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Julia Kristeva

 

Thérèse mon amour, Julia Kristeva, Fayard, 2008

 

 

 

Thérèse mon amour (Fayard, Paris, 2008) s'inscrirait-il dans la suite des biographies que Julia Kristeva, sous le titre Le Génie féminin, a consacrées à Hannah Arendt, Mélanie Klein, Colette ? S'il s'agit toujours d'explorer ce que Freud considérait comme le continent noir, c'est-à-dire le psychisme féminin, Thérèse mon amour, par son titre empreint d'affectivité, par le terme qui qualifie cet ouvrage de récit et par l'extrême liberté avec laquelle la sainte d'Ávila est traitée, échappe à la contrainte de quelque genre littéraire que ce soit. En fait, il s'agit d'un véritable corps à corps, d'un cœur à cœur passionné, voire d'un affrontement audacieux entre l'écrivain et l'éminente fondatrice du Carmel réformé en Espagne.

 

« Nous ne sommes pas des anges, nous avons un corps. » Cette citation de Thérèse d'Ávila dans le Livre de la vie, placée en exergue du récit de Julia Kristeva, donne le ton de cet ouvrage passionnant, tumultueux, polyphonique : Teresa de Ahumada de Cepeda (1515-1582), aux antipodes des hagiographies ou des images hiératiques qui peuplent trop souvent les églises, y apparaît plus proche de la fameuse sculpture du Bernin, superbe matérialisation baroque de la Transverbération de sainte Thérèseen l'église Sainte-Marie-de-la-Victoire, à Rome. Une reproduction de l'œuvre précède le livre, ainsi suggérée par Julia Kristeva : « Le visage renversé d'une femme endormie, à moins qu'elle ne soit déjà morte de plaisir, bouche ouverte, porte avide d'un corps vide que remplit sous nos yeux un bouillonnement plissé de marbre... »

Le livre se compose de trois ensembles de longueur inégale : les six premières parties racontent la vie de Thérèse ; la septième, sous une forme dramatique, évoque l'agonie et la mort de la Madre ; la huitième partie, en guise de post-scriptum, est une « Lettre à Denis Diderot sur la subversion infinitésimale d'une religieuse ».

 

Dans un style effervescent, en s'appuyant sur une documentation dont l'ampleur impressionne, l'auteur évoque ainsi les faits, qui ponctuent l'itinéraire spirituel de Thérèse d'Ávila : la naissance le 28 mars 1515, l'entrée au carmel de l'Incarnation d'Ávila le 2 novembre 1535, déjouant la volonté de son père et surmontant avec une volonté inflexible l'angoisse qui l'étreint, la vision du Christ en 1559, la vision de l'Enfer en 1560, les extases, ravissements, transports, maladies sévères, le défilé des confesseurs ou des conducteurs d'âme, parmi lesquels se détacheront les plus grands maîtres spirituels, tels que Francisco de Osuna, Jean d'Ávila, François Borgia, Pedro de Alcántara. Puis la fondation du premier couvent du Carmel réformé (1562), la rédaction de livres majeurs « d'une bouleversante lucidité » (Le Livre de la vie, Le Château de l'âme, Le Chemin de la perfection...), les fondations de dix-sept monastères en vingt ans, les rencontres avec Jean de la Croix, puis avec Jerôme Gratien. Enfin la suspicion de l'Inquisition à son égard, accrue par l'origine marrane de la moniale, et les multiples péripéties d'une femme enfiévrée par l'amour de Dieu autant que par celui des hommes, jusqu'au jour de sa mort le 4 octobre 1582 à Alba de Tormes.

 

Ce récit foisonnant est mis au compte d'une certaine Sylvia Leclercq, psychologue clinicienne et double de Julia Kristeva, qui à l'instar de celle-ci, affirme son athéisme. L'expérience mystique la fascine : à partir des textes du pseudo-Denys l'Aréopagite, de Plotin ou d'Aristote, elle ébauche un superbe raccourci historique trouvent place ces explorateurs de l'invisible, « inventeurs de nouveaux espaces psychiques », parmi lesquels celui de Thérèse impose « son extravagante originalité : mélange inouï d'un exil de soi total dans les noces d'amour avec l'Autre ». Cette effusion de la narratrice éclaire le propos du livre : « Vos illuminations, Thérèse mon amour, vos ravissements, vos délires, votre style, votrepensée“ qui se défend d'être un „entendement“, qui n'en veut pas – je les reçois à travers mes filtres, je les accueille dans une réflexion à moi, je les abrite dans mon corps, je les accueille avec mes propres désirs. » La psychanalyse de Freud, qui occupe une place de choix parmi les « filtres » de l'interprétation de la personnalité, de la destinée, du génie de Thérèse de Jésus, se double d'une profonde empathie avec la sainte du baroque, sensible dès le titre, égrenée au fil du récit : « Thérèse mon amour, Thérèse ma secrète, ma Thérèse, Thérèse ma perspicace, mon implacable, Thérèse feu follet, ma veilleuse, mon audacieuse, ma chercheuse, ma réaliste, mon anxieuse, ma résistante, ma gourmande, ma rusée, ma subtile, ma désappropriée, ma naïve, mon arrangeuse, ma mouvementée, mon obstinée, mon orgueilleuse, ma fervente... »

 

C'est dans ce climat, presque fusionnel, qui s'établit entre la biographe et son héroïne, que se déroulent les aventures et mésaventures de la Madre racontées avec autant de brio que de perspicacité. Ce magnifique portrait se conclue par d'étonnants « Dialogues d'outre-tombe ». On y voit Thérèse à l'agonie régler ses comptes avec ses amis, ses moniales, « son Élisée » (Jerôme Gratien), Jean de la Croix, ses passions, ses tourments, son irrépressible désir pour l'humanité du Christ et sa quête vertigineuse de l'Autre. Replacée dans la lignée des maximes de Socrate (« Connais-toi toi-même »), de Montaigne (« Que sais-je ? »), de Descartes (« Je pense, donc je suis ») et comparée à elles, l'injonction que Thérèse aurait reçue du Christ (« Cherche-toi en Moi ») revêt une profondeur abyssale, qui anticipe les intuitions de la psychanalyse sur le rôle de l'altérité absolue dans la structure du sujet. Comme le dit Julia Kristeva, « l'Autre est en nous. »

 

De ce livre pétillant d'intelligence, dont la richesse ne saurait être résumée en quelques lignes, nous retiendrons cette déclaration à la sainte d'Ávila : « Je suis convaincue que vos textes peuvent et même doivent être lus aujourd'hui et, pourquoi pas, dans les siècles des siècles. »

 

 

Bernard SESÉ

 

Encyclopaedia Universalis 2013

 


 

 

 

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