"HORS LES MURS" — À L'ÉGLISE SAINT-PIERRE DE COUTANCES STABAT MATER, concert organisé par Jean-François DÉTRÉE, avec Pauline JAMBET (récitante), Élise LÉONARD(orgue) et Françoise MASSET (soprano) [présentation]
-Ouverture : Jean-Pierre Leguay, Prélude VIII pour orgue (1965-1969)
Introduction
FLASH – instant du temps ou du rêve sans temps ; atomes
démesurément enflés d’un lien, d’une vision, d’un frisson, d’un embryon encore
informe, innommable. Epiphanies. Photos de ce qui
n’est pas encore visible et que le langage forcément survole de très haut,
allusivement. Mots toujours trop lointains, trop abstraits pour ce grouillement
souterrain de secondes qui se plient en espaces inimaginables. Les écrire est
une épreuve du discours, comme l’est l’amour. Qu’est-ce aimer, pour une femme,
la même chose qu’écrire. Rire. Impossible. Flash sur l’innommable, tissages
d’abstractions à déchirer. Qu’un corps s’aventure enfin hors de son abri, s’y
risque en sens sous voile de mots. VERBE FLESH. De l’un à l’autre, éternellement,
visions morcelées, métaphores de l’invisible.
Giovanni Battista Pergolesi "Stabat Mater"(1736)
-Piantodella Madonna (du début jusqu’à “dolentem cum filio”)
Extrait 1
Le christianisme est sans doute la construction
symbolique la plus raffinée dans laquelle la féminité, pour autant qu’elle y
transparaît – et elle y transparaît sans cesse –, se réserve dans le Maternel. Appelons “maternel” le principe ambivalent qui
tient, d’une part, de l’espèce, de l’autre – d’une catastrophe d’identité qui
fait basculer le Nom propre dans cet innommable qu’on imagine comme de la
féminité, du non-langage ou du corps. Ainsi, le Christ, ce Fils de l’homme,
n’est tout compte fait “humain” que par sa mère : comme si l’humanisme
christique ou chrétien ne pouvait être qu’un maternalisme (c’est d’ailleurs ce
que certains courants laïcisants dans son orbe
n’arrêtent pas de revendiquer par leur ésotérisme). Pourtant, l’humanité de la
Vierge mère n’est pas toujours évidente, et nous verrons comment, par sa
soustraction au péché par exemple, Marie se distingue du genre humain.
(…)
Cette résorption de la féminité dans le Maternel,
résorption propre à de nombreuses civilisations mais que le christianisme
conduit, à sa façon, à l’apogée, serait-elle simplement l’appropriation
masculine du Maternel, lequel, selon l’hypothèse que nous adoptons, n’est donc
qu’un fantasme recouvrant le narcissisme primaire ? Ou bien, ne pourrait-on y
voir, par ailleurs, le mécanisme de l’énigmatique sublimation ? Mécanisme de la
sublimation masculine, peut-être, mais sublimation néanmoins, s’il est vrai que
pour Freud imaginant Léonard et même pour Léonard lui-même, l’apprivoisement de
cette économie (du Maternel ou du narcissique primaire) est la condition de la
réalisation artistique, littéraire ou picturale ?
Deux questions parmi d’autres restent pourtant, dans
cette optique, sans réponse. – Qu’est-ce qui, dans la représentation du
Maternel en général, et en particulier dans la représentation chrétienne,
virginale, du Maternel, telle qu’elle calme l’angoisse sociale et comble un
être mâle, satisfait aussi une femme, de sorte que la communauté des sexes soit
établie au-delà et malgré leur flagrante incompatibilité et leur guerre
permanente ? Qu’est-ce qui, par ailleurs, dans ce Maternel-là, ne tient pas
compte de ce qu’en dirait ou voudrait une femme, de sorte que
lorsqu’aujourd’hui des femmes prennent la parole, c’est sur la conception et la
maternité que porte fondamentalement leur mécontentement ? Au-delà des
revendications socio-politiques, ceci conduit le fameux “malaise dans la
civilisation” à un point devant lequel Freud reculait : à un malaise de
l’espèce.
-Piantodella Madonna (jusqu’à “divide”)
Extrait 2
Tympan tendu arrachant du son au silence sourd. Du vent
dans les herbes, un cri lointain de mouette, échos de vagues, de klaxons, de
voix, ou rien ? Ou ses pleurs à lui, mon nouveau-né, spasme du vide syncopé. Je
n’entends plus rien mais le tympan continue à transmettre ce vertige sonore à
mon crâne, aux cheveux. Mon corps n’est plus à moi, il se tord, souffre,
saigne, s’enrhume, met ses dents, bave, tousse, se couvre de boutons et rit.
Pourtant, quand sa joie à lui, mon enfant, revient, son sourire ne me lave que
les yeux. Mais la douleur, sa douleur – elle m’arrive de dedans, ne reste
jamais séparée, autre, elle m’embrase aussitôt, sans une seconde de répit.
Comme si c’était elle que j’avais mise au monde et qui, ne voulant pas se
détacher, s’obstinait à me revenir, m’habitait en permanence. On n’accouche pas
dans la douleur, on accouche la douleur : l’enfant la représente et elle
s’installe désormais, permanente. Evidemment, vous
pouvez fermes les yeux, boucher les oreilles, faire des cours, des courses,
ranger la maison, penser aux objets, aux sujets. Mais une mère est toujours
marquée par la douleur, elle y succombe. “Et toi, une épée te passera au
travers de l’âme...”
Dans la très complexe relation entre le Christ et sa Mère
où se nouent les relations de Dieu à l’humanité, de l’homme à la femme, du fils
à la mère, etc., apparaîtra très vite la problématique du temps parallèle à celle de la cause. – Si Marie est antérieure au Christ et
s’il s’origine d’elle ne serait-ce que du point de vue de son humanité, la
conception de Marie elle-même ne devrait-elle pas être aussi immaculée ; car,
dans l’hypothèse contraire, comment un être conçu dans le péché et le portant
en soi-même donnerait-il lieu à un Dieu ? Des apocryphes n’avaient pas hésité,
sans trop de précautions, à suggérer cette absence de péché dans la conception
de Marie, mais les Pères de l’Eglise sont plus
prudents. Saint Bernard répugne à célébrer la conception de Marie par Sainte
Anne, et essaie ainsi de freiner l’homologation de Marie au Christ. Mais c’est
Duns Scott qui transforme cette hésitation autour de la promotion d’une déesse
mère dans le christianisme en problème logique, pour les sauvegarder toutes les
deux, la Grande Mère aussi bien que la logique. Il considère la naissance de
Marie comme une praeredemptioau titre
d’un argument de congruité : s’il est vrai que seul le Christ nous sauve par la
rédemption sur la croix, la Vierge qui le porte ne peut qu’être préservée du
péché “récursivement” depuis sa propre conception jusqu’à ladite rédemption.
(...)
L'accomplissement, sous le nom de Marie, d’une totalité
faite de femme et de Dieu, se produit enfin par l’évitement de la mort. La
Vierge Mère connait un sort plus radieux que son fils : n’ayant pas subi de
calvaire, elle n’a pas de tombeau, elle ne meurt pas et donc n’a pas besoin de
ressusciter. Marie ne meurt pas, mais comme en écho aux croyances orientales
et, entre autres, taoïstes où les corps humains passent d’un lieu à l’autre
dans ce flux éternel qui est en lui-même un calque du réceptacle maternel –
elle transite.
Rêve sans lueur, sans son, rêve de muscles. Noire
torsion, douleurs du dos, des bras, des cuisses – tenailles devenues fibres,
brasiers éclatant des nervures, pierres brisant les os : broyeuses des volumes,
des étendues, des espaces, des lignes, des points. Que de mots maintenant,
toujours du visible pour marquer le fracas d’un silence qui fait mal partout.
Comme si un fantôme de géométrie pouvait souffrir en s’effondrant dans un
tumulte sans bruit... Pourtant l’oeil ne captait
rien, l’oreille restait sourde. Mais ça grouillait et s’écroulait, ça se
tordait, se cassait – le broiement continuait... Alors, lentement, une ombre
s’amassa, se détacha, brunit et se profila : vu de ce que doit être la vraie
place de ma tête, c’était le flanc gauche de mon bassin. Rien qu’osseux, lisse,
jaune, difforme, un bout de mon corps s’avançant contre nature, contre
symétrie, mais coupé : surface d’écaille tranchée, découvrant sous ce membre
pointu démesuré, les fibres d’une moelle... Placenta congelé, branche vivante
d’un squelette, greffe monstrueuse de vie dans cette morte vivante que je suis...
Vie... mort... indécidable. A l’accouchement elle est partie à gauche avec le
placenta... ma moelle enlevée qui fait pourtant greffe, qui me blesse mais
m’augmente. Paradoxe : privation et acquis de l’enfantement. Mais un calme
survole enfin la douleur, la terreur de cette branche sèche qui revit coupée,
blessée, privée de son écorce miroitante. Calme d’une autre vie, la vie de cet
autre, qui chemine, alors que je reste désormais comme une ossature. Nature
morte. Cependant, il y a lui, sa chair à lui, qui fut mienne hier. La mort,
alors, comment pourrais-je y succomber ?
-Piantodella Madonna (jusqu’à “Amen”)
Extrait 3
Figure du pouvoir
Côté “pouvoir”, Maria Regina apparaît en image dès
le VIème siècle, dans l’église Santa Maria Antiqua à Rome. Il est intéressant
de noter que c’est elle, femme et mère, qui se charge de représenter la
puissance terrestre suprême. Le Christ est roi, mais ce n’est pas lui ni son
Père qui sont imaginés portant couronnes, diadèmes, riches attirails et autres
signes externes d’abondants bien matériels. C’est sur la Vierge Mère que se
centralise cette entorse opulente à l’idéalisme chrétien. Plus tard,
lorsqu’elle prendra le titre de Notre Dame, ce sera aussi par analogie
avec le pouvoir terrestre de la noble dame féodale des cours médiévales. Cette
fonction de Marie-dépositaire du pouvoir, freinée plus tard par l’Eglise qui commence à s’en méfier, ne perdure pas moins
dans la représentation populaire et picturale, comme en témoigne
l’impressionnant tableau Madona dellaMisericordia de Piero della Francesca, désavoué en son temps par les autorités catholiques. Pourtant, non
seulement la papauté vénère de plus en plus la mère christique au fur et à
mesure que se renforce le pouvoir du Vatican sur les villes et les communautés,
mais elle identifie franchement sa propre institution avec la Vierge : Marie
est officiellement proclamée Reine par Pie XII en 1954, et Mater Ecclesiae en 1964.
Eia Mater, fons amoris !
Des aspects fondamentaux de l’amour occidental convergent
enfin sur Marie. Dans un premier temps, il semble bien que le culte marial
homologuant Marie à Jésus et poussant à l’extrême l’ascétisme, se soit opposé à
l’amour courtois pour la noble dame, qui, tout en représentant une
transgression sociale, n’avait cependant rien d’un péché physique ou moral.
Pourtant, dès cette aube de la “courtoisie” encore très charnelle, Marie et la
Dame partageaient les traits communs d’être les points de mire des désirs et
des aspirations des hommes. Par ailleurs, du fait d’être unique, d’exclure tout
autre femme, la Dame comme la Vierge incarnaient une autorité absolue d’autant
plus attirante qu’elle apparaissait soustraite à la sévérité paternelle. Ce pouvoir
féminin devait être vécu comme un pouvoir dénié, plus agréable à prendre car à
la fois archaïque et second, une sorte d’ersatz du pouvoir effectif dans la
famille et la cité mais non moins autoritaire, double sournois de la puissance
phallique explicite. Dès le XIIIème siècle, l’implantation du christianisme
ascétique aidant et surtout, dès 1328, grâce à la promulgation des lois
saliques qui excluaient les filles de la succession et rendaient ainsi l’aimée
très vulnérable, colorant l’amour pour elle de toutes les teintes de
l’impossible, le courant marial et le courant courtois se rejoignent. Autour de
Blanche de Castille (morte en 1252), la Vierge devient explicitement le centre
de l’amour courtois, agglomérant les qualités de la femme désirée et celles de
la sainte mère dans une totalité aussi accomplie qu’inaccessible. De quoi faire
souffrir toute femme, rêver tout homme. On trouve en effet, dans un Miracle
de Notre Dame, l’histoire d’un jeune homme qui abandonne sa fiancée pour la
Vierge : celle-ci lui apparaît en rêve pour lui reprocher de l’avoir quittée
pour une “terrienne femme”.
Cependant, à côté de cette totalité idéale qu’aucune
femme singulière ne saurait incarner, la Vierge devient aussi le point
d’ancrage de l’humanisation de l’Occident et de l’humanisation de l’amour en
particulier.
Odeur de lait, verdure en rosée, acide et claire, appel
du vent, de l’air, des algues (comme si un corps vivait sans déchet) : elle
glisse sous ma peau, ne reste pas à la bouche ni au nez mais caresse les
veines, décolle l’épiderme des os, m’enfle comme un ballon d’ozone, et je plane
les pieds bien calés sur terre pour le porter, sûre, stable, indéracinable,
pendant qu’il danse dans mon cou, flotte avec mes cheveux, cherche à droite à
gauche une épaule douce, slips on the breast, swingles, silvervividblossom of mybelly, et s’envole enfin sur
mon nombril dans son rêve porté par mes mains. Mon fils.
Louis Marchand, Récit du Premier Livre,
pièce pour orgue
Extrait 4
Quel corps
Du corps virginal nous n’aurons droit qu’à l’oreille, aux
larmes et aux seins. Que l’organe sexuel féminin se soit transformé en cette
innocente coquille réceptacle du son, peut éventuellement contribuer à érotiser
l’écoute, la voix, voire l’entendement. Mais, du même mouvement, la sexualité
se trouve rabaissée au rang de sous-entendu. L’expérience sexuelle féminine
s’ancre ainsi dans l’universalité du son, puisque l’esprit est également donné
à tous les hommes, à toutes les femmes. Une femme n’y aura le choix que de se
vivre soit hyper-abstraite (“immédiatement universelle”, disait Hegel)
pour mériter ainsi la grâce divine et l’homologation à l’ordre symbolique ;
soit rien que différente, autre, chue (“immédiatement particulière”,
disait Hegel). Mais elle ne pourra pas accéder à sa complexité d’être partagée,
d’hétérogène, de pli-catastrophe-de-l'”être” (“jamais
singulière”, disait Hegel).
Sous sa large robe bleue, le corps maternel virginal ne
laissera apparaître que le sein, tandis que le visage, assouplissant peu à peu
la rigidité des icônes byzantines, se couvrira de larmes. Lait et pleurs seront
les signes par excellence de la Mater dolorosa qui envahira l’Occident
depuis le XIème siècle pour atteindre son apogée au XVIème siècle. Mais elle ne
cessera d’habiter les visions mariales de ceux ou celles (souvent enfants,
enfantes) que déchirait l’angoisse d’une frustration maternelle. Que l’oralité
– seuil de la régression enfantine – se manifeste côté sein, tandis que le
spasme à l’éclipse de l’érotisme se déverse côté larmes, ne saurait cacher ce
que lait et larmes ont de commun : d’être les métaphores du non-langage, d’un
“sémiotique” que la communication linguistique ne recouvre pas. La Mère et ses
attributs évoquant l’humanité douloureuse, deviennent ainsi les représentants
d’un “retour du refoulé” dans le monothéisme. Ils rétablissent le non-verbal et
se présentent comme le réceptacle d’une modalité signifiante plus proche des
processus dits primaires. Sans eux la complexité du Saint-Esprit aurait été
mutilée. En revanche, revenant par la Vierge Mère, ils trouvent leur éclosion
dans l’art – peinture et musique – dont la Vierge sera nécessairement à la fois
la patronne et l’objet privilégié. (…)
La mise en ordre de la libido maternelle atteint son
apothéose autour du thème de la mort. La Mater dolorosa ne connaît de
corps masculin que celui de son fils mort, et son seul pathos (qui tranche avec
la douce sérénité un peu absente des Madones allaitantes) est celui des larmes
sur un cadavre. Puisque résurrection il y a, et que, Mère de Dieu, elle doit le
savoir, rien ne justifie cette crise de douleur de Marie aux pieds de la croix,
si ce n’est le désir d’éprouver dans son propre corps la mise à mort de l’homme
que lui épargne son destin féminin d’être la source de la vie. L’amour aussi
obscur que millénaire des pleureuses pour les cadavres puiserait-il à la même
aspiration d’une femme que rien ne comble – l'aspiration d’éprouver la douleur
toute masculine d’un homme expirant à chaque instant de jouissance par l’obsession
de sa mort ? Pourtant, la douleur mariale n’a rien d’un débordement tragique :
la joie et même un certain triomphe succèdent aux larmes, comme si la
conviction que la mort n’existait pas était une irraisonnable mais inébranlable
certitude maternelle, sur laquelle devait s’appuyer le principe de la
résurrection. La figure magistrale de cette torsade entre un désir pour le
cadavre masculin et une dénégation de la mort, torsade dont on ne saurait
passer sous silence la logique paranoïde, est magistralement posée par le
fameux Stabat Mater.
Pietà (du
début à “emisitspiritum”)
Extrait 5
Incommensurable, illocalisable corps maternel.
Il y a d’abord ce partage antérieur à la grossesse mais
que la grossesse fait apparaître et impose sans issue.
–D’un côté – le bassin : centre de gravité, terre
immuable, socle solide, lourdeur et poids auxquels adhèrent les cuisses que
rien, à partir de là, ne prédestine à l’agilité. De l’autre – le buste, les
bras, le cou, la tête, le visage, les mollets, les pieds : vivacité débordante,
rythme et masque, qui s’acharnent à compenser l’immuabilité de l’arbre central.
Nous vivons sur cette frontière, êtres de carrefour, êtres de croix. Une femme
n’est ni nomade, ni corps mâle qui ne se trouve charnel que dans la passion érotique.
Une mère est un partage permanent, une division de la chair même. Et par
conséquent, une division du langage – depuis toujours.
Il y a ensuite cet autre abîme qui s’ouvre entre ce corps
et ce qui a été son dedans : il y a l’abîme entre la mère et l’enfant. Quel
rapport entre moi, ou même plus modestement entre mon corps, et ce pli-greffe
interne qui, le cordon ombilical coupé, est un autre inaccessible ? Mon corps
et... lui. Aucun rapport. Rien à voir. Et ceci dès les premiers gestes, cris,
pas, beaucoup avant que sa personnalité ne soit devenue mon opposante :
l’enfant, il ou elle, est irrémédiablement un autre. Qu’il
n’y ait pas de rapports sexuels est un maigre constat devant cet éclair qui
m’éblouit face à l’abîme entre ce qui fut mien et n’est désormais
qu‘irrémédiablement étranger. Essayer de penser cet abîme : hallucinant
vertige. Aucune identité n’y tient. L’identité d’une mère ne se soutient que
par la fermeture bien connue de la conscience dans la somnolence de l’habitude,
où une femme se protège de la frontière qui coupe son corps et l’expatrie de
son enfant. Une lucidité, au contraire, la restituerait coupée en deux,
étrangère à son autre – et terrain propice au délire. Mais aussi, et pour cela
même, dans ses franges, la maternité nous destine à une jouissance insensée à
laquelle répond, par hasard, le rire du nourrisson dans l’eau ensoleillée de
l’océan. Quel rapport entre lui et moi ? Aucun rapport, sinon ce rire débordant
où s’écroule quelque identité sonore, subtile, fluide, doucement soutenue par
les vagues.
Pietà (jusqu’à
“eia mater fons amoris”)
Extrait 6
Alors qu’aujourd’hui cette habile construction
d’équilibre semble chanceler, la question se pose : à quels aspects du
psychisme féminin cette représentation du maternel ne donne-t-elle pas de
réponse ou bien ne donne-t-elle qu’une réponse ressentie par les femmes du
XXème siècle comme trop coercitive ?
Le non-dit pèse sans doute d’abord sur le corps maternel
: aucun signifiant ne pouvant l’exhausser sans reste, car le signifiant est
toujours sens, communication ou structure, tandis qu’une femme-mère serait
plutôt un pli étrange qui altère la culture en nature, le parlant en biologie.
Pour concerner chaque corps de femme, cette hétérogénéité insubsumable par le signifiant n’éclate pas moins violemment avec la grossesse (seuil de la
culture et de la nature) et avec l’arrivée de l’enfant (qui extrait une femme
de son unicité et lui donne une chance – mais non une certitude – d’accès à
l’autre, à l’éthique). Ces particularités du corps maternel font d’une femme un
être de plis, une catastrophe de l’être que ne saurait subsumer la dialectique
de la trinité et ses suppléments.
Le silence n’est pas moins lourd sur la souffrance,
corporelle et psychique, de l’accouchement et surtout de cette abnégation qui
consiste à devenir anonyme pour transmettre la norme sociale qu’on peut
désavouer pour soi-même, mais dans laquelle on doit inclure l’enfant
pour l’éduquer dans la suite des générations. Souffrance doublée de jubilation
– ambivalence du masochisme – par laquelle une femme, plutôt rétive à la
perversion, s’autorise en fait un comportement pervers codé, fondamental,
garantie ultime de la société, sans lequel cette société ne se reproduira pas
et ne conservera pas sa constance de foyers normés. La perversion féminine
n’est pas dans le morcellement ou la multiplication donjuanique des objets du désir, elle est immédiatement légalisée sinon paranoïsée par l’intervention du masochisme : tous les “dérèglements” sexuels seront admis
et donc insignifiants pourvu qu’un enfant suture ces fuites. La “père-version”
féminine se love dans le désir de la loi comme désir de reproduction et de
continuité, elle promeut le masochisme féminin au rang de stabilisateur de la
structure (contre ses écarts) et, par l’assurance qu’elle procure à la mère
d’entrer ainsi dans un ordre qui dépasse la volonté des humains, lui donne sa
prime de plaisir. Cette perversion codée, ce corps à corps du masochisme
maternel avec la loi, les pouvoirs totalitaires de tout temps l’utilisent pour
s’associer les femmes et, bien sûr, réussissent sans mal. Pourtant, il ne
suffit pas de “dénoncer” le rôle réactionnaire des mères au service du “pouvoir
mâle dominateur”. Il faudrait voir en quoi ce rôle répond aux latences bio-symboliques
de la maternité et, à partir de là, essayer de comprendre comment, le mythe de
la Vierge ne les subsumant pas ou plus, leur déferlement expose les femmes aux
manipulations les plus redoutables, quand ce n’est pas à l’aveuglement ou au
rejet pur et simple par le militantisme progressiste qui refuse d’aller y voir
de près.
Il y a aussi, parmi les oublis du mythe virginal, la
guerre de la fille avec sa mère, résolue magistralement mais trop rapidement
par la promotion de Marie comme universelle et particulière, mais jamais
singulière : comme “unique de son sexe”. Le rapport à l’autre femme est en
train de poser à notre culture, massivement depuis un siècle, la nécessité de
reformuler ses représentations de l’amour et de la haine, héritées du Banquet de Platon, des troubadours ou de Notre Dame. Sur ce plan aussi la maternité
ouvre un horizon : une femme traverse rarement (quoique non nécessairement) sa
passion (amour et haine) pour une autre, sans avoir pris la place de sa propre
mère – sans être devenue mère elle-même, et surtout sans le long apprentissage
de la différenciation des mêmes que lui impose le face à la face avec sa fille.
Enfin, la forclusion de l’autre sexe (du masculin) ne
semble plus pouvoir se faire sous les auspices de la troisième personne
hypostasiée par l’intermédiaire de l’enfant : “ni moi ni toi, mais lui,
l’enfant, le troisième, la non-personne, Dieu, que je suis quand même en
dernière instance...” Puisque forclusion il y a, elle demande désormais, pour
que l’être féminin qui s’y débat puisse s’y maintenir, non pas la déification
du tiers mais des contre-investissements dans des valeurs fortes, dans de forts équivalents du pouvoir. La psychose féminine aujourd’hui se soutient et
s’absorbe par la passion pour la politique, la science, l’art... Sa variante
qui accompagne la maternité pourra, peut-être plus facilement que les autres,
être analysée en ce qu’elle comporte comme rejet de l’autre sexe. Pour
permettre quoi ? Sûrement pas une quelconque entente entre des “partenaires
sexuels” dans l’harmonie préétablie de l’androgynat primordial. Mais pour
conduire à la reconnaissance des irréductibles, des inconciliables intérêts des
deux sexes dans l’affirmation de leurs différences, dans la recherche pour chacun
– et pour les femmes après tout – d’une réalisation appropriée.
Voici donc quelques questions, entre autres, autour de
cette maternité qui reste aujourd’hui, après la Vierge, sans discours. Elles
posent en somme la nécessité d’une éthique pour ce “deuxième” sexe qu’on
affirme en renaissance.
Rien ne dit pourtant qu’une éthique féminine soit
possible, et Spinoza en excluait les femmes (avec les enfants et le fous). Or,
si une éthique de la modernité ne se confond plus avec la morale ; si une
éthique consiste à ne pas éviter l’embarrassante et inévitable problématique de
la loi, mais à lui donner corps, langage et jouissance – alors sa reformulation
exige la part des femmes. Des femmes porteuses du désir de reproduction (de
stabilité). Des femmes disponibles pour que notre espèce parlante qui se sait
mortelle puisse supporter la mort. Des mères. Car l’éthique hérétique dissociée
de la morale, l’héréthique, n’est
peut-être que ce qui, dans la vie, rend les liens, la pensée et donc la pensée
de la mort, supportables : l’hérétique est a-mort, amour... Eia mater, fons amoris... Ecoutons donc encore le Stabat Mater, et la musique, toute la musique... elle
engloutit les déesses et en dérobe la nécessité.