Cette nouvelle programmation de France Culture dans le Cour du musée Calvet cultive l’idée que la littérature, la poésie et le théâtre sont non seulement des armes mais aussi une forme de prise de distance, de « dépaysement » vis-à-vis de l’actualité. « Le grand écrivain est celui qui ose s’aventurer comme Don Quichotte », dit Enrique Vila-Matas, grand invité de cette programmation. Aussi le public est-il invité à une chevauchée aux côtés de quelques œuvres emblématiques, dans la langue de Cervantès mais aussi dans celle de Diderot. Humour et fantaisie garantis.
Thérèse, mon amour de Julia Kristeva
Julia Kristeva, écrivaine, psychanalyste, femme européenne du XXIe siècle, s’est enfermée durant dix ans avec Thérèse, carmélite espagnole, mystique, intense et extrême, devenue Sainte de l’Église catholique apostolique et romaine après sa mort. Elle a publié un livre de 600 pages sur cette femme hors du commun, représentée dans un ravissement extatique par Le Bernin à Rome. Pourquoi Julia Kristeva a-t-elle consacré dix ans de sa vie à Thérèse ? « Pour ne pas mourir de cynisme politique et de coups boursiers, il nous reste un seul remède, essayer de réveiller la mémoire de notre continent. Mémoire grecque, juive, chrétienne, et maintenant musulmane. Une mémoire dramatique, une mémoire blessée, une mémoire résistante, et une mémoire renaissante, qu’il nous revient de réveiller pour l’habiter, l’incorporer, l’évaluer, la transvaluer et peut-être innover. Dans ce monologue, Thérèse met l’accent sur quelque chose qui fait partie de notre culture européenne : une manière de penser, qui est essentiellement la philosophie ou la science mais qui est aussi ce qu’elle appelle la fiction. Si la vie est un drame, il nous faut, pour l’assumer, essayer de construire une pensée à l’unisson avec le corps sensible et c’est ce que Thérèse fait ici. Elle a un corps douloureusement sensible et essaye de trouver une pensée à l’unisson avec cela. À partir de là, le langage devient une rencontre permanente entre le sens et le sensible. Les instruments de cette rencontre sont la métaphore et la narration. Et le résultat c’est la perte de soi, l’annulation de soi, la reconstruction de soi. Alors comment ça s’appelle ? On peut l’appeler écriture. On peut l’appeler aussi roman. On peut enfin prendre le terme de Thérèse : Fiction »
Extrait d’un entretien avec Julia Kristeva par Jean Birnbaum dans Le Monde en 2014.
« Thérèse d’Avila (1515 - 1582) a mené et écrit une expérience extravagante, qu’on appelle mystique, à un moment où le pouvoir et la gloire espagnols – ceux des conquistadors et du Siècle d’or – commençaient à décliner. Plus encore, Erasme et Luther troublaient les croyances traditionnelles, de nouveaux catholiques comme les Alumbrados attiraient juifs et femmes, l’Inquisition mettait à l’index les livres en langue castillane, et les procès pour attester de la « limpieza de sangre » se multipliaient. Fille d’une « cristiana vieja » et d’un « converso », Thérèse est témoin, dans son enfance, du procès intenté à sa famille paternelle acculée à prouver qu’elle est vraiment chrétienne et non pas juive ; le « cas » de Thérèse elle-même, comme moniale pratiquant l’oraison, c’est-à-dire la prière mentale de fusion avec Dieu qui la conduira à ses extases, sera soumis à l’Inquisition. Teresa de Ahumada y Cepeda sera béatifiée en 1614 (trente-deux ans après sa mort), canonisée en 1622 (« Sainte » quarante ans après sa mort), et deviendra, en 1970, dans le prolongement du Concile de Vatican II, la première femme Docteur de l’Église, avec Catherine de Sienne. »
Julia Kristeva – in La passion selon Thérèse d’Avila - Julia Kristeva