Julia Kristeva | site officiel

 

 

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L’art de bien choisir ses amis

50 ans de la GF

 

TENIR TÊTE À LA PENSÉE UNIQUE

 

 

Quel fut votre premier grand choc littéraire ? Que pouvez-vous nous en dire ?

 

JULIA KRISTEVA :  Le français n'étant pas ma langue maternelle, mon premier grand choc littéraire ne fut pas français, mais russe : Les Démons de Dostoïevski, et dans la foulée Crime et Châtiment, L’Idiot, Humiliés et Offensés. La criminalité passionnelle, l'idiotisme infantile, la haute intelligence de la souffrance avaient placé l'adolescente que j'étais dans un culte absolu du prince Mychkine, qui n'est idiot que parce qu'il est sans rancune. Le crime gratuit de Raskolnikov m'est apparu comme une défense maniaque contre l'incapacité d'aimer ; je comprenais que Kirilov hissait la liberté humaine à la hauteur de Dieu dont il était persuadé qu'il n'existe pas ; une seule sortie de la folie semblait possible : le pardon amoureux de Sonia dans un décor paradisiaque qui rappelle l'Âge d'or selon Acis et Galatée de Claude Lorrain, rêvé par Stavroguine... Et j'étais prête à croire Nietzsche, qui constate : « Dostoïevski est le seul psychologue qui ait eu quelque chose à m'apprendre » avec ces personnages du type criminel. Ces êtres forts placés dans des conditions défavorables, voués à la peur, aux déshonneurs, à la dépression suicidaire, dont ils se sauvent et nous sauvent par la grâce d'un carnaval christique.

C'était avant que je sois capable de lire les classiques français. Est-ce parce qu'un perfectionnement dans la seconde langue remet le néophyte dans sa situation infantile ? Est-ce le hasard de la pédagogie à laquelle j'ai eu droit dans mon pays natal, la Bulgarie ? Mes premières rencontres avec les classiques français m'ont plongée dans l'univers de l'enfant. Victor Hugo avec Gavroche et Cosette, les barricades de la Commune de Paris.

Le français me ramenait donc à l'enfance, mais une enfance héroïque et mythique, fabuleuse, visionnaire. À côté du surhomme Dostoïevski, Gavroche me paraissait légendaire et cependant accessible ; et je trouvais normal de monter avec deux petits garçons, dans le ventre de l'éléphant de la Bastille, « rude, trapu, pesant, âpre, austère, presque difforme, mais à coup sûr majestueux et empreint d'une sorte de gravité magnifique et sauvage », bien qu'il ait été remplacé par une espèce de poêle gigantesque orné de son tuyau : « comme la bourgeoisie remplace la féodalité... ». Et j'enviais la rencontre de Marius et Cosette au jardin du Luxembourg : « Marius avait ouvert toute son âme à la nature, il ne pensait à rien, il vivait et il respirait, il passa près de ce banc, la jeune fille leva les yeux sur lui, leurs deux regards se rencontrèrent. Qu'y avait-il cette fois dans le regard de la jeune fille ? Marius n'eut pu le dire. Il n'y avait rien et il y avait tout. Ce fut un étrange éclair. »

Beaucoup plus tard, quand je suis arrivée à Paris pour une nouvelle vie, j'avais beau savoir qu'il n'y a plus de monument éléphantesque à la Bastille, je ne pouvais pas ne pas apercevoir Gavroche auprès du colosse disparu, et ressentir « l'effet que l'infiniment grand peut produire sur l'infiniment petit ». Et je cherchais le banc au Luxembourg où s'était assise Cosette, avec à son côté Jean Valjean.

Définitivement réaliste, tout compte fait, le premier poème que j'ai appris à mon fils David fut, de Victor Hugo : « Sur une barricade, au milieu des pavés... » Il récite encore, mi-pathétique, mi-comédien : « l'enfant pâle/ Brusquement reparu, fier comme Viala,/ Vint s'adosser au mur et leur dit : me voilà./ La mort stupide eut honte et l'officier fit grâce. » Quant à moi, je me sens définitivement française, mais je ne serai jamais un bloc taillé d'une seule pièce, tant mes « grands classiques » étaient et restent des ingrédients d'un puzzle multiforme où chacun fait son jeu. J'ai acquis la conviction qu'il n'y a pas une littérature, mais une expérience imaginaire qui se décline dans une pluralité de styles, de genres et de goûts, dont la seule raison d'être est de tenir tête à la pensée unique dans laquelle se rejoignent les totalitarismes en tout genre.

 

Quel classique aimiez-vous à vingt ans ?

 

À vingt ans,  incontestablement Proust.  La phrase d'abord, sinueuse, essoufflée, angoisse ornée de plaisir sensuel, interminables volutes de subordonnées qui brisent en éclats le temps sensible et, sous l'omnipotence de l'opinion, débusque le maître des temps modernes : le sadomasochisme des hommes et des femmes. Deux personnages préférés, qui hantent le narrateur, deux doubles dont il doit à tout prix se protéger, par l'écriture : Swann, bien sûr, le « célibataire de l'art », amant imaginaire d'Odette qui le rend malade avant qu'il comprenne qu'elle « n'était pas son genre », le Juif esthète dont le narrateur est « inopérable » - car lui, le narrateur, ne succombe pas à la « jalousie, cette fantaisie bornée, « lutte inutile, épuisante, enserrée de toutes parts par les limites de l'imagination », mais préfère « imaginer une intrigue » pour capter et refaire le monde si vaste et si secret, en commençant par « le temps plus fort qu'eux ». Et Albertine, autre double du narrateur, connaisseur du féminin du fond de sa féminité impérieuse et affolante : la « profonde » et « innombrable Albertine », qu'il n'arrive pas à embrasser dans cette schizophrénique scène du baiser où « c'est dix Albertines que je vis », une « déesse à plusieurs têtes », un « abîme inaccessible»... pour lequel il « manque cependant encore d'un certain nombre d'organes essentiels, et notamment n'en possède aucun qui serve au baiser ». La guerre des sexes est déclarée, seuls ceux qui ne lisent pas Proust ne sont pas encore au courant.

 

Celui que vous gardez toujours à portée de main ?

 

C'est À la recherche du temps perdu que je garde toujours à portée de main. Il suffit d'ouvrir à n'importe quelle page, au hasard, de pointer le doigt sur un nom propre ou un nom de fleur, de les suivre au fil du flot syntaxique ou de les isoler, et un monde insolite se déploie. Comme ces papiers japonais qui prennent forme quand on les plonge dans l'eau, à la fin de l'épisode de la madeleine, ils infusent en vous une philosophie insolite : « Les beaux livres sont écrits dans une sorte de langue étrangère. Sous chaque mot, chacun de nous met son sens ou du moins son image qui est souvent un contresens ». Ou une trouvaille psychologique : « mon imagination, qui était mon seul organe pour jouir de la beauté ». Ou encore une foi : « Si la réalité était cette espèce de déchet de l'expérience, à peu près identique pour chacun, [...] une sorte de film cinématographique [...] suffirait [...]. Mais était-ce bien cela, la réalité ? » Et d'opposer au cinéma des choses « ce livre essentiel, le seul livre vrai » : « un grand écrivain n'a pas, dans le sens courant, à l'inventer puisqu'il existe déjà en chacun de nous, mais à le traduire. Le devoir et la tâche d'un écrivain sont ceux d'un traducteur ».

 

Avez-vous un souvenir de franche rigolade - ou de désespoir intense - associé à la lecture d'un classique ?

 

La franche rigolade, oui, spontanée, hilare, infantile, au bord de la bêtise car à ce degré d'évidence elle côtoie la raison, elle équivaut à la raison, elle singe la raison, à moins que la raison ne soit une bêtise démontrée : seul Molière y parvient. Prenez Le Malade imaginaire, et Toinette dans le rôle du médecin :

 

Je suis médecin passager, qui vais de ville en ville, de province en province, de royaume en royaume [...]. Je dédaigne de m'amuser à ce menus fatras de maladies ordinaires, à ces bagatelles de rhumatismes et de fluxions, à ces fièvrottes, à ces vapeurs et à ces migraines. Je veux des maladies d'importance, de bonnes fièvres continues, avec des transports au cerveau, de bonnes fièvres pourprées, de bonnes pestes, de bonnes hydropisies formées, [...] pour vous montrer l'excellence de mes remèdes, et l'envie que j'aurais de vous rendre service.

 

Ici, Argan rappelle les diagnostics des grands médecins sur son mal. Et Toinette reprend :

 

TOINETTE. — Qui est votre médecin ?

ARGAN. — Monsieur Purgon. [...] Il dit que c'est du foie, et d'autres disent que c'est de la rate.

TOINETTE. — Ce sont tous des ignorants. C'est du poumon que vous êtes malade.

ARGAN. — Du poumon ?

TOINETTE. — Oui. Que sentez-vous ?

ARGAN. — Je sens de temps en temps des douleurs de tête.

TOINETTE. — Justement, le poumon.

ARGAN. — Il me semble parfois que j'ai un voile devant les yeux.

TOINETTE. — Le poumon.

 

Etc. Enfin,

 

TOINETTE. — Ignorantus, ignoranta, ignorantum.

 

La langue française a inventé la raison de Descartes et le poumon de Toinette/Molière. La science et l'absurde : la science est l'absurde, et vice versa. Ionesco et Beckett devaient écrire en français, c'était prévisible, obligatoire, il fallait s'y attendre. Et jusqu'à Sartre, ce Molière sérieux, philosophe de l'absurde. La comédie française est grandiose, elle rit du néant.

Le désespoir intense ne m'a jamais paru aussi poignant et sans issue que chez Kafka, dans La Métamorphose surtout. « Un matin, au sortir d'un rêve agité, Grégoire Samsa s'éveilla transformé dans son lit en une véritable vermine. » Cela commence comme un conte fantastique, façon humour gothique anglais, côtoie la satire de la domesticité mesquine, de l'étroitesse petite-bourgeoise, façon Mitteleuropa, avant de me plonger en plein cauchemar. L'horreur me prend à la gorge quand le père de Grégoire lui jette des pommes ; l’une d'elles le frappe au dos et le paralyse. La mère coud, le père s'endort, la sœur Grete apprend la sténo et l'anglais. Grégoire la vermine meurt, la famille décide de prendre congé à la campagne. J'ai beau convoquer le savoir freudien qui sait sonder les régressions psychotiques, j'ai beau essayer de rire de ce Goya noir de l'univers déshumanisé, l'explication n'apaise pas la terreur de cet enfer.

Thérèse d'Ávila écrivait que le ressenti le plus infernal est celui d'un corps comprimé dans un espace sans espace. Elle était épileptique, broyée par ses spasmes électriques. Grégoire Samsa vit un enfer encore plus impensable. Quand Samsa (la racine sam, dans les langues slaves, notamment le tchèque dans lequel vivait la famille yiddish de Joseph Kafka, qui écrivait en allemand, signifie « seul », « solitude ») se métamorphose en sale bête à exterminer, c'est l'horreur du mal radical qui lui broie la colonne vertébrale et réduit la vie psychique en vers parasites : ce mal radical qu'est la destruction d'un homme par ses semblables, ses frères. La monstrueuse normalité de cette angoisse, il fallait être Kafka pour s'en faire le prophète.

 

L’incipit que vous placez au-dessus de tous les autres ?

 

Le plus insolite, plus encore que celui de Jacques le Fataliste de Diderot, c'est l'incipit des Chants de Maldoror de Lautréamont. Le voici : un « classique », Isidore Ducasse, comte de Lautréamont ? Pour moi, sans aucune réserve.

 

Plût au ciel que le lecteur, enhardi et devenu momentanément féroce comme ce qu'il lit, trouve, sans se désorienter, son chemin abrupt et sauvage, à travers les marécages désolés de ces pages sombres et pleines de poison ; car, à moins qu'il n'apporte dans sa lecture une logique rigoureuse et une tension d'esprit égale au moins à sa défiance, les émanations mortelles de ce livre imbiberont son âme comme l'eau le sucre. Il n'est pas bon que tout le monde lise les pages qui vont suivre ; quelques-uns seuls savoureront ce fruit amer sans danger. Par conséquent, âme timide, avant de pénétrer plus loin dans de pareilles landes inexplorées, dirige tes talons en arrière et non en avant. Écoute bien ce que je te dis : dirige tes talons en arrière et non en avant, comme les yeux d'un fils qui se détourne respectueusement de la contemplation auguste de la face maternelle ; ou, plutôt, comme un angle à perte de vue de grues frileuses méditant beaucoup, qui, pendant l'hiver, vole puissamment à travers le silence, toutes voiles tendues, vers un point déterminé de l'horizon, d'où tout à coup part un vent étrange et fort, précurseur de la tempête. La grue la plus vieille et qui forme à elle seule l'avant-garde, voyant cela, branle la tête comme une personne raisonnable, [...] et, manœuvrant avec des ailes qui ne paraissent pas plus grandes que celles d'un moineau, parce qu'elle n'est pas bête, elle prend ainsi un autre chemin philosophique et plus sûr.

 

Encyclopédie de l'humour noir, remise à nu des classiques et des moralistes, impitoyable saccage de la religion et de ces oiseaux énamourés : ce jeune homme ose s'approprier Dante dans un rire à mort qui n'a d'égal que le suicide, et l'horreur du mal, comme seul paradis possible. Lautréamont, ce révolutionnaire sans credo, ce philosophe sans maître, ce fou de la négation, ce surréaliste sans manifeste, cet avant-gardiste sans postérité, fut enseveli dans une fosse commune avec les communards.

 

Celui que vous aimeriez préfacer, traduire ou réécrire un jour ?

 

Il est impossible de traduire sans réécrire, et je n'aimerais pas réécrire spécialement. Toute écriture est en soi une réécriture. Mais préfacer, oui. Un jour, plus tard, éventuellement Les Exercices spirituels d'Ignace de Loyola, ou encore Le Héros de Baltasar Gracián. Parce qu'ils annoncent l'âge baroque, qui annonce les Lumières.

 

Quel roman paru ces dernières années pourrait devenir, selon vous, un classique ?

 

Le roman qui pourrait devenir un classique ? Femmes, de Sollers (Gallimard, 1983). Intense osmose avec le désir féminin ; parité moléculaire des amoureux ; impitoyable dissection des passions fausses, des escroqueries à mort, innocentes ou vénéneuses, démolition des idoles, des cheftaines, des directrices, des ovules, du sperme, des langues, des rédactions, des médias, des pouvoirs. Femmes prophétise l'avenir de l'emprise féminine sur la gestion des corps, de la globalisation, de tout, de rien. Tendre apocalypse, un futur classique qui éveille.

 

Votre premier GF... et les suivants ?

 

Il me semble que le premier GF que j'ai consulté, au début des années 1960, fut La Naissance du jour de Colette. Un journaliste ami l'avait apporté de Paris ; était-ce l'édition de 1957 ? Je ne prêtais pas attention à l'éditeur, en général, mais ce jour-là le double patronyme « Garnier-Flammarion » m'a frappé parce qu'il m'était inconnu, plus que Colette dont, enfant, je lisais pendant les vacances des extraits, tirés de Claudine à l’école ou de Dialogues de bêtes. Cachée tout en haut, dans les branches des pruniers du verger de ma grand-mère, je dégustais les savoureux mots français, à peine découverts, encore à apprendre. Mais cette Naissance du jour était désormais la découverte d'un auteur. « Est-ce ma dernière maison ? Je la mesure, je l'écoute, pendant que s'écoule la brève nuit intérieure [...]. Car rêver, puis rentrer dans la réalité, ce n'est que changer la place et la gravité d'un scrupule... » Les volumes d’À la recherche du temps perdu présentés par Jean Milly (La Prisonnière) ou par Bernard Brun (Du côté de chez Swann) m'ont aussi beaucoup impressionnée. Je suis redevable aux travaux d'inspiration linguistique de Jean Milly sur la phrase proustienne, ainsi qu'à la délicate et très éclairante utilisation des manuscrits par Bernard Brun, pour l'écriture de mon Temps sensible. Proust et l’expérience littéraire (Gallimard, 1994). Je serais heureuse de me procurer un jour la totalité de cet ensemble sous la direction de Jean Milly.

 

Aujourd'hui, la GF a cinquante ans : que lui souhaitez-vous ?

 

Qu'elle persévère dans sa voie de fidélité aux textes mais aussi d'interprétations    innovantes,  dont  témoigne son Proust.

 

JULIA KRISTEVA

 

 


 

 

 

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