans la terminologie analytique, sont des
constructions complexes : énergie-et-sens, donc des sortes de
« langages » profonds du corps inconscient (à ne pas confondre avec
la langue nationale comme système de signes articulés en mots, phrases et
jugements). Freud distingue les pulsions
sexuelles, partielles parce que liées aux zones érogènes (orales, anales,
génitales, mais aussi aux plaisirs sensoriels : de voir, par
exemple) ; les pulsions
d’autoconservation ou du moi ; les pulsions d’agression, de
destruction, d’emprise ; et enfin , dernière classification des
pulsions selon Freud, la pulsion de
vie (Eros), d’une part, qui transmet l’excitation, relie les informations
neuronales, construit le soi et attache à autrui, et, d’autre part, la pulsion
de mort (Thanatos) ou de déliaison, qui coupe le flux de l’excitation,
délie, répète et tend vers l’inanimé.
Plus encore, cette
compréhension hétérogène de la
pulsion (énergie et sens, poussée différée dans l’inscription psychique-la
représentation-la signification) implique qu’une part de la pulsion sexuelle
sera refoulée, et ne pourra pas franchir le refoulement (originaire, puis
secondaire) que lui impose le langage, la conscience et la série croissante des
conventions et interdits sociaux. La théorie
de l’inconscient s’ensuit, avec un sujet divisé entre sa pulsionnalité inconsciente et son
système préconscient-conscient (ou ça-moi-idéal du moi/surmoi selon la
deuxième topique).
Il en résulte une
écoute et une interprétation du désir
psycho-sexuel (énergie-et-sens), comme toujours déjà intrinsèquement confronté à l’inassouvi, à
l’incomplétude, aspirant à ce qui manque et tributaire d’autrui. Eternel recommencement
donc de cette recherche du plaisir, à réitérer et rénover tant que je suis en vie : telle serait la
constante logique de la sexualité humaine, qui traverse tous les étages de la
psycho-sexualité – des pulsions aux représentations psychiques et leurs
manifestations dans les actes de langage, pensées, liens sociaux, expériences
professionnelles, engagements politiques, esthétiques, religieux… La sexualité,
tributaire d’emblée de la sublimation, ne cesse d’étayer et de travailler – plus ou moins inconsciemment – les constructions apparemment intellectuelles, abstraites, cognitives et en
ce sens « purifiées » des
pratiques humaines – tout en
restant compatible avec la satisfaction génitale. Ajoutons que c’est d’ailleurs en raison de cette coprésence
énergie-sens qui caractérise la
sexualité humaine que la psychanalyse elle-même, basée sur le langage, qui est son seul « moyen d’action », peut
traverser le récit de la sexualité infantile, de l’érotisme onirique ou des
fantasmes sexuels, pour aller, à rebours du langage, à travers la mémoire et le temps
retrouvé de l’infantile, jusqu’à contacter la représentation psychique mais
aussi l’énergie de la pulsion elle-même. Ceci afin de restimuler l’appareil
psychique et, en bénéficiant du plaisir psychosomatique du « pur temps
incorporé », comme le dit magnifiquement Proust, d’amorcer une
restructuration de l’appareil psychique lui-même (une
« renaissance », dira Winnicott), du sujet et de ses liens.
« L’imagination, mon seul organe pour jouir de la beauté » (écrivait
Proust). Le langage, mon seul moyen
d’accompagner votre sexualité, pourrait dire la psychanalyse. Le transfert
et le contre-transfert qui réactualisent les excitations des liens affectifs,
de désir et d’amour, seront le laboratoire de cette reviviscence, retour du
refoulé sexuel.
Dans ce
modèle psychanalytique de la
sexualité que je viens de brosser à larges traits, je vais choisir quelques
éléments qui pourrons nous conduire à aborder la complexité de ce que sexualité peut vouloir dire chez la personne en situation de
handicap.
2.
L’excitation pulsionnelle ne se réduit pas au désir et à son corrélat de
plaisir/déplaisir des zones érogènes, mais s’accompagne d’éprouvés infra-linguistiques ou trans-linguistiques,
parmi lesquels les affects et les
humeurs.
Bernard de
Clairvaux (12e siècle), après Aristote qui a établi la première
distinction, différenciait déjà le désir (adressé à un objet manquant) des affects, qui sont des éprouvés subjectifs de mouvement vers l’autre et d’attraction
réciproque, fondamentalement passifs et se développant en passions, rebelles
aux lois sociales et de caractère primitif ; il en énumère quatre :
peur, tristesse, joie, amour. Nous en connaissons beaucoup plus aujourd’hui :
horreur, pitié, haine, violence, honte, colère, angoisse, deuil, douleur,
tendresse, affection, sympathie, amitié, enthousiasme, jubilation, etc. Si la
pulsion est déjà un concept-limite (énergie/sens), l’affect l’est encore
davantage, puisqu’il est un représentant psychique de la pulsion :
l’affect est la part énergique de la
représentation de la pulsion, et André Green, dans Le Discours vivant (1973), a beaucoup développé la connaissance moderne des affects et leur
modalité consciente ou inconsciente. Un exemple ? L’excitation génitale,
provoquée par une poussée d’autoconservation (narcissique) ou de désir pour X,
peut être ressentie comme plaisir ou déplaisir selon que son flux énergétique (hormonal ou électrique)
s’accompagne d’affects de peur, de honte, de tristesse ou au contraire de joie
et d’amour – selon le fantasme conscient ou inconscient qui sous-tend ou
non cette excitation.
On
appellera humeur (par exemple humeur
dépressive) un « transfert généralisé » de l’affect (E. Jacobson) qui
marque tout le comportement et tous les systèmes de signes dont se sert le
sujet (de la motricité à l’élocution et l’idéalisation). Signal énergétique archaïque d’une horloge
phylogénétique pris en compte par
la conscience inhérente à la représentation verbale, l’humeur serait un état
affectif fluctuant, moins stabilisée par la représentation psychique que l’affect lui-même, et plus proche
que lui du somatique.
3. Faisons un pas de
plus dans l’observation affinée que nous propose la psychanalyse de la
sexualité comme « corps vécu par le sujet ». On parlera de désir lorsque la relation à l’autre se
stabilise à la suite de la séparation entre mère et enfant, et lorsque dans le
cadre triangulaire de l’Œdipe familial l’infans devient un sujet
parlant qui différencie ses liens avec père et mère : lien de désir
et/ou d’agressivité. En revanche, dans les phases ou modalités plus archaïques
du psychisme, dans des états de régression où le futur sujet n’est pas
encore distingué de ses objets et
qu’on appelle des états narcissiques,
il serait plus juste de ne pas désigner l’excitation par le terme de désir sexuel, mais par celui de besoin affectif : au désir son objet (fût-il
partiel), au besoin son affect, un état psychosomatique fluctuant. Dans nombre
d’expériences sexuelles, le désir sexuel et le besoin affectif interfèrent,
mais dans beaucoup d’autres ils sont dissociés, alternants ou incompatibles.
4. Enfin, après avoir étudié
le narcissisme et la mélancolie, avec Au-delà du principe de plaisir (1920), Freud découvre que le principe de plaisir est
loin de dominer l’expérience de la sexualité déjà passablement complexifiée par
la clinique et la théorie de la jeune science psychanalytique. Mais qu’une autre
pulsion s’y ajoute, la perturbe et l’empêche : la pulsion de mort. Celle-ci ne doit pas être confondue avec l’agressivité érotique : la pulsion
de mort (Thanatos), au contraire de la pulsion de vie (Eros), procède par
déliaison : retrait du lien, blocage de la conductibilité neuronale,
tendance vers l’inorganique qu’on a pu (à tort ?) associer à l’apoptose
des biologistes (Jean-Claude
Ameisen parle de « mort cellulaire », qui accompagne la vie des
cellules vivantes dès la fécondation, de telle sorte que l’on pourrait dire que
la mort « sculpte » le vivant). Certains considèrent que
l’introduction de la pulsion de mort constitue un abandon de la place centrale
de la sexualité dans la conception de la vie psychique, et on assiste à une
véritable désexualisation de la clinique et de la théorie psychanalytiques dans certaines écoles
contemporaines. D’autres, et j’en fais partie, estiment que Thanatos est une
des versions de la psycho-sexualité humaine, et que, tant qu’il y a du vivant,
la pulsion de mort est incluse dans la tension psycho-sexuelle entre Eros et
Thanatos qui perdure. Dans la cure analytique, la déliaison est réversible, si l’on
trouve le moyen psychosomatique de restimuler les pulsions sexuelles et
d’autoconservation, par une réactivation du lien transféro-contre-transférentiel (voir la
vignette clinique du cas de Paul).
La pulsion de mort
serait-elle un « mythe » inventé par le fondateur de la
psychanalyse ? On peut le penser. Melanie Klein, pour sa part, et d’autres
analystes confrontés à l’anorexie précoce du bébé, aux divers mérycismes, etc.,
interprètent ces symptômes comme une pulsion de « désintégration » accompagnée d’angoisse schizoïde, ou
comme une non-intégration entravant la constitution du moi et dont la
conséquence est que le vécu « tombe en morceaux » (falling into pieces).
Dans cette perspective, la
psychose dépressive (et de la sexualité qui la sous-tend) a gagné un nouvel
éclairage. On connaissait le
déprimé dont la tristesse résultait de l’ « ombre de
l’objet tombée sur le moi » (Freud, « Deuil et
mélancolie »). Entendons le ainsi : j’ai perdu quelqu’un (qui m’a
trahi, qui m’a fait mal), mais, puisque je l’aime encore, je ne veux pas le
perdre, j’en garde l’ombre, mieux, je l’absorbe, je l’ai en moi, je suis
lui ; par conséquent, ne pouvant pas le haïr, je hais cette ombre noire/sa
part mauvaise que je suis devenu à force de l’assimiler, je me hais, c’est moi qui suis nul, je me désole, larmes et
émoussements sensoriels et affectifs en résultent. Tel serait le discours
inconscient du déprimé névrotique, qui retournerait l’agressivité inconsciente,
due à l’aimé blessant, sur lui-même – jusqu’au suicide. D’une manière
opposée, les personnalités narcissiques nous ont fait comprendre une autre
modalité de la dépression. Leur tristesse n’est pas une attaque cachée
contre un autre hostile et reportée sur le soi, mais le signal d’un moi
primitif blessé, incomplet, vide même. Ce déprimé narcissiquement blessé ne considère pas qu’il est lésé par un
partenaire – puisqu’il n’a pas encore de véritable objet de désir ;
mais il se vit comme frappé d’un défaut, d’une carence congénitale, tel le survivant d’une expérience
archaïque de blessures psychosomatiques innommables. La sexualité de cette
personne déprimée est alors
soit tristement bloquée dans
l’humeur et l’affect de la honte et de la solitude endeuillées, soit à la
recherche impossible d’une réparation si absolue qu’aucun partenaire n’est en
mesure de la réaliser. Sinon dans les noces imaginaires du suicide, fantasmé
comme un mariage mystique dans la mort de deux élus incomplets, que seul le trépas peut nécessairement, follement, réunir (ainsi qu’on le voit dans
le suicide maniaque de certains adolescents, ou dans des comportements sectaires).
5. Confrontée à ces
situations limites, la psychanalyse post-freudienne distingue aujourd’hui
divers types de relation d’objet ainsi que divers modes d’expression pour signifier ces déclinaisons de la
psycho-sexualité.
A côté de l’objet de désir, les états narcissiques, qui relèvent davantage du besoin, se
réfèrent à une variante de l’altérité qui serait à peine dissociée du non-encore sujet. Ni sujet ni objet,
j’ai proposé d’appeler cette tension, vers et contre ce pôle de fascination et d’horreur que devient le contenant maternel
originel, une abjection ; et ce
pôle de la sexualité précoce, un abject (ni sujet, ni objet :
abject). Le dégoût, la nausée, les troubles de l’alimentation et aussi de la
déjection s’y rapportent, qui scandent la psycho-sexualité précoce mère/enfant.
L’art et la littérature s’en font les explorateurs : des récits de Céline
en témoignent (ainsi, la scène du fils et de la mère mélangés dans les
vomissements qui les secouent dans le voyage en bateau de Mort à crédit) ; ou, d’une façon plus jubilatoire mais non
moins agressive, les portraits féminins concassés de Picasso ou de De
Kooning : visages fracassés et beaux à force de défiguration recomposée.
En contrepoint à ce
règlement de compte (appropriation/expulsion) qu’est l’abject, et qui prépare l’éventuelle séparation entre sujet et
objet, le contenant maternel dans sa fonction de soutien du néotène et de pare-excitation prend l’allure
d’une Chose, faute d’être séparé en
objet. Le terme de « Chose » (vs « objet ») fut d’abord
repris par Lacan à Heidegger qui, connaisseur de la philosophie et de la
théologie, a vu dans la Chose ou la Res des médiévaux à la fois l’intervalle (entre-deux hommes/choses), la
« pré-saisie » avant que la chose devienne un objet séparé du sujet,
et, au-delà d’elle, la Res divina,
le mirage d’un contenant absolu, innommable.
Je propose de penser que le mélancolique narcissique ne cherche pas
un Objet de désir pour se consoler de
la perte d’un objet désormais inaccessible, mais une Chose
érotique. Aucun objet ne saurait le satisfaire, puisqu’il est à la
recherche de ses affects emprisonnant le dedans et le dehors dans toutes les
fibres de son être, sans aucune
image ni mot discernable susceptible de mettre à distance cette tension. C’est
vers le pré-objet qu’il tend : il y adhère, croyant absolu que cette Chose ne peut pas ne pas
exister, et c’est à cet au-delà idéal qu’il consacre ses larmes et sa
jouissance. Sans objet de désir, ce déprimé narcissique est captif de son
propre affect, l’affect est sa Chose.
6. Comment signifier ces
états régressifs ? Dans quelles inflexions du langage l’analyste peut-il entendre dans tous
leurs plis ces versions extrêmes de la sexualité?
J’ai
proposé d’appeler « sémiotique » le pré-langage ( écholalie,
variations tonales, mélodiques et d’intensité) chez l’enfant, et, chez
l’adulte, les jeux de mots, les rythmes et autres variations musicales qui infiltrent la signification
articulée en syntaxe : c’est dans ce registre
sémiotique de la parole que se
déposent les investissements érotiques inconscients les plus rebelles et que la conscience
linguistique refoule sans merci, mais qu’il est décisif de déverouiller pour
réorganiser la carte psychique du sujet et la psycho-sexualité qui la sous-tend
(cf. mon Soleil noir, Dépression et mélancolie, 1987). Je réserve le terme de « symbolique » à tous les processus
conscients : grammaire, argumentation, stratégies cognitives qui peuvent
reprendre et déplacer ces symptômes refoulés d’une psycho-sexualité en souffrance et les véhiculer à l’insu des
protagonistes dans leurs échanges verbaux.
7. Le besoin de croire et le désir de savoir est une autre stratégie de la psycho-sexualité humaine, que nous ne saurions éluder
en abordant son destin aujourd’hui, en ces temps de heurts de religions et de
réveil des spiritualités.
Homme des Lumières et pourfendeur
convaincu des illusions de la religion (cf. L’Avenir
d’une illusion, 1927), Freud a
non seulement analysé avec une audace sans précédent certains aspects de
l’histoire des religions (le meurtre du père ans Totem et Tabou, 1912,
et l’intellectualisation des affects dans Moïse et le monothéisme, 1939),
mais il a également insisté sur l’« attente croyante »
(« Traitement psychique », 1890) comme lien précoce avec la fonction
paternelle, avant de reprendre ce lien qu’il appellera en définitive un
« investissement » (Besetzung,
Cathexis) (Le Moi et le Ça, 1923). En effet, on ne le rappelle pas assez, un
lien affectif paternel s’avère fondamental pour séparer l’enfant de l’enveloppe maternelle et en faire un sujet
parlant capable d’accepter et d’affronter le père dit œdipien : ce père de
la « pré-histoire individuelle » (avant l’Œdipe) advient dans
l’« identification primaire » (Einfühlung) avec un pôle d’attraction affective
(plutôt qu’objet de désir). L’investissement dont il s’agit serait un acte
psychique davantage qu’énergétique : une rencontre entre la reconnaissance
de l’enfant par le père et la reconnaissance psychique réciproque que lui offre
l’enfant ; une résonance inter-psychique et intra-psychique, qui déplace
les plaisirs sensoriels duels (mère-enfant) en plaisir de co-représentation
avec un tiers, plaisir de la reconnaissance mutuelle. Plaisir désormais psychique qui serait favorisé par l’amour de la mère pour ce père de la préhistoire individuelle, à tel point que l’enfant n’a pas à l’élaborer,
car cette Einfühlung lui « tombe dessus » : l’identification primaire est « directe et immédiate »,
comme une révélation. S’ajoute à cette immédiateté le fait que ce Père de la
préhistoire qui préfigure l’Idéal du Moi n’est donc pas un « objet »,
mais un double, qui de surcroît possède les qualités des deux parents.
Entendons : le père de la préhistoire individuelle est un actant de la
bisexualité psychique, paternel et maternel à la fois. De telle sorte qu’en
m’identifiant à lui, je peux m’extraire du
« sentiment océanique » d’appartenir à l’espace de la mère –
pour le meilleur et pour le pire, extatique baignade mais aussi noyade non
moins dissolvante et dangereuse – et amorcer mon apprentissage de l’autonomie par le truchement de l’affect de reconnaissance : don
et récompense. « Investissement » se dit « credo » dans les langues provenant du latin, de la racine
sanscrite « kred » –
je te donne ma force vitale en attente d’une compensation. Le
« crédit » financier remonte à la même racine. « J’ai cru et
j’ai parlé », dit le Psaume 116, et saint Paul dans sa Deuxième Lettre aux
Corinthiens (2 Cor 4 :13).
Le besoin
de croire au fondement de l’identification primaire serait donc une
composante universelle, préreligieuse,
de la sexualité infantile. Avant
que ne se développe le désir de savoir, qui s’enracine dans la pulsion scopique et auditive de savoir d’où viennent les
enfants, ce qui se passe entre les parents lors de la « scène
primitive », etc., et qui me conduira
à la confrontation dite œdipienne avec ma parentèle (père, mère, fratrie), pour
qu’ensuite une expérience sexuelle avec un objet de désir me soit possible.
Entre-temps, ce même désir de savoir mettra
en question mon besoin de croire lui-même, ainsi que mes facultés d’idéaliser :
j’éclaterai en questions, en doutes et interrogations, en révoltes, en pensées,
en créations… Innombrables formes sublimes ou quelconques de ma subjectivité,
qui reste créative si et seulement si elle reste associée à mes désirs et à mes
affects, si et seulement si elle ne cesse de traduire ma psycho-sexualité.
8. Avant d’abandonner ce
parcours sélectif de la psycho-sexualité selon Freud, j’aimerais rappeler un
développement de sa pensée qui surprend beaucoup ceux qui sont habitués à une
image réductrice de la psychanalyse. Freud, ce juif athée, l’homme le moins religieux de son siècle, arrive à
cette conclusion extravagante : la mystique et la psychanalyse ont un point
commun, « un point d'attaque
similaire ». Comment serait-ce
possible ? Le Moi de l'analysant, affranchi de la tutelle du Surmoi,
élargit ses perceptions et se consolide de manière à s'approprier des fragments
du Ça. « Là où C'était, le Moi doit advenir. » Tel serait le travail
de la civilisation : à long terme, peut-être impossible, comme l'assèchement du
Zuiderzee. Nous sommes en 1932, Freud écrit ses Nouvelles
Conférences d’introduction à la psychanalyse. La nuit tombera bientôt sur
l'Europe et le monde. Mais Freud n'abandonne pas son archéologie du « point
d'attaque similaire » entre psychanalyse et mystique. Peu avant sa mort,
le 22 août 1938, le dernier mot écrit de sa main trace cependant une ligne de
démarcation dans cette similitude troublante: « Mysticisme: autoperception
obscure du règne, au-delà du Moi, du Ça. » Entendons : plongée et perte du
Moi dans l'autoperception du Ça (côté mystique); mais réorganisation du Moi par
une interminable élucidation du Ça (côté psychanalyse). Sans adhérer à
l'expérience mystique, sans l'ignorer non plus, l'écoute analytique donne sens
à sa jouissance : en construisant/déconstruisant continûment le lien
œdipien, et jusqu’à l’identification primaire avec le Père de la préhistoire
individuelle.
Tandis que la société du spectacle réduit
la sexualité à un « phénomène
mécanique », quand ce n’est pas au hard sex, à l’autre extrémité de la
psycho-sexualité s’installe le refoulement de l’expérience corporelle du plaisir, au profit d’une exaltation des idéaux paroxystiques voire
intégristes, qui culminent dans l’effervescence religieuse. A ces deux
tendances (le sexe mécanique et le refoulement auréolé de spiritualisme, qui n’épargnent pas les personnes en situation de
handicap, au contraire), la conception complexe de la psycho-sexualité que propose la psychanalyse est une des
rares à pouvoir faire face.
II. Qu’est-ce qu’une personne handicapée ?
L’exclusion qui frappe les personnes handicapées n’est pas comme les autres exclusions
(de race, de classe, de religion, de sexe). Elle confronte les handicapés et ceux
qui ne le sont pas à la déficience
irrémédiable, qui est non seulement une blessure narcissique et une castration, mais qui comporte également la menace
d’une véritable mort physique et psychique, tout particulièrement quand il
s’agit de personnes en situation de handicap psychique ou mental, et bien sûr
des polyhandicapés. Dès lors, réhabiliter la psycho-sexualité de toutes ces
personnes est une marque de reconnaissance du sujet dans le corps et la psyché
handicapés, tout autant qu’un pari sur la vitalité possible de ces sujets
habités par une mortalité réelle ou imaginaire. Un pari sur la créativité
spécifique de ces sujets susceptibles de se transcender dans les limites du
handicap.
Pour les
personnes en situation de handicap moteur ou sensoriel, la blessure narcissique
que ce handicap inflige et que renforce le regard d’autrui impose à la vie
sexuelle des troubles importants
relevant essentiellement de la dépression, bien que souvent accompagnés de
désorganisations plus profondes. Pour ce qui concerne les handicapés psychiques
et mentaux, le désir sexuel ne peut pas être pensé et accompagné
avec les modèles « classiques » qui découlent du désir structuré dans le seul schéma
œdipien, ni même avec ceux des personnalités narcissiques que je viens de
rappeler. Il n’en reste pas moins que ce que nous connaissons déjà concernant
le pré-objet, l’abject, la Chose etc. offre des pistes susceptibles de nous guider pour innover dans la compréhension de ces personnes
et, avec elles, pour mieux éclairer les replis encore énigmatiques de toute
sexualité.
De même, la difficulté à acquérir le
langage voire l’inaptitude au langage que l’on rencontre en particulier dans
l’autisme sévère nécessite une écoute de ce que j’appelle le registre
sémiotique du sens,
à distinguer de la signification propre à la langue comme
système de communication, ainsi qu’une prise en considération des affects et
des humeurs, à ne pas confondre avec le désir pour un objet/partenaire et
susceptible de devenir un objet d’amour. Cependant, certains autismes échappent
à l’image trop restreinte d’une incapacité de communication autre que
sensorielle, et des traits de type psychotique ou hystérique s’y adjoignent.
L’analyse croisée des affects et des désirs, de la relation d’objet et du besoin de Chose s’impose dans toute sa
complexité, pour mieux accompagner le développement et éviter des catastrophes
psychosomatiques.
L’assistance sexuelle de la personne
handicapée psychique et mentale devrait comprendre toute la gamme de la
psycho-sexualité comprise à la lumière des connaissances
actuelles, et modulée en fonction de la relation d’objet et de l’aptitude
langagière et cognitive de chaque personne. Le « phénomène
mécanique » de M. Chossy n’est certainement pas à écarter, mais à inclure
dans cette dynamique complexe psycho-sexuelle. Dans cette perspective, il conviendrait
d’envisager, au lieu d’« assistants
sexuels », une « assistance psycho-sexuelle » plurielle,
incluant l’aide de l’ergo-thérapeute formé en conséquence, et cadré dans un pacte thérapeutique en
tant qu’intervenant occasionnel, en accord avec le désir de la personne
handicapée ou, à défaut, de son tuteur ou curateur. Par ailleurs, ou plutôt surtout, ce sont
les relations duelles, des partenariats entre personnes handicapées, comme entre personnes handicapées
et d’autres qui le sont pas mais qui élaborent « hors assistance »,
spontanément, des liens
affectifs, dont il importe d’enrichir le développement psycho-sexuel : en
favorisant notamment la possibilité d’une vie de couple si la relation s’installe dans la durée, avec la
nécessaire domotique et souvent une assistance dans l’effectuation physique de
l’acte sexuel.
III. Une vie psychosexuelle
L’autisme : on commence à
connaître aujourd’hui la complexité de sa nosographie, souvent accompagnée de traits psychotiques ou
hystériques, ainsi que de troubles de la pensée – laquelle, lorsqu’elle
parvient à un niveau d’articulation opératoire, procède par répétitions ou
fantasmes plutôt que par des stratégies de raisonnements. J’ai pu remarquer que
le projet d’une vie sexuelle à accompagner voire à assister ne se précise comme un besoin et
une demande que lorsque la personne parvient à élaborer des récits : des constructions
imaginaires dans lesquelles son auto-perception du soi avec son handicap se
projette dans la perception d’un
autre – le partenaire affectif en voie de devenir un partenaire de désir
sexuel, et qui apparaît à la fois comme une réplique du moi
carencé (son double) et comme sa
compensation protectrice. Le sujet investit alors ce double idéalisé d’un
affect de sécurité, confiance-croyance dans l’enveloppe protectrice,
investissement de l’affect de tendresse plutôt que de la personne, l’ensemble
de cette nouvelle expérience portant le nom d’Amour. Le désir de satisfaction
sexuelle peut y trouver sa place, mais subordonné à l’intense investissement de
la sécurité protectrice, surtout si certaines déficiences sensori-motrices
perdurent. En revanche, lorsqu’il est teinté d’excitabilité hystérique, le
désir sexuel l’emporte et échappe au contrôle d’une conscience aux capacités
cognitives restreintes. L’assistance sexuelle viserait alors à cadrer le sujet
dans le couple et dans le groupe, en favorisant les « psychothérapies de
groupe » qui feraient recours aux pratiques
artistiques (théâtre, danse, musique etc.) « imaginarisant »
la vie sexuelle, suivies de « groupes de paroles » dirigés par un
psychothérapeute avec la participation d’un ergothérapeute formé à l’assistance
psycho-sexuelle.
Un opéra
J’ai eu à connaître les difficultés
neurologiques de Paul dès sa naissance. A l’âge de trois ans, il ne parvenait à
proférer aucune parole si ce n’est des écholalies vocaliques où l’on discernait
mal des pseudo-consonnes non identifiables. Il ne supportait pas le dialogue
entre ses parents et, bien entendu, refusait l’échange de paroles entre le
thérapeute et sa mère. Toutes ces situations le mettaient dans des états
dramatiques de cris, de larmes, de détresse, plus que de rage. J’aurais pu
interpréter ces réactions comme un refus œdipien du lien sexuel entre les
parents et, par extension, de tout échange verbal supposé érotique entre deux
adultes, dont Paul se sentait exclu. Non seulement cette interprétation n’avait
pas d’effet sur lui, mais elle m’a vite semblé prématurée. J’ai pensé que Paul
refusait un enchaînement signifiant dont il était incapable, et la perception – devrais-je dire la conscience précoce – de cette
incapacité le dévalorisait, le déprimait, l’inhibait de peur. J’ai décidé de
communiquer avec lui mais aussi avec sa mère en utilisant le moyen qui était à
sa disposition : le chant. Les opéras que nous improvisions, et
qui devaient sûrement paraître ridicules aux éventuels spectateurs,
comportaient la signification que je voulais ou que nous voulions échanger. Mais d’abord ils comportaient
le sens des représentants d’affects
et de pulsions codés dans les mélodies, les rythmes et les intensités qui
étaient plus (sinon exclusivement) accessibles à Paul. « Viens me
voir » (do-ré-mi) ; « Comment allez-vous » (do-si-la),
etc.
Peu à peu, par ce jeu vocal
mais en réalité pluridimensionnel (sémiotique et symbolique), l’enfant sortait
de son inhibition et se mettait à varier de mieux en mieux ses vocalises. Parallèlement,
il a commencé à écouter beaucoup de disques et à reproduire les mélodies.
Progressivement, les paroles. J’avais l’impression d’accorder un instrument de
musique, de me familiariser avec lui, et de faire surgir, de ce corps
résonnant, de plus en plus de possibilités inattendues et complexes. Ainsi, par
l’opéra, nous avons développé l’articulation précise des phonèmes dans le
chant, sans qu’il y ait de travail technique de prononciation à proprement
parler, mais en misant sur la possibilité et le plaisir d’articuler et de
s’entendre dans la mélodie. Une fois assuré de savoir
prononcer en chantant – donc avec le souffle, les sphincters, sa
motricité, son corps –, Paul a accepté d’utiliser désormais ses phonèmes
acquis dans l’opéra dans la parole courante. Et ceci avec une précision
articulatoire que peu d’enfants possèdent. Le chanteur est devenu parleur.
Je ne vous parlerai pas du
travail proprement analytique que nous avons accompli. J’insiste sur le fait
qu’il est indissociable de l’avènement du langage qu’il a favorisé.
« Je
viens, papa »
Des difficultés sont apparues
aux stades suivants, que l’imaginaire nous a permis une fois de plus de lever.
Un exemple parmi d’autres : l’indistinction des pronoms personnels de 1re et de 2e personne, je/tu, moi/toi.
Cette confusion trahissait la dépendance de Paul vis-à-vis de sa mère. La
participation de la jeune femme, qui a pu se détacher de son enfant-prothèse
narcissique investi dans la dépression qu’elle avait subie à la suite des
déficiences de son fils, a été la clé de la cure. Toutefois, le point d’orgue
de la distinction je/tu fut l’identification de Paul à
Pinocchio (le personnage du célèbre conte). Particulièrement dans l’épisode où
le petit garçon sauvait son père Gepetto des mâchoires de la baleine Monstro.
« Au secours, Pinocchio », implorait le vieux père. « Je viens,
papa, attends-moi, n’aie pas peur, je viens avec toi », répondait Paul.
Cette histoire permettait à l’enfant d’échapper au pouvoir de la dévorante
baleine, de ne plus être la victime. De plus, Paul prenait sa revanche sur le
père. Il pouvait maintenant dire « je », à condition de ne plus se
sentir menacé ni d’engloutissement ni de castration. Le « tu »,
c’est-à-dire le signe avec lequel on désignait Paul – l’enfant
malheureux, le souffre-douleur – était, dans le conte, un autre. L’autre
(« tu ») redouté qui fusionnait avec la mauvaise part de lui-même, il
pouvait désormais l’aimer, ce malheureux. Car il était représenté dans le conte
par Gepetto, le père bienveillant et doué. Un bon « tu » remplaçait
le mauvais « tu ». Par le biais de cette idéalisation, l’autre
(« tu ») pouvait se séparer de soi (« je ») et être nommé
autrement que soi-même. En même temps, Paul accédait au rôle de héros, et, à
cette condition seulement, il pouvait se désigner par un « je » et
non par un « tu » sorti de la bouche de sa mère. Le « tu »
avait aussi une place qui ne se confondait pas avec le mauvais
« je ». C’était la place de l’autre (Gepetto) qui pouvait subir des
épreuves sans être un enfant impotent. Avec et à travers les malheurs reconnus
de cette position victimaire, le « tu » désignait le rôle d’une
dignité certes en danger, mais souveraine et aimable (tu étais un autre héros,
l’autre du héros), avec laquelle le héros Pinocchio pouvait échanger d’égal à
égal, c’est-à-dire de différent à différent.
Pour entendre ce sens
sémiotique infralangagier, l’analyste-orthophoniste devrait avoir une écoute
maternelle optimale. J’ai fait confiance à la mère de Paul, ou plutôt elle m’a
convaincue de l’existence du sens chez son enfant, puisqu’elle disait le
comprendre et lui répondait sans avoir reçu une parole de lui. J’ai adopté son
écoute et son déchiffrement de ce sens. Aujourd’hui, alors que la science est
capable de rendre presque toutes les femmes génitrices, essayons de revaloriser
la fonction
maternelle :
celle qui malgré tout (malgré la fonction de l’enfant d’être une prothèse
narcissique, un objet contre-phobique, ou un antidépresseur provisoire)
parvient à assurer une voie pour l’enfant vers la signification. Dans
l’engendrement de la langue, dite en effet maternelle, la mère est souvent
seule. Elle compte sur nous, surtout lorsque les difficultés neurologiques
viennent compliquer le passage du sens à la signification, déjà problématique
chez tous les êtres parlants. Dans le meilleur des cas, la mère nous porte le
sens. Il nous reste, à nous analystes, à trouver la signification. C’est dire
que notre rôle est plus-que-maternel : par identification
avec la relation entre la mère et l’enfant, nous reconnaissons et souvent nous
devançons le sens de ce qui ne se dit pas. Par notre possibilité d’entendre la
logique des affects emmurés et des identifications bloquées, nous permettons à
la souffrance de sortir de son caveau. Ainsi seulement, le signifiant que nous
employons – le signifiant de la langue d’usage – peut cesser d’être
une enveloppe dévitalisée et inassimilable pour l’enfant. Et s’investir sur un
sujet dont nous avons accompagné en somme la deuxième naissance.
Rares sont les mères qui
parviennent toutes seules à donner de la signification au sens indicible de
leurs enfants handicapés, puisque à celui-ci s’agglutine leur propre souffrance
emmurée, présente ou ancienne. Lorsque cette nomination se produit, il faut
chercher l’aide du tiers qui l’a favorisée (ce peut être la nôtre ou celle du
père, ou d’une tierce personne) : qui a conduit la mère elle-même à
reconnaître, à nommer et à lever sa dépression innommable, avant d’épauler son
enfant pour l’aider à parcourir un chemin analogue.
Enfin, le temps de l’imaginaire
n’est pas celui de la parole. Il est le temps d’une histoire, de la petite
histoire, du « muthos » au sens
d’Aristote : temps où se noue un conflit et se dénoue une solution,
c’est-à-dire un chemin, dans lequel peut se tenir le sujet de la parole.
Paul employait correctement
les temps verbaux (présent, passé et futur) lorsqu’il s’agissait d’une
conjugaison ou d’un exercice de grammaire. Mais lorsqu’il racontait lui-même
une histoire, il employait toujours le présent. L’adverbe seul indiquait
qu’il se repérait effectivement dans un avant, un maintenant et un après, mais son énonciation
personnelle du système verbal n’assumait pas encore cette distinction.
« Avant, je suis bébé, disait-il ; maintenant, je suis grand ;
après, je suis pilote de fusée. » Les catégories du temps verbal restaient
abstraitement acquises puisqu’il les récitait dans les conjugaisons, mais elles
ne venaient pas d’une manière créative dans la conversation.
Ainsi, un exemple parmi
d’autres, La Belle au bois dormant. La princesse avait seize
ans lorsqu’elle fut endormie par la fée malfaisante ; cent ans se sont
écoulés ; enfin, elle fut réveillée de son sommeil par l’amour du prince,
pour rejoindre la fraîcheur de sa jeunesse de seize ans, mais pas à la même
époque. Ce thème de la résurrection où une personne apparemment morte se
retrouve toujours la même, mais vivante et transposant son passé par-delà la
césure du sommeil dans un contexte nouveau, inconnu et surprenant, permet de
mesurer l’écoulement de la durée. L’enfant s’identifie à l’enfance passée de la
Belle au bois dormant (« elle a été »). Il s’identifie ensuite au
temps zéro mais massif du sommeil, qui représente aussi la stagnation du moment
présent où il piétine dans ses difficultés, ne comprend pas, « dort »
(« elle dort »). Enfin, il s’identifie au temps de la réanimation,
qui équivaut à un projet, à une vie future, laquelle est cependant déjà
réalisée (« elle revit par l’amour, elle vivra »). Sans menace de
séparation, avec l’assurance du futur comme retrouvailles, comme re-naissance.
Paul est revenu me voir
plusieurs années après, intégré dans un ESAT et troublé par une forte
« passion amoureuse » dit-il, sans espoir parce qu’il « n’y a
pas de lieu de vie ». Il vit chez ses parents et en foyer à mi-temps, mais « personne ne comprend que
j’ai trouvé la Belle au bois
dormant », dit-il. Evidemment, je n’avais pas oublié le rôle de cette histoire dans la psychothérapie que
j’avais menée avec Paul une dizaine d’années auparavant. Il avait donc trouvé
Audrey, une dizaine d’années de
plus que lui, donc la trentaine. Elle m’est apparue dans le récit de Paul comme une jeune femme s’exprimant moins
bien que lui, « souvent elle se tait, elle se tait plutôt », et
« très affectueuse », « ne crie jamais, très belle voix ».
« Comme moi quand j’étais petit. » « Elle ne parle qu’avec moi,
en fait elle ne parle pas avec les autres, mais moi je la comprends. »
Je comprends qu’Audrey est vécue par Paul
comme une sorte de jumeau du petit
Paul que j’ai connu, qui ne parlait pas, et je dis : « Audrey ne
parle pas, les autres croient qu’elle dort, mais tu l’aimes parce que tu sais
qu’elle ne dort pas, comme je savais que tu ne dormais pas quand je t’ai
réveillé en chantant. » Paul s’est mis à rire, puis à chantonner, et,
après un silence : « Oui, mais maintenant, avec elle, on se câline et
on se fait des bisous. » L’angoisse monte mais il arrive à me dire qu’il
ne pense qu’à ça et ne fait pas son travail à l’ESAT. Veut vivre en couple avec
Audrey, mais « il n’y a pas de lieu de vie ». Les parents de Paul
trouvent ça impensable, mais très
sympa quand même. Les parents d’Audrey ne savent pas. « Une utopie, soyons
sérieux » : c’est l’idée qui s’impose au foyer.
Je pense que si cette utopie ne se
réalise pas, Paul va stagner, se déprimer. Il ne va plus au cours de peinture. Devient triste. N’a envie de
rien. A voulu me parler quand même. Je crois qu’il ne pense qu’au
« phénomène mécanique » de M. Chossy. Mais pas seulement, puisqu’il a
besoin de moi aussi. Tout en ne rêvant qu’à dormir avec la belle au bois
dormant. Dans le même lit, dans une chambre à deux. Je me demandais qui, de ses
parents et accompagnateurs ou de
Paul, était le plus près de sa vérité psycho-sexuelle.
Et je me suis rappelé la
phrase de Proust : « Les malades se sentent plus près de leur
âme » (Proust, Les Plaisirs et les jours, Pl., 1971, p.6). « Car
si on a la sensation d’être entouré de son âme, ce n’est pas comme d’une prison immobile ;
plutôt, on est comme emporté avec elle dans un perpétuel élan pour la dépasser,
entendant toujours autour de soi cette sonorité identique, qui n’est pas
écho du dehors mais retentissement
d’une vibration interne » (Proust, Du côté de
chez Swann,
Pl. II, 1957, p.85-6).
Julia Kristeva, 18.1.2011