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« Centenaire de Soljenitsyne » -

« Prison, écriture, combat » ou « La langue disruptive et la beauté en question »

21 novembre 2018, Grand amphithéâtre de la Sorbonne


 

Alexandre Soljenitsyne a surpris le monde en ébranlant le communisme totalitaire, qui étranglât le XXe siècle, par ce qu'il appelle "l'inflexibilité de l'esprit humain". Est-ce encore possible de la faire entendre et de la transmettre aux "tweetos" et "likers" nés dans les jeux vidéos et les selfies, aveuglés par ce "temps pour la haine", comme le disait l'Ecclésiaste, et que nous respirons aujourd'hui.

En recueillant 227 témoignages de victimes - "rien d'inventé !",  Alexandre Soljenitsyne présentait au monde un documentaire de l'abjection défini comme un "roman" : L'archipel du Goulag publié aux éditions du Seuil par Claude Durant, qui sera mon éditeur chez Fayard, maison d'édition qu'il dirigea depuis 1980, et que je voudrais associer aujourd'hui à l'hommage que nous rendons à Soljenitsyne, tant sa fidélité à l'écrivain devait garantir le rayonnement de son œuvre en français. "Venant de l'Est", je n'ignorais pas cette destruction totalitaire de l'humain, mais je fus saisie par la force vitale qui émanait de ce sobre témoignage documentaliste, mettant en lumière la banalité du mal. D'où venait-elle, cette inflexibilité devenue "genre littéraire" ?

 

L'inflexible

De la foi orthodoxe insurgée contre le viol de l'individu par l'état policier ? Certains professionnels de l'"engagement" dans les démocraties dites "avancées" n'ont pas manqué de mettre ne garde contre les excès voire les dérives de ce "prophète austère" qui balayait, avec la révolution bolchevique, l'esprit des Lumières lui-même.

Je partageais ces mises en gardes contre le culte du « peuple russe théophore » et contre ses relents nationalistes et antisémites. Mais j'adhérais à la dénonciation d'un régime étouffant dont les hasards du dégel, d'une part, et surtout "l'exception culturelle française" d'autre part, autour de Mai 68, m'ont permis de définitivement m'exiler. Le « mensonge général », ce « tribu payé à l'idéologie », est « le plus terrible de l'expérience des hommes », « pire que l'absence de toute liberté », écrivait, non, criait Soljenitsyne. J'ai fait miennes ces critiques, formulées dans sa Lettre aux dirigeants de l'Union Soviétique qui, hélas, sont toujours actuelles, à reprendre face aux débris du totalitarisme qui survivent dans l'idéologie et les politiques des ex-pays communistes, aujourd'hui membres toxiques de l'UE.

 

Le matériau « face à la mort »

Je ne fus happée par la source et l'intensité de cette désormais célèbre inflexibilité soljenitsienne, qu'en lisant son oeuvre en russe. Ma première langue étrangère, avant le français, obligatoire à l'école et que j'aimais. Pourtant, c'est un autre russe que je découvrais dans les écrits de l'ex-forçat : réinventée, rêche, rude, jouant avec les néologismes dialectaux, en inventant d'autres. À la syntaxe syncopée ; résonnant avec l'énonciation chantante du skaz populaire enfoui, proverbes, néorussismes. Tel un rébus agressif, ce "fantastique langagier" (pour reprendre le terme de Georges Nivat) était sans fioritures. "C'est le matériau qui dicte", précise Soljenitsyne lui-même. Pourquoi ? Parce que c'est seulement ainsi que le sujet de l'énonciation peut défier la mort, aussi banalisée que brutale.

Pas vraiment "difficile", comme le diagnostiquent ses détracteurs, la langue de Soljenitsyne est disruptive, pour employer un adjectifs récemment popularisé. Elle se dresse contre la parole confisquée, qui avait réussi à réduire l'avant-gardisme de Maïakovski lui-même en langue de bois. Elle « balance » le système d'ordre dénué de tout sens (un chapitre du Pavillon des cancéreux s'intitule Non-sens) ; elle rudoie les voix bureaucratiques, le vocabulaire savant prétendument cosmopolite. Elle heurte et dérange, car elle vous cueille au carrefour où pulsions, humeurs et sensations frôlent la musique et le sens.

Ma conviction que le nerf de l'inflexibilité soljenitsienne n'est autre que cette langue disruptive fût confirmée définitivement quand, par un de ces hasards insolites de la vie, j'ai lu en russe le Chemin des forçats, en même temps que je relisait les Démons de Dostoïevski.

Le tendre et comique diminutif "Dorojenka" (cher petit chemin) désigne une longue et âpre épopée auto-biographique, en vers, que le bagnard Soljenitsyne avait mémorisée à l'aide d'un chapelet. Enfance, adolescence, éducation communiste, ardente adhésion au soviétisme, suivie de mordants sarcasmes distillés sur "Vovka" (Lénine) et "Pakhane" - Le parrain - (Staline) qui devaient lui valoir l'internement dans le Premier Cercle du Goulag.

C'est seulement en faisant résonner à haute voix le texte russe de cette décourbure, en écoutant la fureur restée muette et mentale dans l'existence du bagnard sans plume et sans issue, que j'ai entendue l'incommensurable humiliation infligée par l'idéologie grégaire aux corps et aux esprits, qui ne sauraient s'en défaire que par l'alchimie d'un verbe fracturant, hérissé, coup de poing, "qui a grandi sur les tombes", "hache qui crisse sur mon cou".

Je vous invite donc à penser qu'avant d'être un engagement idéologique et encore moins une position ou une posture politique ou prophétique, l'"inflexibilité" de l'écrivain réside dans l'invention de cette langue disruptive, nœud de la pulsion de vie serrée à la pulsion de mort. Agonie et survivance psychosomatique dont Soljenitsyne a fait l'expérience au Goulag, c'est avec ce "matériaux" qu'il a scanné et bombardé le soviétisme.  Un autre moderne, avant lui, James Joyce, appelait ce geste verbal qu'il pratiquait aussi mais à sa façon à lui, une « surrection ». Il me fait penser à Freud qui, auscultant le surgissement du langage chez l'être humain, parle d'une "révolution psychique de la matière" : « le matériaux qui dicte » selon Soljenitsyne. Les humains s'en souviennent-ils dans ce qu'on appelle "les grandes œuvres littéraires", lorsqu'ils essaient de desserrer le carcan social qui sème la mort à soi?

 

Les accents de Kirilov et la rédemption par le langage

Au risque de choquer les spécialistes de Soljenitsyne et de Dostoïevski, je vous ai avoué que l'attention flottante de mes lectures m'a transportée du Chemin des forçats au parler de Kirilov dans Les Démons.

L'ingénieur épileptique chez Dostoïevski qui va se suicider pour témoigner de la liberté humaine face au Créateur, s'exprime dans une langue émotionnelle. "Dévorés par l'idée" nihiliste de la mort, ses mots peinent à atteindre leur sens. Kirilov parle par condensations extrêmes, écarts stylistiques et ellipses syntaxiques. Données brutes, "matériaux" en manque de liaisons. La mort acceptée (dans l'acte suicidaire volontaire) compresse l'idiome jusqu'aux limites de l'incompréhensible, pour mieux asséner l'urgence de la vie. Kirilov se suicide parce qu'il ne sait pas écrire sa langue disruptive. Dostoïevski écrit à sa place, et au-delà, et il survivra.

Les accents de Kirilov qui se sont glissés dans mon écoute de la langue de Soljenitsyne m'ont révélé "les profondeurs de l'épuisement" dans lequel l'écriture du bagnard Soljenitsyne a pris racine, pour sur-vivre précisément par son irréfragable investissement dans "la force et les sèves" de cet "arbre" qu'il tutoie dans l'Après-dire du Chemin des forçats, et qui est l'arbre du langage. J'ai entendu la menace de mort psychique qui a précédé la menace de mort physique dans le symptôme cancéreux. Et la sur-vivance par le geste verbal de l'écriture. Qui puise la sève de la vie en tordant la langue du refoulement soviétique, certes. Mais aussi et plus radicalement, en tordant le refoulement qu'impose la banale norme linguistique et/ou communautaire elle-même : en s'attaquant à la banalité du dire tel quel, qui serait elle-même le mal intrinsèque et mortifère. Roland Barthes disait que « la langue est totalitaire » : cette provocation a valu au sémiologue beaucoup de critiques. Avait-il en vue la langue disruptive de Soljenitsyne, insurgée contre les latences totalitaires immanentes à la banalisation du langage ? Avis aux internautes!

 

Contrairement à Chalamov pour lequel le camp fut une expérience totalement destructrice, Soljenitsyne et Dostoïevski la décrivent comme profondément rédemptrice. Soljenitsyne aurait pu écrire les célèbres phrases de Dostoïevski : "Je fus le disciple des forçats", "Le bagne a tué bien des choses en moi et a en fait éclore d'autres".

Ici s'arrête cependant la ressemblance des deux écrivains. Leur "disruptions" du langage divergent.

 

S'il est vrai que les œuvres de Soljenitsyne cumulent une pluralité de points de vue (jusqu'à l'interminable histoire en "fiches" inlassablement classées pour démanteler la révolution en Roue rouge), cet empilement n'a rien à voir avec le récit polyphonique selon l'auteur des Frères Karamazov. Les voix contradictoires chez Dostoïevski habitent chaque unité – chaque énoncé, chaque idée, chaque lieu, chaque moment, - de telle sorte que l'"univers" du personnage et le récit lui-même "perdent pied". Pour ouvrir le "multivers" de l'être parlant, crime compris, au "point de vue artistique" tourbillonnant, polysémique et multivalent. Et pour ne lui laisser qu'une seule boussole : la beauté.

 

Les beautés, au pluriel

La voix de l'ex-forçat Soljenitsyne est tout autre. Ayant éprouvé que la toute puissance des idéologies totalitaires est sans précédent, et que leur travestissements et disséminations technicistes - fussent-ils démocratiques, juridiques ou médiatiques - est en cours, estimait-il qu'il se devait de fournir les preuves nécessaires au démantèlement de la Roue Rouge ? En prenant la charge et le risque de faire sinon oublier, du moins minorer la "surrection" (Joyce) poétique sous le dévouement bienfaisant du starets émacié quêteur de la vérité que l'écrivain est devenu pour certains?

Pas vraiment.

Le discours non-prononcé pour la réception du Prix Noblel, publié sous le titre Le Cri, laisse entendre la vibrante envie de Soljenitsyne pour Dostoïevski. Pas Dostoïevski le bagnard, le slavophile, l'"ensouché", l'anti-Europe, ou l'anti-Lumières, ou l'anti-socialiste, ou l'anti-sémite. Mais une envie de Dostoïevski le romancier, auteur d'une énigmatique sentence : "La beauté sauvera le monde".

Quant une appréciation reconnaissante dresse les grands hommes devant l'histoire ou l'éternité, il leur arrive - en évoquant l’horizon le plus élevé auquel ils portent leur oeuvre - de lâcher, le questionnement aidant, le soupçon de l'avoir peut-être sous-estimé (cet horizon), voire le doute d'y être ou de n'y être pas arrivé. Le bagnard-lauréat s'avise donc que la formule du grand romancier russe qui le précède "n'est plus vide et stérile" "comme nous le pensions aux jours de notre jeunesses présomptueuse et matérialiste". Elle participe selon Alexandre Soljenitsyne de l'ancienne trinité que composent la vérité, la bonté et la beauté ; et il confirme que c'est bien elle qui inspire l'alerte magistrale, lancée au monde par le récipiendaire du Nobel.

Mais s'agit-il bien de la beauté selon Dostoïevski ? Cette dernière ne tient guère dans la trinité classique : vérité, bonté et beauté. Formule salvatrice évoquée par Mychkine, ainsi que par Verkhovensky, le père, mais c'est Mitia Karamazov qui la proclame, enfiévrée ; et non sans préciser pourtant que la beauté, "chose terrifiante et chose secrète", "commence par l'idéal de la Madone et se termine par l'idéal de Sodome". Sodome entendu au sens large de "vice", "péché", voire "crime".

Vérité - bonté - beauté inflexible trépied,  ou beauté Madone-Sodome ? Sous le patronage de Dostoïovski, le génie couronné pointe une dimension qui visiblement le transcende et dont il laisse le soin de la développer à ceux qui lui survivront. Pour que la beauté de l'art - mais ni la politique ni la pensée abstraite - "puisse vraiment sauver le monde", dit-il : "C'est nous qui mourront, dit-il, l'art est éternel".

 

         De cette lecture de Soljenitsyne que notre célébration m'a permise, je retiens trois messages, pour les jeunes en particulier qui viendront nous succéder dans cet amphi.

 

1.     Lire Soljenitsyne dans sa langue. Il n'y a pas d'autre moyen d'adhérer à la "surrection" qui lui a permis de se décourber. Apprenez donc le russe.

 

2.   La beauté étant "chose terrifiante et secrète" - et à ce prix seulement "vraie et bonne", - lisez aussi Dostoïevski qui, impitoyable lui-aussi sur l'Europe, ne se définissait pas moins comme "le seul européen". Soljenitsyne dénonçait l'"éclipse" d'une Europe "malade du vide", mais il pressentait aussi que "les dissidents vont passer à l'Ouest" (dans son discours à l'Historial de Vendée). Nous y sommes.

3.     Enfin, en recueillant la diversité de leurs langues sous les bagnards matriculisés, Soljenitsyne a révélé que même dans le Goulag la survie des humains se réfugie dans la diversité des langues : dans le multilinguisme. Apprenons les langues des autres. Pour résister à la novlangue virtuelle de l’hyper-connexion, qui liquéfie et banalise vos anxiétés et vos singularités, faites-vous plurilingues. On ne saurait être plus moderne : le multilinguisme est la langue de l'Europe. Une certaine beauté qui pourra peut-être nous sauver.

 

Julia Kristeva

21 novembre 2018

 

 

 

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